Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 11

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traduction pleine de ratures et presque illisible de quelques versets du
livre de Job, du second chapitre de l'Ecclésiaste, et de tout un
cantique d'Ézéchiel.
Sur les quatre heures de l'après-midi, Ortis alla chez T***. On avait
déjà fini de dîner, et Thérèse était descendue au jardin: son père le
reçut avec affabilité; Odouard alla s'asseoir près du balcon, et se mit
à lire; quelque temps après, il posa le livre qu'il tenait, en ouvrit un
autre, et sortit en lisant. Alors, Ortis prit le premier livre qu'avait
laissé Odouard: c'était le quatrième volume des tragédies d'Alfieri; il
retourna quelques feuillets, puis tout à coup lut d'une voix forte les
vers suivants:
Qui m'ose ici parler, et d'air pur et tranquille?...
Quels ténèbres, grands dieux! environnent mes pas!...
C'est la nuit du tombeau, c'est l'ombre du trépas!
Voyez-vous du soleil s'obscurcir la lumière?
Un nuage sanglant le dérobe à la terre;
Entendez-vous les cris des sinistres oiseaux
Se mêler aux accents des esprits infernaux?
Tout vient frapper mes sens d'un funeste présage,
Des larmes, malgré moi, coulent sur mon visage...
Mais quoi! mais vous aussi, vous répandez des pleurs!
Le père de Thérèse le regarda en murmurant ces mots:
--O mon fils!
Ortis continua à lire bas, ouvrit le même volume au hasard; puis, le
posant bientôt, s'écria:
Vous n'avez point encore éprouvé mon courage,
Vous ne connaissez pas ce que peut ma fureur...
Elle doit égaler mes maux et ma douleur.
Odouard, qui rentrait en ce moment, entendit ces vers, et, étonné de
l'accent avec lequel ils avaient été prononcés, s'arrêta tout pensif sur
le seuil de la porte. M. T*** me disait, depuis, qu'à ce moment il avait
cru lire la mort sur le visage de notre malheureux ami, et que, pendant
le reste de la journée, ses moindres paroles lui avaient inspiré la
pitié et un sentiment de respect religieux. Bientôt la conversation
tomba sur son voyage; Odouard lui demanda s'il devait être bien long.
--Oh! oui, répondit Ortis avec un sourire amer; si long, que je suis
certain que nous ne nous reverrons jamais.
--Nous ne nous reverrons plus! dit M. T*** d'une voix triste.
Alors, Ortis, pour le rassurer, le regarda d'un visage riant et
tranquille; il lui cita en souriant ce passage de Pétrarque:
.........Je ne sais, mais je crois
Que vous devez rester bien longtemps après moi.
Il revint sur le soir chez lui, se renferma, et resta dans sa chambre
jusqu'au lendemain, assez tard.--Voici quelques fragments que je crois
de cette nuit, quoique je ne puisse dire à quelle heure ils ont été
écrits:
* * * * *
... Bassesse!... et toi, qui m'accuses de bassesse, n'es-tu pas un de
ces mortels apathiques qui regardent leurs chaînes sans oser pleurer sur
elles, et qui baisent en rampant la main qui les fouette? Qu'est
l'homme?... La force n'a-t-elle pas toujours été la dominatrice de
l'univers, parce que tout, dans l'univers, est faiblesse et lâcheté?
Tu m'accuses de bassesse!... et tu vends ta conscience et ton bonheur.
Viens me voir luttant contre la mort et baigné dans mon sang; tu
trembles!--Qui de nous deux est lâche? Arrache ce poignard de mon
cœur, et dis, en le plongeant dans le tien: «Dois-je vivre
éternellement malheureux?» Dernière douleur, forte, courte et
généreuse... Qui sait si le destin ne te prépare pas une mort plus
douloureuse et plus infâme! Avoue donc maintenant que, lorsque tu tiens
la pointe de cette arme sur ta poitrine, tu te crois capable des plus
grandes entreprises, et tu te sens le maître de tes tyrans...

Minuit.
Je contemple la campagne... La nuit est sereine et tranquille, et la
lune se lève derrière la montagne. O lune! lune amie! peut-être, en ce
moment, laisses-tu tomber sur le visage de Thérèse un de ces rayons
sympathiques semblable à celui que tu répands dans mon âme. J'ai
toujours salué tes premiers feux lorsque tu venais consoler la muette
solitude de la terre. Souvent, en sortant de la demeure de Thérèse, je
te confiai mes espérances, et tu vis mon délire... Que de fois mes yeux,
mouillés de larmes, t'ont suivie au sein des nuages qui te cachaient!
que de fois ils t'ont cherchée pendant les nuits veuves de ta clarté!...
Tu reparaîtras, tu reparaîtras toujours plus belle... Mais le corps de
ton ami, solitaire et mutilé, tombera bientôt pour ne se relever
jamais... Exauce, je t'en supplie, ma dernière prière; lorsque Thérèse
me cherchera parmi les pins et les cyprès de la colline, jette un
dernier rayon sur la pierre qui recouvrira mon tombeau.
Belle aube! il y a longtemps que je n'avais dormi d'un sommeil aussi
tranquille, et qu'en m'éveillant je ne t'avais vue aussi sereine...
Mais, alors, mes yeux étaient plongés dans les larmes, mes sentiments
dans l'obscurité, et mon âme dans la douleur.
Tu brilles, tu brilles, ô nature! et tu consoles les chagrins mortels...
Hélas! tu ne brilleras plus pour moi. Je t'ai admirée dans ta splendeur;
je me suis nourri de ta joie, parce qu'alors tu me paraissais belle et
bienfaisante, et qu'avec une voix divine tu me disais: «Vis!» Mais,
depuis, dans mon désespoir, je t'ai revue les mains ensanglantées!...
les fleurs de ta couronne se sont changées pour moi en plantes
vénéneuses... tes fruits m'ont semblé amers... et tu m'as apparu
dévoratrice de tes enfants, que tu trompais par tes promesses et ta
beauté, pour les mieux conduire ensuite vers l'infortune et la douleur.
Serai-je ingrat envers toi? Vivrai-je pour te voir chaque jour plus
terrible et te blasphémer encore? Non... non, en renonçant à la lumière,
je ne fais que prévenir tes lois... Je ne t'abandonne pas, et tu ne me
quittes point. Maintenant, je te regarde et je soupire, mais seulement
au souvenir de mon bonheur passé, à la certitude de ne plus te craindre,
et parce que je suis au moment de te perdre pour toujours.
Je ne crois pas être rebelle à tes lois en fuyant la vie. L'existence et
la mort sont deux de tes lois: un seul chemin conduit à la vie, mille à
la mort... Je ne puis t'accuser de mes maux, il est vrai; mais j'en
accuse mes passions, qui ont les mêmes effets et la même source, parce
qu'elles dérivent de toi, et qu'elles n'auraient pu m'abattre, si tu ne
leur en avais donné la force... Tu n'as point fixé la durée de l'âge des
hommes; tous doivent naître, vivre et mourir, voilà tes lois; que
t'importe le temps et la manière!...
Ma mort ne te dérobera rien de ce que tu m'as donné... Mon corps, cette
infiniment petite partie du grand tout, se réunira toujours à toi sous
une autre forme... Mon âme, ou mourra avec moi... et se modifiera alors
dans la masse immense des choses... ou sera immortelle, et son essence
divine restera intacte... Ma raison ne se laisse plus séduire par des
sophismes; n'entends-je pas la voix sacrée de la nature, qui me dit: «Je
t'ai créé afin que, par ton bonheur, tu concourusses au bonheur
universel, et, pour y parvenir plus sûrement, je t'ai donné l'amour de
la vie et l'horreur de la mort; mais, si la somme des peines surpasse en
toi celle de la félicité, si les chemins que je t'ai ouverts pour finir
tes maux ne doivent, au contraire, te conduire qu'à de nouvelles
douleurs, qui t'oblige alors à la reconnaissance, puisque la vie, que je
t'aurai donnée comme un bienfait, se sera pour toi convertie en
douleurs?
Insensé! Quelle présomption!... je me crois nécessaire... Mes années
sont un atome imperceptible dans l'espace incirconscrit des temps... Les
fleuves de l'Italie roulent au milieu de leurs flots ensanglantés et
fumants des milliers de cadavres sacrifiés à mille perches de terrain et
à un demi-siècle de renommée, que deux conquérants se disputent au prix
de l'existence des peuples... et je craindrais de consacrer à moi seul
le peu de jours qui me restent, et qui peut-être bientôt me seront
arrachés par les persécutions des hommes ou souillés par le crime!...
* * * * *
J'ai cherché avec un soin religieux tout ce qu'avait écrit mon ami dans
les derniers temps de sa vie, et je dirai avec la même exactitude tout
ce que j'ai pu savoir de ses actions. Cependant, je ne puis faire
connaître au lecteur que ce qui a été vu par moi ou par des personnes
auxquelles je pouvais ajouter foi; c'est pourquoi je ne sais ce qu'il
devint pendant les journées des 16, 17 et 18 mars. Il alla plusieurs
fois chez M. T***, mais sans s'y arrêter jamais. Il sortait tous les
jours avant le soleil, rentrait tard, soupait sans dire un mot, et
Michel m'assura qu'il dormait d'un sommeil assez tranquille.
La lettre suivante n'a point de date, mais fut écrite dans la journée du
19:
* * * * *
Tout me délaisse, tout me fuit; Thérèse elle-même m'abandonne, et
Odouard ne la quitte pas un seul instant. Que je la voie une fois
encore, et je pars... Je l'aurais même déjà fait si j'avais pu baigner
une dernière fois sa main de mes larmes. Quelle tristesse règne dans
cette malheureuse famille!... Quand je monte, je crains de rencontrer
Odouard. Lorsqu'il me parle, il ne me nomme jamais Thérèse... Pourquoi
n'est-il pas toujours aussi discret? pourquoi ne cesse-t-il de me
demander quand et comment je partirai?... Tout à l'heure encore, il me
répétait cette question... Je me suis éloigné tout à coup de lui, et je
l'ai fui en frémissant: je l'avais vu sourire...
Je suis donc obligé de revenir à cette affreuse vérité, dont l'idée
seule me faisait frissonner autrefois, et que depuis je me suis habitué
à méditer et à entendre avec tranquillité: «Tous les hommes sont
ennemis.» Ah! si tu pouvais faire le procès des cœurs de ceux qui
passent devant toi, tu les verrais continuellement occupés à faire
autour d'eux le moulinet avec une épée pour éloigner les autres de leurs
biens... et pour s'emparer du bien des autres.
P.-S.--Je reviens de chez cette vieille femme de laquelle je t'ai déjà
parlé dans une de mes lettres. La malheureuse vit encore, mais seule,
mais oubliée quelquefois pendant des journées entières par ceux qui se
lassent de la secourir; la malheureuse vit encore; mais, depuis
plusieurs mois, ses facultés luttent continuellement contre les horreurs
et l'agonie de la mort.
* * * * *
Les fragments suivants sont peut-être écrits dans la même nuit, et
semblent les derniers:
* * * * *
Arrachons le masque au fantôme qui voudrait nous effrayer... N'ai-je pas
vu des enfants frémir et se cacher à l'aspect inattendu de leur
nourrice?... O mort! je te regarde... et je t'interroge... Ce ne sont
point les choses, ce sont les apparences qui nous épouvantent... Une
infinité d'hommes, qui n'oseraient t'appeler, t'affrontent cependant
avec courage... Tu es un élément nécessaire de la nature, tu ne
m'inspires plus d'horreur... et je ne vois en toi que le repos du
soir... que le sommeil qui suit les travaux...
Voyez cette roche stérile et escarpée, qui intercepte à la vallée
qu'elle domine les rayons fécondateurs du soleil... elle est comme
moi... Si la nature me créa pour concourir à la félicité d'autrui, loin
de remplir son but, je le trouble... Si je dois d'un autre côté épuiser
la part de calamités réservée à tout homme, j'ai, en vingt-quatre ans,
vidé une coupe d'infortunes qui aurait pu suffire à la vie la plus
longue... Et l'espérance! suis-je assez certain de l'avenir pour lui
confier mes jours?... L'espérance! eh! n'est-ce pas elle qui, en
caressant nos passions, éternise les malheurs des hommes!
Le temps s'envole, et avec lui j'ai perdu dans la douleur cette partie
de mon existence, que deux mois auparavant, mon imagination me
représentait parée des couleurs les plus riantes... Cette plaie
invétérée est maintenant devenue de mon essence: je la sens dans mon
cœur, dans ma tête, dans tout moi, et le sang en découle goutte à
goutte, comme si elle venait de se rouvrir de nouveau... Oh! assez,
assez, Thérèse! Ne te semble-t-il pas voir en moi un malheureux que le
destin entraîne à pas lents vers la tombe, au milieu des tourments et du
désespoir, et qui n'a point le courage de prévenir par un seul coup son
misérable destin?
J'essaye la pointe de ce poignard: je le serre, je le regarde... et je
souris.--Là, là, dans ce cœur qui palpite, je l'enfoncerai tout
entier... Ce fer est toujours devant mes yeux. Qui ose t'aimer? qui ose
t'enlever à moi?--Fuis-moi donc, et qu'Odouard surtout ne m'approche
point!
A chaque instant, et par un mouvement d'effroi involontaire, je frotte
mes mains pour en effacer la tache de l'homicide, et je les flaire comme
si elles étaient rouges et fumantes encore... Il est temps que je me
sauve du danger de vivre un jour de plus... un seul jour--un seul
moment... Malheureux, tu n'as déjà que trop vécu!

26 mars au soir.
Lorenzo, ce dernier coup m'a presque ravi ma fermeté... Néanmoins, ce
qui est décidé est décidé... Dieu, qui voit au plus profond de mon
cœur, peut seul voir que c'est aujourd'hui plus qu'un sacrifice de
sang...
Thérèse était avec sa sœur, et, en m'apercevant, avait essayé de me
fuir. Bientôt elle s'arrêta, et Isabelle, tout affligée, s'assit sur ses
genoux...
--Thérèse, lui dis-je en m'approchant d'elle et en lui prenant la main.
Elle me regarda, et Isabelle, se jetant à son cou, lui dit tout bas:
--Ortis ne m'aime plus...
Je l'entendis.
--Oh! si, je t'aime, lui répondis-je en me baissant vers elle et en
l'embrassant. Je t'aime bien tendrement; mais je ne crois plus te
revoir...
O mon frère! Thérèse me regardait épouvantée, en pleurant, serrait
Isabelle contre son sein, et tenait ses yeux fixés sur moi.
--Tu vas nous quitter, me dit-elle; mais cette enfant sera la compagne
de mes jours et la consolation de mes douleurs; je lui parlerai de son
ami, de mon ami, et elle apprendra de moi à te pleurer et à te bénir...
Et, à ces dernières paroles, son âme me paraissait raffermie par quelque
espérance; des ruisseaux de larmes s'échappaient de ses yeux, et je
t'écris, les mains chaudes encore de ses pleurs.
--Adieu, continua-t-elle, mais non éternellement, non! Adieu, mais non
pas pour toujours, n'est-ce pas? non pas pour toujours. Le moment de
tenir ma promesse est arrivé, et je l'accomplis: prends ce portrait
encore mouillé de mes larmes et de celles de ma mère; éloigne-toi, et
n'oublie jamais l'infortunée Thérèse...
Et ses mains l'attachaient à mon cou et le cachaient sur mon cœur...
Je lui pris le bras, je l'attirai vers moi... Ses soupirs
rafraîchissaient mes lèvres enflammées, et déjà ma bouche... Tout à
coup, une pâleur mortelle se répandit sur son visage, sa main devint
froide et tremblante...
--Aie pitié de moi! me dit-elle d'une voix entrecoupée.
Et elle se laissa tomber sur un sofa en pressant sur son cœur la
petite Isabelle, qui pleurait avec nous. Dans ce moment, son père
rentra, et peut-être que notre état affreux éveilla ses remords.
* * * * *
Ortis revint ce soir-là tellement consterné, que Michel soupçonna qu'il
lui était arrivé quelque aventure fâcheuse. Il reprit l'examen de ses
papiers, qu'il faisait brûler sans les lire. Quelque temps avant la
Révolution, il avait écrit, dans un style mâle et antique, des
commentaires sur le gouvernement vénitien, avec cette épigraphe
empruntée à Lucain: _Jusque datum sceleri_. Un soir de l'année
précédente, il avait lu à Thérèse l'_Histoire de Laurette_, et elle me
dit que les fragments qu'il m'avait envoyés dans la lettre du 29 avril
n'étaient pas le commencement de cette histoire, mais des pensées
éparses dans tout l'ouvrage qu'il avait achevé depuis. Il le brûla alors
avec beaucoup d'autres de ses papiers. Ortis lisait très-peu de livres,
pensait beaucoup, et, se rejetant quelquefois tout à coup du fracas du
monde dans le calme de la solitude, ressentait vivement alors le besoin
d'écrire. Il ne me reste de lui qu'un Plutarque rempli de notes,
différents cahiers où sont quelques discours, et, entre autres, un assez
long sur la mort de Nicias, et un Tacite, dont il avait traduit beaucoup
de fragments, parmi lesquels se trouvaient en entier le deuxième livre
des _Annales_, ainsi qu'une grande partie du second de l'_Histoire_,
recopiés dans les marges, en très-petits caractères, et dont la
traduction était faite avec le plus grand soin. Ceux que je rapporte ici
ont été trouvés parmi les papiers qu'il avait jetés sous sa table.
Quant au passage suivant, je ne sais s'il est de lui ou de quelque autre
quant aux idées; pour le style, il est tout à lui: il avait été écrit
sur la couverture du livre des _Maximes_ de Marc-Aurèle, sous la date du
3 mars 1794, puis recopié par lui sur la marge du Tacite, sous la date
du 1er janvier 1797, et près de celle-ci la date du 20 mars 1799,
cinq jours avant qu'il mourût. Le voici:
«Je ne sais ni pourquoi ni comment je suis venu au monde, ni ce qu'est
le monde, ni ce que je suis moi-même; et, si je cours pour le savoir, je
reviens confus d'une ignorance toujours plus effrayante.--Je ne sais ce
qu'est mon corps, ce que sont mes sens, ce qu'est mon âme.--Je ne sais
quelle partie de moi pense ce que j'écris, et médite sur tout et sur
moi-même sans pouvoir se connaître jamais.--Enfin je tente de mesurer
avec la pensée les immenses étendues de l'univers qui m'environne. Je me
trouve comme attaché à l'angle d'un espace incompréhensible, sans savoir
pourquoi je suis attaché là plutôt qu'ailleurs; et pourquoi ce court
moment de mon existence appartient-il plutôt à cette heure de l'éternité
qu'à celle qui l'a précédée ou qui doit la suivre?--Enfin je ne vois de
tout côté que l'infini, qui m'absorbe comme un atome.»
A onze heures, il renvoya Michel et le jardinier. Il paraît probable
qu'il veilla toute la nuit et écrivit la lettre précédente; car, au
point du jour, il alla tout habillé réveiller le jeune homme, en lui
ordonnant de chercher un messager pour Venise. Bientôt il se jeta sur
son lit, mais y resta peu de temps, puisque, sur les huit heures du
matin, il fut rencontré par un villageois sur le chemin d'Arqua.
A midi, Michel entra pour l'avertir que le messager était prêt, et il le
trouva assis, immobile, et enseveli dans les réflexions les plus
profondes. Au bruit qu'il fit en entrant, son maître se leva, s'approcha
de la table, et écrivit sans s'asseoir, au-dessous de la même lettre, et
en caractères à peine lisibles:
«Mes lèvres sont brûlantes, ma poitrine est oppressée... J'éprouve une
amertume... un serrement... Je puis à peine respirer... Je ne sais
quelle main s'appesantit sur mon cœur.
»Que puis-je te dire, Lorenzo? je suis homme.
»O mon Dieu! mon Dieu! accorde-moi le secours des larmes.»
Il cacheta cette lettre, qu'il envoya sans adresse; regarda longtemps le
ciel, s'assit, croisa les bras sur son secrétaire, et y posa le front.
Plusieurs fois, son domestique lui demanda s'il avait besoin d'autre
chose; mais, sans se déranger, il lui fit signe que non, et, le même
jour, il commença la lettre suivante pour Thérèse:
* * * * *

Mercredi, cinq heures.
Résigne-toi aux volontés du ciel, et cherche ton bonheur dans la paix
domestique et dans la concorde, avec l'époux que t'a choisi le destin.
Tu as un père infortuné et généreux; tu dois le réunir à ta mère, qui,
solitaire et affligée, attend de toi la fin de ses maux... Tu dois ta
vie à ta réputation; moi seul, en mourant, trouverai le repos et
l'assurerai à ta famille.--Mais toi, pauvre infortunée!...
Oh! que de lettres j'ai commencées pour toi sans pouvoir les finir...
Grand Dieu! tu ne m'abandonnes pas dans mes derniers moments, et cette
constance est le plus grand de tes bienfaits... Oui, Thérèse, je
mourrai, lorsque j'aurai reçu la bénédiction de ma mère et les derniers
embrassements de mon ami... C'est lui qui remettra à ton père les
lettres que tu m'as écrites; tu lui donneras aussi les miennes, elles
lui prouveront ta vertu et la pureté de notre amour. Non, mon amie, non,
tu n'es point la cause de ma mort. Toutes mes espérances trompées... les
infortunes des personnes les plus chères à mon cœur... les crimes des
hommes, la certitude de notre perpétuel esclavage, l'opprobre de ma
patrie vendue,--tout cela était écrit depuis longtemps; et toi, cœur
d'ange, tu pouvais adoucir mon sort; mais le désarmer... jamais... J'ai
vu un instant en toi un dédommagement des maux de cette vie, j'ai osé
espérer... Bientôt, entraînée par une force irrésistible, tu m'as
aimé,--tu m'as aimé et tu m'aimes... et aujourd'hui je te perds!...
voilà que j'appelle la mort à mon aide... Prie ton père de se souvenir
quelquefois de moi, non pour s'affliger, mais afin qu'en sa compassion
il adoucisse ta douleur, et qu'il se rappelle toujours qu'il lui reste
une seconde fille.
Mais, toi, Thérèse, toi, ma seule amie, aurais-tu le courage de
m'oublier? Relis toujours ces dernières paroles, que je t'écris pour
ainsi dire avec le sang de mon cœur. Mon souvenir te préservera
peut-être des malheurs du vice; ta beauté, ta jeunesse, la splendeur de
ta fortune, t'exposeront à chaque instant à souiller cette innocence à
laquelle tu as sacrifié ta première et ta plus chère passion,--cette
innocence qui, dans tous les temps, adoucit tes infortunes. Toutes les
séductions du monde t'environneront pour te perdre, pour te ravir ta
propre estime, et te confondre dans la foule de ces femmes qui,
dépouillant toute pudeur, trafiquent de l'amour et de l'amitié, et
traînent comme en triomphe les victimes de leur perfidie... Mais non,
Thérèse, la vertu brille sur ton visage... et tu sais, ô mon amie, que
je t'ai toujours adorée et respectée comme une chose sainte, ô divine
image de mon amie, précieux et dernier don de l'amour. Oh! je puise dans
ta vue une nouvelle force, et tu me racontes l'histoire de notre
bonheur... Lorsque je te vis pour la première fois, tu faisais ce
portrait, Thérèse; ces jours, les plus beaux de ma vie, se représentent
à mon esprit et repassent un à un devant ma mémoire... Tu l'as sanctifié
en l'attachant, baigné de tes pleurs, sur mon sein, et, ainsi attaché,
il descendra avec moi dans la tombe... Te rappelles-tu les larmes avec
lesquelles je l'ai reçu? J'en verse encore, et elles soulagent mon
cœur oppressé... Oui, Thérèse, si notre âme nous survit après le
moment suprême, je te la garderai à toi seule, et mon amour vivra
éternel comme elle! Daigne écouter seulement ma dernière, mon unique, ma
plus sainte prière, je t'en conjure au nom de notre amour, par les
larmes que nous avons répandues, par ta religion pour ceux qui t'ont
mise au monde, et à qui tu te sacrifies, victime volontaire... Ne laisse
pas sans consolation ma pauvre mère, qui peut-être viendra pleurer avec
toi dans cette solitude, et y chercher un asile contre les tempêtes de
la vie... Toi seule es digne de la consoler et de la plaindre. Qui lui
restera si tu l'abandonnes? et, dans sa douleur, ses peines de
vieillesse, rappelle-toi toujours qu'elle m'a donné la vie.
* * * * *
A minuit et demi, Ortis partit par la poste des collines Euganéennes, et
arriva sur les bords de la mer à huit heures du matin; il prit alors une
gondole qui le conduisit jusqu'à Venise.
En arrivant chez lui, je le trouvai endormi sur un sofa; lorsqu'il fut
réveillé, il me chargea de plusieurs affaires, qu'il me pria d'expédier
le plus tôt possible, ainsi que de payer à un libraire quelque argent
qu'il lui devait depuis longtemps.
--Je ne puis, me dit-il, m'arrêter ici que pendant la journée.
Quoique je ne l'eusse point vu depuis deux ans, il ne me parut pas
d'abord aussi changé que je m'y attendais; mais bientôt je m'aperçus
qu'il marchait avec peine, et que sa voix, autrefois mâle et élevée,
paraissait maintenant oppressée et faible. Il s'efforçait cependant de
parler et de répondre à sa mère, qui l'interrogeait sur son voyage, et
souvent un sourire mélancolique, qui n'appartenait qu'à lui, venait
errer sur ses lèvres; mais je remarquai qu'il avait un air réservé que
jamais je ne lui avais vu jusqu'alors. Comme je lui disais que
quelques-uns de ses amis avaient l'intention de venir le voir, il me
répondit qu'il ne voulait être dérangé par personne et, alla lui-même
ordonner à la porte de dire qu'il n'était point arrivé.
J'avais envie, continua-t-il en rentrant, de t'épargner, ainsi qu'à ma
mère, la douleur des derniers adieux, mais j'avais besoin de vous
revoir, et, crois-moi, cette épreuve est la plus forte à laquelle le
sort ait encore soumis mon courage.
Quelques heures avant la nuit, il se leva comme s'il voulait partir,
mais sans avoir la force de nous adresser un seul mot. Sa mère alors
s'approcha de lui.
--Mon cher enfant, lui dit-elle, c'est donc résolu?
--Oui, répondit-il en retenant à peine ses pleurs et en la serrant dans
ses bras.
--Qui sait si je te reverrai? reprit-elle. Je suis malade et âgée.
--Console-toi, ma mère; oui, nous nous reverrons... et pour ne plus nous
quitter jamais. Mais, maintenant, demande à Lorenzo si je puis rester
plus longtemps ici...
Elle se tourna vers moi, ses yeux m'interrogeaient avec inquiétude.
--Ce n'est que trop vrai, lui dis-je.
Et je lui rappelai les persécutions que la guerre rendait de jour en
jour plus terribles, le péril que je courais moi-même depuis que mes
lettres avaient été interceptées (et mes soupçons n'étaient que trop
fondés, puisque, deux mois après, je fus forcé de m'expatrier).
Alors, elle s'écria:
--Vis, mon fils, vis, quoique loin de moi. Depuis la mort de ton père,
je n'ai point goûté un seul instant de bonheur; j'espérais du moins
passer auprès de toi ma vieillesse... Mais la volonté de Dieu soit
faite!... éloigne-toi. J'aime mieux pleurer ton absence que ta prison ou
ta mort...
Ses sanglots l'interrompirent.
Ortis lui serra la main, la regarda quelque temps avec tendresse, comme
s'il voulait lui confier un secret; mais bientôt il se remit, et, se
jetant à ses genoux, lui demanda sa bénédiction. Alors, elle leva les
mains au ciel; puis, les abaissant sur sa tête:
--Je te bénis, lui dit-elle, ô mon fils! je te bénis, et que le
Tout-Puissant te bénisse de même!
Ils s'approchèrent alors de l'escalier, s'embrassèrent encore, et cette
mère infortunée appuya longtemps sa tête sur le sein de son fils.
Ils descendirent ainsi dans les bras l'un de l'autre. Je les suivis.
Ortis posa encore une fois ses lèvres sur la main de sa mère, qui le
bénit de nouveau. En se relevant, il se rejeta dans ses bras; je le
pressai longtemps dans les miens; il me promit de m'écrire, et me quitta
en me disant:
--Lorenzo, souviens-toi toujours de notre ancienne amitié.
Se retournant ensuite vers sa mère, il la regarda sans pouvoir lui
parler, s'éloigna, après quelques pas, se retourna encore, et nous jeta
un regard triste et douloureux, comme pour nous dire que nous le voyions
pour la dernière fois.
Sa mère s'arrêta sur le seuil de la porte, espérant qu'il reviendrait
l'embrasser encore; mais bientôt, tournant ses yeux mouillés de larmes
vers la place où nous avions reçu ses adieux, elle s'appuya sur mon bras
et rentra en me disant:
--Lorenzo, si j'en crois mon cœur, nous ne devons plus le revoir.
Un vieux prêtre, qui, chaque jour, venait chez Ortis et qui, autrefois,
avait été son maître de grec, nous dit, le même soir, qu'en nous
quittant, notre ami avait dirigé ses pas vers l'église où était enterrée
Laurette. La porte en était fermée; il voulut se la faire ouvrir par le
sonneur; et, comme celui-ci n'en avait pas les clefs, il envoya un jeune
garçon les chercher chez le sacristain. En l'attendant, il s'assit, se
leva presque aussitôt, alla appuyer sa tête contre la porte de l'église;
mais, ayant entendu les pas et la voix de plusieurs personnes, il
s'éloigna.
Le vieux prêtre tenait ces détails de la bouche même du sonneur. Nous
sûmes, quelque temps après, qu'il avait été le même soir chez la mère de
Laurette.
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