Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 07

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rapetasseur de chaussures. Le témoin sortait et achetait les vieilles
bottes; le défunt et son fils les remettaient à neuf et le témoin les
vendait pour ce qu'elle pouvait en obtenir dans les magasins, ce qui, en
fait, était très peu de chose. Le défunt et son fils avaient coutume
de travailler nuit et jour pour tâcher d'arriver à avoir un peu de
pain et de thé, à payer la chambre (2 shillings par semaine) de
manière à vivre en famille à la maison. Vendredi soir, le défunt se
leva de son banc et commença à frissonner. Il jeta à terre ses bottes
en disant: «Il faudra qu'un autre les finisse quand je serai mort, car
je n'en peux plus.» Il n'y avait pas de feu et il dit: «J'irais mieux
si j'avais chaud.» Le témoin prit donc deux paires de bottes remises
à neuf[122] pour les vendre au magasin, mais il ne put avoir que 14
pence des deux paires, car on lui dit au magasin: «Il faut que nous
ayons notre bénéfice.» Le témoin acheta 14 livres de charbon, un peu
de thé et de pain; son fils resta debout toute la nuit pour faire les
«raccommodages» afin d'avoir de l'argent, mais le défunt mourut le
samedi matin. La famille n'a jamais eu suffisamment à manger. Le
coroner: «Il me paraît déplorable que vous ne soyez pas entrés à
l'hospice.» Le témoin: «Nous avions besoin des conforts de notre
petit chez nous.» Un juré demanda ce qu'étaient les conforts, car il
voyait seulement un peu de paille dans l'angle de la chambre dont les
fenêtres étaient brisées. Le témoin se mit à pleurer, et dit qu'ils
avaient un couvre-pieds, et d'autres petites choses. Le défunt disait
qu'il ne voudrait jamais entrer à l'hospice. En été quand la saison
était bonne ils avaient quelquefois jusqu'à 10 shillings de bénéfice
en une semaine, en ce cas, ils économisèrent toujours pour leur
semaine suivante qui était généralement mauvaise. L'hiver ils ne se
faisaient pas moitié autant. Depuis 3 ans ils avaient été de mal en
pire. Cornelius Collins dit qu'il avait aidé son père depuis 1847. Ils
avaient l'habitude de travailler si avant dans la nuit que tous deux
avaient perdu la vue. Le témoin avait maintenant un voile sur les yeux.
Il y a 3 ans, le défunt demanda des secours à la paroisse. Le
commissaire des pauvres lui donna un pain de 4 livres et lui dit que
s'il revenait il aurait des pierres. Cela dégoûta le défunt et il ne
voulut plus rien avoir à faire avec eux depuis lors[123].
Ils allèrent de pire en pire jusqu'à la semaine de ce dernier vendredi
où ils n'avaient plus même un demi-penny pour acheter une chandelle.
Le défunt s'étendit alors sur la paille et dit qu'il ne pourrait pas
vivre jusqu'au matin.
Un juré: «Vous mourrez d'inanition vous-même, vous devriez aller à
l'hospice jusqu'à l'été.» Le témoin: «Si nous entrions, nous
mourrions. Quand nous en sortirions l'été, nous serions comme des gens
tombés du ciel. Personne ne nous connaîtrait et nous n'aurions pas
même une chambre. Je pourrais travailler à présent si j'avais de la
nourriture, car ma vue s'améliorerait.»
Le docteur G. P. Walker dit que le défunt a succombé à une syncope
venue de l'épuisement dû au manque de nourriture. Le défunt n'avait
pas de couvertures. Depuis quatre mois, il n'avait plus rien d'autre à
manger que du pain. Il n'existait pas dans le corps une parcelle de
graisse. Il n'avait pas de maladie, mais s'il avait en le secours d'un
médecin, il eût pu survivre à la syncope ou à l'évanouissement. Le
coroner ayant insisté sur le caractère pénible de ce cas, le jury
rendit le verdict suivant: «Que le défunt était mort d'épuisement
provenant du manque de nourriture et des nécessités ordinaires de la
vie; et aussi faute d'assistance médicale.»
37. Pourquoi le témoin n'a-t-il pas voulu aller à l'asile?
demandez-vous. Eh bien les pauvres paraissent avoir contre l'asile un
préjugé que n'ont pas les riches, puisqu'en effet toute personne qui
reçoit une pension du Gouvernement entre à l'asile sur une grande
échelle[124].
Seulement les asiles de riches n'impliquent pas l'idée du travail et
devraient s'appeler des lieux de plaisir. Mais les pauvres aiment à
mourir indépendants, paraît-il; peut-être si nous leur faisions leurs
lieux de plaisir assez jolis et plaisants ou si nous leur donnions leurs
pensions chez eux, et leur constituions préalablement un petit pécule
pris sur le budget, leurs esprits pourraient se réconcilier avec ces
institutions.
En attendant voici les faits: nous leur rendons notre aide ou si
blessante ou si pénible, qu'ils aiment mieux mourir que la prendre de
nos mains; ou, pour troisième alternative, nous les laissons si
incultes et ignorants qu'ils se laissent mourir silencieusement comme
des bêtes sauvages, ne sachant que faire ni que demander. Je dis que
vous méprisez la compassion. Si non un tel entrefilet de journal ne
serait pas plus possible dans un pays chrétien qu'un assassinat
prémédité n'y serait permis dans la rue[125].
«Chrétien», ai-je dit? Hélas! si seulement nous étions sainement
non-chrétiens, de telles choses seraient impossibles: c'est notre
christianisme d'imagination qui nous aide à commettre ces crimes, parce
que nous nous complaisons aux somptuosités de notre foi pour y trouver
une sensation voluptueuse; parce que nous la revêtons, comme toutes
choses, de fictions. Le Christianisme dramatique de l'orgue et de la
nef, des matines de l'aube et des saluts du crépuscule--le
christianisme dont nous ne craignons pas d'introduire la parodie comme
un élément décoratif dans les pièces ou nous mettons le diable en
scène, dans nos Satanella[126], nos Robert le Diable, nos Faust;
chantant des hymnes au travers des vitraux en ogive pour un effet de
fond et modulant artistiquement le «Dio» de variations en variations,
en contrefaisant les offices: (le lendemain nous distribuons des
brochures, pour la conversion des pécheurs ignorants sur ce que nous
croyons être la signification du 3e commandement;)--ce christianisme
éclairé au gaz, inspiré au gaz, nous rend triomphants et nous
retirons le bord de nos vêtements de la main des hérétiques qui se le
disputent. Mais arriver à accomplir un peu de simple justice
chrétienne, avec une sincère parole ou action anglaise[127], faire de
la loi chrétienne une règle de vie et baser sur elle une réforme
sociale ou un désir de réforme--nous savons trop bien ce que vaut
notre foi pour cela! vous pourriez plutôt extraire un éclair de la
fumée de l'encens qu'une vraie action ou passion de votre moderne
religion anglaise. Vous ferez bien de vous débarrasser de la fumée et
des tuyaux d'orgue aussi: Laissez-les, avec les fenêtres gothiques et
les vitraux peints, au metteur en scène; rendez votre âme d'hydrogène
carburé en une saine expiration, et occupez-vous de Lazare qui est sur
le seuil[128]. Parce qu'il y a une vraie église partout où une main
vient secourable à une autre, et c'est là la seule vraiment «Sainte
Église» ou «notre Mère l'Église» qui jamais fut, et jamais sera.
38. Tous ces plaisirs donc et toutes ces vertus, je le répète, vous
les méprisez en tant que nation. Vous comptez, sans doute, parmi vous,
des hommes qui ne les méprisent pas; du travail de qui, de la force, de
la vie, et de la mort de qui vous vivez, sans jamais leur dire
merci[129]. Votre santé, votre amusement, votre orgueil, seraient tous
également impossibles, sans ceux-là que vous méprisez ou oubliez. Le
sergent de ville qui arpente toute la nuit la ruelle sombre pour épier
le crime que vous y avez créé, et peut se faire casser la tête et
estropier pour la vie à n'importe quel moment et n'est jamais
remercié; le matelot luttant contre la rage de l'Océan, l'étudiant
silencieux, penché sur ses livres ou ses fioles; le simple ouvrier sans
gloire et presque sans pain, accomplissant sa tâche comme vos chevaux
traînent vos charrettes, sans espoir et dédaigné de tous. Voilà les
hommes par lesquels l'Angleterre vit, mais ce n'est pas eux la nation;
ils n'en sont que le corps et la force nerveuse, agissant encore en
vertu d'une vieille habitude dans une survie convulsive, après que
l'âme a fui. Notre désir, notre but de nation ne sont que d'être
amusés, notre religion, en tant que nation, c'est la représentation de
cérémonies ecclésiastiques, et la prédication de somnifères
vérités (ou plutôt contre-vérités), capables de tenir le peuple
tranquille à son travail, pendant que nous nous amusons; et la
nécessité de ces amusements nous tient comme un malaise fébrile où
la gorge est desséchée et où les yeux sont égarés,--déraisonnant,
pervers, impitoyable. Combien littéralement ce mot _mal-aise_, la
négation et impossibilité de toute aise, exprime l'état moral de la
vie anglaise et de ses amusements!
39. Quand les hommes sont occupés comme ils doivent l'être, leur
plaisir naît de leur travail[130], comme les pétales colorés d'une
fleur féconde; quand ils sont fidèlement serviables et compatissants,
toutes leurs émotions deviennent fortes, profondes, durables et
vivifiantes à l'âme, comme un pouls normal au corps. Mais maintenant
n'ayant pas de véritables occupations, nous versons toute notre
énergie virile dans la fausse occupation de faire de l'argent; et
n'ayant pas de vraies émotions, il nous faut attifer de fausses
émotions pour jouer avec, non pas innocemment, comme des enfants avec
des poupées, mais criminellement et ténébreusement comme les Juifs
idolâtres avec leurs images sur les murs des caveaux que les hommes ne
pouvaient découvrir sans creuser[131]. La justice que nous ne
pratiquons pas, nous l'imitons dans le roman et sur la scène; à la
beauté que nous détruisons dans la nature nous substituons les
changements à vue des féeries et (la nature humaine réclamant
impérieusement au fond de nous une terreur et une tristesse, de quelque
genre que ce soit), pour remplacer le noble chagrin que nous aurions dû
supporter avec nos frères, et les pures larmes que nous aurions dû
verser avec eux, nous dévorons le pathétique de la cour d'assises, et
recueillons la rosée nocturne du tombeau.
Il est difficile d'apprécier la vraie signification de ces choses; les
faits sont en eux-mêmes assez atroces; la mesure de la faute nationale
qui y est impliquée est peut-être moins grande qu'elle ne pourrait
paraître d'abord. Nous permettons ou causons chaque jour des milliers
de morts, mais nous n'avons pas l'intention de faire le mal; nous
mettons le feu aux maisons et nous ravageons les champs des paysans,
cependant nous serions fâchés d'apprendre que nous avons nul à
quelqu'un. Nous sommes encore bons dans notre cœur, encore capables de
vertu, mais seulement comme le sont les enfants. Chalmers, à la fin de
sa longue vie, ayant eu une grande influence sur le public, était
agacé que sur un sujet d'importance on fît appel devant lui à
l'opinion publique; il laissa échapper cette exclamation impatiente:
«Le public n'est rien de plus qu'un grand bébé!» Et la raison
pourquoi j'ai laissé tous ces graves sujets de réflexion se mêler à
une enquête sur la manière de lire est que, plus je vois nos fautes et
misères nationales, plus elles se résolvent pour moi en états
d'inculture enfantine et d'ignorance des plus ordinaires habitudes de
pensée. Ce n'est, je le répète, ni vice, ni égoïsme, ni lenteur de
cerveau qu'il nous faut déplorer, mais une insouciance incorrigible
d'écoliers différant seulement de celle du véritable écolier par son
incapacité à être aidée qui vient de ce qu'elle ne reconnaît pas de
maître.
41. Un curieux symbole de ce que nous sommes nous est offert dans une
des œuvres charmantes et dédaignées du dernier de nos grands
peintres[132]. C'est un dessin qui représente le cimetière de Kirkby
Lonsdale, son ruisseau, sa vallée, ses collines, et au delà le ciel
enveloppé du matin. Et également insoucieux de ces choses et des morts
qui les ont quittées pour d'autres vallées et pour d'autres cieux, un
groupe d'écoliers a empilé ses petits livres sur une tombe, pour les
jeter par terre avec des pierres. Ainsi pareillement, nous jouons avec
les paroles des morts, qui pourraient nous instruire, et les jetons loin
de nous, au gré de notre volonté amère et insouciante, sans guère
songer que ces feuilles que le vent éparpille furent amoncelées non
seulement sur une pierre funéraire, mais sur les scellés d'un caveau
enchanté,--que dis-je? sur la porte d'une grande cité de rois endormis
qui s'éveilleraient pour nous et viendraient avec nous, si seulement
nous savions les appeler par leur nom. Combien de fois, même si nous
levons la dalle de marbre, ne faisons-nous qu'errer parmi ces vieux rois
qui reposent et toucher les vêtements dans lesquels ils sont couchés
et soulever les couronnes de leurs fronts; et eux cependant gardent leur
silence à notre endroit et ne semblent que de poussiéreuses images;
parce que nous ne savons pas l'incantation du cœur qui les
éveillerait; par qui, si une fois ils l'eussent entendue, ils se
redresseraient pour aller à notre rencontre dans leur puissance de
jadis, pour nous regarder attentivement et nous considérer. Et comme
les rois qui sont descendus dans l'Hadès y accueillent les nouveaux
arrivants en disant:« Êtes-vous aussi devenus faibles comme nous?
Êtes-vous aussi devenu un des nôtres[133]?» ainsi ces rois avec leur
diadème que rien n'a terni, n'a ébranlé, nous aborderaient en disant:
«Êtes-vous, aussi, devenu pur et grand de cœur comme nous? Êtes-vous
aussi devenu un des nôtres?»
42. Grand de cœur et grand d'esprit--«magnanime», être cela c'est
bien en effet être grand dans la vie; le devenir de plus en plus, c'est
bien «avancer dans la vie»--dans la vie elle-même--non dans ses
atours[134]. Mes amis, vous rappelez-vous cette vieille coutume scythe,
lorsque mourait le chef d'une maison? Comment il était revêtu de ses
plus beaux habits, déposé dans son char et porté dans les maisons de
ses amis; et chacun d'eux le plaçait au haut bout de la table et tous
festoyaient en sa présence. Supposez qu'il vous fût offert en termes
explicites, comme cela vous est offert par les tristes réalités de la
vie, d'obtenir cet honneur scythe, graduellement, pendant que vous
croyez être encore en vie. Supposez que l'offre fût celle-ci: «Vous
allez mourir lentement; votre sang deviendra de jour en jour plus froid,
votre chair se pétrifiera, votre cœur ne battra plus a la fin que
comme un système rouillé de soupapes de fer[135]. Votre vie s'effacera
de vous et s'enfoncera à travers la terre dans les glaces de la
Caïne[136]. Mais jour par jour votre corps sera plus brillamment vêtu,
assis dans des chars plus élevés et sur la poitrine portera de plus en
plus d'insignes honorifiques--des couronnes sur la tête, si vous
voulez. Les hommes s'inclineront devant lui, auront les yeux fixés sur
lui et l'acclameront, se presseront en foule à sa suite du haut en bas
des rues; on lui élèvera des palais, on festoiera avec lui au haut
bout de la table, toute la nuit; votre âme l'habitera assez pour savoir
qu'on fait tout cela, et sentir le poids de la robe d'or sur ses
épaules et le sillon du cercle coupant de la couronne sur le crâne;
pas plus. Accepteriez-vous l'offre ainsi faite verbalement par l'ange de
la mort? Le plus humble d'entre nous, l'accepterait-il, croyez-vous?
Cependant, de fait, dans la pratique, nous essayons de la saisir au vol,
chacun de nous dans une certaine mesure, beaucoup parmi nous la
saisissent dans sa plénitude d'horreur. Chaque homme l'accepte qui
désire faire son chemin dans la vie, sans savoir ce que c'est que la
vie; qui comprend seulement qu'il lui faut acquérir plus de chevaux et
plus de valets, et plus de fortune, et plus d'honneurs et _non pas_ plus
d'âme personnelle. Celui-là seul avance dans la vie dont le cœur
devient plus tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus vif, et dont
l'esprit s'en va entrant dans la vivante paix[137]. Et les hommes qui
ont cette vie en eux sont les vrais maîtres ou rois de la terre, eux et
eux seuls. Toutes les autres royautés pour autant qu'elles sont vraies
ne sont que le résultat et la traduction des leurs dans la réalité.
Si moins que cela, elles sont ou des royautés de théâtre, de
coûteuses parades, ornées à vrai dire de joyaux véritables, et non
de clinquants, mais quand même pas autre chose que les joujoux des
nations; ou bien alors elles ne sont pas des royautés du tout, mais des
tyrannies ou rien que la résultante concrète et effective de la folie
nationale; pour laquelle raison j'ai dit d'elles ailleurs[138]: «Les
gouvernements visibles sont le jouet de certaines nations, la maladie
d'autres, le harnais de certaines, et le fardeau du plus grand nombre.»
43. Mais je n'ai pas de mots pour l'étonnement que j'éprouve quand
j'entends encore parler de _Royauté_, même par des hommes réfléchis,
comme si les nations gouvernées étaient une propriété individuelle
et pouvaient se vendre et s'acheter, ou être acquises autrement, comme
des moutons de la chair desquels le roi doit se nourrir, et dont il doit
recueillir la toison; comme si l'épithète indignée d'Achille pour les
mauvais rois: «Mangeurs de peuple[139]»--était le titre éternel et
approprié de tous les monarques, et si l'extension du territoire d'un
roi signifiait la même chose que l'agrandissement des terres d'un
particulier. Les rois qui pensent ainsi, aussi puissants qu'ils soient,
ne peuvent pas plus être les vrais rois de la nation que les taons ne
sont les rois d'un cheval; ils le sucent, et peuvent le rendre furieux,
mais ne le conduisent pas. Eux et leurs cours, et leurs armées, sont
seulement, si on pouvait voir clair, une grande espèce de moustiques de
marais avec une trompe à baïonnettes et une fanfare mélodieuse et
bien stylée dans l'air de l'été; le crépuscule pouvant d'ailleurs
être parfois embelli, mais difficilement assaini, par ces nuages
étincelants de bataillons d'insectes. Les vrais rois, pendant ce
temps-là, gouvernent tranquillement, si du tout ils gouvernent, et
détestent gouverner; un trop grand nombre d'entre eux font «il gran
rifiuto[140]»; et s'ils ne le font pas, la foule, sitôt qu'ils
paraissent lui devenir utiles, est assez sûre de faire d'eux son gran
rifiuto.
44. Cependant le roi visible peut aussi en être un véritable, si
jamais vient le jour où il veuille estimer son royaume d'après sa
force vraie et non d'après ses limites géographiques. Il importe peu
que la Trent vous arrache un chanteau ici ou que le Rhin vous enveloppe
un château de moins là[141]. Mais il importe à vous, roi des hommes,
que vous puissiez vraiment dire à cet homme: «Va» et qu'il aille, et
à cet autre: «Viens» et qu'il vienne[142]. Que vous puissiez diriger
votre peuple, comme vous le pouvez pour les eaux de la Trent, et il
importe que vous sachiez bien pourquoi vous leur dites d'aller ici ou
là. Il vous importe, roi des hommes, de savoir si votre peuple vous
hait et meurt par vous, ou vous aime et vit par vous. Vous pouvez mieux
mesurer votre royaume par multitudes que par milles et compter des
degrés de latitude d'amour non pas partant mais se rapprochant d'un
équateur merveilleusement chaud et infini[143].
45. Mesurer!--que dis-je; vous ne pouvez pas mesurer. Qui mesurera la
distance entre le pouvoir de ceux qui «font et enseignent[144]», et
sont les plus grands dans les royaumes de la terre comme du ciel, et le
pouvoir de ceux qui défont et consument, dont le pouvoir dans sa
plénitude n'est rien que le pouvoir du ver et de la rouille.
Étrange! de penser comment les Rois-Vers amassent des trésors pour le
ver et les Rois-Rouille qui sont à la force de leurs peuples comme la
rouille à l'armure, entassent des trésors pour la rouille, et les
Rois-Voleurs des trésors pour le voleur[145]; mais combien peu de rois
ont jamais entassé des trésors qui n'avaient pas besoin d'être
gardés, des trésors tels que plus ils auraient de voleurs, mieux cela
serait. Vêtements brodés, seulement pour être déchirés; casque et
glaive faits pour être ternis, joyaux et or pour être dissipés:--il y
a trois sortes de rois qui ont amassé ces trésors-là. Supposez qu'un
jour survînt une quatrième sorte de roi qui aurait lu dans quelque
obscur écrit de jadis, qu'il existe une quatrième sorte de trésors
que les joyaux et les richesses ne peuvent égaler et qui ne peuvent non
plus être estimés au poids de l'or. Une toile devenue belle pour avoir
été tissée par la navette d'Athéna, une armure forgée dans un feu
divin par une force vulcanienne, un or qu'on ne peut extraire que du
rouge cœur du soleil même quand il se couche derrière les rochers de
Delphes;--étoffe pleine d'images brodées au cœur de son tissu;
impénétrable armure; or potable[146]!--les trois grands anges[147] de
la Conduite, du Travail et de la Pensée, nous appelant encore et
attendant au seuil de nos portes, pour nous mener par leur pouvoir
ailé, et nous guider avec leurs yeux infaillibles, à travers le chemin
qu'aucun oiseau ne connaît et que l'œil du vautour n'a pas vu[148].
Supposez qu'un jour surviennent des rois qui auraient entendu et cru
cette parole et à la fin ramassé et découvert des trésors
de--Sagesse--pour leurs peuples.
46. Songez quelle chose surprenante cela serait, étant donné l'état
présent de la sagesse publique! Que nous conduisions nos paysans à
l'exercice du livre au lieu de l'exercice de la baïonnette! Que nous
recrutions, instruisions, entretenions en leur assurant leur solde, sous
un haut commandement capable, des armées de penseurs au lieu d'armées
de meurtriers! donner son divertissement à la nation dans les salles de
lectures, aussi bien que sur les champs de tir, donner aussi bien des
prix pour avoir visé juste une idée que pour avoir mis de plomb dans
une cible. Quelle idée absurde cela paraît, si toutefois on a le
courage de l'exprimer, que la fortune des capitalistes des nations
civilisées doive un jour venir en aide à la littérature et non à la
guerre. Donnez-moi un peu de patience, le temps que je vous lise une
seule phrase du seul livre qui puisse vraiment être appelé un livre
que j'aie encore écrit jusqu'ici, celui qui restera (si quoi que ce
soit en reste) le plus sûrement et le plus longtemps, de toute mon
œuvre[149].
«Une forme terrible de l'action de la richesse en Europe consiste en
ceci que c'est uniquement l'argent des capitalistes qui soutient les
guerres injustes. Les guerres justes ne demandent pas tant d'argent,
parce que la plupart des hommes qui les font les font gratis, mais pour
une guerre injuste il faut acheter les âmes et les corps des hommes, et
en plus leur fournir l'outillage de guerre le plus perfectionné, ce qui
fait qu'une telle guerre exige le maximum de dépenses; sans parler de
ce que coûtent la peur basse, les soupçons et les colères entre
nations qui ne trouvent pas dans toute leurs multitudes assez de douceur
et de loyauté pour s'acheter une heure de tranquillité d'esprit. Ainsi
à l'heure qu'il est, la France et l'Angleterre s'achètent l'une à
l'autre dix millions de livres sterlings de consternation par an[150],
une moisson remarquablement légère, moitié épines, moitié feuilles
de tremble, semée, récoltée et engrangée par la science des modernes
économistes, qui enseignent la convoitise au lieu de la vérité. Les
frais de toute guerre injuste étant couverts, sinon par le pillage de
l'ennemi, au moins par les prêts des capitalistes, ces prêts sont
ensuite remboursés par les impôts qui frappent le peuple, lequel,
semble-t-il, n'avait pas d'intérêts dans l'affaire puisque c'est
l'intérêt des capitalistes qui est la cause primordiale de la guerre;
toutefois la cause véritable est la convoitise de la nation qui la rend
incapable de fidélité, de franchise et de justice et cause ainsi en
temps voulu se propre perte et le châtiment des individus[151].»
48. Notez-le, la France et l'Angleterre s'achètent littéralement de la
terreur panique, l'une à l'autre; elles achètent chacune pour dix
millions de livres de terreur par an. Maintenant supposez qu'au lieu
d'acheter chaque année ces dix millions de panique elles se décident a
vivre en paix toutes deux et à acheter annuellement pour dix millions
d'instruction; et que chacune d'elles emploie ces dix millions de livres
annuels à fonder des bibliothèques royales, des musées royaux, des
jardins et des lieux de repos royaux. Cela ne serait-il pas quelque peu
mieux pour la France et l'Angleterre?
Il se passera encore longtemps avant que cela n'arrive. Cependant
j'espère qu'il ne se passera pas longtemps avant que des bibliothèques
royales ou nationales soient fondées dans chaque ville importante,
contenant une collection royale de livres. La même collection dans
chacune d'elles de livres choisis, les meilleurs en chaque genre,
édités pour cette collection nationale avec le plus de soin possible;
le texte imprimé toujours sur des pages de mêmes dimensions, à
grandes marges, et divisés en volumes agréables, légers à la main,
beaux et solides et irréprochables comme modèles du travail du
relieur; et ces grandes bibliothèques seront accessibles à toute
personne propre et rangée, à toutes les heures du jour et du soir, des
prescriptions sévères étant édictées pour faire observer
scrupuleusement ces conditions de propreté et de bon ordre.
50. Je pourrais faire avec vous d'autres plans pour des galeries
artistiques, et pour des musées d'histoire naturelle, et pour beaucoup
de choses précieuses, de choses, à mon avis, nécessaires.--Mais ce
projet de bibliothèques est le plus simple et le plus urgent et fera
ses preuves comme tonique de premier ordre pour ce que nous appelons
notre constitution britannique, qui est depuis peu devenue hydropique et
a une mauvaise soif et une mauvaise faim et a grand besoin d'une
nourriture plus saine. Vous avez réussi à faire rapporter dans ce but
ses lois sur les grains; voyez si vous ne pourriez pas dans le même but
encore faire voter des lois sur les grains, qui nous donneraient un pain
meilleur; pain fait avec cette vieille graine arabe magique, le Sésame,
qui ouvre les portes;--les portes non des trésors des voleurs, mais des
trésors des Rois[152].


APPENDICE
(Note du § 30.)

Pour ce qui est de ce fait que le loyer augmente par la mort des
pauvres, vous pouvez en trouver la preuve dans la préface du rapport
adressé au Conseil Privé par l'inspecteur des Services sanitaires,
rapport qui vient de paraître; cette préface contient des propositions
de nature, il me semble, à causer quelque émoi, et relativement
auxquelles vous me permettrez de noter les points suivants:
Il y a aujourd'hui au sujet de la propriété du terrain deux théories
courantes et en conflit: toutes deux fausses.
La première consiste à dire que, d'institution divine, a toujours
existé et doit continuer à exister un certain nombre de personnes
héréditairement sacrées, auxquelles toute la terre, l'air et l'eau du
monde appartiennent à titre de propriété personnelle; desquelles
terre, air et eau ces personnes peuvent, à leur gré, permettre ou
défendre au reste du genre humain d'user pour se nourrir, pour respirer
et pour boire. Cette théorie ne sera plus très longtemps soutenable.
La théorie opposée est qu'un partage de toutes les terres de l'univers
entre tous les prolétaires de l'univers élèverait immédiatement les
dits prolétaires au rang de personnages sacrés, qu'alors les maisons
se bâtiraient d'elles-mêmes et le blé pousserait tout seul et que
chacun pourrait vivre sans avoir à faire aucun travail pour gagner sa
vie. Cette théorie paraîtrait également insoutenable le jour où elle
serait mise en pratique.
Il faudra cependant de rudes expériences et de plus rudes catastrophes,
avant que l'opinion publique soit convaincue qu'aucune loi, quoi qu'elle
concerne, moins que toute autre une loi concernant la terre (qu'elle
prétende maintenir la propriété ou procéder au partage, la louer
cher ou à bon marché) ne serait, en fin de compte, de la moindre
utilité au peuple, aussi longtemps que la lutte générale pour la vie,
et pour les moyens de vivre, restera une lutte de concurrence brutale.
Cette lutte dans une nation sans principes prendra une forme ou une
autre, mais toujours implacable, quelles que soient les lois que vous
lui opposiez. Ainsi, par exemple, ce serait une réforme tout à fait
bienfaisante pour l'Angleterre, si on pouvait la faire accepter, que des
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