Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 10

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Dieu te les épargne, Lorenzo! j'ai contracté ces devoirs sans les
connaître; ma vie doit-elle donc, esclave des préjugés, payer les maux
dont m'accable la société, parce qu'elle les appelle des
bienfaits?--Et, en fussent-ils encore,... j'en jouis et je les
récompense tant que j'existe; mais, dans la tombe, je cesse d'y être
exposé et d'en tirer aucun avantage.--O mon ami, chaque homme naît
ennemi de la société, parce que la société est ennemie de chaque
individu. Suppose un instant que tous les mortels à la fois éprouvassent
ce dégoût de la vie.--Crois-tu qu'ils la supporteraient pour moi seul?
Si je commets une action préjudiciable au plus grand nombre, je suis
puni, tandis qu'il ne me sera jamais permis de me venger de celles de la
majorité, quelque dommage qu'elles me causent. Je suis fils,
prétendent-ils, de la grande famille; mais ne puis-je pas, en renonçant
aux biens qu'elle me promet, me dérober aux devoirs qu'elle m'impose, me
regarder comme formant à moi seul un monde entier, et me soustraire à
ses lois, puisque, la première, elle a manqué aux promesses du bonheur
qu'elle m'avait faites? Si, dans le partage général, je m'aperçois qu'il
ne me revient pas ma portion de liberté; si les hommes s'en sont emparés
parce qu'ils sont les plus forts; s'ils me punissent parce que je la
redemande,... quel autre moyen de les délier de leurs promesses, et de
les délivrer de mes plaintes, que de chercher dans ma tombe la
tranquillité et le repos? Ah! combien les philosophes qui ont prêché les
vertus humaines, la probité naturelle, la bienveillance réciproque, ont
servi à leur insu la politique des tyrans, et trompé ces âmes généreuses
et bouillantes qui aiment aveuglément les hommes! dans la seule
espérance d'être aimées d'eux, et qui seront toujours victimes, trop
tard repentantes, de leur loyale crédulité.
Combien de fois ces arguments de la raison ont-ils trouvé fermée la
porte de mon cœur, parce que j'espérais encore consacrer mes malheurs
à la félicité d'autrui! Mais, au nom de Dieu, Lorenzo, écoute et
réponds-moi: Pourquoi est-ce que je vis?... de quelle utilité te
suis-je, moi fugitif au milieu de ces montagnes? quel honneur ma vie
peut-elle répandre sur moi, sur ma patrie et sur ceux qui me sont chers?
quelle différence y a-t-il de ma solitude à la tombe? La mort serait
pour moi le terme de mes peines, et pour vous celui de votre inquiétude
sur mon sort; à tant d'angoisses et de douleurs en succéderait une
seule; terrible, il est vrai, mais qui serait la dernière, et qui vous
ferait certain de mon éternelle tranquillité...
Je réfléchis chaque jour aux dépenses que je cause à ma mère; car je ne
sais comment elle peut faire pour moi tout ce qu'elle fait, et peut-être
maintenant, si je revenais chez elle, trouverais-je notre maison déchue
de son ancienne splendeur, qui déjà commençait à s'obscurcir, lorsque je
la quittai, par les extorsions publiques et privées qui se succédaient
chaque jour.
Ne crois pas que je doute de la continuation de ses soins à mon égard;
j'ai encore trouvé de l'argent à Milan; mais cette maternelle libéralité
diminue encore l'aisance dans laquelle elle est née; elle n'a pas été
heureuse épouse, et ses revenus seuls soutenaient notre maison, que
ruinait la prodigalité de mon père; son âge me rend encore ces pensées
plus amères... Ah! si elle savait que rien ne peut sauver son fils: si
elle voyait les ténèbres et la consomption de mon âme.--Ne lui en parle
pas, Lorenzo; mon existence est ainsi faite, que veux-tu!... Ah! si je
vis encore, l'unique flamme de mes jours est une sourde espérance qui va
toujours les ranimant, et que je tâche sans cesse d'éloigner de moi;
car, si je veux l'approfondir, elle se change à l'instant dans un
désespoir infernal. Ton mariage, Thérèse, décidera de la durée de mon
existence... mais, tant que tu seras libre... notre bonheur dépend des
circonstances... de l'inconstant avenir... de la mort!... jusqu'à ce
moment, tu seras toujours mienne... Je te parle... je te vois... je
cherche à te presser dans mes bras, comme si tu étais près de moi... et
il me semble que, quoique éloignée, tu dois ressentir encore
l'impression de mes baisers et de mes larmes. Mais, lorsque tu seras
offerte par ton père, comme une victime de réconciliation, sur l'autel
de Dieu; lorsque tu auras acheté de tes pleurs la tranquillité de ta
famille... seulement alors, pas moi!... mais le désespoir seul, et de
lui-même, anéantira l'homme et ses passions.--Et comment, tant que
j'existerai, pourrais-je éteindre mon amour, et pourrais-tu, toi-même,
te défendre d'une secrète espérance!... Mais, alors, notre amour ne
serait plus saint et innocent... Je n'aimerai pas, quand elle sera la
femme d'un autre, la femme qui fut à moi... J'aime immensément Thérèse,
mais non l'épouse d'Odouard... Ah! peut-être, au moment où je t'écris,
est-elle dans son lit!... Lorenzo! Lorenzo! le voilà, ce démon
persécuteur qui brûle mon sein, trouble ma raison, suspend jusqu'aux
battements de mon cœur... C'est lui qui me rend si féroce que de
désirer l'anéantissement du monde... Pleurez tous!... Que me veut-il?...
pourquoi ce poignard qu'il me pousse dans la main?... pourquoi
marche-t-il devant moi et se retourne-t-il en regardant si je le
suis?... pourquoi m'indique-t-il la place où je dois frapper?... est-il
envoyé par la vengeance du Ciel?... C'est ainsi que, cédant à mes
fureurs et à mes superstitions, je me roule dans la poussière en
invoquant, avec des cris terribles, un Dieu que je ne connais pas,
qu'autrefois j'ai candidement adoré, que je n'offensais jamais, de
l'existence duquel je doute toujours et que cependant je crains et que
j'adore... Où trouverais-je un appui? est-ce en moi-même? est-ce dans
les autres hommes?... Le soleil est noir et la terre humide de sang...
Enfin me voici tranquille!... Quelle tranquillité!... Lorenzo, c'est la
stupeur de la mort... J'ai erré par ces montagnes, je n'y ai pas trouvé
un abri, pas une plante, pas une chaumière; l'œil n'y rencontre que
des rochers escarpés et arides... et çà et là quelques croix qui
s'élèvent sur les tombes des voyageurs assassinés.
Au-dessous est le Roya, un torrent qui, à la fonte des neiges, se
précipite des entrailles des Alpes et sépare ces deux monts immenses.
Sur la plage est un pont qui s'étend jusqu'au sentier, et duquel la vue
parcourt deux lignes de rochers, de cavernes et de précipices; à peine
peut-on distinguer sur ces montagnes d'autres montagnes de neige, qui se
confondent avec les nuages grisâtres arrêtés sur leurs cimes... Dans
cette vallée descend et s'engouffre la Tramontane et s'avance la
Méditerranée; la nature s'assied là, solitaire, menaçante, et de son
royaume chasse tous les vivants.
Voilà tes frontières, ô Italie!... mais quelles barrières ne sont pas
surmontées de toutes parts par l'avarice des nations? où sont tes fils?
qui te manque-t-il, excepté l'union et la concorde? Alors, je
répandrais glorieusement ma vie malheureuse pour toi; mais que peuvent
mon bras isolé et ma voix solitaire. Où est l'ancienne terreur de ton
nom? Insensés, nous allons chaque jour rappelant notre liberté et la
gloire de nos aïeux, qui nous obscurcissent de leur splendeur. Tandis
que nous invoquons leurs ombres magnanimes nos ennemis foulent leurs
tombeaux; et peut-être un jour viendra, où, perdant l'intelligence et la
parole, nous serons semblables aux esclaves domestiques des anciens, ou
vendus comme de misérables nègres, et où nous verrons nos maîtres,
ouvrant les sépultures, exhumer et disperser aux vents les cendres de
ces géants pour anéantir jusqu'à leur mémoire.--Oui, nos souvenirs sont
un motif d'orgueil, mais non pas une cause de réveil.
C'est ainsi que je m'irrite lorsque je sens grandir dans mon âme le nom
italien... Je me retourne, je regarde autour de moi, je ne trouve plus
ma patrie, et je me dis:
--Les hommes sans doute sont les artisans de leurs propres malheurs;
mais les malheurs dérivent de l'ordre universel, et le genre humain est
l'instrument orgueilleux et aveugle du destin...
Nous raisonnons sur les événements de quelques siècles; eh! que sont ces
siècles dans l'espace immense des temps? Ils se sont écoulés semblables
aux saisons de l'année dont les variations successives nous paraissent
toujours plus étonnantes, et ne sont cependant qu'une conséquence
nécessaire du grand tout. L'univers se contre-balance, et les nations se
dévorent, parce que l'une ne peut s'élever sans les cadavres de l'autre.
En jetant du sommet des Alpes les yeux sur ma malheureuse patrie, je
pleure, je frémis, et je demande vengeance contre ses envahisseurs...
mais ma voix se perd dans les plaintes encore vivantes des peuples
trépassés. Lorsque les Romains rapinaient le monde, ils cherchaient au
delà des mers et des déserts de nouveaux pays à dévaster, ils
enchaînaient les peuples, les princes et les dieux, et, lorsque enfin
ils ne savaient plus où ensanglanter leurs épées, ils les tournaient
contre leurs propres entrailles. C'est ainsi que les Israélites
massacrèrent les paisibles habitants de Canaan, et qu'ensuite les
Babyloniens traînèrent en servitude les prêtres, les mères et les
enfants du peuple de la Judée; c'est ainsi qu'Alexandre renversa
l'empire de Babylone, et qu'après avoir embrasé en passant la plus
grande partie de la terre, il se plaignait qu'il n'existât pas un autre
univers; c'est ainsi que les Spartiates dévastèrent trois fois Messène,
et chassèrent trois fois les Messéniens, qui cependant étaient Grecs
comme eux, avaient la même religion qu'eux et descendaient des mêmes
ancêtres qu'eux; c'est ainsi que se déchirèrent les anciens Italiens
jusqu'au moment où les Romains les assujettirent à leur fortune; et
c'est ainsi que Rome, la reine du monde, devint en peu de siècles
successivement la proie des Césars, des Nérons, des Constantins, des
Vandales et des papes. Le ciel de l'Amérique est encore obscurci par la
vapeur des bûchers humains, et le sang d'innombrables peuples qui ne
connaissent même pas les Européens, transporté par l'Océan, est venu
tacher d'infamie notre rivage; mais ce sang sera vengé un jour, et
retombera sur la tête des fils des Européens. Toutes les nations ont
leurs âges, tous les peuples sont tyrans aujourd'hui pour préparer leur
servitude de demain, et ceux qui payaient auparavant le tribut
l'exigeront un jour avec le fer et le feu. Le monde est une forêt
peuplée de bêtes féroces: la famine, les déluges, la guerre et la peste
sont des conséquences du système de la nature, et de même que la
stérilité d'une année prépare l'abondance de l'année suivante! eh! qui
sait? les malheurs de la terre concourent peut-être à la félicité d'un
autre globe.
Cependant, nous décorons pompeusement du nom de vertu toutes les actions
que commandent la sûreté de celui qui gouverne et la crainte de ceux qui
obéissent. Les rois prescrivent la justice; mais pourtant ils
l'imposeraient mieux si pour monter au trône ils ne l'avaient violée.
Le conquérant ambitieux, qui vole des provinces entières, envoie à
l'échafaud le malheureux qui, pressé par la faim, a dérobé un morceau de
pain. Ainsi, lorsque la force a méprisé tous les droits d'autrui, elle
essaye de tromper les autres par les apparences de la justice, afin
qu'une autre force ne la détruise pas: voilà le monde, voilà les hommes.
De temps en temps, quelques-uns, plus ardents, s'élèvent au-dessus de la
multitude. Regardés d'abord comme des fanatiques, quelquefois punis
comme des criminels, s'ils échappent à ces dangers, et qu'un bonheur,
qu'ils croient fait pour eux, quoiqu'il ne soit réellement que le moteur
puissant et universel des choses, les protège, alors, craints et obéis
pendant leur vie, ils sont mis au rang des dieux après leur mort. Telle
est l'histoire des héros, des conquérants et des fondateurs de nations,
qui, portés au faîte des honneurs par leur ambition et la stupidité du
vulgaire, croient devoir leur élévation à leur seule valeur, tandis
qu'ils ne sont que les roues aveugles d'une horloge... Quand une
révolution est mûre sur la terre, il y a nécessairement des hommes qui
doivent la commencer, et de leurs corps servir de marchepied au trône de
celui qui l'achève. Et parce que la race humaine n'a trouvé ici-bas ni
bonheur ni justice, elle a créé des dieux protecteurs de la faiblesse,
et se console de ses peines présentes par l'espoir d'une récompense à
venir. Mais, dans tous les siècles, les dieux ont revêtu les armes des
conquérants, et ils oppriment les peuples avec les passions, les fureurs
et les ruses de ceux qui veulent régner.
Sais-tu, Lorenzo, où peut encore exister la véritable vertu? Chez nous,
faibles et malheureux proscrits, chez nous qui, après avoir éprouvé
toutes les erreurs et tous les maux de la vie, savons les plaindre et
les secourir. Oui, la pitié est la seule vertu; toutes les autres sont
des vertus usuraires.
Mais, pendant que je regarde d'en haut les folies et les malheurs de
l'humanité, ne sens-je point en moi les passions et la faiblesse, les
pleurs et les crimes de l'homme? N'ai-je pas une patrie à plaindre? ne
me dis-je pas en pleurant:
--Tu as une mère, un ami... Tu aimes... Tu attends une foule de
malheureux qui espèrent en toi... Où veux-tu fuir? Sur toute terre, la
douleur, la mort, la perfidie des hommes, te poursuivront, et tu
tomberas peut-être, et personne n'aura compassion de toi; et cependant,
tu sentiras dans ton cœur tout le besoin de la pitié d'un ami...
Abandonné de tous, ne demandes-tu pas des secours au Ciel? Le Ciel est
sourd; cependant, au milieu de tes maux, tu te tournes involontairement
vers lui. Va, prosterne-toi, mais aux autels domestiques!
O nature! il est donc vrai que tu as besoin de nous et que tu nous
considères comme ces insectes et ces vermisseaux que nous voyons
s'agiter et se reproduire sans savoir dans quel but ils ont été créés;
mais, si tu as doué les hommes du fatal amour de la vie, afin qu'ils ne
succombent pas sous la somme immense de leurs douleurs, et qu'ils
obéissent plus sûrement à tes lois, pourquoi leur donner le présent plus
funeste encore de la raison? Nous touchons de la main toutes nos
calamités, et nous ignorons les moyens de les guérir.
Pourquoi donc est-ce que je fuis? Dans quelles contrées lointaines
vais-je me perdre? Où trouverai-je les hommes différents des hommes? Ne
sais-je pas que le malheur et l'indigence m'attendent hors de ma
patrie?... Oh! non, je reviendrai vers toi, terre sacrée qui la première
as entendu mes vagissements, sur laquelle j'ai reposé tant de fois mes
membres fatigués, où j'ai trouvé, au sein de l'obscurité et de la paix,
les seuls vrais plaisirs que j'aie jamais ressentis, et à laquelle dans
ma douleur j'ai confié mes plaintes et mes larmes. Puisque tout est
revêtu pour moi d'un voile de tristesse, puisque je n'ai plus d'autre
espoir que la tombe, vous seules, ô mes forêts, entendrez mes derniers
gémissements, et vous seules encore de vos ombres amies, couvrirez mon
froid cadavre. Les malheureux compagnons de ma disgrâce pourront du
moins y venir pleurer; et, s'il est vrai que nos passions nous
survivent, mon ombre douloureuse trouvera quelque douceur aux soupirs de
cette céleste enfant que je crus née pour moi, mais qu'ont arrachée de
mes bras mon mauvais destin et les préjugés des hommes.

Alexandrie, 29 février.
De Nice, au lieu d'entrer en France, j'ai pris la route du Montferrat...
Ce soir, je m'arrêterai à Plaisance; jeudi, je t'écrirai de Rimini.
Alors, je te dirai adieu, Lorenzo.

Rimini, 5 mars.
Tout m'abandonne à la fois... Je venais avec anxiété pour revoir
Bertola[7]; depuis longtemps, je n'avais point reçu de ses
nouvelles..... Il est mort!...

Onze heures du soir.
Je le sais, Thérèse est mariée... Tu n'as point voulu me l'apprendre,
pour ne pas me porter la vraie blessure. Mais le malade gémit lorsqu'il
lutte contre la mort, et non lorsque celle-ci l'a vaincu... Tout est
mieux ainsi... Maintenant, je suis tranquille, parfaitement
tranquille... Adieu, Lorenzo; la seule chose que je regrette est mon
voyage de Rome.
* * * * *
D'après les fragments suivants, il paraîtrait que ce fut de ce jour même
qu'Ortis s'assura dans la résolution de mourir; plusieurs autres
fragments, recueillis dans ses papiers, paraissent contenir les diverses
pensées qui le raffermirent encore dans son dessein; je les mettrai sous
les yeux du lecteur selon leur date:
* * * * *
... Le terme est arrivé: j'ai déjà, depuis longtemps, décidé quels
seraient la manière et le lieu... Le jour approche; que peut m'offrir
maintenant la vie? Le temps a dévoré mes moments heureux, et je ne la
connais que par le sentiment de la douleur. Voilà que l'illusion
m'abandonne. Je médite sur le passé, j'interroge l'avenir, je n'y vois
que le vide. Les années qui ont suivi mon enfance se sont écoulées
lentes, dans les craintes, les désirs, les illusions et l'ennui! et, si
je redemande à la nature ma portion de l'héritage commun, je n'y trouve
que le souvenir de quelques plaisirs qui ne sont plus, et une immensité
de malheurs qui abattent d'autant plus mon courage, qu'ils m'en font
craindre de plus grands encore. Si cette vie n'offre qu'une longue
continuité de peines, que pouvons-nous espérer? Le néant, ou un autre
monde différent de celui-ci... Je suis décidé... Je ne me hais point, je
ne hais point les hommes... Je cherche seulement le repos, et la raison,
que j'interroge, me répond qu'il n'existe que dans la tombe. Oh! combien
de fois, plongé dans mes méditations et abattu par mes malheurs, ne
fus-je pas au moment de m'abandonner au désespoir! L'idée de la mort
adoucissait seule alors ma tristesse, et je souriais à l'espérance de ne
plus exister.
Je suis tranquille..., parfaitement tranquille; mes illusions sont
évanouies, mes désirs sont morts, l'espérance et la crainte m'ont laissé
l'esprit libre; mon imagination n'est plus, comme autrefois, le jouet de
fantômes tantôt gais, tantôt tristes; ma raison ne se laisse plus
surprendre par de vains arguments... Tout est calme... Remords du passé,
dégoût du présent, crainte de l'avenir, voilà la vie. La mort seule, à
qui est confiée le changement sacré des choses, donne le repos et la
paix...
* * * * *
Il ne m'écrivit point de Ravenne; mais, par ce fragment, je vis qu'il y
avait été la même semaine:
* * * * *
... Ce n'est point un dessein prémédité, mais réfléchi et nécessaire.
Quels orages n'a point éprouvés mon cœur, avant que la mort raisonnât
aussi tranquillement avec lui et lui avec elle!
Sur ton urne, ô Dante! en la serrant entre mes bras, je me suis encore
affermi dans mon dessein. M'as-tu vu?--Est-ce toi, père, qui m'as
inspiré tant de force de raison et de cœur, tandis qu'agenouillé et
le front appuyé à tes marbres, je méditais et ton âme élevée, et ton
amour, et ton ingrate patrie, et l'exil et l'indigence, et ton esprit
divin? Si bien que je me suis éloigné de ton ombre plus libre et plus
tranquille...
* * * * *
Le 13 mars, au point du jour, Ortis revint aux collines Euganéennes, et,
après s'être jeté tout habillé sur son lit, expédia Michel à Venise.
J'étais auprès de sa mère lorsque le messager arriva; elle l'aperçut
avant moi et s'écria, avec l'accent de la crainte:
--Et mon fils?
La lettre d'Alexandrie n'était point encore arrivée, et Ortis avait fait
une telle diligence, qu'il avait prévenu celle de Rimini; nous le
croyions déjà en France, et voilà pourquoi l'arrivée subite et
inattendue de son domestique fut le pressentiment de terribles
nouvelles.
--Mon maître, nous dit-il, est à la campagne et n'a pu vous écrire,
parce que, ayant voyagé toute la nuit, il dormait au moment où je
montais à cheval. Je viens vous avertir que nous repartirons bientôt, je
crois lui avoir entendu dire pour Rome..., oui, si je me le rappelle
bien, pour Rome, puis pour Ancône, où nous devons nous embarquer. Du
reste, mon maître se porte bien, et, depuis une semaine surtout, paraît
beaucoup plus calme; il m'envoie vous avertir qu'il arrivera demain ou
après-demain.
Michel paraissait content; mais son récit sans suite accrut encore nos
soupçons, qui ne cessèrent que lorsque Ortis nous écrivit qu'étant sur
le point de partir pour les îles qui appartenaient autrefois à Venise,
il voulait, avant de s'éloigner peut-être pour toujours, nous embrasser
encore et recevoir la bénédiction de sa mère. Ce billet s'est égaré.
Cependant, le jour de son arrivée, il se réveilla sur les quatre heures,
et alla se promener du côté de l'église. Il revint bientôt et s'habilla
pour se rendre chez M. T***; un domestique lui dit que, depuis six
jours, ils étaient tous à Padoue, et qu'on les attendait d'un moment à
l'autre. Il était presque nuit lorsqu'en revenant chez lui, il rencontra
Thérèse, qui tenait par la main la petite Isabelle, et, derrière les
jeunes filles, M. T*** et Odouard. Ortis frémit en les apercevant, et
s'approcha d'elles avec un tremblement convulsif; à peine Thérèse
l'eut-elle reconnu, qu'elle s'écria:
--Dieu éternel!
Et, se rejetant en arrière, elle s'appuya sur son père.
Pendant ce temps, Ortis les joignit. M. T*** lui serra à peine la main,
et Odouard le salua froidement. Isabelle seule courut à lui, se jeta à
son cou et le couvrit de baisers, l'appelant son cher Ortis; il la prit
dans ses bras et les accompagna en causant à voix basse avec la petite
fille. Personne autre n'ouvrit la bouche. Odouard seul lui parla pour
lui demander s'il partait bientôt pour Venise.
--Dans peu de jours, répondit-il.
Au même instant, ils arrivèrent à la porte, et il prit congé d'eux.
Michel, qui n'avait point voulu s'arrêter à Venise afin de ne pas
laisser son maître seul, revint à une heure du matin, et le trouva assis
devant son secrétaire, occupé à mettre de l'ordre dans ses papiers; il
en brûla beaucoup et en jeta d'autres sous sa table. Le jeune homme,
fatigué, se coucha en recommandant au jardinier de ne point s'éloigner,
attendu que, son maître n'ayant point encore dîné, il pourrait avoir
besoin de lui. Le jardinier lui apporta quelque nourriture, qu'il prit
sans cesser cependant l'examen de ses papiers; il ne l'acheva point, et,
se levant bientôt, il se promena longtemps dans sa chambre, se mit à
lire; puis, ouvrant sa fenêtre, il s'y appuya quelques instants. Il
paraît qu'aussitôt après il écrivit les fragments suivants, en
différentes pages, mais sur le même feuillet:
* * * * *
... Allons, courage!--Tiens, vois ce brasier ardent... mets-y la main,
laisse-l'y brûler... Prends garde, un gémissement t'avilirait... Eh!
pourquoi affecterais-je un héroïsme qui ne peut être d'aucune utilité?
La nuit est obscure et avancée, pourquoi veillai-je donc immobile sur
ces livres?--que m'ont-ils appris?... A affecter la sagesse tant que les
passions n'ont point maîtrisé mon âme... Les préceptes sont, comme la
médecine, inutiles lorsque le mal surpasse les forces de la nature...
Quelques sages se vantent d'avoir vaincu les passions qu'ils n'ont
jamais eu la peine de combattre, ne les ayant jamais ressenties...
Aimable étoile du matin, tu brilles à l'orient! et tu envoies à mes yeux
ton rayon, le dernier... Qui l'eût dit, il y a six mois, lorsque,
rayonnante au milieu des autres planètes, tu égayais la tristesse de la
nuit et que nous t'adressions nos saluts et nos vœux!
Enfin l'aurore paraît... Peut-être, en ce moment, Thérèse pense-t-elle à
moi... Pensée consolatrice; oh! combien la certitude d'être aimé
n'adoucit-elle point quelque douleur que ce soit.
Éloigne-toi, délire funeste! voudrais-tu essayer de me séduire
encore?... Éloigne-toi, il n'est plus temps... et je me suis
désillusionné moi-même, un seul parti me reste...
* * * * *
Pendant la journée, Ortis fit demander une Bible à Odouard; celui-ci
n'en avait point; il envoya alors chez le curé, et, lorsqu'on la lui eut
remise, il s'enferma. Un peu après midi, il sortit pour faire partir la
lettre suivante et revint se renfermer encore:
* * * * *

14 mars.
Lorenzo, j'ai un secret qui, depuis un mois, me pèse sur le cœur...
Mais l'heure du départ va sonner pour moi... et il est temps que je le
dépose dans le tien.
Ton ami a continuellement un cadavre devant les yeux... J'ai fait ce que
je devais... Cette famille est depuis ce jour moins pauvre, mais je
n'ai pu faire revivre leur père.
Il y a dix mois à peu près que, dans un de ces moments de douleur
forcenée, je m'éloignai à cheval jusqu'à la distance de dix milles. La
nuit approchait, le temps était noir et promettait une tempête, mon
cheval dévorait le chemin; cependant, mes éperons l'ensanglantaient
encore, et je lui laissais flotter la bride sur le cou, en souhaitant
intérieurement qu'il m'abimât avec lui dans les précipices qui nous
entouraient.--En entrant dans une route étroite, sombre et bordée
d'arbres, je crus distinguer quelqu'un; je repris la bride; mon cheval
s'en irrita davantage et s'emporta plus vite encore.
--Rangez-vous à gauche! m'écriai-je, rangez-vous à gauche!
Le malheureux y courut; mais, entendant à chaque instant se rapprocher
les pas de mon cheval, il voulut essayer de passer à droite, espérant y
trouver le sentier moins étroit... Dans ce moment, mon cheval
l'atteignit, le renversa, et, de ses pieds de devant lui fracassant la
tête, s'abattit et me jeta à dix pas de là...
Pourquoi restai-je vivant et sans blessures?... Je courus aussitôt où
j'entendais des gémissements, et je trouvai ce malheureux baigné dans
une mare de sang... Je voulus le relever, il avait perdu le sentiment
et la voix. Quelques minutes après, il expira!... Je revins chez moi...
Cette nuit fut fatale à toute la nature; la grêle ruina les moissons, la
foudre brûla plusieurs arbres et fracassa une petite chapelle qui
renfermait un crucifix. Je repartis bientôt et je passai la nuit errant
dans ces montagnes, l'âme et les habits ensanglantés, espérant qu'au
milieu de la destruction générale, je trouverais le châtiment de mon
crime... Quelle nuit, Lorenzo! crois-tu que ce terrible spectre me
pardonne jamais?
Le lendemain,--et cette aventure fit beaucoup de bruit,--on trouva le
corps de cet infortuné un demi-mille environ plus loin, presque
recouvert par un monceau de pierres qu'avait arrêtées en cet endroit un
châtaignier déraciné, et qui y avaient été amenées avec lui par les
torrents de pluie qui étaient tombés le matin; il avait la tête et les
membres brisés; cependant, il fut reconnu par sa femme, qui le cherchait
en pleurant... On n'accusa personne; mais quel mal m'ont fait les
bénédictions que croyait me donner cette veuve, parce que je plaçai sa
fille auprès du régisseur G..., et que j'assurai une bourse à son fils,
qui voulait se faire prêtre. Hier encore, elle vint me remercier de
nouveau en me disant que je l'avais sauvée, elle et ses enfants, de la
misère qui pesait sur eux depuis longtemps... Ah! sans doute il y a bien
des malheureux comme eux; mais, du moins, il leur reste un père, un
époux qui les console par son amour et qu'ils ne changeraient pas pour
toutes les richesses de la terre.--Tandis qu'eux!...
C'est donc ainsi que les hommes sont destinés à se détruire
mutuellement!
Les villageois, depuis ce jour, s'écartent de ce fatal sentier, et les
laboureurs, au retour des travaux, préfèrent, pour ne point y passer,
traverser la prairie... On dit que, la nuit, on y entend des plaintes;
que l'oiseau de mauvais augure, s'arrêtant sur les arbres qui
l'entourent, hurle trois fois à minuit, et que, l'autre soir, on y a vu
un fantôme... Je n'ai pas le courage de les détromper ni de rire de tels
prestiges... Mais je révélerai tout à ma mort... Le voyage est terrible
et mon salut incertain; je ne veux pas partir avec ce remords... Que
cette veuve et ces deux enfants soient sacrés dans ma maison... Adieu.
* * * * *
Quelques jours après, on trouva entre les feuillets de la Bible une
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