Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 04

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Mais tandis que M. Anatole France juge à merveille ses contemporains,
on peut dire que Sainte-Beuve a méconnu tous les grands écrivains de
son temps. Et qu'on n'objecte pas qu'il était aveuglé par des haines
personnelles. Après avoir incroyablement rabaissé le romancier chez
Stendhal, il célèbre, en manière de compensation, la modestie, les
procédés délicats de l'homme, comme s'il n'y avait rien d'autre de
favorable à en dire! Cette cécité de Sainte-Beuve, en ce qui concerne
son époque, contraste singulièrement avec ses prétentions à la
clairvoyance, à la prescience. «Tout le monde est fort, dit-il, dans
_Chateaubriand et son groupe littéraire_, à prononcer sur Racine et
Bossuet... Mais la sagacité du juge, la perspicacité du critique, se
prouve surtout sur des écrits neufs, non encore essayés du public.
Juger à première vue, deviner, devancer, voilà le don critique.
Combien peu le possèdent.»]
[Note 17: Et, réciproquement, les classiques n'ont pas de meilleurs
commentateurs que les «romantiques». Seuls, en effet, les romantiques
savent lire les ouvrages classiques, parce qu'ils les lisent comme ils
ont été écrits, romantiquement, parce que, pour bien lire un poète
ou un prosateur, il faut être soi-même, non pas érudit, mais poète
ou prosateur. Cela est vrai pour les ouvrages les moins «romantiques».
Les beaux vers de Boileau, ce ne sont pas les professeurs de rhétorique
qui nous les ont signalés, c'est Victor Hugo:

«Et dans quatre mouchoirs de sa beauté salis
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lys.»

C'est M. Anatole France:

«L'ignorance et l'erreur à ses naissantes pièces
En habits de marquis, en robes de comtesses.»

Le dernier numéro de _la Renaissance latine_ (15 mai 1905) me permet,
au moment où je corrige ces épreuves, d'étendre, par un nouvel
exemple, cette remarque aux beaux-arts. Elle nous montre, en effet, dans
M. Rodin (article de M. Mauclair) le véritable commentateur de la
statuaire grecque.]
[Note 18: Prédilection qu'eux-mêmes croient généralement fortuite;
ils supposent que les plus beaux livres se trouvent par hasard avoir
été écrits par les auteurs anciens; et sans doute cela peut arriver
puisque les livres anciens que nous lisons sont choisis dans le passé
tout entier, si vaste auprès de l'époque contemporaine. Mais une
raison en quelque sorte accidentelle ne peut suffire à expliquer une
attitude d'esprit si générale.]
[Note 19: Je crois par exemple que le charme qu'on a l'habitude de
trouver à ces vers d'Andromaque:

«Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? À quel titre?
Qui te l'a dit?»

vient précisément de ce que le lien habituel de la syntaxe est
volontairement rompu. «À quel titre?» se rapporte non pas à
«Qu'a-t-il fait?» qui le précède immédiatement, mais à «Pourquoi
l'assassiner?» Et «Qui te l'a dit?» se rapporte aussi à «assassiner».
(On peut, se rappelant un autre vers d'Andromaque: «Qui vous l'a dit,
seigneur, qu'il me méprise?» supposer que «Qui te l'a dit? est pour
«Qui te la dit, de l'assassiner?»). Zigzags de l'expression (la ligne
récurrente et brisée dont je parle ci-dessus) qui ne laissent pas
d'obscurcir un peu le sens, si bien que j'ai entendu une grande actrice
plus soucieuse de la clarté du discours que de l'exactitude de la
prosodie dire carrément: «Pourquoi l'assassiner? À quel titre? Qu'a-t-il
fait?» Les plus célèbres vers de Racine le sont en réalité parce
qu'ils charment ainsi par quelque audace familière de langage jetée
comme un pont hardi entre deux rives de douceur. «Je t'aimais
inconstant, _qu'aurais-je fait_ fidèle.» Et quel plaisir cause la belle
rencontre de ces expressions dont la simplicité presque commune
donne au sens, comme à certains visages dans Mantegna, une si
douce plénitude, de si belles couleurs:

«Et dans un fol amour ma jeunesse _embarquée_»...
«Réunissons trois cœurs qui n'ont pu _s'accorder_».

Et c'est pourquoi il convient de lire les écrivains classiques dans le
texte, et non de se contenter de morceaux choisis. Les pages illustres
des écrivains sont souvent celles où cette contexture intime de leur
langage est dissimulée par la beauté, d'un caractère presque
universel, du morceau. Je ne crois pas que l'essence particulière de la
musique de Glück se trahisse autant dans tel air sublime que dans telle
cadence de ses récitatifs où l'harmonie est comme le son même de la
voix de son génie quand elle retombe sur une intonation involontaire
où est marquée toute sa gravité naïve et sa distinction, chaque fois
qu'on l'entend pour ainsi dire reprendre haleine. Qui a vu des
photographies de Saint-Marc de Venise peut croire (et je ne parle
pourtant que de l'extérieur du monument) qu'il a une idée de cette
église à coupoles, alors que c'est seulement en approchant, jusqu'à
pouvoir les toucher avec la main, le rideau diapré de ces colonnes
riantes, c'est seulement en voyant la puissance étrange et grave qui
enroule des feuilles ou perche des oiseaux dans ces chapiteaux qu'on ne
peut distinguer que de près, c'est seulement en ayant sur la place
même l'impression de ce monument bas, tout on longueur de façade, avec
ses mâts fleuris et son décor de fête, son aspect de «palais
d'exposition», qu'on sent éclater dans ces traits significatifs mais
accessoires et qu'aucune photographie ne retient, sa véritable et
complexe individualité.]
[Note 20: «Et Marie dit: «Mon âme exalte le Seigneur et se réjouit
en Dieu mon Sauveur, etc.--» Zacharie son père fut rempli du Saint
Esprit et il prophétisa en ces mots: «Béni soit le Seigneur, le Dieu
d'Israël de ce qu'il a racheté, etc...» «Il la reçut dans ses bras,
bénit Dieu et dit: «Maintenant, Seigneur, tu laisses ton serviteur
s'en aller en paix...»]
[Note 21: À vrai dire aucun témoignage positif ne me permet d'affirmer
que dans ces lectures le récitant chantât les sortes de psaumes que
saint Luc a introduits dans son évangile. Mais il me semble que cela
ressort suffisamment du rapprochement de différents passages de Renan
et notamment de saint Paul, pp. 257 et suiv.; les Apôtres, pp. 99 et
100, Marc-Aurèle, pp. 502, 503, etc.]


PREMIÈRE CONFÉRENCE
SÉSAME
DES TRÉSORS DES ROIS
_À M. Reynaldo Hahn, à l'auteur
des «Muses pleurant la mort de
Ruskin», cette traduction est dédiée
en témoignage de mon admiration
et de mon amitié._
M. P.


PREMIÈRE CONFÉRENCE
_SÉSAME_
DES TRÉSORS DES ROIS

«Vous aurez chacun un gâteau de
Sésame et dix livres.»
LUCIEN: _Le Pêcheur_[22].

1. Mon premier devoir ce soir est de vous demander pardon de
l'ambiguité du titre sous lequel le sujet de la conférence a été
annoncé: car en réalité je ne vais parler ni de rois, connus comme
régnant, ni de trésors conçus comme contenant la richesse, mais d'un
tout autre ordre de royauté et d'une autre sorte de richesses que
celles ordinairement reconnues. J'avais même l'intention de vous
demander de m'accorder votre attention, pendant quelque temps, de
confiance, et (comme on le machine quelquefois quand on emmène un ami
pour lui faire voir dans la nature un site favori) de cacher ce que je
désirais le plus montrer avec l'imparfait degré d'artifice dont je
suis capable jusqu'à ce que, au moment où vous vous y attendiez le
moins, nous ayons atteint le meilleur point de vue par des sentiers
détournés. Mais comme aussi j'ai entendu dire par des hommes exercés
à parler en public, que les auditeurs ne sont jamais si fatigués que
par l'effort qu'ils font pour suivre un orateur qui ne leur laisse pas
entrevoir son but, j'enlèverai de suite le léger masque, et vous dirai
franchement que je veux vous entretenir des trésors cachés dans les
livres; de la manière dont nous les découvrons ou dont nous les
laissons échapper. Un grand sujet, direz-vous, et vaste! Oui; si vaste
que je n'essaierai pas d'en mesurer l'étendue; j'essaierai seulement de
vous présenter quelques réflexions sur la lecture qui s'emparent de
moi chaque jour plus profondément[23], comme j'observe la marche de
l'esprit public par rapport à nos moyens d'éducation plus larges de
jour en jour; et l'extension croissante que prend en conséquence
l'irrigation, par la littérature, des couches les plus basses.
2. Il se trouve que j'ai professionnellement quelques rapports avec des
écoles pour jeunes gens de différentes classes sociales et je reçois
beaucoup de lettres de parents relatives à l'éducation de leurs
enfants. Dans la masse de ces lettres je suis toujours frappé de voir
l'idée de «une position dans la vie» prendre le pas sur toutes les
autres préoccupations dans l'esprit des parents, plus spécialement des
mères. «L'éducation convenant à telle et telle condition sociale»,
telle est la phrase, tel est le but, toujours. Ils ne cherchent jamais,
si je comprends bien, une éducation bonne en elle-même;--même la
conception d'une excellence abstraite dans l'éducation semble rarement
atteinte par les correspondants. Mais une éducation «qui maintiendra
un bon vêtement sur le dos de mon fils, qui le rendra capable de sonner
avec confiance la sonnette du visiteur aux portes à doubles sonnettes;
qui aura pour résultat définitif l'établissement d'une porte à
double sonnette dans sa propre maison; en un mot qui le conduira à
l'avancement dans la vie, _voilà_ pourquoi nous prions à genoux, et ceci
est _tout_ ce pour quoi nous prions». Il ne paraît jamais venir à
l'esprit des parents qu'il puisse exister une éducation qui, par
elle-même, _soit_ un avancement dans la vie; que toute autre que
celle-là peut être un avancement dans la mort; et que cette éducation
essentielle peut être plus facilement acquise ou donnée qu'ils ne le
supposent s'ils s'y prennent bien; tandis qu'elle ne peut être acquise
à aucun prix et par aucune faveur s'ils s'y prennent mal.
3. En réalité, parmi les idées aujourd'hui prévalentes et d'une
puissance effective sur l'esprit de ce plus actif des pays, je crois que
la première, au moins celle qui est avouée avec la plus grande
franchise, et mise en avant comme le meilleur stimulant pour l'effort de
la jeunesse est celle de «l'Avancement dans la vie». Puis-je vous
demander de considérer avec moi ce que cette idée contient, en fait,
et ce qu'elle devrait contenir?
En fait, à présent, «Avancement dans la vie» veut dire, se mettre en
évidence dans la vie; obtenir une position qui sera reconnue par les
autres respectable et honorable[24]. Nous n'entendons pas par cet
avancement, en général, le simple acquérir de l'argent, mais qu'on
sache que nous en avons acquis; non pas l'accomplissement d'aucune
grande chose, mais qu'on voie que nous l'avons accomplie. En un mot nous
cherchons la satisfaction de notre soif de l'applaudissement. Cette
soif, si elle est la dernière infirmité de nobles esprits, est aussi
la première infirmité des esprits faibles[25]; et au total l'influence
impulsive la plus puissante sur la moyenne de l'humanité; les plus
grands efforts de la race ayant toujours pu être attribués à l'amour
de la louange, comme ses plus grands désastres à l'amour du
plaisir[26].
4. Je ne compte ni critiquer ni défendre cette force d'impulsion. Je
veux seulement que vous sentiez combien elle est à la racine de
l'effort; spécialement de tout effort moderne[27]. C'est la
satisfaction de la vanité qui est pour nous le stimulant du travail et
le baume du repos; elle touche de si près aux sources même de la vie
que la blessure de notre vanité est toujours dite et à bon droit, dans
sa mesure, mortelle; nous l'appelons «mortification», employant la
même expression que nous appliquerions à un mal physique gangréneux
et incurable.
Et quoique peu d'entre nous soient assez médecins pour reconnaître les
effets de cette passion sur la santé et l'énergie, je crois que la
plupart des hommes honnêtes connaissent et reconnaîtraient à
l'instant sa puissance directrice sur eux comme mobile.
Le marin ne désire généralement pas être fait capitaine seulement
parce qu'il peut gouverner le bateau mieux qu'aucun autre matelot à
bord. Il désire être fait capitaine pour pouvoir être _appelé_
capitaine. Le clergyman ne désire habituellement pas être fait
évêque parce qu'il croit qu'aucune autre main ne peut aussi fermement
que la sienne diriger le diocèse à travers les difficultés. Il veut
être fait évêque, avant tout pour être appelé «Monseigneur»[28].
Et un prince ne désire ordinairement pas agrandir, ou un sujet
conquérir un royaume parce qu'il croit que personne d'autre ne peut
servir l'État aussi bien sur le trône, mais, simplement, parce qu'il
désire être appelé «Votre Majesté», par autant de lèvres qu'on
peut en amener à proférer cette expression.
5. Ceci donc étant l'idée principale de «l'avancement dans la vie»,
sa force s'applique pour nous tous, selon notre condition,
particulièrement à ce second résultat d'un tel avancement que nous
appelons «aller dans la bonne société». Nous voulons aller dans la
bonne société non pour la voir, mais pour y être vu, et notre notion
de sa bonté repose en premier lieu sur son éclat.
Voulez-vous me pardonner si je m'arrête un instant pour poser ce que je
crains que vous n'appeliez une question impertinente? Je ne poursuis
jamais une conférence si je ne sens pas, ou ne sais pas, si mon
auditoire est avec moi ou contre moi; cela m'est assez égal que ce soit
l'un ou l'autre, au début, mais encore ai-je besoin de le savoir; et
j'aimerais découvrir en cet instant si vous êtes d'avis que je place
les mobiles généraux de l'action trop bas. Je suis résolu, ce soir,
à les placer assez bas pour qu'ils soient acceptés comme probables;
car toutes les fois que, dans mes écrits sur l'Économie Politique, je
suppose qu'un peu d'honnêteté, ou de générosité, ou de ce qu'on a
coutume d'appeler «vertu» peut être pris pour base d'un motif humain
d'action, les gens me répondent toujours: «Vous ne devez pas tabler
là-dessus, ce n'est pas dans la nature humaine: vous ne devriez rien
admettre de commun aux hommes que le désir d'acquérir et l'envie;
aucun autre sentiment n'a d'influence sur eux qu'accidentellement ou
dans des matières qui ne relèvent pas des affaires». Aussi ce soir je
commence bas dans l'échelle des motifs; mais il faut que je sache si
vous trouvez que j'ai raison de faire ainsi. Par conséquent laissez-moi
demander à ceux qui accordent que l'amour de la louange est
ordinairement dans l'esprit des hommes le motif le plus puissant de
rechercher l'avancement, et le désir honnête d'accomplir un devoir
quelconque un motif tout à fait secondaire, de lever les mains.
(_Environ une dizaine de mains se lèvent, l'auditoire en partie
n'étant pas sûr que le conférencier soit sérieux, et en partie
intimide d'avoir à affirmer une opinion._) Je suis très sérieux, j'ai
réellement besoin de savoir ce que vous pensez, toutefois je pourrai
m'en rendre compte en posant la question inverse. Ceux qui pensent que
le devoir est généralement le premier mobile et la louange le second
veulent-ils lever les mains? (_On assure qu'une main s'est levée
derrière le conférencier._) Très bien; je vois que vous m'approuvez,
et que vous ne trouvez pas que j'aie placé mon point de départ trop
bas. Maintenant, sans vous tourmenter par de nouvelles questions, je me
risque à supposer que vous admettez du moins le devoir comme un mobile
secondaire ou tertiaire. Vous pensez que le désir de faire quelque chose
d'utile, ou d'obtenir quelque bien réel est en effet une idée
existante collatérale (quoique secondaire) au désir d'avancement de la
plupart des hommes. Vous accorderez que des hommes moyennement honnêtes
désirent une place et une fonction, du moins dans une certaine mesure,
pour l'amour d'une influence bienfaisante[29]; et aimeraient à
fréquenter plutôt des gens sensés et instruits que des fous et des
ignorants, qu'ils dussent ou non être vus avec eux[30]--; et
finalement, sans vous ennuyer à vous répéter les truismes courants
sur le prix des amitiés, et l'influence des fréquentations, vous
admettrez sans doute que nos amis peuvent être sincères et nos
compagnons sages, et que seront en proportion du sérieux et du
discernement avec lesquels nous choisirons les uns et les autres, nos
chances générales d'être heureux et utiles.
6. Mais en supposant que nous ayons la volonté et l'intelligence de
bien choisir nos amis, combien peu d'entre nous en ont le pouvoir! Ou du
moins combien est limitée pour la plupart la sphère de ce choix[31]!
À peu près toutes nos liaisons sont déterminées par le hasard ou la
nécessité; et restreintes à un cercle étroit. Nous ne pouvons pas
connaitre qui nous voudrions; et ceux que nous connaissons, nous ne
pouvons pas les avoir à côté de nous, quand nous aurions le plus
besoin d'eux. Un cercle de l'intelligence humaine n'est jamais ouvert
que momentanément et partiellement à ceux qui sont au-dessous. Nous
pouvons, par une bonne fortune, entrevoir un grand poète, et entendre
le son de sa voix, ou poser une question à un homme de science qui nous
répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix minutes d'entretien dans
le cabinet d'un Ministre, et obtenir des réponses pires que le silence,
étant trompeuses, ou attraper une ou deux fois dans notre vie le
privilège de jeter un bouquet sur le chemin d'une princesse ou
d'arrêter le regard bienveillant d'une reine. Et pourtant ces hasards
fugitifs, nous les convoitons; nous dépensons nos années, nos passions
et nos facultés à la poursuite d'un peu moins que cela, tandis que
durant ce temps, il y a une société qui nous est continuellement
ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps que nous le
souhaiterions, quels que soient notre rang et notre métier; nous
parleraient dans les termes les meilleurs qu'ils puissent choisir, et
des choses les plus proches de leur cœur. Et cette société, parce
qu'elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire
attendre près de nous toute une journée (rois et hommes d'État
attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour
l'obtenir) dans ces antichambres étroites et simplement meublées, les
rayons de nos bibliothèques, nous ne tenons aucun compte d'elle;
peut-être dans toute la journée n'écoutons-nous jamais un seul mot de
ce qu'elle aurait à nous dire!
7. Vous me direz peut-être, ou vous penserez à part vous, que
l'apathie avec laquelle nous regardons cette société des nobles qui
nous prient de les écouter et la passion avec laquelle nous poursuivons
la compagnie des ignobles, probablement, qui nous méprisent ou qui
n'ont rien à nous enseigner, sont fondées sur ceci--que nous pouvons
voir les visages des hommes vivants et que c'est d'eux, et non de leurs
dires, que nous recherchons l'intimité. Mais il n'en est pas ainsi.
Supposez que vous ne deviez jamais voir leurs visages,--supposez que
vous soyez placé derrière un paravent dans le cabinet de l'homme
d'État ou dans la chambre du Prince, ne seriez-vous pas content
d'écouter leurs paroles, bien qu'il vous fût défendu de vous avancer
hors du paravent? Et quand le paravent est seulement de plus petite
dimension, plié en deux au lieu d'être plié en quatre, et que vous
pouvez être caché derrière la couverture des deux cartons qui relient
un livre, et écouter toute la journée non la conversation
accidentelle, mais les discours réfléchis, voulus, choisis, des plus
sages parmi les hommes, cette véritable audience, cet honorable conseil
privé, vous les méprisez!
8. Mais peut-être direz-vous que c'est parce que les gens vivants
parlent de ce qui se passe et qui est pour vous d'un intérêt
immédiat, que vous désirez les entendre. Non; cela ne peut être
ainsi, car les gens vivants eux-mêmes vous parleront beaucoup mieux des
sujets actuels dans leurs écrits que dans le négligé de la causerie.
Mais j'admets que ce motif vous influence dans la limite où vous
préférez les écrits rapides et éphémères aux écrits lents et
durables, aux livres proprement dits. Car tous les livres peuvent se
diviser en deux classes: les livres du moment et les livres pour tous
les temps. Notez cette distinction: elle ne concerne pas seulement la
qualité. Ce n'est pas simplement le mauvais livre qui ne dure pas, et
le bon qui dure. C'est une distinction de genres. Il y a de bons livres
du moment et de bons livres pour tous les temps; il y a de mauvais
livres du moment et de mauvais pour tous les temps. Je dois définir ces
deux sortes de livres avant d'aller plus loin.
9. Le bon livre du moment, donc,--je ne parle pas des mauvais--est
simplement l'entretien utile ou agréable de quelque personne avec
laquelle vous ne pouvez converser autrement, imprimé pour vous. Souvent
très utile, vous disant ce que vous avez besoin de savoir, souvent
très agréable comme l'entretien d'un ami intelligent qui serait là.
Ces brillants récits de voyages, ces publications où une question est
discutée avec bonne humeur et esprit; ces narrations vivantes et
pathétiques sous la forme de roman, ces récits documentés d'histoire
contemporaine écrits par ceux qui y ont joué un rôle effectif, tous
ces livres du moment, multipliés parmi nous à mesure que l'éducation
se répand davantage, appartiennent en propre au présent; nous devrions
leur être très reconnaissants et être tout honteux de nous-même si
nous n'en faisons pas un bon usage. Mais nous en faisons le pire usage
si nous leur permettons d'usurper la place des vrais livres; car,
strictement parlant, ils ne sont pas du tout des livres, mais simplement
des lettres ou des journaux mieux imprimés. La lettre de notre ami peut
être délicieuse ou nécessaire aujourd'hui; si elle vaut d'être
gardée ou non est à considérer. Le journal peut venir absolument à
point à l'heure du déjeuner, mais assurément ce n'est pas une lecture
pour toute la journée. Aussi, même reliée en volume, la longue lettre
qui vous donne tant de détails agréables sur les auberges et les
routes, et le temps qu'il faisait l'an dernier dans tel lieu, ou qui
vous raconte cette amusante histoire, ou vous donne les circonstances
vraies de tels ou tels événements historiques, peut, bien qu'il puisse
être précieux d'y recourir à l'occasion, ne pas être du tout, dans
le vrai sens du mot, un livre, ni, encore, dans le vrai sens du mot, à
lire. Un livre est essentiellement une chose non parlée, mais
écrite[32], et écrite dans un but non de simple communication, mais de
permanence.--Le livre-causerie est imprimé seulement parce que l'auteur
ne peut pas parler à un millier de personnes à la fois; s'il le
pouvait il le ferait; le volume n'est que la _multiplication_ de sa
voix. Vous ne pouvez vous entretenir avec votre ami dans l'Inde. Si vous
le pouviez, vous le feriez; au lieu de cela, vous écrivez, c'est
simplement la _transmission_ de la voix. Mais un livre est écrit non
pour multiplier simplement la voix, non pour la transporter, simplement,
mais pour la perpétuer[33]. L'auteur a quelque chose à dire dont il
perçoit la vérité ou la beauté secourable. Autant qu'il sache,
personne ne l'a encore dit; autant qu'il sache, personne d'autre ne peut
le dire. Il est obligé à le dire, clairement et mélodieusement s'il
le peut, clairement en tous cas. Dans l'ensemble de sa vie il sent que
ceci est la chose, ou le groupe de choses qui est réel pour lui; ceci
est le fragment de connaissance véritable ou vision, que sa part de la
lumière du soleil, son lot sur la terre lui ont permis de saisir. Il
voudrait le fixer pour toujours[34], le graver sur le rocher s'il le
pouvait, en disant: «Ceci est le meilleur de moi; pour le reste, j'ai
mangé et dormi, aimé et haï comme un autre, ma vie fut comme une
vapeur[35], et n'est pas, mais ceci je le vis et le connus; ceci, si
quelque chose de moi l'est, est digne de votre souvenir.» Ceci est son
écrit, c'est dans sa petite capacité d'homme et quel que soit le
degré d'inspiration véritable qui est en lui, son inscription ou
écriture. Ceci est un «Livre».
10. Peut-être pensez-vous qu'aucun livre n'a jamais été écrit ainsi?
Mais de nouveau je vous demande: croyez-vous tant soit peu à
l'honnêteté, ou estimez-vous qu'il n'y ait jamais aucune honnêteté
ni bonté dans un homme sage? Aucun de nous, j'espère, n'est assez
malheureux pour penser cela. Eh bien, toute parcelle de l'œuvre d'un
homme sage qui est faite honnêtement et avec bonté, cette parcelle est
son livre ou son morceau d'art.
Il est toujours mêlé de mauvais fragments, de travail mal fait,
redondant, affecté. Mais si vous lisez bien, vous découvrirez
facilement les parties vraies, et celles-ci _sont_ le livre[36].
11. Eh bien, des livres de cette espèce ont été écrits à toutes les
époques, par leurs plus grands hommes[37]--par de grands lettrés, de
grands hommes d'État et de grands penseurs. Tous sont à votre
disposition et la Vie est courte. Vous avez déjà entendu dire cela
auparavant: cependant avez-vous pris les mesures et tracé la carte de
cette courte vie et de ses possibilités? Savez-vous, si vous lisez
ceci, que vous ne pouvez pas lire cela, que ce que vous laissez
échapper aujourd'hui, vous ne pourrez le retrouver demain[38]?
Voulez-vous aller bavarder avec votre femme de chambre ou votre garçon
d'écurie, quand vous pouvez vous entretenir avec des rois et des
reines[39]? ou vous flattez-vous de garder quelque dignité et
conscience de vos propres droits au respect, quand vous jouez des coudes
avec la foule affairée et vulgaire, ici pour une «entrée» et là
pour une audience, quand pendant tout ce temps-là cette cour éternelle
vous est ouverte où vous trouveriez une compagnie vaste comme le monde,
nombreuse comme ses jours[40], la puissante, la choisie, de tous les
lieux et de tous les temps. Dans celle-là vous pouvez toujours
pénétrer, vous y choisirez vos amitiés, votre place, selon qu'il vous
plaira; de celle-là, une fois que vous y avez pénétré, vous ne
pouvez jamais être rejeté que par votre propre faute; là, par la
noblesse de vos fréquentations, sera mise à une épreuve certaine
votre noblesse véritable, et les motifs qui vous poussent à lutter
pour prendre une place élevée dans la société des vivants, verront
toute la vérité et la sincérité qui est en eux mesurée par la place
que vous désirez occuper dans la société des morts[41].
12. «La place que vous désirez» et la place dont vous vous êtes
rendu digne, dois-je aussi dire, parce que, remarquez, cette cour
diffère de toute l'aristocratie vivante en ceci: elle est ouverte au
travail et au mérite, mais à rien d'autre. Aucune richesse ne
corrompre, aucun nom n'intimidera, aucun artifice ne trompera le gardien
de ces portes Élyséennes. Au sens profond du mot, aucune personne vile
ou vulgaire n'entre là[42]. Aux portes cochères de ce silencieux
Faubourg Saint-Germain on ne vous pose qu'un bref interrogatoire:
«Méritez-vous d'entrer? Passez. Demandez-vous la compagnie des nobles?
Faites-vous noble vous-même, et vous le serez. Désirez-vous ardemment
la conversation des sages? Apprenez à la comprendre et vous
l'entendrez. Mais à d'autres conditions? Non. Si vous ne voulez vous
élever jusqu'à nous, nous ne pouvons nous courber jusqu'à vous. Le
lord vivant peut affecter la courtoisie, le philosophe vivant peut par
bienveillance s'efforcer de vous traduire sa pensée, mais ici nous ne
feignons ni n'interprétons; il faut vous élever au niveau de nos
pensées si vous voulez être réjoui par elles et partager nos
sentiments si vous voulez percevoir notre présence.»
13. Ceci, donc, est ce que vous avez à faire et j'admets que c'est
beaucoup. Vous devez en un mot aimer ces gens pour pouvoir vous trouver
au milieu d'eux. L'ambition ne serait d'aucun usage. Ils méprisent
votre ambition. Il faut que vous les aimiez et montriez votre amour des
deux manières suivantes:
1° D'abord par un désir sincère d'être instruits par eux et d'entrer
dans leurs pensées. D'entrer dans les leurs, remarquez, non de
retrouver les vôtres exprimées par eux. Si celui qui écrivit le livre
n'est pas plus sage que vous, Vous n'avez pas besoin de le lire; s'il
l'est, il pensera autrement que vous à bien des égards[43].
2° Nous sommes très prêts à dire d'un livre: «Comme ceci est bien,
c'est exactement ce que je pense!» Mais le sentiment juste est: «Comme
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