Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 03

Total number of words is 4630
Total number of unique words is 1628
34.5 of words are in the 2000 most common words
47.7 of words are in the 5000 most common words
53.3 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
stériles et fatigantes. De plus,--dès les premières relations de
sympathie, d'admiration, de reconnaissance,--les premières paroles que
nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent
autour de nous les premiers fils d'une toile d'habitudes, d'une
véritable manière d'être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser
dans les amitiés suivantes; sans compter que pendant ce temps-là les
paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres
de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore
toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la
lecture, l'amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec
les livres, pas d'amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée
avec eux, c'est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne
les quittons souvent qu'à regret. Et quand nous les avons quittés,
aucune de ces pensées qui gâtent l'amitié: Qu'ont-ils pensé de
nous?--N'avons-nous pas manqué de tact?--Avons-nous plu?--et la peur
d'être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l'amitié
expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu'est la lecture. Pas
de déférence non plus; nous ne rions de ce que dit Molière que dans
la mesure exacte où nous le trouvons drôle; quand il nous ennuie nous
n'avons pas peur d'avoir l'air ennuyé, et quand nous avons décidément
assez d'être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement
que s'il n'avait ni génie ni célébrité. L'atmosphère de cette pure
amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour
les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne
porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces.
Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de
l'auteur et la nôtre il n'interpose pas ces éléments irréductibles,
réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage
même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent
par la pensée de l'auteur qui en a retiré tout ce qui n'était pas
elle-même jusqu'à le rendre son image fidèle; chaque phrase, au fond,
ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l'inflexion unique
d'une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports
de la vie et ce qu'ils mêlent à la pensée d'éléments qui lui sont
étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de
la pensée de l'auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent
dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de
chacun sans avoir besoin qu'ils soient admirables, car c'est un grand
plaisir pour l'esprit de distinguer ces peintures profondes et d'aimer
d'une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même. Un
Gautier, simple bon garçon plein de goût (cela nous amuse de penser
qu'on a pu le considérer comme le représentant de la perfection dans
l'art), nous plaît ainsi. Nous ne nous exagérons pas sa puissance
spirituelle, et dans son _Voyage en Espagne_, où chaque phrase, sans
qu'il s'en doute, accentue et poursuit le trait plein de grâce et de
gaieté de sa personnalité (les mots se rangeant d'eux-mêmes pour la
dessiner, parce que c'est elle qui les a choisis et disposés dans leur
ordre), nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien éloignée de
l'art véritable cette obligation à laquelle il croit devoir
s'astreindre de ne pas laisser une seule forme sans la décrire
entièrement, en l'accompagnant d'une comparaison qui, n'étant née
d'aucune impression agréable et forte, ne nous charme nullement. Nous
ne pouvons qu'accuser la pitoyable sécheresse de son imagination quand
il compare la campagne avec ses cultures variées «à ces cartes de
tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets»
et quand il dit que de Paris à Angoulême il n'y a rien à admirer. Et
nous sourions de ce gothique fervent qui n'a même pas pris la peine
d'aller à Chartres visiter la cathédrale[13].
Mais quelle bonne humeur, quel goût! comme nous le suivons volontiers
dans ses aventures, ce compagnon plein d'entrain; il est si sympathique
que tout autour de lui nous le devient. Et après les quelques jours
qu'il a passés auprès du commandant Lebarbier de Tinan, retenu par la
tempête à bord de son beau vaisseau «étincelant comme de l'or»,
nous sommes triste qu'il ne nous dise plus un mot de cet aimable marin
et nous le fasse quitter pour toujours sans nous apprendre ce qu'il est
devenu[14]. Nous sentons bien que sa gaieté hâbleuse et ses
mélancolies aussi sont chez lui habitudes un peu débraillées de
journaliste. Mais nous lui passons tout cela, nous faisons ce qu'il
veut, nous nous amusons quand il rentre trempé jusqu'aux os, mourant
de faim et de sommeil, et nous nous attristons quand il récapitule avec
une tristesse de feuilletoniste les noms des hommes de sa génération
morts avant l'heure. Nous disions à propos de lui que ses phrases
dessinaient sa physionomie, mais sans qu'il s'en doutât; car si les
mots sont choisis, non par notre pensée selon les affinités de son
essence, mais par notre désir de nous peindre, il représente ce désir
et ne nous représente pas. Fromentin, Musset, malgré tous leurs dons,
parce qu'ils ont voulu laisser leur portrait à la postérité, l'ont
peint fort médiocre; encore nous intéressent-ils infiniment même par
là, car leur échec est instructif. De sorte que quand un livre n'est
pas le miroir d'une individualité puissante, il est encore le miroir de
défauts curieux de l'esprit. Penchés sur un livre de Fromentin ou sur
un livre de Musset, nous apercevons au fond du premier ce qu'il y a de
court et de niais, dans une certaine «distinction», au fond du second,
ce qu'il y a de vide dans l'éloquence.
Si le goût des livres croît avec l'intelligence, ses dangers, nous
l'avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la
lecture à son activité personnelle. Elle n'est plus pour lui que la
plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls,
la lecture et le savoir donnent les «belles manières» de l'esprit. La
puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne
pouvons la développer qu'en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre
vie spirituelle. Mais c'est dans ce contact avec les autres esprits
qu'est la lecture, que se fait l'éducation des «façons» de l'esprit.
Les lettrés restent, malgré tout, comme les gens de qualité de
l'intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la
science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie,
une marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse
consistent dans l'ordre de la pensée aussi, dans une sorte de
franc-maçonnerie d'usages, et dans un héritage de traditions[15].
Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence
des grands écrivains va aux livres des anciens. Ceux mêmes qui
parurent à leurs contemporains le plus «romantiques» ne lisaient
guère que les classiques. Dans la conversation de Victor Hugo, quand il
parle de ses lectures, ce sont les noms de Molière, d'Horace, d'Ovide,
de Regnard, qui reviennent le plus souvent. Alphonse Daudet, le moins
livresque des écrivains, dont l'œuvre toute de modernité et de vie
semble avoir rejeté tout héritage classique, lisait, citait,
commentait sans cesse Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite[16]. On
pourrait presque aller jusqu'à dire, renouvelant peut-être, par cette
interprétation d'ailleurs toute partielle, la vieille distinction entre
classiques et romantiques, que ce sont les publics (les publics
intelligents, bien entendu) qui sont romantiques, tandis que les
maîtres (même les maîtres dits romantiques, les maîtres préférés
des publics romantiques) sont classiques. (Remarque qui pourrait
s'étendre à tous les arts. Le public va entendre la musique de M.
Vincent d'Indy, M. Vincent d'Indy relit celle de Monsigny[17]. Le public
va aux expositions de M. Vuillard et de M. Maurice Denis cependant que
ceux-ci vont au Louvre.) Cela tient sans doute à ce que cette pensée
contemporaine que les écrivains et les artistes originaux rendent
accessible et désirable au public, fait dans une certaine mesure
tellement partie d'eux-mêmes qu'une pensée différente les divertit
mieux. Elle leur demande, pour qu'ils aillent à elle, plus d'effort, et
leur donne aussi plus de plaisir; on aime toujours un peu à sortir de
soi, à voyager, quand on lit.
Mais il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir,
attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages
anciens[18]. C'est qu'ils n'ont pas seulement pour nous, comme les
ouvrages contemporains, la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les
créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que
leur matière même, j'entends la langue où ils furent écrits, est
comme un miroir de la vie. Un peu du bonheur qu'on éprouve à se
promener dans une ville comme Beaune qui garde intact son hôpital du
XVe siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpente
lambrissée et peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que
couronnent de légers épis en plomb martelé (toutes ces choses qu'une
époque en disparaissant a comme oubliées là, toutes ces choses qui
n'étaient qu'à elle, puisque aucune des époques qui l'ont suivie n'en
a vu naître de pareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à
errer au milieu d'une tragédie de Racine ou d'un volume de Saint-Simon.
Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui
gardent le souvenir d'usages ou de façons de sentir qui n'existent
plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne
ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir
encore la couleur.
Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint-Simon
ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans
lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté
qui en fait briller la douceur et saillir la force native, nous émeut
comme la vue de certains marbres, aujourd'hui inusités, qu'employaient
les ouvriers d'autrefois. Sans doute dans tel de ces vieux édifices la
pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce
au sculpteur, la pierre, d'une espèce aujourd'hui inconnue, nous a
été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu'il a su tirer
d'elle, faire apparaître, harmoniser. C'est bien la syntaxe vivante en
France au XVIIe siècle--et en elle des coutumes et un tour de pensée
disparus--que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont
les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées embellies
par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces
tours de langage familiers jusqu'à la singularité et jusqu'à
l'audace[19] et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les
plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en
belles lignes brisées, le brusque dessin. Ce sont ces formes révolues
prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l'œuvre
de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous
éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes abolies,
elles aussi, de l'architecture, que nous ne pouvons plus admirer que
dans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le
passé qui les façonna: telles que les vieilles enceintes des villes,
les donjons et les tours, les baptistères des églises; telles
qu'auprès du cloître, ou sous le charnier de l'Aitre, le petit
cimetière qui oublie au soleil, sous ses papillons et ses fleurs, la
Fontaine funéraire et la Lanterne des Morts.
Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos
yeux les formes de l'âme ancienne. Entre les phrases--et je pense à
des livres très antiques qui furent d'abord récités,--dans
l'intervalle qui les sépare se tient encore aujourd'hui comme dans un
hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois
séculaire. Souvent dans l'Évangile de saint Luc, rencontrant les deux
points qui l'interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de
cantiques dont il est parsemé[20], j'ai entendu le silence du fidèle,
qui venait d'arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets
suivants[21] comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens
de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui,
s'étant scindée pour l'enclore, en avait gardé la forme; et plus
d'une fois, tandis que je lisais, il m'apporta le parfum d'une rose que
la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle
haute où se tenait l'Assemblée et qui ne s'était pas évaporé depuis
dix-sept siècles.
Que de fois, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j'ai eu cette
impression d'avoir devant moi, inséré dans l'heure présente, actuel,
un peu du passé, cette impression de rêve qu'on ressent à Venise sur
la Piazzetta, devant ses deux colonnes de granit gris et rose qui
portent sur leurs chapiteaux grecs, l'une le Lion de Saint-Marc, l'autre
saint Théodore foulant aux pieds le crocodile,--belles étrangères
venues d'Orient sur la mer qu'elles regardent au loin et qui vient
mourir à leurs pieds, et qui toutes deux, sans comprendre les propos
échangés autour d'elles dans une langue qui n'est pas celle de leur
pays, sur cette place publique où brille encore leur sourire distrait,
continuent à attarder au milieu de nous leurs jours du XIIe siècle
qu'elles intercalent dans notre aujourd'hui. Oui, en pleine place
publique, au milieu d'aujourd'hui dont il interrompt à cet endroit
l'empire, un peu du XIIe siècle, du XIIe siècle depuis si longtemps
enfui, se dresse en un double élan léger de granit rose. Tout autour,
les jours actuels, les jours que nous vivons circulent, se pressent en
bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s'arrêtent,
fuient comme des abeilles repoussées; car elles ne sont pas dans le
présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre
temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes
roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se
pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les
écartent, réservant de toute leur mince épaisseur la place inviolable
du Passé:--du Passé familièrement surgi au milieu du présent, avec
cette couleur un peu irréelle des choses qu'une sorte d'illusion nous
fait voir à quelques pas, et qui sont en réalité situées à bien des
siècles; s'adressant dans tout son aspect un peu trop directement à
l'esprit, l'exaltant un peu comme on ne saurait s'en étonner de la part
du revenant d'un temps enseveli; pourtant là, au milieu de nous,
approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil.

MARCEL PROUST

[Note 1: Je n'ai essayé, dans cette préface, que de réfléchir à mon
tour sur le même sujet qu'avait traité Ruskin dans les _Trésors des
Rois_: l'utilité de la Lecture. Par là ces quelques pages où il n'est
guère question de Ruskin constituent cependant, si l'on veut, une sorte
de critique indirecte de sa doctrine. En exposant mes idées, je me
trouve involontairement les opposer d'avance aux siennes. Comme
commentaire direct, les notes que j'ai mises au bas de presque chaque
page du texte de Ruskin suffisaient. Je n'aurais donc rien à ajouter
ici si je ne tenais à renouveler l'expression de ma reconnaissance mon
amie Mlle Marie Nordlinger qui, tellement mieux occupée à ces beaux
travaux de ciselure où elle montre tant d'originalité et de maîtrise,
a bien voulu pourtant revoir de près cette traduction, souvent la
rendre moins imparfaite. Je veux remercier aussi pour tous les précieux
renseignements qu'il a bien voulu me faire parvenir M. Charles Newton
Scott, le poète et l'érudit à qui l'on doit «L'Église et la pitié
envers les animaux» et «L'Époque de Marie-Antoinette», deux livres
charmants qui devraient être plus connus en France, pleins de savoir,
de sensibilité et d'esprit.
_P.S._--Cette traduction était déjà chez l'imprimeur quand a paru
dans la magnifique édition anglaise (_Library Edition_) des œuvres de
Ruskin que publient chez Allen MM. E.-T. Cook et Alexander Wedderburn,
le tome contenant _Sésame et les Lys_ (au mois de juillet 1905). Je
m'empressai de redemander mon manuscrit, espérant compléter
quelques-unes de mes notes à l'aide de celles de MM. Cook et
Wedderburn. Malheureusement si cette édition m'a infiniment
intéressé, elle n'a pu autant que je l'aurais voulu me servir au point
de vue de mon volume. Bien entendu la plupart des références étaient
déjà indiquées dans mes notes. La _Library Edition_ m'en a cependant
fourni quelques nouvelles. Je les ai fait suivre des mots «nous dit la
_Library Edition_», ne lui ayant jamais emprunté un renseignement sans
indiquer immédiatement d'où il m'était venu. Quant aux rapprochements
avec le reste de l'œuvre de Ruskin on remarquera que la «Library
Edition» renvoie à des textes dont je n'ai pas parlé, et que je
renvoie à des textes qu'elle ne mentionne pas. Ceux de mes lecteurs qui
ne connaissent pas ma préface à la Bible d'Amiens trouveront
peut-être que, venant ici le second, j'aurais dû profiter des
références ruskiniennes de MM. Cook et Wedderburn. Les autres
comprenant ce que je me propose dans ces éditions ne s'étonneront pas
que je ne l'aie pas fait. Ces rapprochements tels que je les conçois
sont essentiellement individuels. Ils ne sont rien qu'un éclair de la
mémoire, une lueur de la sensibilité qui éclairent brusquement
ensemble deux passages différents. Et ces clartés ne sont pas aussi
fortuites qu'elles en ont l'air. En ajouter d'artificielles, qui ne
seraient pas jaillies du plus profond de moi-même fausserait la vue que
j'essaye, grâce à elles, de donner de Ruskin. La _Library Edition_
donne aussi de nombreux renseignements historiques et biographiques,
souvent d'un grand intérêt. On verra que j'en ai fait état quand je
l'ai pu, rarement pourtant. D'abord ils ne répondaient pas absolument
au but que je m'étais proposé. Puis la _Library Edition_, édition
purement scientifique, s'interdit tout commentaire sur le texte de
Ruskin, ce qui lui laisse beaucoup de place pour tous ces documents
nouveaux, tous ces inédits dont la mise au jour est à vrai dire sa
véritable raison d'être. Je fais au contraire suivre le texte de
Ruskin d'un commentaire perpétuel qui donne à ce volume des
proportions déjà si considérables qu'y ajouter la reproduction
d'inédits, de variantes, etc., l'aurait déplorablement surchargé.
(J'ai dû renoncer à donner les Préfaces de _Sésame_, et la 3e
Conférence que Ruskin ajouta plus tard aux deux primitives.) Tout ceci
dit pour m'excuser de n'avoir pu profiter davantage des notes de MM.
Cook et Wedderburn et aussi pour témoigner de mon admiration pour cette
édition vraiment définitive de Ruskin, qui offrira à tous les
Ruskiniens un si grand intérêt.]
[Note 2: Ce que nous appelions, je ne sais pourquoi, un village est un
chef-lieu de canton auquel le Guide Joanne donne près de 3.000
habitants.]
[Note 3: J'avoue que certain emploi de l'imparfait de l'indicatif--de
ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose
d'éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il
retrace nos actions, les frappe d'illusion, les anéantit dans le passé
sans nous laisser comme le parfait, la consolation de l'activité--est
resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses.
Aujourd'hui encore je peux avoir pensé pendant des heures à la mort
avec calme; il me suffit d'ouvrir un volume des _Lundis_ de Sainte-Beuve
et d'y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (il s'agit de
Mme d'Albany): «Rien ne _rappelait_ en elle à cette époque... _C'était_
une petite femme dont la taille un peu affaissée sous son poids avait
perdu, etc.» pour me sentir aussitôt envahi par la plus profonde
mélancolie.--Dans les romans, l'intention de faire de la peine est si
visible chez l'auteur qu'on se raidit un peu plus.]
[Note 4: On peut l'essayer, par une sorte de détour, pour les livres
qui ne sont pas d'imagination pure et où il y a un substratum
historique. Balzac, par exemple, dont l'œuvre en quelque sorte impure
est mêlée d'esprit et de réalité trop peu transformée, se prête
parfois singulièrement à ce genre de lecture. Ou du moins il a trouvé
le plus admirable de ces «lecteurs historiques» en M. Albert Sorel
qui a écrit sur «une Ténébreuse Affaire» et sur «l'Envers de
l'Histoire Contemporaine» d'incomparables essais. Combien la lecture,
au reste, cette jouissance à la fois ardente et rassise, semble bien
convenir à M. Sorel, à cet esprit chercheur, à ce corps calme et
puissant, la lecture, pendant laquelle les mille sensations de poésie
et de bien-être confus qui s'envolent avec allégresse du fond de la
bonne santé viennent composer autour de la rêverie du lecteur un
plaisir doux et doré comme le miel.--Cet art d'ailleurs d'enfermer tant
d'originales et fortes méditations dans une lecture, ce n'est
pas qu'à propos d'œuvres à demi historiques que M. Sorel l'a porté
à cette perfection. Je me souviendrai toujours--et avec quelle
reconnaissance--que la traduction de la Bible d'Amiens a été pour lui
le sujet des plus puissantes pages peut-être qu'il ait jamais
écrites.]
[Note 5: Cet ouvrage fut ensuite augmenté par l'addition aux deux
premières conférences d'une troisième: «The Mystery of Life and its
Arts.» Les éditions populaires continuèrent à ne contenir que «des
Trésors des Rois» et «des Jardins des Reines». Nous n'avons traduit,
dans le présent volume, que ces deux conférences; et sans les faire
précéder d'aucune des préfaces que Ruskin écrivit pour «Sésame et
les Lys». Les dimensions de ce volume et l'abondance de notre propre
Commentaire ne nous ont pas permis de mieux faire. Sauf pour quatre
d'entre elles (Smith, Elder et C°) les nombreuses éditions de
«Sésame et les Lys» ont toutes paru chez Georges Allen, l'illustre
éditeur de toute l'œuvre de Ruskin, le maître de Ruskin House.]
[Note 6: _Sésame et les Lys, Des Trésors des Rois_, 6.]
[Note 7: En réalité, cette phrase ne se trouve pas, au moins sous
cette forme, dans le _Capitaine Fracasse_. Au lieu de «ainsi qu'il
appert en l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois», il y a simplement
«suivant Homerus». Mais comme les expressions «il appert d'Homerus»,
«il appert de l'Odyssée», qui se trouvent ailleurs dans le même
ouvrage, me donnaient un plaisir de même qualité, je me suis permis,
pour que l'exemple fût plus frappant pour le lecteur, de fondre toutes
ces beautés en une, aujourd'hui que je n'ai plus pour elles, à vrai
dire, de respect religieux. Ailleurs encore dans le _Capitaine
Fracasse_, Homerus est qualifié de poète grégeois, et je ne doute pas
que cela aussi m'enchantât. Toutefois, je ne suis plus capable de
retrouver avec assez d'exactitude ces joies oubliées pour être assuré
que je n'ai pas forcé la note et dépassé la mesure en accumulant en
une seule phrase tant de merveilles! Je ne le crois pas pourtant. Et je
pense avec regret que l'exaltation avec laquelle je répétais la phrase
du _Capitaine Fracasse_ aux iris et aux pervenches penchés au bord de
la rivière, en piétinant les cailloux de l'allée, aurait été plus
délicieuse encore si j'avais pu trouver en une seule phrase de Gautier
tant de ses charmes que mon propre artifice réunit aujourd'hui, sans
parvenir, hélas! à me donner aucun plaisir.]
[Note 8: Je la sens en germe chez Fontanes, dont Sainte-Beuve a dit:
«Ce côté épicurien était bien fort chez lui... sans ces habitudes
un peu matérielles, Fontanes avec son talent aurait produit bien
davantage... et des œuvres plus durables.» Notez que l'impuissant
prétend toujours qu'il ne l'est pas. Fontanes dit:

Je perds mon temps s'il faut les croire,
Eux seuls du siècle sont l'honneur

et assure qu'il travaille beaucoup.
Le cas de Coleridge est déjà plus pathologique. «Aucun homme de son
temps, ni peut-être d'aucun temps, dit Carpenter (cité par M. Ribot
dans son beau livre sur les Maladies de la Volonté), n'a réuni plus
que Coleridge la puissance du raisonnement du philosophe, l'imagination
du poète, etc. Et pourtant, il n'y a personne qui, étant doué d'aussi
remarquables talents, en ait tirés si peu; le grand défaut de son
caractère était le manque de volonté pour mettre ses dons naturels à
profit, si bien qu'ayant toujours flottant dans l'esprit de gigantesques
projets, il n'a jamais essayé sérieusement d'en exécuter un seul.
Ainsi, dès le début de sa carrière, il trouva un libraire généreux
qui lui promit trente guinées pour des poèmes qu'il avait récités,
etc. Il préféra venir toutes les semaines mendier sans fournir une
seule ligne de ce poème qu'il n'aurait eu qu'à écrire pour se
libérer.»]
[Note 9: Je n'ai pas besoin de dire qu'il serait inutile de chercher ce
couvent près d'Utrecht et que tout ce morceau est de pure imagination.
Il m'a pourtant été suggéré par les lignes suivantes de M. Léon
Séché dans son ouvrage sur Sainte-Beuve: «Il (Sainte-Beuve) s'avisa
un jour, pendant qu'il était à Liège, de prendre langue avec la
petite église d'Utrecht. C'était un peu tard, mais Utrecht était bien
loin de Paris et je ne sais pas si _Volupté_ aurait suffi à lui ouvrir
à deux battants les archives d'Amersfoort. J'en doute un peu, car même
après les deux premiers volumes de son _Port-Royal_, le pieux savant
qui avait alors la garde de ces archives, etc. Sainte-Beuve obtint avec
peine du bon M. Karsten la permission d'entre-bâiller certains
cartons... Ouvrez la deuxième édition de _Port-Royal_ et vous verrez
la reconnaissance que Sainte-Beuve témoigna à M. Karsten» (Léon
Séché, _Sainte-Beuve_, tome I, pages 229 et suivantes). Quand aux
détails du voyage, ils reposent tous sur des impressions vraies. Je ne
sais si on passe par Dordrecht pour aller à Utrecht, mais c'est bien
telle que je l'ai vue que j'ai décrit Dordrecht. Ce n'est pas en allant
à Utrecht, mais à Vollendam, que j'ai voyagé en coche d'eau, entre
les roseaux. Le canal que j'ai placé à Utrecht est à Delft. J'ai vu
à l'hôpital de Beaune un Van der Weyden, et des religieuses d'un ordre
venu, je crois, des Flandres, qui portent encore la même coiffe non que
dans le Roger van der Weyden, mais que dans d'autres tableaux vus en
Hollande.]
[Note 10: Le snobisme pur est plus innocent. Se plaire dans la société
de quelqu'un parce qu'il a eu un ancêtre aux croisades, c'est de la
vanité, l'intelligence n'a rien à voir à cela. Mais se plaire dans la
société de quelqu'un parce que le nom de son grand-père se retrouve
souvent dans Alfred de Vigny ou dans Chateaubriand, ou (séduction
vraiment irrésistible pour moi, je l'avoue) avoir le blason de sa
famille (il s'agit d'une femme bien digne d'être admirée sans cela)
dans la grande Rose de Notre-Dame d'Amiens, voilà ou le péché
intellectuel commence. Je l'ai du reste analysé trop longuement
ailleurs, quoiqu'il me reste beaucoup à en dire, pour avoir à y
insister autrement ici.]
[Note 11: Paul Stapfer: _Souvenirs sur Victor Hugo_, parus dans _la
Revue de Paris._]
[Note 12: Schopenhauer, _le Monde comme Représentation et comme
Volonté_ (chapitre de la Vanité et des Souffrances de la Vie).]
[Note 13: «Je regrette d'avoir passé par Chartres sans avoir pu voir
la cathédrale.» (_Voyage en Espagne_, p. 2.)]
[Note 14: Il devint, me dit-on, le célèbre amiral de Tinan, père de
Mme Pochet de Tinan, dont le nom est resté cher aux artistes, et le
grand-père du brillant officier de cavalerie.--C'est lui aussi, je
pense, qui devant Gaëte, assura quelque temps le ravitaillement et les
communications de François II et de la reine de Naples. Voir Pierre de
la Gorce, _Histoire du second Empire._]
[Note 15: La distinction vraie, du reste, feint toujours de ne
s'adresser qu'à des personnes distinguées qui connaissent les mêmes
usages, et elle n'«explique» pas. Un livre d'Anatole France
sous-entend une foule de connaissances érudites, renferme de
perpétuelles allusions que le vulgaire n'y aperçoit pas et qui en
font, en dehors de ses autres beautés, l'incomparable noblesse.]
[Note 16: C'est pour cela sans doute que souvent, quand un grand
écrivain fait de la critique, il parle beaucoup des éditions qu'on
donne d'ouvrages anciens, et très peu des livres contemporains. Exemple
les _Lundis_ de Sainte-Beuve et la _Vie littéraire_ d'Anatole France.
You have read 1 text from French literature.
Next - Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 04