Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 04

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Une autre espèce d'amateurs d'Italie se plaint à haute voix, criant
qu'ils ont été vendus et livrés; mais, s'ils se fussent armés, ils
eussent été vaincus peut-être, mais non pas trahis; et, s'ils s'étaient
défendus jusqu'à la dernière goutte de leur sang, les vainqueurs
n'eussent pas pu les vendre, et les vaincus n'eussent point tenté de se
racheter. Il y en a beaucoup parmi nous qui croient que la liberté se
peut payer à prix d'argent, qui pensent que les nations étrangères
viennent, par amour de l'équité, s'égorger réciproquement dans nos
campagnes pour délivrer l'Italie; mais les Français, qui ont rendu
odieuse la divine théorie de la liberté publique, feront les Timoléons à
notre égard.--Beaucoup espèrent dans le jeune héros né de sang italien,
né où se parle notre langue;--moi, d'une âme basse et cruelle, je
n'attendrai jamais rien d'utile ni d'élevé pour nous; que m'importe
qu'il ait le courage et le rugissement du lion, s'il a l'esprit du
renard! Oui, bas et cruel, et les épithètes ne sont pas exagérées;
n'a-t-il pas vendu Venise avec une franche et généreuse fierté? Selim
Ier, qui fit égorger sur le Nil trente mille soldats circassiens qui
s'étaient fiés à sa parole, et Nadir schah, qui, dans notre siècle,
assassina trois cent mille Indiens, sont plus féroces, c'est vrai, mais
moins méprisables. J'ai vu de mes yeux une constitution démocratique,
apostillée par le jeune héros, apostillée de sa main, et envoyée de
Passeriano à Venise, pour qu'elle y fût acceptée; et le traité de
Campo-Formio était déjà signé depuis plusieurs jours, et Venise vendue:
et la confiance que le héros nous inspirait à tous a rempli l'Italie de
proscrits, d'émigrants et d'exilés. Je n'accuse pas la raison d'État,
qui vend les nations comme des troupeaux de bêtes: ce fut et ce sera
toujours ainsi mais je pleure ma patrie,
Qui me fut enlevée, et de telle manière,
Que l'offense en mon cœur vit encore tout entière.
Il est né Italien, et secourra un jour la patrie.--Qu'un autre le croie;
moi, j'ai répondu et je répondrai toujours: «La nature le créa tyran, et
le tyran n'a point d'égard à la patrie. Il n'en a pas!»
Quelques-unes des nations, en voyant les plaies de l'Italie, vous disent
qu'il faut savoir les guérir avec les remèdes extrêmes nécessaires à la
liberté. C'est vrai, l'Italie a des abbés et des moines; mais elle n'a
plus de prêtres; car, là où la religion n'est point incarnée dans les
lois et dans les mœurs d'un peuple, l'administration du culte n'est
plus qu'un commerce. L'Italie a des nobles encore tant que tu voudrais,
mais elle n'a plus de patriciens; les patriciens défendaient l'Italie
d'une main pendant la guerre, et la gouvernaient de l'autre pendant la
paix. Tandis qu'en Italie, maintenant, la grande prétention des nobles
est de ne faire ni savoir rien. Enfin nous avons encore un peuple, mais
nous n'avons plus de citoyens, ou bien peu, du moins. Les médecins, les
avocats, les professeurs d'université, les lettrés, les riches
marchands, l'innombrable foule des employés font des arts libéraux et
s'intitulent bourgeois; mais ils n'ont ni force ni droit de bourgeoisie.
Chacun gagne du pain ou des diamants, son nécessaire ou son superflu,
avec son industrie personnelle, mais il n'est pas propriétaire sur ce
sol; il est une portion du peuple moins malheureux, mais non pas moins
esclave; une terre est possible sans habitants:--un peuple sans terre,
jamais. C'est pour cela que le petit nombre de propriétaires
territoriaux, en Italie, seront toujours les dominateurs invisibles et
les arbitres de la nation. Or, des moines et des abbés, faisons des
prêtres; convertissons les nobles en patriciens, tous les habitants, ou
une partie du moins, en propriétaires ou en possesseurs de terres. Mais
prenons garde. Faisons cela sans carnage, sans impiété, sans factions,
sans proscriptions, sans exils, sans l'aide, sans le sang, sans les
extorsions des armes étrangères, sans division territoriale, sans lois
agraires, sans expropriations des biens paternels; car, si jamais de
pareils remèdes étaient indispensables pour nous tirer de notre
perpétuel et infâme esclavage, je ne sais vraiment ce que je
préférerais;--ni infamie ni servitude.--Être l'exécuteur de si cruels et
souvent de si inefficaces remèdes, jamais: l'individu a toujours quelque
voie de salut, lui, ne fût-ce que la tombe. Mais un peuple ne peut pas
se suicider d'un coup et tout entier; et cependant, si j'écrivais,
j'exhorterais l'Italie à subir en paix sa situation présente, et à
laisser à la France le honteux malheur d'avoir sacrifié tant de victimes
humaines à la liberté, victimes sur lesquelles le Conseil des cinq
cents, ou d'un seul, cela revient au même, a posé et posera son trône
vacillant de minute en minute, comme tout trône qui a pour fondement des
cadavres.
Le temps depuis lequel je t'ai écrit n'a pas été perdu pour moi; je
crois même avoir trop gagné pendant ce temps, mais c'est un gain
funeste. M. T*** a beaucoup de livres de philosophie politique, et des
meilleurs écrivains du monde moderne; et, soit pour résister au désir
d'aller voir Thérèse, soit par ennui ou par curiosité, je me suis fait
envoyer ces livres, et, soit en les lisant, soit en les feuilletant,
j'en ai fait les maussades compagnons de mon hiver.--Certes, j'avais
cependant une plus aimable compagnie: c'était celle des petits oiseaux,
qui, chassés par le froid des montagnes et des prairies, venaient
chercher leur nourriture près des habitations des hommes, leurs ennemis,
se posaient par famille et par tribu sur mon balcon, où je leur
apportais leur dîner et leur souper; mais aussi peut-être que, le froid
parti, ils m'abandonneront pour jamais. En somme, j'ai recueilli de mes
longues lectures que l'ignorance des hommes est peut-être chose
dangereuse, mais que leur connaissance, lorsqu'on n'a pas le courage de
les tromper, est une chose funeste. J'ai recueilli que les nombreuses
opinions de beaucoup de livres et les contradictions historiques mènent
l'esprit le plus arrêté à la confusion, au chaos et au vide; si bien
que, si l'on me mettait dans l'obligation de ne jamais lire ou de lire
toujours,--je préférerais ne jamais lire; et peut-être ferai-je ainsi.
J'ai recueilli enfin que nous avons toutes passions vaines, que la vie
elle-même n'est qu'une vanité, et que néanmoins dans cette vanité est
la source de nos erreurs, de nos larmes et de nos crimes.
Et cependant, je sens plus que jamais revivre dans mon cœur l'amour
de la patrie;--et, quand je pense à Thérèse, et qu'en y pensant,
j'espère,--je retombe dans une tristesse plus profonde, et je me dis:
«Quand ma femme sera aussi la mère de mes fils, mes fils n'auront pas de
patrie, et leur mère ne s'apercevra qu'en gémissant qu'elle devient
mère!» Aux autres passions qui se font sentir aux jeunes filles, et
surtout aux jeunes filles italiennes, à l'aurore fugitive de leur vie,
s'est joint ce malheureux amour de la patrie. Je détourne autant que je
peux la conversation de M. T*** des discussions politiques, dans
lesquelles il se passionne; sa fille alors n'ouvre jamais la bouche;
mais je m'aperçois combien les angoisses de son père et les miennes
retentissent jusqu'au plus profond de son cœur. Tu sais que ce n'est
point une femme vulgaire et insoucieuse des intérêts publics; car, dans
un autre temps, elle eût pu choisir un autre mari; elle est douée d'une
âme haute et de nobles pensers, et elle voit combien m'est pesant ce
repos d'obscur et froid égoïsme dans lequel languissent tous nos jours.
Vraiment, Lorenzo, même en me taisant, je découvre que je suis misérable
et vil à mes propres yeux. La volonté forte et l'impuissance d'agir
font le plus malheureux des hommes, l'homme passionné en politique; il
faut qu'il enferme cette volonté, qu'il l'étouffe dans son cœur, ou
il sera ridicule au monde, ou il fera la figure d'un paladin de roman.
Quand Caton se tua, un pauvre patricien, nommé Cosius, se tua comme lui:
l'un fut admiré, parce que, avant de recourir à cette extrémité, il
avait tout tenté pour ne pas être esclave; l'autre fut raillé, parce
que, par amour de la liberté, il n'avait pas su faire autre chose que se
poignarder.
Mais, tout en restant chez moi, je n'en suis pas moins de pensée près de
Thérèse; cependant, j'ai encore un tel empire sur moi-même, que je
laisse passer trois et quatre jours sans la voir; c'est que son seul
souvenir me procure une flamme suave, une lumière, une consolation de
vie;--ô courte peut-être, mais divine douceur!--et c'est ainsi que
j'échappe à un désespoir complet.
Et, quand je suis près d'elle--d'un autre peut-être tu ne le croirais
pas, Lorenzo; mais de moi, si!--alors, je ne lui parle pas d'amour:
voilà six mois que son âme fraternise avec la mienne, et jamais elle n'a
entendu sortir de mes lèvres la certitude de mon amour; mais comment
cependant n'en serait-elle pas sûre? M. T*** joue avec moi aux échecs
des soirées entières. Elle travaille assise près de la table,
silencieuse, si ce n'est lorsque parlent ses yeux;--mais cela arrive
rarement;--et, se baissant tout à coup, alors ils ne demandent que la
pitié: et quelle autre pitié puis-je lui accorder, excepté de retenir,
tant que j'en aurai la force, mes passions cachées au fond de mon
cœur? Est-ce que je vis pour autre chose qu'elle? et, quand ce
nouveau songe d'or sera fini, je baisserai volontiers la toile: la
gloire, la science, la jeunesse, la fortune, la patrie, tous ces
fantômes qui, jusqu'à présent, ont joué un rôle dans ma comédie,
n'existeront plus pour moi! je baisserai la toile; et je laisserai les
autres hommes se fatiguer pour accroître les plaisirs et diminuer les
douleurs d'une vie qui, à chaque minute, se raccourcit, et que cependant
les malheureux voudraient se persuader immortelle.
Enfin voilà qu'avec mon désordre habituel, et avec un calme inaccoutumé,
j'ai répondu à ta longue et affectueuse lettre.--Tu sais, toi, beaucoup
mieux exposer les raisons; mais, moi, je sens trop les miennes; mais, si
j'écoutais plus les autres que moi, j'en arriverais peut-être à
m'ennuyer en moi-même, et c'est dans l'absence de cet ennui de soi-même
qu'existe le peu de félicité que l'homme peut espérer sur la terre.

3 avril.
Lorsque l'âme est tout entière absorbée dans une espèce de béatitude,
nos faibles facultés, accablées par une somme trop forte de bonheur,
deviennent presque stupides, muettes et inhabiles à aucune fatigue. Si
je ne menais pas une vie d'élu, tu recevrais plus souvent de mes
nouvelles. Lorsque le malheur alourdit le fardeau de notre existence,
nous courons en faire part à quelque malheureux, et il reprend force de
son côté eu voyant qu'il n'est pas le seul voué aux larmes; mais, s'il
nous luit quelque moment de félicité, nous nous concentrons tout en
nous-même, tremblant que notre bonheur ne diminue de la part que
pourrait y prendre un ami: et cependant notre orgueil nous pousse à
conduire ce bonheur en triomphe; puis il sent médiocrement sa propre
passion, ou triste ou joyeuse, celui qui peut trop minutieusement la
décrire.--Et cependant, la nature redevient belle, belle comme elle
devait être, lorsque, sortant pour la première fois de l'abîme informe
du chaos, elle envoya devant elle la riante aurore d'avril, et que
celle-ci, abandonnant ses blonds cheveux à l'orient, et ceignant peu à
peu l'univers de son manteau de pourpre, versa, bienfaisante, la fraîche
rosée, et envoya l'haleine vierge encore de la brise annoncer aux
fleurs, aux nuages, aux mers et à tous les êtres enfin qui la saluaient,
la présence du soleil; du soleil! sublime image de Dieu, lumière, âme et
vie de tout ce qui existe!

6 avril.
Hélas! il n'est que trop vrai, Lorenzo, quelquefois mon imagination me
présente le bonheur; il est là, il me semble que je vais le saisir, je
tends la main, quelques pas encore et puis... tout à coup le voile se
déchire, mon âme ulcérée le voit s'évanouir et s'éloigner d'elle, et se
brise alors comme si elle perdait un bien qu'elle possédât depuis
longtemps.
Enfin il nous écrit que la chicane a retardé l'appel de sa cause et que
la Révolution a fait fermer les tribunaux pour quelque temps; joins à
cela l'intérêt qui domine toutes les autres passions, un nouvel amour
peut-être... que sais-je, moi? Que te fait tout cela? me diras-tu...
Rien, mon cher Lorenzo; à Dieu ne plaise que je veuille profiter de sa
froideur! mais conçois-tu que, dans sa position, il puisse rester un
jour de plus éloigné de Thérèse?... Insensé que je suis!
m'illusionnerais-je donc toujours?... et pour avaler ensuite le breuvage
mortel que, moi-même, je me serais préparé?...

11 avril.
... Elle était à demi-couchée sur un sofa en face de la fenêtre des
collines, observant d'un œil distrait les nuages qui traversaient le
vague de l'air.
--Quel azur profond! me dit-elle en se tournant vers moi.
J'étais à son côté, muet, et les yeux fixés sur sa main, qui tenait un
petit livre entr'ouvert... Je ne sais comment cela se fit, mais je ne
m'aperçus pas que l'ouragan commençait à mugir, et que le vent du nord,
soufflant avec violence, courbait jusqu'à terre les plantes et les
jeunes tiges.
--Pauvres arbrisseaux! s'écria Thérèse.
Je sortis tout à coup de ma rêverie; la nuit, devenue plus épaisse,
n'était interrompue que par la lueur bleuâtre des éclairs, qui la
faisaient paraître plus noire encore. La pluie tombait par torrents, la
foudre se faisait entendre. Peu après, je vis les fenêtres fermées, et
une lumière dans la chambre... Le domestique venait de remplir son
office accoutumé, comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'on
craignait le mauvais temps; il nous avait dérobé le spectacle de la
nature irritée: Thérèse, plongée dans une rêverie profonde, ne s'en
aperçut point et le laissa faire.
Je lui pris le livre des mains, et, l'ouvrant au hasard, je lus.
«La jeune Glycère exhala sur mes lèvres son dernier soupir. Avec
Glycère, j'ai perdu tout ce que je pouvais jamais perdre. Sa tombe est
l'unique coin de terre que je daigne appeler mien. Seul, j'en connais la
place; je l'ai couverte de rosiers touffus qui fleurissent comme
autrefois fleurissait son visage, et qui répandent une odeur pareille à
celle de son souffle. Tous les ans, dans le mois des fleurs, je visite
le bosquet sacré... Je m'assieds sur la terre qui recouvre ses cendres,
je cueille une rose, et je me dis: «Ainsi tu fleuris un jour...» Puis je
l'effeuille, et je l'éparpille... Je me rappelle le doux songe de nos
amours... O ma bien-aimée, où es-tu?... Une larme alors, s'échappant de
mes yeux, arrose l'herbe qui pointe sur sa tombe... et apaise son ombre
amoureuse.»
Je me tus...
--Pourquoi ne continuez-vous pas? me dit Thérèse en soupirant et en
fixant sur moi ses regards mélancoliques.
Je repris alors.... Mais, lorsque j'en fus à ces mots: «Ainsi tu fleuris
un jour,» ma voix étouffée s'arrêta, et une larme de Thérèse tomba sur
ma main, qui serrait la sienne...

17 avril.
Tu te rappelles, Lorenzo, cette jeune personne qui, il y a quatre ans,
habita au bas de nos collines? Tu sais qu'elle aimait notre ami Olivier
P***, et tu sais comment, étant pauvre, il ne put l'épouser à cause de
sa pauvreté? Je l'ai revue aujourd'hui, mariée à un noble parent de la
famille T***; car, en passant par ses propriétés, elle est venue faire
une visite à Thérèse: j'étais assis à terre, sur un tapis, près de la
petite Isabelle, qui épelait l'alphabet sur une chaise... En
l'apercevant, je me levai et je courus à elle presque pour
l'embrasser... Quel changement! dédaigneuse, affectée! Ce ne fut qu'au
bout de quelque temps qu'elle sembla se souvenir de m'avoir vu
autrefois. Alors, elle nous balbutia, moitié à moi, moitié à Thérèse, un
compliment qu'elle avait probablement préparé, mais que ma présence
inattendue lui avait fait oublier, et, se remettant à parler bijoux,
colliers, rubans, elle reprit son aplomb. Je crus faire un acte de
charité en détournant la conversation de pareilles fadaises, et, comme
toutes les jeunes filles deviennent plus belles de visage et n'ont plus
besoin d'ornements lorsqu'elles parlent modestement de leur cœur, je
lui rappelai cette campagne et ces jours...
--Oui, oui, me répondit-elle négligemment.
Elle se remit à vanter l'excellence du travail de ses pendants
d'oreille. Le mari cependant (qui, dans le grand peuple des Pygmées, a
peut-être escroqué la réputation de savant comme l'Algarotti, le*** et
tant d'autres), semant son parler toscan de mille phrases françaises,
prit la parole, et renchérit encore sur le prix de ces bagatelles et le
bon goût de son épouse.
Je m'étais levé pour prendre mon chapeau, un coup d'œil de Thérèse me
fit rasseoir, et la conversation tomba sur des livres que nous lisions à
la campagne. C'est alors que tu aurais entendu notre homme nous faire le
catalogue de sa prodigieuse bibliothèque, de ses superbes éditions, des
auteurs anciens qu'il avait, disait-il, grand soin de compléter dans ses
voyages. J'en riais au fond du cœur, et lui continuait son
dénombrement, lorsque Jésus permit qu'un domestique, qui était allé
chercher M. T***, revînt dire qu'il était à la chasse dans les
montagnes. Cet incident arrêta l'énumération; et je profitai de ce
moment de relâche pour demander à l'épouse des nouvelles de son ancien
amant Olivier, que je n'avais pas revu depuis ses malheurs; que
devins-je, Lorenzo, lorsque je l'entendis me répondre froidement:
--Il est mort!
--Il est mort? m'écriai-je en me levant brusquement et en fixant sur
elle des yeux égarés.
Je décrivis alors à Thérèse l'excellent caractère de ce jeune homme sans
pareil; je lui racontai comment le sort acharné contre lui le conduisit
au tombeau dans une affreuse misère, et comment il mourut cependant pur
de taches et de fautes.
Le mari se mit alors à nous donner des détails sur la mort du père
d'Olivier, sur les prétentions de son frère aîné, sur les procès
toujours embrouillés qui furent portés devant les tribunaux, lesquels,
ayant à juger entre deux fils d'un même père, enrichirent l'un en
dépouillant l'autre; et à nous dire comment le pauvre Olivier épuisa
dans les cabales du barreau le peu qui lui restait.--Alors, il moralisa
longuement sur ce jeune homme extravagant qui refusa les bienfaits que
lui offrait son frère, et qui, au lieu de l'apaiser par sa soumission,
ne fit que l'aigrir encore davantage.
Je l'interrompis.
--Fallait-il, m'écriai-je avec force, parce que son frère était injuste,
qu'Olivier s'avilît? Malheureux celui qui ferme son cœur aux conseils
de l'amitié, qui dédaigne les soupirs de la compassion, et qui repousse
les secours que lui présente la main d'un ami!... mais mille fois plus
malheureux encore celui qui, se confiant au riche, cherche la vertu où
n'a jamais existé le malheur! Le puissant ne s'allie à l'infortuné que
pour acheter sa reconnaissance, et profiter ainsi des caprices du sort
pour l'opprimer... Les malheureux seuls savent compatir au malheur, et
mêler les douces larmes de la pitié aux pleurs amers de l'infortune;
mais celui qui s'est assis une fois à la table du riche s'aperçoit
bientôt, quoique trop tard encore,
Combien le pain d'autrui semble amer à la bouche.
--Et comptez-vous pour rien, poursuivis-je, l'humiliation de mendier
l'existence et de maudire, cent fois le jour, l'indiscret protecteur
qui, bienfaisant par ostentation, exige pour sa récompense votre
avilissement et votre servitude?
--Mais, reprit le mari, vous ne m'avez pas donné le temps de finir;
puisque Olivier sortit de la maison paternelle, abandonnant à son frère
aîné tous ses droits, pourquoi paya-t-il, depuis, les créanciers de son
père et alla-t-il lui-même au-devant de l'indigence, en diminuant par sa
sotte délicatesse ce qui lui revenait de l'inventaire de sa mère?
--Pourquoi?... Et, si celui qui fut déclaré l'héritier trompa les
créanciers par de vains subterfuges, Olivier devait-il souffrir que les
os de son père fussent maudits par ceux-là-mêmes qui l'avaient secouru
dans son adversité, et que lui fût montré au doigt comme le fils d'un
banqueroutier?... Cette générosité déshonore son aîné, qui était
incapable de l'imiter, et qui, après avoir tenté de l'avilir par des
bienfaits qu'il refusa, lui jura une haine éternelle, une haine de
frère. Pendant ce temps, Olivier perdit l'appui de ces hommes qui au
fond du cœur étaient forcés de rendre justice à sa loyauté, mais qui
se bornaient là, parce qu'il est plus facile d'approuver la vertu que de
la pratiquer et de la défendre. Pourquoi l'homme de bien jeté au milieu
des méchants n'y peut-il jamais être heureux? C'est que nous sommes
habitués à prendre toujours le parti du plus fort, à fouler aux pieds le
plus faible, et à ne juger jamais que d'après l'événement.
Ils ne me répondaient pas.--Peut-être étaient-ils convaincus... ou, si
je ne les avais pas persuadés, je les avais rendus au moins rêveurs.
--Oh! loin de plaindre Olivier, continuai-je, je rends grâce à Dieu,
qui, l'appelant à lui, l'éloigne de tant d'hypocrisie et d'imbécillité;
car, à dire vrai, nous autres dévots de la vertu, nous sommes des niais
et des imbéciles. Il y a certains hommes qui ont besoin de la mort parce
qu'ils ne peuvent s'accoutumer aux crimes des mauvais et à la
pusillanimité des bons.
La femme était attendrie au moins!
--Hélas! ce mot n'est que trop vrai! dit-elle en poussant un soupir;
mais l'homme qui ne peut se passer du pain d'autrui ne doit pas être si
chatouilleux sur le point d'honneur.
--Eh! voilà encore un de vos blasphèmes! m'écriai-je; pensez-vous, parce
que vous êtes favorisés de la fortune, que vous seuls soyez dignes et
probes? parce que votre âme obscure ne peut réfléchir l'image de la
vertu, vous voudrez l'effacer aussi dans le cœur des malheureux, dont
elle fait la seule consolation, et échapper ainsi aux remords de votre
conscience?
Les regards de Thérèse me donnaient raison; pourtant elle tâchait de
changer la conversation; mais je ne pouvais plus me taire, bien que
maintenant je sois fâché de cette sortie. Les yeux de la femme étaient
baissés vers la terre, et leur âme, au reste, à tous deux, était
atterrée, lorsque je continuai d'une voix terrible:
--Ceux qui jamais n'ont connu l'adversité sont indignes de leur bonheur;
orgueilleux! ils ne regardent la misère que pour l'insulter; ils
prétendent que tout doit s'offrir en tribut à leurs richesses et à leurs
plaisirs. Mais l'homme qui, dans le malheur, conserve sa dignité est à
la fois un objet de consolation pour les bons et de honte pour les
méchants.
Et je suis sorti alors, m'élançant hors de la chambre, en m'enfonçant
les mains dans les cheveux.
Oh! grâce aux premiers événements de ma vie qui m'ont fait
malheureux!... sans eux, Lorenzo, je ne serais peut-être pas ton ami, ni
celui de cette femme céleste... Depuis ce moment, j'ai toujours devant
les yeux l'aventure de ce matin... et ici encore... où je suis seul,
absolument seul... je regarde autour de moi, et je crains de revoir
quelqu'une de mes anciennes connaissances... Qui l'aurait jamais dit,
Lorenzo? son cœur n'a point palpité au souvenir de son premier amour;
que dis-je! elle a osé troubler la cendre de celui qui, avant tout
autre, lui inspira ce sentiment universel, âme de la vie... Pas un
soupir!... Insensé que je suis, et je m'afflige... parce que je ne puis
trouver dans les hommes cette vertu qui peut-être n'est qu'un vain
mot!--O nécessité qui se transforme selon les passions et les
circonstances!... O puissance de la vie chez quelques individus, qui,
loyaux et miséricordieux par caractère, sont forcés à une guerre
perpétuelle contre le reste des hommes, et qui, un jour enfin, las de la
lutte, de bon gré ou de force, doivent ouvrir les yeux à la lumière
funèbre du désenchantement...
Je ne suis point méchant, tu le sais, Lorenzo; dans ma jeunesse,
j'aurais répandu des fleurs sur la tête de tous les vivants. Qui m'a
rendu sévère et défiant envers la plus grande partie des hommes, si ce
n'est leur hypocrite cruauté? Je leur pardonnerais encore tous les torts
qu'ils m'ont causés. Mais, quand la vénérable pauvreté passe devant moi,
me montrant ses veines sucées par la toute-puissante opulence; quand je
vois tant d'hommes malheureux, emprisonnés, mourants de faim et courbés
sous le fléau terrible de certaines lois... alors, je ne puis complicier
avec le monde, et il faut que je crie vengeance parmi cette foule de
malheureux dont je partage le pain et les larmes; et je brûle de
réclamer en leur nom la portion d'héritage que la nature, mère
bienfaisante et impartiale, leur avait accordée comme aux autres. La
nature!... il est vrai qu'elle nous a faits si mauvais, qu'elle peut
nous repousser sans être une marâtre.
Oui, Thérèse, je vivrai avec toi, mais je ne vivrai pas sans toi; tu es
un de ces quelques anges que le Ciel répand à la surface de la terre
pour faire chérir la vertu, et faire renaître dans le cœur des
affligés et des malheureux l'amour de l'humanité... Mais, si jamais je
te perdais, quelle félicité resterait à mon pauvre cœur dégoûté de
tout le reste du monde?
O Lorenzo! si tu avais vu, lorsque je retournai chez elle, avec quelle
expression elle me tendit la main en me disant:
--Apaisez-vous, Ortis.
Je crois que vraiment ces deux personnes se repentent, et que, si
Olivier n'avait point été malheureux, il aurait pu trouver encore un
ami!
--Ah! s'écria-t-elle après avoir gardé quelque temps le silence, pour
chérir la vertu et plaindre l'infortune, il faut donc avoir vécu dans la
douleur!...
O Lorenzo, Lorenzo! toutes les beautés de son âme céleste
resplendissaient sur son visage.

29 avril.
Je suis près d'elle, Lorenzo, et si plein de vie, qu'à peine ai-je la
force de me sentir vivre. C'est ainsi que parfois, au sortir d'un
profond sommeil, si le soleil frappe ma vue, mes yeux éblouis se perdent
dans un torrent de lumière.
Depuis longtemps, j'ai honte de ma paresse: au retour du printemps, je
me promettais d'étudier la botanique; et, en quinze jours, j'avais
rassemblé plusieurs centaines de plantes, qui depuis se sont égarées. Il
m'est arrivé même d'oublier mon Linné sur un des bancs du jardin ou au
pied de quelque arbre; finalement je l'ai perdu, et, hier, Michel m'en a
rapporté deux feuillets tout humides de rosée, et, ce matin, j'ai appris
que le reste avait été déchiré par le chien du jardinier.
Thérèse me gronde: pour la contenter, je me mets à écrire; mais à peine
ai-je commencé avec les plus belles dispositions du monde, que je
m'arrête à la deuxième ou troisième période. Mille phrases, mille idées
se succèdent dans mon esprit, je choisis, je corrige pour choisir et
corriger encore; puis à la fin, accablé de lassitude, mes pensées se
confondent, mes doigts abandonnent la plume, j'ai perdu mon temps, la
fatigue me reste, et ma journée s'est écoulée à ne rien faire. Je t'ai
déjà dit qu'écrire un livre est une chose au-dessus et au-dessous de mes
forces: examine l'état de mon âme, et tu verras que c'est déjà beaucoup
que d'écrire une lettre...
La sotte figure que je fais près de Thérèse lorsque je lis et qu'elle
travaille! je m'interromps à chaque instant, et elle me dit:
--Poursuivez donc.
Je me remets à lire; au bout de deux pages, ma prononciation devient
plus rapide, je finis par bégayer.
--Lisez donc mieux, me dit-elle.
Je continue, mais peu à peu mes yeux se détournent du livre et se fixent
sur son visage d'ange; je m'arrête, le livre me tombe des mains, il se
ferme... je perds l'endroit où j'en suis, et je cherche en vain à le
retrouver. Thérèse voudrait se fâcher,--et elle sourit.
Ah! si je pouvais jeter toutes mes idées sur le papier au moment où
elles me passent par la tête! La couverture et les marges de mon
Plutarque sont remplies de notes qui ne sont pas plus tôt écrites,
qu'elles me sortent de la mémoire; et, lorsque ensuite je les relis, je
les trouve vides d'idées, décousues et froides. Cette habitude de noter
ses pensées avant de les laisser mûrir dans l'esprit est vraiment
misérable. C'est ainsi que l'on fait aujourd'hui des livres composés
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