Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 02

Total number of words is 4752
Total number of unique words is 1638
39.0 of words are in the 2000 most common words
51.3 of words are in the 5000 most common words
56.6 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
j'ai de plus cher et moi-même, pour ne laisser aucun vestige de leur
puissance et de mon esclavage... Eh! n'y eut-il pas des peuples qui,
pour ne point subir le joug des Romains, ces voleurs du monde, livrèrent
aux flammes leurs maisons, leurs femmes, leurs enfants, et eux-mêmes
enfin, ensevelissant sous d'immenses ruines les cendres de leur patrie
et leur sainte indépendance!

1er novembre.
Je suis bien, Lorenzo, bien comme un malade qui dort et cesse pour un
instant de sentir ses douleurs. Je passe des journées entières chez M.
T***, qui m'aime comme son fils; je me laisse aller à l'illusion, et
l'apparente félicité de cette famille me semble réelle et mienne: si du
moins ce n'était pas à ce mari que Thérèse fût destinée! je ne hais
personne au monde; mais il y a des hommes que je ne puis voir que de
loin. Son beau-père m'en faisait hier un éloge en forme de
recommandation. Il était bon, exact, patient, me disait-il. Quoi! rien
autre chose? Et, possédât-il ces qualités avec une angélique perfection,
si son cœur est mort, et, si cette face magistrale n'est jamais
animée par le sourire de l'allégresse, ni par le doux silence de la
pitié, il me fera toujours l'effet d'un rosier sans fleurs, qui
cependant laisse craindre les épines. Voilà l'homme: si tu l'abandones à
la seule raison froide et méthodique, il devient scélérat, et scélérat
bassement... Du reste, Odouard sait un peu de musique, joue bien aux
échecs, mange, lit, dort, se promène, et tout cela la montre à la main;
sa voix ne s'anime jamais que pour me parler de sa bibliothèque, riche
et choisie; mais, quand il va sans cesse me répétant, avec sa voix de
docteur, _riche et choisie_, je suis toujours prêt à lui donner un
démenti formel. Je crois, Lorenzo, qu'il serait facile de réduire à un
millier de volumes au plus toutes les folies humaines, qui, chez tous
les peuples et dans tous les siècles, ont été écrites et imprimées sous
le nom de science et de doctrine, et je ne vois pas que l'amour-propre
des hommes aurait encore trop à se plaindre... Voilà, je crois, assez de
dissertations.
En attendant, j'ai entrepris l'éducation de la sœur de Thérèse; je
lui apprends à lire et à écrire. Lorsque je suis avec elle, ma figure
s'épanouit, mon cœur devient plus gai que jamais, et je fais mille
folies: je ne sais pourquoi tous les enfants m'aiment. Il est vrai aussi
que cette petite est charmante; ses longs cheveux frisés retombent en
boucles dorées sur ses épaules; ses yeux sont de la couleur du plus beau
ciel; ses joues blanches, fraîches, potelées, ressemblent à deux roses;
enfin, on dirait une Grâce de quatre ans. Si tu la voyais accourir
au-devant de moi, grimper sur mes genoux, me fuir pour être poursuivie,
me refuser un baiser, puis tout à coup appuyer ses petites lèvres sur
les miennes!... Aujourd'hui, j'étais monté sur un arbre pour lui
cueillir des fruits; cette chère petite créature me tendait les bras et
me priait en grâce de _ne point me laisser tomber_.
Quel bel automne! Adieu Plutarque! il reste constamment fermé sous mon
bras. Voilà trois jours que je perds à remplir de raisins et de pêches
une corbeille que je recouvre ensuite de feuilles; puis, en suivant le
cours du ruisseau, j'arrive à la villa, et je réveille tout le monde
avec la chanson des vendanges.

12 novembre.
Hier, jour de fête, nous avons transporté avec solennité, sur la
montagne, en face de l'église, des pins qui se trouvaient sur une petite
colline à côté. Mon père avait déjà essayé de féconder ce petit et
stérile coin de terre; mais les cyprès qu'il y avait plantés n'ont pu y
prendre racine, et les autres arbres sont encore très-petits. Aidé de
plusieurs laboureurs, j'ai couronné le plateau, d'où s'échappe la
cascade, de cinq peupliers qui domineront la partie orientale d'un petit
bosquet qui sera salué le premier par le soleil lorsqu'il s'élancera
splendide à la cime des monts. Hier, il était plus pur qu'à l'ordinaire,
et sa chaleur réchauffait l'air engourdi par les brouillards de
l'automne, qui s'en va mourant; alors, les paysannes, parées de leurs
habits de fête, sont venues nous rejoindre sur le midi, entremêlant
leurs jeux et leurs danses de chansons et de toasts: c'étaient les
filles, les épouses ou les maîtresses des laboureurs, et tu sais que nos
paysans ont l'habitude, lorsqu'ils se livrent à ce travail, de convertir
la fatigue en plaisir, persuadés par une ancienne tradition de leurs
aïeux et bisaïeux que, sans le choc des verres, les arbres ne pourraient
pousser une seule racine dans une terre étrangère... Et moi, m'élançant
dans l'immensité de l'avenir, je me représentais un pareil jour d'hiver,
lorsque, la tête blanchie par les ans, je me traînerai pas à pas, appuyé
sur mon bâton, pour me ranimer aux rayons du soleil, si cher aux
vieillards; saluant, à mesure qu'ils sortiront de l'église, les
villageois courbés sous le poids des années, mes anciens compagnons
lorsque la jeunesse coulait à flots dans nos veines, et qui me
remercieront alors des fruits qu'auront produits, quoique un peu tard,
les arbres plantés par mon père. C'est là que je raconterai d'une voix
cassée à mes petits-neveux, aux tiens, à ceux de Thérèse, nos simples
aventures, qu'ils écouteront en silence et rangés autour de moi; et,
lorsque mes froids ossements dormiront sous ce bosquet, alors riche et
ombreux, peut-être que, par un beau soir d'été, au murmure des feuilles
agitées par la brise de la nuit, s'uniront les soupirs de mes anciens
amis, qui viendront, au son de la cloche des morts, implorer Dieu pour
la paix de mon âme, et recommander ma mémoire au souvenir de leurs
enfants; et, si quelquefois le moissonneur, accablé par la chaleur du
mois de juin, vient se reposer dans le cimetière, il dira d'une voix
émue, en regardant mon tombeau:
--C'est lui qui éleva ces ombres fraîches et hospitalières.
O illusion! comment celui qui n'a pas de patrie ose-t-il dire où il
laissera ses cendres!
Heureux temps où chacun était sûr de sa tombe;
Où, près du lit désert, l'épouse au front voilé
N'attendait pas en vain son époux exilé!
Vingt fois j'ai commencé cette lettre, et vingt fois je l'ai
interrompue... La journée était si belle, j'avais fait la promesse
d'aller à la villa... et puis la solitude... et puis... Tu ris?... Il
est pourtant vrai qu'avant-hier, je me suis levé avec la résolution de
t'écrire, et je me suis trouvé dehors sans m'en être aperçu.
Il pleut, il grêle, il tonne: je me soumets à la nécessité qui me
renferme chez moi, et je profite de cette journée infernale pour te
donner de mes nouvelles.
Voilà six ou sept jours que nous avons fait un pèlerinage; la nature
était plus belle que jamais. Thérèse, son père, Odouard, la petite
Isabelle et moi, avons été visiter la maison de Pétrarque, à Arqua.
Arqua est éloignée, comme tu le sais, de quatre milles du lieu que
j'habite; mais, pour raccourcir la route, nous avons pris le chemin de
la vallée. L'aurore promettait la plus belle journée de l'automne: on
eût dit que la nuit, suivie des ténèbres, fuyait devant le soleil, qui,
dans sa splendeur immense, sortait des nuages de l'orient pareil au
dominateur de l'univers: et l'univers souriait. Les nuages dorés et
peints de mille couleurs glissaient sur la surface d'un ciel tout
d'azur, et s'entr'ouvraient de temps en temps, comme s'ils voulaient
laisser tomber sur les mortels un regard de la Divinité. Je saluais à
chaque pas la famille des fleurs et des plantes, qui peu à peu
soulevaient leurs têtes encore chargées du givre de la nuit; les arbres,
avec un murmure délicieux, faisaient trembler à la lumière les gouttes
de rosée suspendues à leurs feuilles, tandis que la brise du matin
séchait le superflu de l'humidité des plantes. Tu aurais entendu alors
une solennelle harmonie se répandre confusément par toute la forêt:
c'étaient le bêlement des troupeaux, le murmure du fleuve, le chant des
oiseaux, la voix des hommes; et, pendant ce temps, l'air était parfumé
par les exhalaisons que la terre, dans sa joie, envoyait des vallons et
des montagnes au soleil... au soleil, roi de la nature. Oh! que je
plains le malheureux que tant de bienfaits ne peuvent émouvoir, et qui
n'a jamais senti à ce spectacle ses yeux se mouiller des douces larmes
de la reconnaissance... Dans ce moment, j'aperçus Thérèse brillante de
toutes ses grâces; son visage portait l'empreinte d'une mélancolie douce
qui se dissipa peu à peu pour faire place à la joie vive et pure qui
lui débordait de l'âme. Sa voix était entrecoupée, ses grands yeux
noirs, dans l'immobilité de l'extase, se mouillaient de pleurs; toutes
ses facultés paraissaient envahies par la beauté sainte de la campagne.
Dans cette plénitude de sensations, les cœurs se cherchent pour se
répandre dans les autres cœurs, et alors elle se tourna vers
Odouard... Grand Dieu! on eût dit qu'il allait tâtonnant dans les
ténèbres les plus épaisses ou au milieu d'un désert abandonné du sourire
de la nature. Elle le quitta tout à coup, et s'appuya sur mon bras, en
me disant... Mais, Lorenzo, à quoi bon continuer, et ne vaut-il pas
mieux que je me taise? Ne m'est-il pas impossible de te rendre la
douceur de ses accents, la grâce de ses gestes, la mélodie de sa voix,
la céleste expression de son visage? Si du moins je pouvais redire
littéralement ses paroles sans en changer ni transposer une syllabe,
certes, tu m'en saurais gré, je le crois... Mais à quoi sert-il de
copier imparfaitement un tableau inimitable, qui doit plus gagner par sa
seule réputation que par une pâle copie?... Ne te paraît-il pas que je
ressemble aux traducteurs du divin Homère? Tu vois que je n'essaye pas
même de t'exprimer un sentiment qui ne peut être rendu par des phrases,
sans perdre toute sa vivacité.
Je me sens fatigué, Lorenzo, et je renvoie à demain le reste de mon
récit. Le vent souffle avec force, et cependant je vais essayer de me
mettre en route. Je saluerai Thérèse en ton nom...
Sur Dieu! je suis condamné à poursuivre ma lettre. J'ai trouvé au seuil
de la porte un véritable lac; peut-être pourrais-je le franchir d'un
saut; mais la pluie ne cesse pas, midi est passé, et, dans peu d'heures,
cette nuit, qui menace d'être la dernière, sera venue. Pour aujourd'hui,
journée perdue... ô Thérèse!
--Je ne suis pas heureuse, m'a dit Thérèse.
Et ces paroles m'ont déchiré le cœur.
Je marchais près d'elle dans un profond silence; Odouard avait rejoint
M. T***, et ils nous précédaient en causant; la petite Isabelle nous
suivait, portée par le jardinier.
--Je ne suis pas heureuse, répéta une seconde fois Thérèse.
J'avais déjà compris la terrible signification de ces paroles, et je
gémissais intérieurement en voyant devant moi la victime qu'on voulait
sacrifier aux préjugés et à l'intérêt. Thérèse s'aperçut alors de ma
tristesse, et, changeant de voix:
--Quelque doux souvenir, me dit-elle en s'efforçant de sourire.
Et aussitôt elle baissa les yeux. Je n'osai pas lui répondre.
Nous approchions d'Arqua, et, à mesure que nous gravissions l'herbeuse
colline, les villages que nous dépassions fuyaient et disparaissaient à
nos yeux. Enfin nous nous trouvâmes dans une avenue bordée d'un côté par
des peupliers qui, en se balançant, laissaient tomber sur nos têtes
leurs feuilles les plus jaunes, et ombragée de l'autre par une forêt de
chênes dont l'épaisseur et la verdure plus foncée contrastaient
agréablement avec le feuillage plus tendre des peupliers. De temps en
temps, quelques rameaux de vigne sauvage, s'échappant de la forêt,
joignaient les deux rangées d'arbres opposées, et, se balançant
au-dessus de nous, formaient des festons mollement agités par la brise
du matin.
--Oh! que de fois, dit Thérèse en s'arrêtant et regardant autour d'elle,
que de fois, l'été dernier, je me suis reposée sur cette herbe et sous
l'ombre fraîche de ces chênes... Hélas! j'y venais avec ma mère...
Elle se tut à ces mots, et se retourna comme pour regarder la petite
Isabelle, qui nous suivait à peu de distance; mais je m'aperçus qu'elle
ne m'avait quitté que pour me cacher les larmes qu'elle ne pouvait plus
retenir et dont son visage était inondé.
--Mais où donc est votre mère? lui demandais-je, et pourquoi ne la
vois-je jamais?
--Depuis plusieurs semaines, me répondit-elle, elle habite Padoue avec
sa sœur, séparée de nous peut-être pour toujours!... Mon père
l'adorait; mais, depuis qu'il s'est obstiné à me donner un mari que je
ne puis aimer, l'harmonie a disparu de notre famille. Ma pauvre mère,
après s'être opposée en vain à ce mariage, s'est éloignée pour ne point
avoir part à mon malheur inévitable... Et moi, je reste abandonnée de
tout... J'ai promis à mon père; je tiendrai ma parole... Mais ce qui
redouble ma peine, c'est d'être cause de la désunion de notre famille...
Quant à moi... patience!
Et, à ces mots, les larmes pleuvaient de ses yeux.
--Pardonnez-moi, continua-t-elle, mais j'avais besoin d'épancher mon
cœur brisé. Je ne puis écrire à ma mère ni recevoir de ses lettres.
Mon père, absolu dans ses résolutions, ne veut pas même l'entendre
nommer; il me répète à chaque instant qu'elle est notre plus grande
ennemie, et cependant... je sens que je n'aime pas, que je n'aimerai
jamais celui avec lequel tout est déjà décidé...
Représente-toi ma situation, dans ce moment... Je ne pouvais ni la
consoler, ni lui répondre, ni lui donner des conseils...
--De grâce, reprit-elle tout à coup, ne vous affligez pas de mes peines,
je vous en conjure. Je me suis confiée à vous;... le besoin de trouver
quelqu'un qui pût me plaindre... une certaine sympathie... enfin je n'ai
que vous seul.
--O ange! oui, oui, puissé-je pleurer toujours, et racheter à ce prix
tes larmes! Cette misérable vie est toute à toi; elle t'appartient sans
réserve, et je la consacre à ton bonheur.
Que de malheurs dans une seule famille, mon cher Lorenzo! quelle
obstination dans M. T***! qui, du reste, est un brave et galant homme...
Il aime sa fille de toute son âme, il la loue souvent, la regarde
toujours avec tendresse, et cependant il lui tient la main sur la gorge.
Thérèse me disait, il y a quelques jours, qu'il était doué d'une âme
ardente et continuellement agitée par des passions malheureuses. Gêné
dans son intérieur par la trop grande magnificence qu'il affecte de
déployer, poursuivi par ces hommes qui, dans les révolutions,
établissent leur fortune sur la ruine des autres, et, craignant pour ses
enfants, il veut assurer la félicité de sa famille en s'alliant à un
homme _de sens_, riche, et qui a encore la perspective d'un héritage
immense; peut-être est-ce aussi par une certaine morgue, et je parierais
cent contre un qu'il ne donnerait pas sa fille à un homme à qui il
manquerait un demi-quartier de noblesse. Celui qui naît patricien doit
mourir patricien: telle est sa devise. Il en résulte qu'il considère
l'opposition de sa femme comme une attaque à son autorité, et ce
sentiment tyrannique le rend encore plus inflexible; son cœur est
pourtant excellent: il adore sa fille, il l'accable de caresses, et
quelquefois semble plaindre intérieurement la résignation de cette
malheureuse enfant. Vraiment, Lorenzo, lorsque je vois comment des
hommes qui pourraient être heureux cherchent par une certaine fatalité
le malheur avec une lanterne, et veillent, suent et se fatiguent pour se
fabriquer des douleurs éternelles, je suis sur le point de me faire
sauter la cervelle, de peur qu'il ne me passe quelque jour par la tête
une semblable tentation.
Je te quitte, Lorenzo; Michel m'appelle. Je reprendrai ma lettre au
premier moment...
Le ciel se déride, et il fait la plus belle soirée du monde; le soleil a
chassé les nuages et console la terre en répandant sur sa surface un de
ses rayons. Je t'écris en face du balcon, d'où j'admire l'éternelle
lumière qui va peu à peu se perdant à l'horizon tout resplendissant de
flammes. L'air est redevenu tranquille, et la campagne, quoique couverte
d'eau et couronnée seulement d'arbres effeuillés et de plantes flétries,
paraît plus belle qu'avant l'orage. C'est ainsi, Lorenzo, que
l'infortuné secoue sa tristesse au premier éclair de l'espérance, et
livre de nouveau son âme à des plaisirs auxquels il était insensible au
temps de son aveugle prospérité... Mais le jour m'abandonne; j'entends
la cloche du soir... Me voici enfin au terme de ma narration.
Nous continuâmes notre court pèlerinage, et bientôt nous aperçûmes à
l'horizon, duquel elle se détachait par sa blancheur, la maison qui
renferma autrefois cet homme
Pour la grandeur duquel le monde fut étroit,
Et qui, léguant son nom de mémoire en mémoire,
Fit à Laure vivante une immortelle gloire.
Je m'en approchai comme si j'allais me prosterner sur le tombeau de mes
pères, et semblable à ces prêtres qui s'avançaient respectueux et en
silence dans les forêts habitées par les dieux. La maison sacrée de ce
grand Italien tombe en ruine par la négligence de celui qui possède un
si saint trésor. En vain, dans quelques années, le voyageur viendra des
terres lointaines visiter religieusement cette chambre où résonnent
encore les chants divins de Pétrarque; il ne pourra plus que pleurer sur
un monceau de pierres, couvert d'orties et d'herbes sauvages au milieu
desquelles le renard solitaire aura fait son nid. O Italie! apaise
l'ombre de tes grands hommes!... Je me souviendrai toujours en gémissant
des derniers mots que prononça le Tasse, après avoir passé quarante-sept
années de sa vie, exposé aux sarcasmes des flatteurs, au dégoût des
sachants, et à l'orgueil des princes, tantôt emprisonné, tantôt
vagabond, et toujours triste, malade et pauvre. Conduit enfin sur le lit
de la mort par le malheur et l'indigence, il écrivait, en exhalant son
dernier soupir:
«Je ne me plains pas de la malignité de la fortune, pour ne pas dire de
l'injustice des hommes, et qui a voulu avoir la gloire de me faire
mourir mendiant.»
O mon cher Lorenzo! ces paroles me bruissent toujours dans le cœur,
il me semble que je mourrai un jour en les répétant.
Cependant, je récitais tout bas, l'âme pleine d'amour et d'harmonie, la
chanson
Claires, fraîches et douces ondes!
Et cette autre:
De penser en penser, de montagne en montagne...
Et ce sonnet:
Arrêtons-nous, Amour! regardons notre gloire.
Et tant d'autres vers sublimes qu'à chaque instant ma mémoire rappelait
à mon cœur.
Thérèse et son père étaient partis avec Odouard, qui allait vérifier les
comptes d'un fermier qui tient de lui une terre dans les environs. J'ai
appris depuis que la mort d'un de ses cousins le forçait d'aller à Rome,
et qu'il n'en doit pas être quitte de sitôt, parce que, les autres
parents s'étant emparés des biens du défunt, l'affaire, dit-on, ira
devant les tribunaux.
A leur retour, cette bonne famille de laboureurs nous offrit un repas,
après lequel nous reprîmes le chemin de nos maisons. Adieu, adieu;
j'aurais bien des choses à te raconter encore; mais, à t'avouer la
vérité, je ne suis guère à ce que je t'écris... A propos, je oubliais de
te dire qu'en revenant, Odouard avait constamment accompagné Thérèse et
lui avait parlé en affectant un air d'autorité; par le peu de ses
paroles que j'ai pu saisir, je soupçonne qu'il la tourmentait pour
connaître le sujet de notre entretien; tu vois, mon ami, que je dois
interrompre mes visites, au moins jusqu'à ce qu'il soit parti.
Bonne nuit, mon cher Lorenzo! conserve avec soin cette lettre: lorsque
Odouard aura emporté avec lui tout mon bonheur, lorsque je ne verrai
plus Thérèse, que sa jeune sœur ne viendra plus jouer sur mes genoux,
dans ces jours d'ennui où notre douleur passée nous redevient
quelquefois chère, à cette heure où le jour va mourant, nous relirons
ces mémoires, couchés sur le penchant de la colline qui regarde la
solitude d'Arqua; alors, le souvenir que Thérèse fut notre amie séchera
nos larmes; faisons-nous, crois-moi, un trésor de souvenirs suaves et
doux, afin que, dans les années de tristesse et de persécution qui nous
restent à vivre, nous ayons pour nous soutenir la mémoire de n'avoir pas
toujours été malheureux.

22 novembre.
Trois jours encore, et Odouard sera parti. Le père de Thérèse, qui
l'accompagnera jusqu'aux frontières, m'a proposé de faire ce voyage avec
lui; mais je l'en ai remercié, parce que je suis décidé à m'éloigner.
J'irai à Padoue... Je ne veux pas abuser de l'amitié et de la confiance
de M. T***.
--Tenez bonne compagnie à mes filles, me disait-il encore ce matin.
Me prend-il donc pour un Socrate?... Moi, près de cette angélique
créature née pour aimer et être aimée, si malheureuse! moi dont le
cœur est en si parfaite harmonie avec le cœur des infortunés,
parce que j'ai toujours trouvé quelque chose de méchant dans celui de
l'homme heureux!
Je ne sais comment il ne s'aperçoit pas qu'en parlant de sa fille, je
change de visage, ma langue s'embarrasse, et je balbutie alors comme un
voleur devant son juge: il y a des moments où je m'abandonne à des
réflexions qui me feraient blasphémer, lorsque je vois tant
d'excellentes qualités gâtées chez lui par des préjugés et un entêtement
qu'un jour peut-être il pleurera bien amèrement... C'est ainsi,
Lorenzo, que je dévore mes journées en me plaignant de mes malheurs...
et de ceux des autres.
Cependant, cet état ne me déplaît pas... Souvent je ris de moi, je ris
de ce que mon cœur ne peut supporter un moment, un seul moment de
calme... Pourvu qu'il soit toujours agité, peu lui importe que les vents
soient ou propices ou contraires: où lui manque le plaisir, il cherche
aussitôt la douleur. Hier, Odouard est venu chez moi pour me rendre un
fusil de chasse que je lui avais prêté, et me dire en même temps adieu;
eh bien, je n'ai pu le voir sans me jeter à son cou, quoique cependant
j'eusse bien dû imiter son indifférence. Je ne sais comment, vous autres
sages appelez l'homme qui, sans réfléchir, cède toujours au premier
mouvement de son cœur; ce n'est certainement pas un héros, et
cependant ce n'est point un lâche: ceux qui traitent les passions de
faiblesses, ressemblent à ce médecin qui appelait fou un malade dans le
délire; c'est ainsi encore que les riches taxent la pauvreté de faute,
par la seule raison qu'elle est pauvre; tout est apparence, rien n'est
réalité, rien! les hommes qui ne peuvent acquérir l'estime des autres,
ni même la leur, cherchent à se tromper eux-mêmes en comparant les
défauts qui par hasard leur manquent à ceux qu'ils reprochent à leurs
voisins. Mais celui qui ne s'enivre pas, parce qu'il hait naturellement
le vin, mérite-t-il des louanges sur sa sobriété?
O toi qui disputes tranquillement sur les passions, si tes froides mains
ne trouvaient pas froid tout ce qu'elles touchent, si tout ce qui entre
dans ton cœur de glace ne se glaçait pas en passant par ton cœur,
crois-tu que tu serais aussi glorieux de ta sévère philosophie? Or,
comment peut-on raisonner de choses que l'on ne connaît pas?
Pour moi, Lorenzo, j'abandonne ces prétendus sages à leur inféconde
apathie: j'ai lu, je ne me rappelle plus trop dans quel poëte, que leur
vertu ressemble à un bloc de glace qui attire tout à lui et qui
refroidit tout ce qu'il touche.--Dieu ne reste pas toujours dans une
majestueuse tranquillité, mais il s'enlève au sein des aquilons et passe
avec les tempêtes.

28 novembre.
Odouard est parti. Et, moi, je ne m'en irai qu'au retour du père de
Thérèse.--Bonjour.

3 décembre.
Ce matin, j'allais à la villa, et j'en étais déjà tout proche lorsque
j'entendis, dans l'intérieur, le léger frémissement d'une harpe; je
sentis aussitôt mon cœur sourire, et passer dans mes veines la
volupté de l'harmonie: c'était Thérèse... O céleste enfant! comment
puis-je te voir dans tout l'éclat de ta beauté et ne pas me livrer au
désespoir?... Tu commences à tremper tes lèvres dans l'amer calice de la
vie; et moi, de mes yeux, je te verrai malheureuse et je ne pourrai te
soulager qu'en pleurant avec toi! Ne devrais-je pas, par pitié pour toi,
t'avertir de te familiariser d'avance avec le malheur?
Je crois, Lorenzo, que je ne pourrais ni affirmer ni nier que je
l'aime.--Mais si jamais... jamais!... En vérité, ce sera un amour
d'ange... incapable d'une seule pensée dont elle puisse se plaindre...
Dieu le sait.
Je m'étais arrêté, les yeux, les oreilles et tous les sens tendus, et me
divinisant dans ce coin où aucun regard ne me faisait rougir du vol que
je faisais. Juge de ce que j'éprouvai lorsque j'entendis qu'elle
chantait une cantate de Sapho, que je lui ai traduite avec deux autres
odes, seules poésies qui nous restent de cette femme immortelle comme
les Muses. Je franchis la porte d'un bond, et je trouvai Thérèse dans sa
chambre; sur le même siège où je la vis le jour qu'elle faisait son
portrait. Elle était négligemment vêtue de blanc; le trésor de sa blonde
chevelure était répandu sur ses épaules et sur sa poitrine; ses yeux
nageaient dans la mélodie; une suave langueur était répandue par tout
son visage; son bras rosé, son pied appuyé sur la pédale, ses doigts
courant avec légèreté sur les cordes sonores, tout en elle était
harmonie. Je m'étais arrêté devant elle, je ne pouvais me rassasier du
bonheur de la contempler. Thérèse parut d'abord confuse de s'être laissé
surprendre par un homme qui l'admirait ainsi négligée, et, moi-même, je
commençais à me reprocher intérieurement ma vivacité et mon oubli des
convenances; mais bientôt elle se remit et continua. Alors, je ne
songeai plus qu'au plaisir de la voir et de l'entendre; je ne puis te
dire, Lorenzo, dans quel état se trouvait précisément mon cœur, mais
le fait est que, dans ce moment, j'avais cessé de sentir le poids de
cette vie mortelle.
Quelques minutes après, Thérèse se leva en souriant et me laissa seul.
Peu après, je revins à moi, j'appuyai alors ma tête sur la harpe, mon
visage se baigna de larmes, et je me sentis soulagé.

Padoue, 7 décembre.
Je n'ose le dire, Lorenzo, mais je crains bien que tu ne m'aies pris au
mot, et que tu n'aies fait tout ce qui était en ton pouvoir pour
m'éloigner de mon cher ermitage. Hier, Michel vint m'avertir, de la part
de ma mère, que mon logement à Padoue, où j'avais dit (et vraiment à
peine si je m'en souviens) que je voulais me rendre, à la réouverture de
l'Université, était préparé; il est vrai que j'avais juré de partir, je
te l'avais même écrit; mais j'attendais M. T***, qui n'est point encore
revenu. Au reste, plus je réfléchis, plus je me félicite d'avoir profité
du moment où je voulais fermement m'éloigner de ma retraite, que j'ai
quittée sans dire adieu à personne; autrement, je crois bien que, malgré
tes résolutions et les miennes, jamais je n'aurais eu ce courage; je
t'avouerai même que parfois je regrette bien amèrement ma solitude, et
qu'alors il me prend la tentation d'y retourner.
Au reste, figure-toi bien que je suis à Padoue, et prêt à devenir un
savantissime... Je te dis cela afin que tu n'ailles pas encore prêcher
partout que je me perds avec mes folies... Mais aussi qu'il ne te prenne
pas l'envie de t'opposer à mon départ, lorsque je l'aurai décidé... Tu
sais, mon ami, que je suis né extrêmement inapte à certaines choses, et
surtout lorsqu'il s'agit de vivre avec cette méthode qu'exigent les
études, et qui se trouve tout à fait en opposition avec mon caractère
libre et indépendant; si pourtant cela t'arrivait, rappelle-toi que je
te le pardonne d'avance et de mon propre mouvement... Remercie cependant
ma mère, et, pour diminuer son déplaisir, dis-lui, comme si la chose
venait de toi, qu'il est probable que je ne trouverai pas ici de chambre
à louer pour plus d'un mois...

Padoue, 11 décembre.
Je viens de faite connaissance avec l'épouse du noble M. M***, qui,
abandonnant le tumulte de Venise, et la maison de son indolent mari,
vient passer une partie de l'année à Padoue pour se divertir. Hélas! si
jeune et si belle,... sa figure a déjà perdu cette ingénuité sans
laquelle il n'y a ni grâce ni amour. Coquette consommée, elle passe son
temps à chercher à plaire, et, cela, sans autre but que de faire des
You have read 1 text from French literature.
Next - Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 03
  • Parts
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 01
    Total number of words is 4601
    Total number of unique words is 1768
    36.7 of words are in the 2000 most common words
    48.4 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 02
    Total number of words is 4752
    Total number of unique words is 1638
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    51.3 of words are in the 5000 most common words
    56.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 03
    Total number of words is 4682
    Total number of unique words is 1710
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.6 of words are in the 5000 most common words
    56.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 04
    Total number of words is 4697
    Total number of unique words is 1657
    38.2 of words are in the 2000 most common words
    50.4 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 05
    Total number of words is 4670
    Total number of unique words is 1633
    36.7 of words are in the 2000 most common words
    48.2 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 06
    Total number of words is 4696
    Total number of unique words is 1574
    38.2 of words are in the 2000 most common words
    51.8 of words are in the 5000 most common words
    56.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 07
    Total number of words is 4696
    Total number of unique words is 1489
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    55.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 08
    Total number of words is 4791
    Total number of unique words is 1659
    35.3 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 09
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1588
    40.0 of words are in the 2000 most common words
    53.6 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 10
    Total number of words is 4599
    Total number of unique words is 1633
    36.9 of words are in the 2000 most common words
    49.9 of words are in the 5000 most common words
    55.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 11
    Total number of words is 4686
    Total number of unique words is 1492
    40.4 of words are in the 2000 most common words
    53.1 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 12
    Total number of words is 4611
    Total number of unique words is 1552
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    51.5 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 13
    Total number of words is 4451
    Total number of unique words is 1550
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    47.4 of words are in the 5000 most common words
    52.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 14
    Total number of words is 3189
    Total number of unique words is 1052
    44.7 of words are in the 2000 most common words
    55.6 of words are in the 5000 most common words
    60.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.