Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 12

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--Il était très-triste, me dit-elle; mais il ne me parla point de ma
fille. De mon côté, j'évitai de prononcer son nom pour ne point
accroître ses peines. En descendant l'escalier, il s'arrêta: «Allez, me
dit-il, aussitôt que vous le pourrez, chez ma mère... Elle aura bientôt
besoin de consolations.» Et, en effet, sa mère fut, pendant toute cette
soirée, atteinte du plus terrible pressentiment.
Me trouvant le dernier automne aux monts Euganéens, j'avais lu chez M.
T*** quelques fragments d'une lettre où Ortis tournait toutes ses
pensées vers sa solitude paternelle. Thérèse alors faisait à la chambre
obscure la perspective des Cinq-Fontaines, et elle avait mis dans un
coin notre ami, couché sur l'herbe et regardant le coucher du soleil.
Elle demanda un vers pour lui servir d'épigraphe, et, alors, son père
lui donna celui-ci:
Liberta va cercando, ch'e si cara.
Elle fit ensuite don de ce petit tableau à la mère d'Ortis, lui
recommandant de ne pas dire d'où il venait; il ne l'avait donc jamais
su; mais, le jour qu'il passa à Venise, il revit le tableau, et se douta
qui l'avait fait; il n'en ouvrit pas la bouche, mais, resté seul dans la
chambre, il prit le dessin, et, au-dessous du vers servant d'épigraphe,
écrivit celui qui vient après:
Come sa chi pu lei vita rifiuta.
Et, sous le cristal, dans la cannelure intérieure du cadre, il trouva
une longue tresse de cheveux que Thérèse, quelques jours avant son
mariage, s'était coupée sans que personne le sût, et avait mise dans
cette cannelure, de manière à la cacher à tous les yeux. Alors, à ces
cheveux, Ortis joignit une boucle des siens, les noua ensemble avec un
ruban noir qu'il portait attaché à sa montre, et remit le cadre à sa
place; quelques heures après, sa mère vit le vers ajouté, s'aperçut de
la tresse double et du nœud noir, qu'il n'avait pu, à cause de son
volume, cacher aussi bien que l'avait fait Thérèse; le jour suivant,
elle m'en parla, et je vis combien cet accident avait abattu le courage
avec lequel elle avait soutenu le départ de son fils.
Cependant, pour la tranquilliser, je résolus de l'accompagner jusqu'à
Ancône, lui promettant de lui écrire chaque jour. Pendant ce temps, il
était arrivé à Padoue, et s'était rendu chez M. C***, où il passa la
nuit; le lendemain, celui-ci lui offrit des lettres de recommandation
pour quelques gentilshommes qui autrefois avaient été ses écoliers.
Ortis partit sans avoir rien accepté ni refusé, revint à pied aux
collines Euganéennes et se mit aussitôt à écrire:
* * * * *

Vendredi, une heure.
Et toi, mon cher Lorenzo, toi, mon unique et fidèle ami, me
pardonneras-tu? Je te recommande ma mère, je sais qu'elle trouvera en
toi un second fils... Mais, ô ma mère, tu n'auras plus celui sur le sein
duquel tu espérais reposer tes cheveux blancs! tu ne pourras réchauffer
mes lèvres mourantes par tes baisers!... et peut-être même me
suivras-tu!... Je balançais, Lorenzo...
--Voilà donc, me disais-je, la récompense de vingt-quatre années
d'espérances et de soins!...
Mais le sort en est jeté; Dieu qui l'ordonne ainsi ne l'abandonnera
point... ni toi non plus...
Lorenzo, tant que je n'ai désiré qu'un ami sincère, j'ai vécu heureux.
Dieu t'en récompense! mais tu ne t'attendais pas que je te payerais...
avec des larmes... Tu ne proféreras pas sur ma tombe ce cruel blasphème,
que _celui qui veut mourir n'aime personne_. Que n'ai-je point tenté?
que n'ai-je point fait? que n'ai-je point dit à Dieu? Ah! ma vie est
tout entière dans mes passions... Console-toi donc, ma vie désormais
serait plus pénible pour toi que ma mort...
Mais adieu; rassemble mes livres et conserve-les en mémoire de ton ami;
recueille Michel, à qui je laisse ma montre, le peu de gages qui lui
sont dus, et tout l'argent qu'il y aura dans le tiroir de mon
secrétaire: viens l'ouvrir seul, tu y trouveras une lettre pour Thérèse;
je compte sur toi pour la lui remettre secrètement... Adieu, mon ami,
adieu!
* * * * *
Ortis alors continua la lettre qu'il avait commencée pour Thérèse:
* * * * *
... Je reviens à toi, ma bien-aimée; si, pendant que je vivais, c'était
une faute pour toi que de m'entendre, maintenant écoute-moi pendant ce
peu d'heures qui me séparent de la tombe; je les ai réservées pour toi
et je les consacre à toi seule. Lorsque cette lettre te parviendra, je
serai mort, et, de ce moment, tous peut-être commenceront à m'oublier,
jusqu'à ce que personne ne se rappelle plus même mon nom... Écoute-moi
donc ainsi qu'une voix qui vient du sépulcre... Tu pleureras sur mes
jours évanouis comme une vision nocturne, tu pleureras sur notre amour,
qui fut inutile et triste comme les lampes qui éclairent la bière des
morts; oui, Thérèse, mes peines devaient finir ainsi, et ma main a cessé
de trembler en touchant le fer libérateur. J'abandonne la vie tandis que
tu m'aimes, tandis que je suis encore digne de toi, digne de tes larmes,
tandis que je puis encore me sacrifier à moi seul et à ta vertu. Alors,
ton amour cessera d'être coupable, et j'ose te le demander, l'exiger
même en récompense de mes malheurs, de mon amour et de mon terrible
sacrifice. Oh! malheureux! malheureux que je serais si tu passais un
jour près du tombeau où je dormirai sans y jeter un coup d'œil; oh!
malheureux! si je laissais derrière moi l'éternel oubli, même dans ton
cœur!...
Tu crois que je m'éloigne, moi! tu crois que je pourrais t'abandonner à
des combats toujours renaissants et à un désespoir éternel, et que,
tandis que tu m'aimes, que je t'aimerai, que je sens que je t'aimerai
toujours, je pourrais me laisser séduire par l'espérance frivole que
notre passion peut s'éteindre avant nos jours?... Non, la mort seule, la
mort!... depuis longtemps, je creuse mon tombeau... et je me suis
habitué à le regarder froidement et à le mesurer avec tranquillité;
toi-même, tu me fuyais, je n'ai pu mêler mes larmes aux tiennes... et
tu ne t'es pas aperçue que, dans mon calme sombre, je venais te voir
pour la dernière fois, et te demander un éternel adieu...
Si le père des hommes m'appelle devant lui pour me demander compte de
mes actions, je lui montrerai mes mains pures de sang et mon cœur
exempt de crime... Je lui dirai:
--Je n'ai jamais ravi le pain des veuves et des orphelins; je n'ai point
persécuté le malheureux; je n'ai point trahi ni abandonné mon ami, je
n'ai point troublé la félicité des amants; je n'ai point souillé
l'innocence; je n'ai point semé l'inimitié entre les frères; je n'ai
point prostitué mon âme aux richesses; j'ai partagé mon pain avec
l'indigent; j'ai mêlé mes larmes aux larmes de l'affligé, j'ai toujours
pleuré sur les malheurs de l'humanité. Si tu m'avais accordé une patrie,
j'aurais consacré mon esprit à l'illustrer et mon sang à la défendre...
Et tu le sais, cependant, ma faible voix a toujours courageusement crié
la vérité. Corrompu presque par le monde après avoir expérimenté tous
ses vices... mais non, ses vices n'ont fait que m'effleurer, mais ne
m'ont jamais vaincu!--j'ai cherché la vertu dans la retraite et la
solitude... J'ai aimé! Mais, toi-même, ne m'avais-tu pas fait entrevoir
le bonheur? ne l'avais-tu pas embelli des rayons de la lumière infinie?
ne m'avais-tu pas créé un cœur tout d'amour et de tendresse?... Puis,
après mille espérances, j'ai tout perdu, je suis devenu inutile aux
autres et à charge à moi-même... Je me suis délivré par le trépas d'une
infortune éternelle... Pourrais-tu te réjouir, ô mon père! des
gémissements de l'humanité? prétends-tu que les hommes doivent soutenir
leurs malheurs, lorsqu'ils surpassent les forces que tu leur as
accordées, et qu'ils n'ont plus en avenir que le crime ou la mort?...
Console-toi, Thérèse! console-toi! ce Dieu que tu implores avec tant de
piété, ce Dieu, s'il daigne s'inquiéter de l'existence ou de la mort de
ses créatures, ne détournera point son regard de moi; il lit au fond de
mon âme, il sait que je ne pouvais résister plus longtemps, il a vu les
combats que j'ai soutenus avant que de succomber, il a entendu avec
quelle prière je l'ai supplié d'éloigner de ma bouche ce calice amer...
Adieu donc!... adieu à l'univers! O mon amie, la source de mes larmes
n'est point épuisée!... j'en reviens à pleurer et à craindre, mais
bientôt tout sera fini. Oh! mes passions, elles me brûlent, elles me
déchirent, elles me possèdent encore, et ce n'est que lorsque la nuit
éternelle voilera le monde à mes yeux que j'ensevelirai avec moi mes
désirs et mes larmes. Mais, avant de se fermer pour toujours, mes yeux
te chercheront encore, je te verrai, je te verrai pour la dernière
fois. Je prendrai de toi un dernier adieu, et je recueillerai tes
pleurs, unique fruit de tant d'amour.
* * * * *
J'arrivais à cinq heures de Venise lorsque je le rencontrai à quelques
pas de chez lui, allant faire ses adieux à Thérèse; ma présence
inattendue le consterna, et bien plus encore ma résolution de
l'accompagner jusqu'à Ancône. Cependant, il m'en remercia tendrement,
mais en tâchant toujours de me détourner de ce projet; lorsqu'il vit que
ses instances étaient inutiles, il me proposa de l'accompagner chez M.
T***; il garda le silence pendant tout le chemin; il marchait lentement,
et son visage offrait l'empreinte d'une tristesse tranquille. Comment ne
m'aperçus-je pas qu'il roulait alors dans son âme ses dernières pensées!
Nous entrâmes par la porte du jardin; il s'arrêta sur le seuil; puis, se
retournant tout à coup vers moi:
--Ne te semble-t-il pas, me dit-il, que la nature est aujourd'hui plus
belle que jamais?...
Lorsque nous approchâmes de la chambre de Thérèse, j'entendis la voix de
celle-ci:
--Non, le cœur ne peut se changer, disait-elle.
Je ne sais si Ortis avait entendu ces paroles, mais il ne m'en parla
point.
Nous trouvâmes Odouard qui se promenait; M. T*** était assis au fond de
la chambre, les coudes posés sur une petite table et la tête appuyée sur
ses mains; nous restâmes longtemps sans parler. Ortis enfin rompit le
silence.
--Demain, dit-il, je ne serai plus avec vous.
Il se leva, prit la main de Thérèse, y posa ses lèvres, et je vis des
larmes mouiller la paupière de celle-ci. Ortis, sans quitter sa main, la
pria de faire appeler la petite Isabelle; les cris et les sanglots de
cette pauvre enfant furent si prompts et si violents, qu'aucun de nous
ne put retenir ses pleurs. A peine eut-elle appris qu'il partait,
qu'elle se jeta à son cou en répétant plusieurs fois:
--O mon Ortis, pourquoi nous quittes-tu? Surtout reviens bien vite!
Ne pouvant supporter une scène aussi touchante, il la remit entre les
bras de Thérèse, et sortit en répétant plusieurs fois adieu. M. T***
l'accompagna, l'embrassa en pleurant à différentes reprises, et le
quitta sans pouvoir dire un mot. Odouard, qui était à son côté, nous
serra la main en nous souhaitant un bon voyage.
Il était nuit lorsque nous rentrâmes; il ordonna aussitôt à Michel de
préparer sa malle, et me pria de retourner à Padoue, afin de prendre les
lettres que lui avait offertes M. C***. Je partis au même instant.
Alors, au bas de la lettre qu'il avait commencée pour moi le matin, il
ajouta ce post-scriptum:
«Puisque je n'ai pu t'épargner la douleur de me rendre les derniers
devoirs, et qu'avant que tu vinsses, j'avais l'intention d'écrire au
curé, ajoute ce dernier bienfait à ceux dont tu m'as déjà comblé. Que je
sois enseveli comme on me trouvera, dans un site abandonné... pendant la
nuit, sans pompe... sans tombeau... sous les pins de la colline en face
de l'église... Le portrait de Thérèse sera enterré avec moi.
»Ton ami, JACQUES ORTIS.»

Il sortit de nouveau, et, sur les onze heures, frappa à la porte d'un
paysan à deux milles de chez lui, lui demanda de l'eau, et en but une
grande quantité.
Il rentra un peu après minuit, sortit bientôt de sa chambre pour donner
au jeune homme une lettre à mon adresse, qu'il lui recommanda de ne
remettre qu'à moi seul, et lui dit en lui serrant la main et en le
regardant tendrement:
--Adieu, Michel; aime-moi!
Puis, le quittant, il rentra tout à coup, et, fermant la porte derrière
lui, continua la lettre qu'il avait commencée pour Thérèse:
* * * * *

Une heure.
J'ai visité mes montagnes, j'ai visité le lac des Cinq-Fontaines, j'ai
salué pour la dernière fois les forêts, les champs et les cieux. O mes
solitudes! ô ruisseau qui, le premier, par ton cours m'enseignas la
demeure de cette femme céleste!... combien de fois j'effeuillai des
fleurs sur tes ondes, qui bientôt devaient passer sous ses fenêtres!
combien de fois j'accompagnai Thérèse sur ton rivage, lorsque, enivré du
bonheur de l'adorer, j'épuisais à longs traits le calice de la mort!
Mûrier sacré, je t'ai adoré, je t'ai laissé mes derniers remercîments et
mes derniers soupirs. Je me suis prosterné devant toi comme devant un
autel, et j'ai baigné l'herbe que tu ombrages des plus douces larmes que
j'aie jamais versées; elle me semblait encore chaude de sa présence.
Heureuse soirée, comme tu es gravée en mon cœur!... J'étais assis
près de toi, Thérèse, et les rayons de la lune, pénétrant à travers les
rameaux, éclairaient ton visage angélique; une larme roulait sur tes
joues, je la recueillis avec mes lèvres, nos bouches se rencontrèrent,
mes soupirs et mon âme passèrent dans ta poitrine. C'était le soir du 13
mai, c'était la journée du jeudi... Depuis cette époque, il ne s'écoula
pas un seul instant sans que cette soirée se représentât à mon souvenir.
Depuis ce temps, je me suis regardé comme sanctifié, et j'ai dédaigné
les autres femmes comme indignes de moi, de moi qui avais senti toute la
volupté d'un baiser de ta bouche.
Je t'aimais donc, je t'aimais, et je t'aime encore d'un amour que moi
seul peux comprendre... O mon ange! la mort est-elle à craindre pour
l'homme qui t'a entendue dire que tu l'aimais, qui a senti courir dans
ses veines toute la flamme qu'allume un de tes baisers, qui a mêlé ses
larmes aux tiennes?... Et maintenant encore que j'ai un pied dans la
tombe,... je crois te voir, et mes yeux s'arrêtent sur ton visage
resplendissant d'une flamme céleste!... et bientôt... Tout est
préparé... La nuit n'est déjà que trop avancée... Adieu!... Dans
quelques instants, nous serons séparés par le néant et l'incompréhensible
éternité... Le néant!... oh! oui, mon Dieu! je t'en supplie du fond de
l'âme,... si tu n'as pas quelque lieu où nous réunir un jour pour ne
nous quitter jamais, à cette heure solennelle de la mort, je te conjure
de m'abandonner au néant.
Adieu, Thérèse!... Je meurs exempt de crimes; je meurs maître de
moi-même, je meurs tout à toi; certain de tes larmes... Adieu!...
pardonne-moi!... adieu!...--Oh! console-toi, et vis pour consoler nos
malheureux parents... Ta mort ferait maudire mes cendres. Si quelqu'un
osait t'accuser de mes malheurs, confonds-le avec le dernier serment que
je prononce en me précipitant dans la nuit du tombeau... _Thérèse est
innocente._
Maintenant reçois mon âme!...
* * * * *
Michel, qui couchait dans la chambre voisine de celle d'Ortis, fut
réveillé par un gémissement sourd et prolongé: il prêta l'oreille, pour
écouter si on ne l'appelait pas, et ouvrit la fenêtre, soupçonnant que
j'étais revenu et que je l'avais appelé. Mais, s'étant assuré que tout
était tranquille, et la nuit encore obscure, il se remit au lit et ne
tarda point à se rendormir. Il m'a dit, depuis, que ce gémissement
l'avait effrayé d'abord, mais qu'ensuite il avait réfléchi que son
maître avait l'habitude de s'agiter ainsi pendant son sommeil.
Le matin, Michel, après avoir frappé en vain à la porte, força la
serrure, appela dans la première chambre, et, ne s'entendant point
répondre, s'avança en tremblant. Bientôt, à la lumière de la lampe qui
brûlait encore, il aperçut son maître baigné dans des flots de sang. Il
ouvrit les fenêtres pour appeler du secours; mais, voyant que personne
ne l'entendait, il courut chez le médecin et le curé: tous deux étaient
sortis pour assister un malade. Alors, il entra en pleurant dans le
jardin de M. T***; et, comme Thérèse sortait avec son père et son mari,
lequel justement lui annonçait qu'il avait appris qu'Ortis n'était point
parti dans la nuit, ainsi qu'il le devait faire, cette nouvelle lui
avait rendu l'espoir de lui dire adieu une dernière fois. Elle aperçut
Michel qui accourait: elle se retourna alors de son côté, soulevant le
voile qui couvrait son visage, sur lequel il était facile de lire une
douloureuse impatience.
Michel les joignit, criant au secours, disant que son maître s'était
frappé, mais qu'il ne le croyait pas encore mort. Thérèse l'écouta,
immobile et les yeux fixes; puis, sans verser une larme, sans pousser un
cri, elle s'évanouit entre les bras d'Odouard. M. T*** accourut,
espérant qu'il pourrait peut-être sauver la vie à notre malheureux ami.
Il le trouva étendu sur un sofa, la figure presque entièrement cachée
dans les coussins, immobile, mais respirant encore. Il s'était enfoncé
un stylet sous la mamelle gauche; mais ce stylet, tombé près de lui,
faisait présumer qu'il l'avait ensuite arraché de la blessure. Son habit
noir et sa cravate étaient jetés sur une chaise voisine. Il n'avait
conservé qu'un gilet, son pantalon, ses bottes et une écharpe de soie
très-large qui faisait plusieurs fois le tour de son corps, et dont un
des bouts pendait ensanglanté, parce que, dans ses douleurs, il avait
sans doute essayé de s'en débarrasser. M. T*** souleva doucement la
chemise, qui, toute souillée de sang, s'était attachée à la blessure.
Ortis alors tourna vers lui ses regards mourants, étendit un bras comme
pour s'y opposer, et, de l'autre, lui serra la main. Mais aussitôt,
laissant retomber sa tête sur les coussins, il leva les yeux au ciel et
expira.
La blessure était large et profonde, et, quoique n'attaquant pas le
cœur, était devenue mortelle par la quantité de sang qu'il avait
répandu, et qui coulait par torrents dans la chambre. Le portrait de
Thérèse, noir de sang caillé, à l'exception du milieu, pendait à son
cou, et les lèvres ensanglantées d'Ortis faisaient présumer que, dans
son agonie, il avait plusieurs fois pressé contre sa bouche l'image de
son amie. Sur le secrétaire était une Bible ouverte, sa montre, et
quelques feuillets de papier, sur l'un desquels était écrit: _O ma
mère!_ Ensuite, au milieu de quelques lignes raturées, on distinguait ce
mot: _Expiation_; puis, un peu plus bas, ceux-ci: _De pleurs éternels_.
Sur un autre, on lisait seulement l'adresse de sa mère; comme si, se
repentant de sa première lettre, il en eût commencé une autre qu'il
n'avait pas eu le courage d'achever.
A peine fus-je arrivé de Padoue, où j'étais resté plus longtemps que je
n'eusse voulu, que je fus effrayé de la foule de villageois qui
pleuraient dans la cour. Quelques-uns d'entre eux me regardaient avec
étonnement, et me conjuraient de ne pas monter. Je me précipitai en
tremblant dans la chambre: j'aperçus alors M. T*** étendu avec désespoir
sur le corps de mon ami, et Michel à genoux près de lui, la figure
contre terre. Je ne sais comment j'eus la force de m'approcher et de lui
poser la main sur le cœur auprès de la blessure... Il était mort, et
déjà froid. Les pleurs et la voix me manquèrent ensemble: muet et
immobile, je fixais des regards stupides sur ce sang, lorsque le prêtre
et le chirurgien arrivèrent enfin. Aidés de quelques domestiques, ils
nous arrachèrent à ce spectacle terrible. Thérèse passa tout ce jour au
milieu du deuil de sa famille et dans un mortel silence; puis, quand la
nuit fut venue, je me traînai derrière le corps de mon ami, qui fut
enterré sur la montagne des pins par les laboureurs du village.
FIN DE JACQUES ORTIS
* * * * *


LES FOUS
DU DOCTEUR MIRAGLIA

A MON BON AMI LE DOCTEUR CASTLE

I

Permettez-moi de vous rendre compte d'un des spectacles les plus
extraordinaires que j'aie jamais vus, et je puis même dire que l'on ait
jamais vus:
Une représentation dramatique jouée par des fous.
Et remarquez-le bien, c'est la troisième fois que ces mêmes fous, sous
la direction du docteur Miraglia, donnent à Naples des représentations,
et avec un succès tel, qu'à Naples, où les comédiens, même ceux qui ont
du talent, ne font pas un sou, nos fous, toutes les fois qu'ils jouent,
font salle comble.
Une fois,--la première,--ils ont joué le _Brutus_ d'Alfieri; les deux
autres fois, ils ont joué _le Bourgeois de Gand_[8].
_Le Bourgeois de Gand!_ entendez-vous, mon cher Romand, vous que je n'ai
pas vu depuis vingt-cinq ans peut-être? votre _Bourgeois de Gand_,
oublié à Paris par des acteurs qui se croient sages, des fous le jouent
ici, et le font applaudir avec frénésie!
C'est qu'en vérité je ne conseillerais pas à de vrais acteurs de lutter
avec eux.
Maintenant, comment vous raconter cette représentation? J'ai bien envie
de commencer par la fin, c'est-à dire de vous parler de M. Miraglia
d'abord, de son admirable établissement ensuite, et enfin de la
représentation du _Bourgeois de Gand_.
J'ai été voir _le Bourgeois de Gand_, sans connaître M. Miraglia, et
encore moins ses fous. Après la représentation, émerveillé de ce que
j'avais vu, j'ai couru après M. Miraglia; mais on m'a dit qu'on ne
pouvait pas lui parler, attendu qu'il était en train de calmer
l'exaltation de ses artistes, avec lesquels il partait le même soir pour
Aversa. Si je voulais l'aller voir à Aversa, il m'attendrait le
lendemain toute la journée, et je pourrais tout à mon aise faire mes
compliments aux artistes que j'avais applaudis la veille et à leur
habile directeur.
M. Miraglia m'attendait et m'exposa son système avec la plus complète
bienveillance. Vous faire connaître toutes les observations de M.
Miraglia n'est pas chose possible.
Je me bornerai donc à vous dire que M. Miraglia, après avoir douté du
système de Gall et de Spurzheim, l'étudia et, après l'avoir étudié, en
devint fanatique. Dès lors, se sentant entraîné par une vocation
irrésistible vers le traitement des fous, il comprit que la phrénologie
devait être surtout appliquée à la folie. Et, en effet, du développement
des organes dépend le développement des facultés de l'esprit; de
l'excitation de ces mêmes organes naissent l'exaltation et le désordre
de ces facultés, et de leur dépression, au contraire, naît l'abolition
de ces facultés. La manie, la folie et la démence sont les trois degrés
du dérangement de la raison. On passe de la manie à la folie, de la
folie à la démence; au delà, rien; car la démence, c'est l'atrophie du
cerveau, et, dans ce cas, les cavités du cerveau sont diminuées au
profit de la partie osseuse, qui est insensible et inintelligente.
* * * * *
La plupart des fous que contient l'établissement de M. Miraglia, sont
devenus fous par _religiosité_. Il est remarquable combien chez eux est
développé jusqu'à l'exagération, c'est-à-dire jusqu'à la manie,
l'organe de la vénération.
La _religiosité_ exagérée est un des organes qui mènent le plus
facilement aux crimes les plus impies.
En 1860, on eut un terrible exemple d'aberration religieuse, à
Tratta-Maggiore, petit pays situé à cinq milles au-dessus de Naples.
Dans la nuit du 25 mai, un fils tua sa mère, âgée de quatre-vingts ans,
tandis qu'elle dormait.
Il se nommait Raphaël Del Prete; il était âgé de trente-six à
trente-huit ans, de tempérament bilieux, mélancolique, d'intelligence
limitée; il était dominé par des sentiments ascétiques, passait pour
avoir un bon caractère, était respectueux pour sa vieille mère qu'il
paraissait adorer.
Jamais on n'avait remarqué en lui le moindre trouble cérébral.
Il tomba malade, fit vœu, s'il guérissait, de quêter pour faire dire
des messes, et recueillit de quoi en faire dire quatre ou cinq cents.
Dans le procès, Del Prete dit que le conseil de faire des quêtes lui
avait été donné par son confesseur,--qui espérait être chargé de dire
ces messes, et, par conséquent, en toucher l'argent.
Mais, au lieu de donner cet argent au prêtre, raconte toujours Del
Prete, il le donne à un ermite; ce que, apprenant le prêtre, il lui dit
avec emportement qu'il était damné.
Après cette menace, Del Prete devint pensif, il ne quitta plus la
maison, et, se regardant d'avance comme damné, il ne baisa plus les
images saintes pour lesquelles il avait une si grande dévotion
autrefois.
Sa mère l'invitait à sortir, et, comme son oisiveté amenait la gêne dans
la maison, elle le poussait à reprendre son métier, qu'il avait
complétement abandonné. Cette insistance de la pauvre femme l'irritait;
il répondait qu'il avait des dettes partout, et que personne ne lui
voulait plus faire crédit.
Enfin, une nuit, son frère, qui couchait dans le même lit que lui, se
réveilla et ne le sentit plus à ses côtés. En même temps, il entendit un
bruit de coups sourds dans la chambre voisine: il se leva, alluma une
chandelle, entra dans la chambre où il entendait ce singulier bruit, et
il trouva son frère écrasant à coups de masse la tête de sa mère.
--Que fais-tu, malheureux? lui demanda-t-il.
--J'ai entendu, répondit l'assassin, ma mère qui était tombée à bas du
lit, je suis accouru pour l'y remettre.
Le frère sortit pour appeler du secours, rentra, accompagné de plusieurs
personnes, et trouva le meurtrier en extase près du corps de sa mère.
Incarcéré et interrogé, le malheureux répondit que c'était le démon qui,
pendant toute la journée précédente, lui avait soufflé à l'oreille de
tuer sa mère. Son frère s'étant endormi, et la voix du démon ayant
continué à le pousser au meurtre, il avait cédé à la tentation.
Les juges ayant peine à croire à ce matricide, pendant un état de libre
arbitre de l'assassin, appelèrent en consultation M. Miraglia et le
docteur Barbarisi.
M. Miraglia examina la tête du prévenu et déclara qu'il était atteint de
ce genre de folie que l'on appelle _lypémanie ascétique_, laquelle peut,
par des hallucinations fantasques, entraîner aux actes les plus
désespérés celui qui est sous son empire. Il déclara donc que le
coupable avait agi, non pas dans l'exercice de son libre arbitre, mais
sous la pression d'une terreur religieuse à laquelle il n'avait pas pu
résister.
--Inutile de le tuer, dit M. Miraglia aux juges: dans un an, il sera
mort.
Le coupable, en effet, fut sauvé de la guillotine, mais non de la mort.
Dieu l'avait déjà condamné quand les hommes s'occupaient de rendre son
jugement.
Un an après, comme l'avait prédit M. Miraglia, Del Prete mourut;
l'autopsie du cerveau présenta un crâne double d'épaisseur, comparé à
un autre crâne, et transparent au sinciput antérieur; les méninges
étaient engorgées de sang; le sectum falciforme était devenu plus
volumineux et avait fait adhésion avec les circonvolutions immédiates;
ces circonvolutions présentaient des suppurations gélatineuses dans la
substance grise; les lobes médiaux comme les méninges, étaient engorgés
de sang et ramollis; le reste de la substance cérébrale était dans
l'état ordinaire.
Parmi les viscères, le foie était très-volumineux et présentait des
traces inflammatoires.
* * * * *
Maintenant, voici les raisons que, dans la conviction de la culpabilité
matérielle, mais de l'innocence morale de Del Prete, M. Miraglia fit
valoir près des juges.
Les actes antérieurs au crime de Del Prete, ou du moins ceux qui le
précédèrent de quelques jours, démontraient clairement la _lypémanie
ascétique_, presque toujours accompagnée d'hallucinations qui font
croire au patient qu'il est possédé. C'est sous l'empire de cet état
morbide que le crime fut consommé; mais Del Prete n'était pas fou
seulement du jour où il commença à donner des signes de folie;
l'infirmité, quoique n'étant pas extérieurement reconnue, avait une
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