Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 08

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faveurs. Le seul que je désirasse connaître était Victor Alfieri. Mais
j'entends dire qu'il ne reçoit personne, et je n'ai pas la présomption
de croire qu'il renoncera pour moi à un serment qui sans doute lui fut
dicté par ses études, ses passions ou son expérience du monde...
Peut-être est-ce une faiblesse; mais respectons les faiblesses des
grands hommes, et que celui de nous qui n'en a pas leur jette la
première pierre.

Florence, 7 septembre.
Ouvre mes fenêtres, Lorenzo, et salue de ma chambre mes collines
chéries... dans une belle journée de septembre; salue en mon nom le
ciel, le lac et les prairies qui se souviennent tous de ma jeunesse, et
où, pendant quelque temps, j'ai oublié les anxiétés de la vie; si tes
pieds, par quelque nuit sereine, te conduisaient vers l'église du
village, gravis la montagne des pins, qui couvrent de si doux et si
funestes souvenirs. Sur son penchant, plus loin que ce massif de
tilleuls qui répand au loin une ombre fraîche et odorante, là où se
rassemblent plusieurs ruisselets qui forment une espèce de petit lac, tu
trouveras le saule solitaire dont les rameaux pleureurs se penchaient
vers moi lorsque, couché sous son feuillage, j'interrogeais mes
espérances; et, lorsque tu seras arrivé près du sommet, tu entendras
peut-être les cris d'un coucou qui, tous les soirs, m'appelait de son
lugubre chant, et qui fuyait à mon approche et au bruit de mes pas... Le
pin où il se tenait caché alors, ombrage une petite chapelle à demi
ruinée, où, près d'un crucifix, brûlait autrefois une lampe; la foudre
l'a fracassée cette même nuit qui m'a laissé jusque aujourd'hui et me
laissera jusqu'au dernier soupir l'esprit plein de ténèbres et de
remords. Ses débris, à moitié cachés par les ronces et la bruyère,
ressemblent dans l'obscurité à des pierres sépulcrales, et plus d'une
fois j'ai pensé à faire élever là mon tombeau. Aujourd'hui, qui pourrait
me dire où je laisserai mes os!... Console tous les paysans qui te
demanderont de mes nouvelles; autrefois, ils accouraient autour de moi,
je les nommais mes amis, ils m'appelaient leur bienfaiteur... J'étais le
médecin de leurs enfants, le juge complaisant de leur procès, l'arbitre
de leurs querelles. Philosophe avec les vieillards, je les aidais à
secouer les terreurs de la religion en leur peignant les récompenses
que le Ciel réserve à l'homme accablé par la pauvreté et la sueur...
Peut-être se plaignent-ils de moi... Dans les derniers temps que je
passai près d'eux, muet et fantasque, souvent je ne répondais pas même à
leur salut... et j'évitais leur rencontre en m'enfonçant dans les
endroits les plus sauvages de la forêt, lorsqu'ils revenaient en
chantant de la charrue, ou qu'ils ramenaient leurs troupeaux. Que de
fois ils me virent avant l'aurore, précipitant déjà ma course,
franchissant les fossés, heurtant étourdiment les arbres, qui, ébranlés
par la secousse, faisaient pleuvoir sur mes cheveux épars la rosée dont
ils étaient couverts,--et, traversant les prairies pour arriver au
sommet du mont le plus élevé, d'où, sur un rocher escarpé, je tendais
les bras vers l'orient, demandant au soleil pourquoi il ne se levait
plus radieux comme autrefois. Ils te montreront la roche où, pendant que
le monde était endormi, je m'asseyais en prêtant l'oreille au murmure
des eaux et au mugissement des vents qui rassemblaient au-dessus de ma
tête des nuages et les forçaient de voiler la lune, laquelle, en
montant, éclairait de ses pâles rayons les croix plantées sur les
tombeaux du cimetière. Alors, l'habitant des chaumières voisines,
réveillé par mes cris, s'avançait sur le seuil de la porte et m'écoutait
dans ce silence solennel, envoyer mes prières, mes gémissements et mes
invocations à la mort... O ma solitude, où es-tu?... Il n'est pas une
butte de terre, un arbre, un antre, qui ne revive dans ma mémoire,
alimentant ce suave et éternel désir qui suit loin du toit natal l'homme
proscrit et malheureux: c'est là que mes plaisirs, mes douleurs même
m'étaient chers. Tout ce qui était mien est resté avec toi, Lorenzo, et
je n'emporte en m'éloignant que l'ombre du pauvre Ortis.
Mais, toi, mon unique et cher ami, pourquoi m'écris-tu seulement deux
paroles nues pour m'annoncer que tu es près de Thérèse?... Tu ne me dis
pas comme elle vit, si elle me nomme, si Odouard me l'a enlevée... Je
cours et recours à la poste, mais en vain... je reviens lentement
désespéré... et je lis sur mon visage le pressentiment des plus grands
malheurs... Je crois d'heure en heure m'entendre annoncer cette sentence
mortelle: «Thérèse a juré...»
Ah! quand serai-je délivré de mon funeste délire et de mes folles
illusions?... Adieu, Lorenzo, adieu.

Florence, 17 septembre.
Tu m'as cloué le désespoir dans l'âme... Thérèse, je le vois, cherche à
me punir de l'avoir aimée. Son portrait, elle l'avait envoyé à sa mère
avant que je le lui demandasse... Tu me l'assures et je le crois...
Mais prends garde, Lorenzo, qu'en voulant guérir mes blessures, tu ne me
forces à recourir au seul baume qui peut les cicatriser.
Oh! mes espérances!--Ainsi elles s'évanouissent toutes, et je reste
abandonné dans la solitude de ma douleur...
A qui me fier encore pour ne point être trahi? Tu le sais, Lorenzo, je
ne t'éloignerai jamais de mon cœur... parce que ton souvenir m'est
nécessaire; et, quelles que soient tes infortunes, tu me retrouveras
toujours prêt à les partager... Seul, je suis donc condamné à tout
perdre... mais qu'il soit ainsi jusqu'à la dernière ruine de tant
d'espérances! Je ne me plains ni d'elle ni de toi... je n'accuserai ni
moi, ni ma mauvaise fortune; je m'avilis avec tant de larmes, et je
perds la consolation de pouvoir dire: «Je supporte mes maux, et je ne me
plains pas.» Vous m'abandonnez tous, soit.--Mon cœur et mes
gémissements vous suivront partout, parce que, sans vous, je ne suis pas
homme et que, de tout temps, je vous appellerai dans mon désespoir.
Tiens, lis les deux seules lignes que Thérèse m'écrit:
«Respectez vos jours, je vous le commande au nom de nos malheurs. Nous
ne sommes pas seuls malheureux... Je vous enverrai mon portrait aussitôt
que je le pourrai. Mon père vous plaint, mais, en pleurant, m'ordonne
de ne plus vous écrire. C'est en pleurant que je lui obéis... et je vous
écris pour la dernière fois en pleurant; car ce n'est plus que devant
Dieu, désormais, que je puis avouer que je vous aime.»
Tu as donc plus de courage que moi? Oui, je répéterai ces paroles comme
si elles étaient tes dernières volontés... Je m'entretiendrai encore une
fois avec toi, ô Thérèse!... mais seulement le jour où j'aurai acquis
tant de raison, que je me sentirai le courage de m'en séparer pour
jamais...
Ah! si du moins t'aimer de cet amour immense, le taire, m'éloigner et me
séparer de tout... pouvait te rendre la paix!... si ma mort pouvait
expier, au tribunal de nos persécuteurs, ta passion, ou l'étouffer pour
toujours dans ton sein!... oh! je supplierais, avec toute l'ardeur et la
vérité de mon âme, la nature et le Ciel de m'enlever enfin de ce
monde... Or, que je résiste au fatal et cependant si doux désir de mort,
je te le promets; mais que je le surmonte, toi seule avec tes prières
pourras peut-être l'obtenir de mon Créateur: je sens que de toute
manière il m'appelle à lui;--mais, toi, vis; peut-être Dieu prendra en
consolation ces larmes de repentir que je lui envoie, en lui demandant
miséricorde pour toi. Hélas! hélas! tu n'as que trop participé de ma
douleur, et tu ne t'es que trop faite malheureuse pour moi et par
moi... Ton père!... comment l'ai-je remercié de ses soins, de sa
tendresse et de sa confiance?... Et toi, au bord de quel précipice ne
t'es-tu pas trouvée et ne te trouves-tu pas encore à cause de moi? Mais
qui te dit qu'aux bienfaits de ton père, je ne répondrai pas par une
reconnaissance inouïe: je ne lui présente pas en sacrifice mon cœur
tout sanglant... Mais, crois-moi, je ne suis le débiteur d'aucun homme
en générosité, et, tu le sais, je suis moi-même le plus cruel accusateur
que je puisse trouver contre mon amour.--Être la cause de tes chagrins
est à mes yeux le plus terrible crime que j'aie jamais pu commettre...
Insensé!... à qui parlé-je? et à propos de quoi?
Si cette lettre te trouve encore à mes collines, garde-toi de la montrer
à Thérèse; ne lui parle point de moi, et, si elle te demande de mes
nouvelles, réponds-lui seulement que je vis encore, que je vis!... et
rien de plus... En somme, ne lui dis pas un mot de moi... Je te l'avoue,
Lorenzo, je me plais dans mon malheur. Je touche moi-même mes blessures
à l'endroit où elles sont le plus mortelles; je les rouvre et je les
regarde saigner... et il me semble que mes tourments sont une expiation
de ma faute et un adoucissement aux maux de cette innocente!...

Florence, 23 septembre.
C'est dans cet heureux pays, mon cher Lorenzo, que les muses et les
beaux-arts sont venus chercher un asile contre la barbarie. De quelque
côté que je tourne les yeux, j'aperçois les berceaux ou les sépultures
des premiers grands Toscans... A chaque pas, je crains de fouler leurs
dépouilles. La Toscane ressemble partout et toujours à une ville et à un
jardin; le peuple y est naturellement affable, le ciel pur, l'air plein
de vie et de santé; mais, tu le sais, ton ami n'a pas de repos. J'espère
toujours demain, dans un pays voisin... Demain arrive, et me voilà
allant de ville en ville, et, de ville en ville, mon état d'exil et de
solitude me pèse davantage... Il ne m'est pas permis de continuer ma
route. J'étais décidé à aller à Rome pour me prosterner sur les ruines
de notre grandeur; mais ils m'ont refusé un passe-port. Celui que ma
mère m'a envoyé n'est que pour Milan, et, ici, comme si je fusse venu
pour conspirer, ils m'ont investi de mille questions; peut-être
n'ont-ils point tort... Mais je leur répondrai demain en partant...
C'est ainsi que les Italiens sont étrangers en Italie, et qu'à peine
sortis de leur petit territoire, ils sont en butte à des persécutions
contre lesquelles ne peuvent leur servir de bouclier ni leur génie, ni
leur conscience, et malheur à ceux qui laisseraient briller une
étincelle de leur courage! A peine bannis du seuil de notre porte, nous
ne trouvons plus personne qui nous recueille: dépouillés par les uns,
tourmentés par les autres, trahis toujours par tous, abandonnés par nos
concitoyens, qui, bien loin eux-mêmes de nous plaindre et de nous
secourir dans notre malheur, regardent comme des barbares tous ceux qui
ne sont point de leur province et dont les bras ne font pas sonner les
mêmes chaînes... Dis-moi, Lorenzo, quel refuge nous reste-t-il? Nos
moissons ont enrichi nos maîtres, nos champs dévastés n'offrent plus ni
pain ni asile aux exilés que la révolution a balayés loin du ciel natal;
errants, mourants de faim, ils ont sans cesse à leurs côtés, et
murmurant à leur oreille, le dernier conseiller de l'homme abandonné de
toute la nature: le crime! Quel asile nous reste-t-il donc? Un désert ou
la tombe! Il y a encore l'avilissement,--c'est vrai!... l'avilissement
par lequel l'homme vit plus longtemps peut-être... mais méprisable à ses
propres yeux, et méprisé sans cesse par ces tyrans mêmes à qui il se
vend, et par lesquels un jour il sera vendu.
J'ai parcouru la Toscane; tous ses monts, tous ses champs sont fameux
par les combats entre frères qui s'y livrèrent il y a quatre siècles:
c'est là que les cadavres de plusieurs milliers d'Italiens ont servi de
base et de fondement aux trônes des empereurs et des papes. J'ai gravi
le monte Aperto, où vit encore infâme le souvenir de la défaite des
guelfes... A peine un faible crépuscule éclairait-il la plaine... et,
dans ce triste silence, dans cette froide obscurité, l'âme envahie par
le souvenir des antiques et terribles malheurs de l'Italie, j'ai senti
mes cheveux se dresser d'horreur, et courir un frisson par toutes mes
veines. Je jetais des cris avec une voix à la fois menaçante et
épouvantée, et, du haut de la montagne où j'étais, il me semblait, sur
ses flancs et par ses chemins les plus escarpés, voir monter à moi les
ombres de tant de Toscans qui se sont massacrés là, qui, l'épée et les
habits ensanglantés, fixaient les uns sur les autres des regards louches
et menaçants, s'attaquaient encore, et, par des blessures nouvelles,
rouvraient leurs anciennes blessures... Oh! pour qui ce sang? Le fils
tranche la tête de son père et la secoue par la chevelure... Oh! pour
qui tant de meurtres? Les rois, pour qui vous vous massacrez,
tranquilles spectateurs du combat, se serrent la main au milieu du
carnage, se partagent froidement vos dépouilles et votre terrain!... A
cette pensée, je fuyais précipitamment, en regardant derrière moi...
Cette horrible vision me suivait partout, et, lorsque je me trouve seul,
et de nuit, je revois autour de moi ces spectres... et, parmi eux, un
plus terrible que tous, et que je connais seul... O ma patrie! dois-je
toujours t'accuser et te plaindre sans aucun espoir de te corriger ou de
te secourir?

Milan, 27 octobre.
Je t'ai écrit de Parme, et ensuite de Milan, le jour même de mon
arrivée; la semaine dernière, tu as encore dû recevoir de moi une lettre
très-longue. Comment se fait-il donc que la tienne m'arrive si tard, et
par la route de la Toscane, que j'ai quittée depuis le 28 septembre?...
Un soupçon me mord le cœur, Lorenzo; nos lettres sont interceptées.
Les gouvernements mettent en avant la sûreté de l'État, et, par ce
moyen, ils violent la plus précieuse de toutes les propriétés, le
secret; ils défendent les plaintes secrètes, et profanent l'asile sacré
que le malheur cherche dans le sein de l'amitié... J'aurais dû le
prévoir; mais, sois tranquille, leurs bourreaux n'iront pas à la chasse
de nos paroles et de nos pensées, et je trouverai quelque moyen pour que
mes lettres et les tiennes nous arrivent inviolées.
Tu me demandes des nouvelles de Joseph Parini: il conserve sa généreuse
fierté; et cependant je l'ai trouvé abattu par les événements et la
vieillesse.
Lorsque j'allais le voir, je le trouvai sur le seuil de sa chambre, et
prêt à sortir de chez lui. En m'apercevant, il s'arrêta, et, s'appuyant
sur son bâton, me posa la main sur l'épaule.
--O mon fils! me dit-il, tu viens revoir ce généreux cheval, qui sent
encore le feu de la jeunesse; mais qui, accablé par l'âge, ne peut plus
se relever que sous le fouet de la Fortune.
Il craint d'être chassé de sa chaire, et d'être forcé, après
soixante-dix ans d'études et de gloire, de mourir en mendiant.

Milan, 11 novembre.
J'ai demandé à un libraire la _Vie de Benvenuto Cellini_.
--Nous ne l'avons pas, m'a-t-il répondu.
Je demandai alors un autre écrivain, et il me répondit encore
dédaigneusement qu'il ne vendait pas de livres italiens. Ce qu'on
appelle le beau monde parle élégamment le français, et comprend à peine
le pur toscan. Les actes publics et les lois sont rédigés dans une
langue bâtarde qui porte avec elle le témoignage de l'ignorance et de
l'avilissement de ceux qui les ont dictés. Les Démosthènes cisalpins ont
discuté en plein sénat de bannir par sentence capitale de la république
les langues grecque et latine; ils ont mis au jour une loi dont l'unique
but est d'éloigner de tout emploi public le mathématicien Gregorio
Fontana et Vincentin Monti, le poëte. Je ne sais pas ce qu'ils ont écrit
contre la liberté, avant qu'elle fût décidée à se prostituer comme elle
l'a fait en Italie; mais, aujourd'hui, ils sont tout prêts à écrire pour
elle, et, quelle que soit leur faute, l'injustice de la punition les
absout, et la solennité d'une loi faite pour deux individus double leur
réputation. J'ai demandé où était la salle du conseil législatif; peu
ont compris, très-peu m'ont répondu, et personne n'a pu me l'enseigner.

Milan, 4 décembre.
Voici la seule réponse que je ferai à tes conseils, mon cher Lorenzo:
dans tous les pays, j'ai vu trois classes d'hommes; quelques-uns qui
commandent, beaucoup qui obéissent, et le reste qui intrigue. Nous ne
sommes point assez puissants pour commander, nous ne sommes pas assez
aveugles pour obéir, et nous ne sommes pas assez vils pour intriguer: il
vaut donc mieux vivre comme ces chiens sans maître, à qui personne ne
touche, ni pour les nourrir ni pour les battre. A qui veux-tu que je
demande des protections et des emplois dans un pays où l'on me regarde
comme étranger, et duquel peut me faire chasser le caprice du premier
espion? Tu me parles toujours de mon mérite et de mon esprit; sais-tu
ce que je vaux, et ce qu'on m'estime? Ni plus ni moins que la valeur de
mon revenu: il faudrait, pour leur plaire, que je fisse le poëte de
cour, en étouffant en moi cette noble ardeur que craignent et haïssent
les puissants, en dissimulant ma vertu et ma science, afin de ne pas
être pour eux un reproche de leur ignorance et de leurs crimes... Tels
sont cependant les savants partout; me diras-tu!... Eh bien, qu'ils
soient ainsi, je laisse le monde comme il est: je n'ai point la
présomption de corriger les hommes; mais, si je l'entreprenais, je
voudrais y parvenir ou porter ma tête sur le billot, ce qui me paraît
plus facile... Ce n'est point que ces demi-tyrans ne s'aperçoivent des
intrigues; mais les hommes élevés de la fange au trône ont besoin
d'abord d'intrigants que par la suite ils ne pourront plus contenir.
Orgueilleux du présent, insouciants sur l'avenir, pauvres de renommée,
de courage et de génie, ils s'entourent de flatteurs et de gardes qui
les raillent, les trahissent, dont, plus tard, ils ne pourront plus se
débarrasser, et qui font de l'État une roue éternelle d'esclavage, de
licence et de tyrannie. Pour être maîtres et voleurs de peuple, il faut
d'abord avoir été esclave et dupe... il faut avoir léché l'épée encore
dégouttante de son sang... Ainsi je pourrais peut-être me procurer un
emploi, quelques milliers d'écus de plus par an, des remords et
l'infamie... Non, je te le répète une seconde fois; _jamais je ne ferai
l'éloge du petit brigand_.
Oh! je sens que je serai foulé aux pieds tant et tant!... mais, du
moins, par la tourbe de mes compagnons... et pareil à ces insectes qui
sont écrasés étourdiment par le premier qui passe; je ne me glorifie pas
comme tant d'autres de ma servitude, mais aussi mes tyrans ne se
vanteront pas de mon abaissement... Qu'ils réservent pour d'autres leurs
bienfaits et leurs outrages, assez d'hommes les briguent sans moi... Je
fuirai la honte en mourant inconnu; et, si jamais j'étais forcé de
sortir de mon obscurité, au lieu d'être l'heureux instrument des tyrans
ou de l'anarchie, je préférerais être leur victime.
Que si le pain et l'asile me manquaient, si je n'avais plus d'autres
ressources que celles que tu me proposes (le Ciel me préserve, Lorenzo,
d'insulter au malheur de tant d'autres qui n'auraient pas le courage de
m'imiter!), alors, Lorenzo, je m'en irais dans la patrie de tous, où
l'on ne trouve plus ni conquérants, ni délateurs, ni poëtes courtisans,
ni princes, où les richesses ne sont plus la récompense du crime, où le
malheureux n'est point puni par la seule raison qu'il est malheureux, où
tous viendront un jour ou l'autre habiter avec moi et se réunir à la
matière... dans la tombe.
Séduit par un rayon de lumière que je vois briller de temps en temps et
qu'il m'est impossible de joindre, je me cramponne encore sur les ruines
de la vie; et il me semble que, si j'étais enterré jusqu'au cou, et que
ma tête seulement dépassât ma fosse, j'aurais encore devant les yeux
cette flamme céleste... O gloire! tu marches devant moi et tu
m'entraînes ainsi à un voyage dont je ne pourrais supporter la fatigue;
mais, à compter du jour où tu ne fus plus ma seule pensée et mon unique
passion, ton fantôme brillant commença à pâlir et à chanceler: et le
voilà maintenant qui tombe et se change enfin en un monceau d'ossements
et de cendres, desquels je verrai sortir de temps en temps quelques
pâles rayons;... mais je passerai sans m'arrêter sur ton squelette, et
en souriant à mon ambition trompée... Que de fois, humilié de mourir
inconnu à mon siècle et à ma patrie, j'ai caressé moi-même mes angoisses
pendant que je me sentais le besoin et le courage de les terminer!
peut-être même n'eussé-je point survécu à ma patrie, si je n'eusse été
retenu par la folle crainte que la pierre qui recouvrirait mon tombeau
n'ensevelît bientôt aussi mon nom. Je te l'avouerai, Lorenzo, souvent
j'ai regardé avec une espèce de complaisance les malheurs de l'Italie,
parce que je me croyais réservé par la fortune et par mon courage à la
délivrer de la servitude... Hier encore, je le disais à Parini.
Adieu; voici l'envoyé de mon banquier qui vient chercher cette lettre,
dont le feuillet rempli de tous côtés m'avertit qu'il est temps de
terminer, et cependant que de choses il me reste à te dire!...
Décidément, j'attendrai jusqu'à samedi pour te l'envoyer, et je continue
à t'écrire. O Lorenzo! après tant d'années de si affectueuse et loyale
amitié, nous voilà peut-être séparés pour jamais; il ne me reste d'autre
consolation que de pleurer avec toi en t'écrivant; et, de cette manière,
je parviens à échapper quelque peu à mes pensées et ma solitude devient
moins effrayante. Que de fois, réveillé tout à coup au milieu de la
nuit, je me lève et, marchant lentement dans ma chambre, je t'appelle,
puis je m'assieds, je t'écris, et mon papier se mouille de mes larmes,
se remplit de délires et de projets de sang! Lorsque cela arrive, je
n'ai plus le courage de te l'envoyer, j'en conserve quelques fragments,
et j'en brûle beaucoup. Ensuite, lorsque le Ciel m'accorde un moment de
calme, j'en profite pour t'écrire avec le plus de fermeté qu'il m'est
possible, afin de ne point t'attrister encore par mon immense douleur.
Jamais je ne me fatiguerai de t'écrire, parce que c'est mon seul et
dernier bonheur; et jamais tu ne te fatigueras de me lire, parce que mes
lettres contiennent, sans orgueil, sans étude, sans honte, l'expression
de mes plus grands plaisirs et de mes suprêmes douleurs... Garde-les,
Lorenzo, garde-les: je prévois qu'un jour elles te deviendront
nécessaires pour vivre comme tu pourras par ce souvenir--avec ton Ortis.
Hier au soir, je me promenais avec ce vieillard vénérable sous un massif
de tilleuls qui se trouve dans le faubourg, à l'est de la ville. Il se
soutenait d'un côté sur mon bras, et de l'autre sur son bâton, et,
regardant ses pieds tordus, il se tournait ensuite vers moi, comme pour
se plaindre de son infirmité et me remercier de la complaisance avec
laquelle je l'accompagnais. Nous nous assîmes sur un banc, et son
domestique se tint à quelques pas de nous. Parini est l'homme le plus
digne et le plus éloquent que j'aie jamais connu, et, d'ailleurs, quel
est celui auquel une douleur profonde et généreuse ne donne pas une
suprême éloquence?
Longtemps il me parla de notre patrie, et il frémissait de notre
ancienne servitude et de notre nouvelle licence: les lettres
prostituées, toutes les passions généreuses languissantes et dégénérant
en une indolente et vile corruption; plus de sainte hospitalité, plus de
bienveillance, plus d'amour filial. Puis il me déroulait les annales
récentes et les crimes de tant de pauvres petits scélérats que je
daignerais déshonorer si je reconnaissais en eux, je ne dirai pas la
force d'âme des Sylla et des Catilina, mais au moins le courage impudent
de ces assassins qui affrontent la honte en marchant à la potence...
Ah! ces demi-voleurs, toujours vils, tremblants et astucieux!... il vaut
mieux ne pas même prononcer leurs noms...
A ces paroles, je me levai furieux.
--Et pourquoi, m'écriai-je, ne pas essayer? Nous mourrons, je le sais;
mais de notre sang naîtront des vengeurs...
Parini me regardait avec étonnement; mes yeux brillaient d'un feu qu'il
ne m'avait pas encore vu, et mon visage, pâle et abattu, se relevait
avec un air menaçant... Je me taisais, mais je sentais un frémissement
bouillonner dans ma poitrine.
--Eh! repris-je, nous n'aurons jamais de salut... Ah! si les hommes
savaient considérer la mort sous son véritable aspect, ils ne
serviraient jamais si bassement.
Parini n'ouvrait pas la bouche; mais il me serrait le bras et me
regardait fixement... Tout à coup, me tirant à lui et me faisant
asseoir:
--Eh! penses-tu, me dit-il, que, si j'eusse vu pour la liberté de
l'Italie une seule lueur d'espérance, je me perdrais, à la honte de ma
vieillesse, en de vains gémissements? O jeune homme, digne d'une patrie
plus reconnaissante, réprime cette ardeur fatale, ou, si tu ne peux
l'éteindre, tourne-la du moins vers d'autres passions.
Alors, je regardai dans le passé; alors, je me tournai avidement vers
l'avenir; mais partout je vis mes espérances trompées... et mes bras se
rapprochèrent de moi sans avoir rien pu saisir... C'est seulement alors
que je sentis toute l'amertume de mon état. Je racontai à ce grand homme
l'histoire de mes passions. Je lui dépeignis Thérèse comme un de ces
génies célestes descendus du ciel pour éclairer les ténèbres de notre
vie, et, à mes paroles et à mes pleurs, j'entendis le vieillard attendri
soupirer du fond de l'âme.
--Non, lui dis-je, mon cœur n'a plus d'autre désir que celui de la
tombe: je suis l'enfant d'une mère qui m'adore; et souvent il me semble
la voir suivre en tremblant la trace de mes pas, m'accompagner jusqu'au
sommet de la montagne d'où je voulais me précipiter, et, tandis que, le
corps penché en avant, je m'abandonne à l'abîme, je crois sentir sa main
m'arrêter tout à coup par mon habit. Je me retourne... elle disparaît,
et je n'entends plus le bruit de ses plaintes et de ses sanglots.
Cependant, si elle connaissait mes tourments cachés, je suis certain
qu'elle invoquerait elle-même le Ciel pour qu'il terminât des jours si
pleins d'angoisses et de tortures. Mais l'unique flamme qui anime encore
ce pauvre cœur si tourmenté, c'est l'espoir de tenter la liberté de
sa patrie.
Il sourit tristement, et, s'apercevant que ma voix s'affaiblissait et
que mes regards immobiles s'abaissaient vers la terre:
--Peut-être, me dit-il, ce besoin de gloire pourrait-il t'entraîner à de
grandes actions; mais, crois-moi, les héros doivent un quart de leur
renommée à leur audace, les deux autres au hasard, et le dernier à leurs
crimes; eh bien, fusses-tu assez heureux et assez barbare pour aspirer à
cette gloire, penses-tu que notre époque t'en offre les moyens?... Les
gémissements de tous les âges et la servitude de notre patrie ne
t'ont-ils point appris qu'on ne doit pas attendre la liberté des nations
étrangères? Quiconque se mêle des affaires d'un pays conquis n'en retire
que le blâme public et sa propre infamie. Quand les droits et les
devoirs reposent sur la pointe de l'épée, le fort écrit ses lois avec le
sang et exige le sacrifice de toute vertu... Et, dans ce cas, auras-tu
le courage et la persévérance d'Annibal, qui, proscrit et fugitif,
cherchait dans l'univers un ennemi au peuple romain? D'ailleurs, il ne
te sera pas permis d'être juste impunément; un jeune homme d'un
caractère vertueux et bouillant, d'un esprit cultivé, mais sans fortune,
un jeune homme comme toi, enfin... sera toujours ou l'instrument des
factieux ou la victime des puissants... Eh! comment alors espères-tu te
conserver pur et sans tache au milieu de l'avilissement général? On te
louera hautement; puis, tout bas, tu te sentiras blessé par le poignard
nocturne de la calomnie. Ta prison sera abandonnée par tes amis, ta
tombe sera à peine honorée d'un soupir... Mais je veux bien supposer
encore que, triomphant de la puissance des étrangers, de la malignité de
tes concitoyens, de la corruption de ton siècle, tu puisses parvenir à
ton but; dis-moi, répandras-tu tout le sang avec lequel il faut nourrir
une république naissante? brûleras-tu tes maisons avec les torches de la
guerre civile? uniras-tu les partis par la terreur? enchaîneras-tu les
opinions par les échafauds? égaliseras-tu les fortunes par des
massacres? Et, si tu tombes dans ta route, ne seras-tu pas regardé par
les uns comme un démagogue, par les autres comme un tyran? Les amours de
la multitude sont courts et funestes: elle juge par le résultat, jamais
par l'intention! elle appelle vertu le crime qui lui devient utile; elle
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