Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 07

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sentir le besoin de la solitude, des larmes et d'une église!...

Deux heures du matin.
Le temps est orageux, les étoiles sont rares et pâles... Et la lune, à
moitié ensevelie dans les nuages, frappe mes fenêtres de ses livides
rayons...

Au point du jour.
Tu ne m'entends pas, Lorenzo, tu ne m'entends pas, et cependant ton ami
t'appelle... Quel sommeil! Un rayon de jour paraît enfin, peut-être pour
réensanglanter mes blessures...--Dieu ne me hait pas, il me condamne
cependant à une agonie perpétuelle. Pourquoi me contraint-il à maudire
mes jours, qui cependant ne sont tachés d'aucun crime?
Si tu es un Dieu terrible, puissant et jaloux, qui revois les iniquités
des pères dans les fils, et qui visites dans ta fureur la troisième et
la quatrième génération[2], puis-je espérer de t'apaiser? Non... Envoie
donc contre moi, mais contre moi seul, ta fureur, que rallument les
flammes infernales![3] qui doivent brûler des millions de peuples
auxquels tu n'as pas daigné te faire connaître!
Mais Thérèse est innocente, et, loin de te regarder comme injuste, elle
t'adore dans toute la suavité de son âme; et, moi, je ne t'adore pas,
parce que je te crains; et cependant je sais que j'ai besoin de
toi.--Dépouille-toi, mon Dieu, dépouille-toi des attributs dont t'ont
revêtu les hommes pour te faire semblable à eux. N'es-tu pas le
consolateur des affligés, et ton divin fils ne s'appelait-il pas le Fils
de l'homme? Écoute-moi donc: mon cœur te devine; mais ne t'offense
pas des plaintes que la nature tire du plus profond de mon cœur, et
je murmure contre toi, et je te prie, et je t'invoque, espérant que tu
délivreras mon âme.--Mais comment la délivreras-tu, si elle n'est pas
pleine de toi, si elle ne t'a pas imploré dans la prospérité, et si,
pour réclamer ton aide et implorer ton appui, elle a attendu d'être
plongée dans la misère?--Elle te craint sans espérer en toi, elle ne
désire et ne veut que Thérèse, et c'est dans Thérèse seule, ô mon Dieu!
que je te retrouve et que je te vois!
Oh! le voilà hors de mes lèvres, ce crime pour lequel Dieu a retiré son
regard de moi. Je ne l'ai jamais aimé comme j'aime Thérèse... Blasphème!
faire l'égal de Dieu ce qui ne sera un jour que squelette et
poussière!... Humiliation de l'homme! Devais-je préférer Thérèse à
Dieu?... Et pourquoi non?... Thérèse n'est-elle pas la source de la
beauté céleste, immense, toute-puissante? Je mesure l'univers d'un
regard... je contemple d'un œil effrayé l'éternité... Tout est chaos,
tout est fumée, tout est vide!... et, lorsque Dieu m'est
incompréhensible, Thérèse n'est-elle pas là devant moi?
* * * * *
Deux jours après, Ortis tomba malade; M. T*** alla le voir, et profita
de cette occasion pour lui persuader de s'éloigner des collines
Euganéennes. Délicat et généreux, le père de Thérèse estimait le
caractère et l'âme d'Ortis, qu'il chérissait comme son meilleur ami.
Souvent il m'assura que, dans tout autre temps, il aurait cru illustrer
sa famille en prenant pour gendre un homme qui, selon lui, ne
participait à aucune des erreurs de notre temps, et qui, doué d'une
trempe indomptable de cœur, avait de toute façon, au dire de M. T***
lui-même, les vertus d'un autre siècle; mais Odouard était riche et
d'une famille puissante qui, par son alliance, le mettait à l'abri des
persécutions de ses ennemis, lesquels n'avaient à lui reprocher que de
désirer la liberté de son pays, crime capital en Italie. En mariant
Thérèse à Ortis, il accélérait, au contraire, sa ruine et celle de sa
famille. D'ailleurs, il s'était engagé; et, pour tenir sa parole, il
s'était séparé d'une épouse chérie. D'un autre côté, son peu de fortune
ne lui permettait pas de donner à Thérèse une dot considérable; ce que
rendait nécessaire la médiocrité de la fortune d'Ortis. M. T***
m'écrivit ces détails, et dit la même chose à Ortis, qui, le sachant
déjà, l'écouta patiemment jusqu'au moment où il parla de la dot; alors,
il l'interrompit.
--Je suis pauvre! s'écria-t-il avec force, je suis obscur, proscrit,
inconnu à tous les hommes, et je me serais plutôt fait enterrer vivant
que de vous demander Thérèse pour femme; je suis malheureux, mais non
point lâche; et jamais mes fils ne recevront leur fortune de la main de
leur mère... D'ailleurs, votre fille est riche et promise...
--Donc?... reprit M. T*** comme pour l'interroger.
Ortis ne répondit rien, mais il leva les yeux au ciel; et, après
quelques minutes:
--O Thérèse! s'écria-t-il, tu seras donc malheureuse!
--Oh! mon ami, lui dit alors M. T*** en le regardant avec tendresse, mon
ami, par qui a-t-elle commencé de souffrir, si ce n'est par vous?... Par
amour pour moi, elle s'était résignée à son sort, elle allait d'un seul
mot rendre la paix et le bonheur à ses pauvres parents; elle vous à
aimé! et vous, qui, de votre côté, l'aimez avec tant de délicatesse,
vous avez enlevé son cœur à celui qu'elle regardait déjà comme son
époux, et vous continuez de troubler la tranquillité d'une famille qui
vous avait traité, qui vous traite et vous traitera toujours comme son
propre fils... Partez, éloignez-vous pour quelque temps; peut-être
auriez-vous trouvé dans un autre un père inflexible; mais en moi!...
J'ai été malheureux aussi, j'ai connu les passions, et j'ai appris à les
plaindre, parce que je sens moi-même le besoin que j'ai d'être plaint, à
mon âge, et avec ma tête chauve. C'est de vous que j'ai appris que l'on
estime l'homme qui fait le mal, s'il a le talent de faire paraître
généreuses et terribles les passions qui, chez les autres, paraîtraient
coupables ou ridicules. Je ne vous le dissimule pas; du premier jour où
je vous ai connu, vous avez pris un tel ascendant sur moi, que vous
m'avez forcé de vous craindre et de vous aimer; et souvent je comptais
les minutes par l'impatience de vous revoir, et, en même temps, je me
sentais pris d'un frisson subit et secret quand un domestique annonçait
que vous montiez l'escalier. Ayez donc pitié de moi, de votre jeunesse,
de la réputation de Thérèse; sa beauté s'efface, sa santé s'affaiblit,
son cœur la ronge en silence, et pour vous... Ah! je vous en conjure,
au nom de Thérèse, partez, éloignez-vous; sacrifiez votre passion à son
bonheur, et ne faites pas que je sois à la fois l'ami, l'époux et le
père le plus malheureux qui ait jamais existé.
Ortis ne répondit rien; il parut attendri, écouta tout cela d'un visage
muet, et sans qu'il lui tombât une larme des yeux, quoique M. T*** au
milieu de son exhortation se retînt à peine de fondre en pleurs. Il
demeura près du lit d'Ortis jusque bien avant dans la nuit; mais, à
partir de ce moment, ni l'un ni l'autre n'ouvrirent plus la bouche que
pour se dire adieu. Pendant la nuit, l'indisposition du malade
s'aggrava, et, les jours suivants, il se sentit pris d'une fièvre
dangereuse.
Cependant, les dernières lettres d'Ortis, celles que je recevais tous
les jours du père de Thérèse, m'avaient fait sentir la nécessité de son
départ, et j'usai de tout mon pouvoir pour le décider à employer le seul
remède qui pouvait encore le guérir de sa funeste passion. Je n'eus
point le courage d'en parler à sa mère, qui connaissait son caractère
emporté et capable de tous les extrêmes; je lui dis seulement que son
fils était un peu malade, et que le changement d'air serait favorable à
sa santé.
C'est à cette époque que les persécutions de Venise devinrent plus
terribles que jamais. Il n'y avait plus de lois, mais des tribunaux
arbitraires qui n'admettaient plus ni accusateurs ni défenseurs, mais
des espions de la pensée, des ennemis nouveaux et inconnus, des
prisonniers qui étaient frappés par des peines subites et sans nom. Les
plus suspects gémissaient dans des cachots; d'autres, quoique de
brillante et antique renommée, étaient enlevés de nuit de leur propre
maison, remis aux mains des sbires, traînés aux frontières sans avoir pu
dire à leurs parents et à leurs amis un dernier adieu et abandonnés à
l'aventure, privés de tout secours humain. Pour quelques-uns, ces moyens
violents et infâmes étaient encore la suprême clémence... Et moi-même,
arrivé à mon dernier martyre, je vais, depuis plusieurs mois, errant par
toute l'Italie, tournant vers ma patrie, que je n'ai plus l'espérance de
revoir, mes yeux tout pleins de larmes; mais alors, tremblant seulement
pour la liberté d'Ortis, je persuadai à sa mère, quoique désolée, de lui
écrire pour le décider à chercher pour quelque temps un asile dans un
autre pays, d'autant plus qu'en quittant autrefois Padoue, il avait
donné pour motif de son départ la crainte des mêmes dangers. La lettre
fut confiée à un domestique de confiance, lequel arriva aux collines
Euganéennes dans la soirée du 15 juillet; et qui trouva Ortis encore
alité, quoique sa santé fût un peu meilleure. Le père de Thérèse était
assis auprès de lui lorsqu'il reçut la lettre: il la lut bas, la posa
sous son oreiller; puis, quelque temps après, la relut encore en
donnant des marques d'agitation, mais sans dire un seul mot...
Le dix-neuvième jour, où il commença à se lever, il reçut un second
message de sa mère, qui lui envoyait de l'argent, deux lettres de
change, et des recommandations en le priant au nom de Dieu de
s'éloigner. Dans l'après-midi, il alla chez Thérèse, et ne trouva
qu'Isabelle, qui, tout émue encore, nous raconta qu'il s'assit en
silence, se leva bientôt, l'embrassa et sortit. Il revint une heure
après, et la rencontra de nouveau en montant l'escalier; il la prit dans
ses bras, la serra contre son sein, mouilla son visage de larmes, se mit
à écrire, déchira aussitôt ce qu'il avait écrit, puis s'achemina tout
pensif vers le jardin. Un domestique passa vers le soir, et l'aperçut
couché sous un massif d'arbres. En repassant, il le trouva prêt à
sortir, et les yeux fixés sur la maison que venaient frapper les rayons
de la lune.
En rentrant chez lui, il rappela le messager, répondit à sa mère que, le
lendemain matin, il partirait, fit commander des chevaux à la poste la
plus voisine, et, avant de se coucher, écrivit la lettre suivante pour
Thérèse, la remit au jardinier, et partit à la pointe du jour:
* * * * *

Neuf heures.
Pardonne-moi, Thérèse, pardonne-moi! j'ai empoisonné ta jeunesse, j'ai
troublé la paix de ta famille, mais je pars... Ah! je n'aurais pas cru
avoir ce courage: je puis te quitter et ne pas mourir de douleur; c'est
beaucoup, crois-moi.--Profitons de ce peu de moments que la raison me
laisse encore; plus tard peut-être n'en aurais-je pas la force. Je pars,
Thérèse, je pars, l'âme pleine d'une seule pensée, celle de t'aimer
toujours et de toujours te pleurer. Je pars en m'imposant l'obligation
de ne plus t'écrire, de ne plus te revoir, que lorsque je serai certain
que tu n'as plus rien à craindre de moi... Je t'ai cherchée aujourd'hui
pour te dire adieu, mais vainement... Daigne, du moins, jeter les yeux
sur ces dernières lignes que je trempe, tu le vois, de larmes bien
amères!... Envoie-moi, en quelque temps et en quelque lieu que tu
pourras, ton portrait. Si l'amitié, si l'amour, si la compassion, si la
reconnaissance te parlent encore pour un malheureux, ne me refuse pas
cet adoucissement à toutes mes souffrances; ton père lui-même me
l'accordera, je l'espère, lui qui, à chaque instant du jour, pourra te
voir, t'entendre, et être consolé par toi. Du moins, dans les élans de
ma douleur, dans les déchirements de ma passion, lassé de tout le
monde, défiant des hommes, marchant sur la terre comme un voyageur sans
patrie, qui va d'auberge en auberge, dirigeant volontairement mes pas
vers la tombe, parce que j'ai besoin de repos, je reprendrai quelque
force en pressant jour et nuit contre mes lèvres ton image adorée; et,
quoique éloigné de toi, ce sera encore par toi que je supporterai la
vie; et, tant que j'en aurai la force, je la supporterai, je te jure!
Toi, de ton côté, prie Dieu, ô Thérèse! prie du fond de ton cœur pur,
le Ciel--non pas qu'il m'épargne les douleurs que peut-être j'ai
méritées, et qui sont inséparables de la nature de mon âme,--mais qu'il
ne m'enlève pas le peu de force que je me sens encore pour les
supporter. Avec ton portrait, mes nuits seront moins douloureuses, et
moins tristes les jours solitaires que je dois vivre encore loin de toi.
En mourant, je tournerai vers toi mes derniers regards, je te
recommanderai mon dernier soupir, je verserai en toi mon âme, et je
t'emporterai dans la tombe, appuyé contre ma poitrine; enfin, si je suis
condamné à fermer les yeux sur une terre étrangère, où nul cœur ne me
pleurera, je t'invoquerai muettement à mon chevet, et il me semblera te
voir, avec le même aspect, la même action, la même piété avec laquelle
je te voyais, quand, un jour, avant que tu pensasses à m'aimer, avant
que tu t'aperçusses que je t'aimais,--quand j'étais encore innocent de
cœur envers toi,--tu m'assistais dans ma maladie.
Je n'ai rien de toi, si ce n'est la seule lettre que tu m'écrivis
lorsque j'étais à Padoue... Alors, il me semblait que tu m'invitais à
revenir; et, maintenant, j'écris, et, dans peu d'heures, je subirai
l'arrêt de notre éternelle séparation. De cette lettre commence
l'histoire de notre amour; elle ne m'abandonnera jamais.--Toutes ces
choses ne sont peut-être que folie; mais reste-t-il d'autre consolation
au malheureux qui ne peut pas guérir? Adieu, Thérèse; pardonne-moi...
hélas! je me croyais plus de courage...
Je t'écris mal, et d'un caractère à peine lisible; mais je t'écris brûlé
par la fièvre, l'âme déchirée et les yeux pleins de larmes... Par pitié,
ne me refuse pas ton portrait: remets-le à Lorenzo; s'il ne peut me le
faire parvenir, il le gardera comme un héritage saint et précieux qui
lui rappellera toujours ta beauté, ta vertu, et l'unique, éternel et
fatal amour de son malheureux ami... Adieu!... mais ce n'est pas le
dernier de mes revers, et, d'ici à peu de temps, je me serai fait tel,
que les hommes seront forcés d'avoir pitié et respect pour notre
amour;--alors, ce ne sera plus un crime pour toi de m'aimer.
Si cependant, avant que je te revisse, ma douleur avait creusé ma
tombe, que du moins la certitude d'avoir été aimé de toi me rende la
mort plus chère. Oh! oui, certes! je sens dans quelle douleur je
t'abandonne... Oh! mourir à tes pieds! oh! être enseveli dans la terre
qui te recouvrira!... Adieu!...
* * * * *
Michel me dit que son maître avait voyagé pendant deux postes
silencieusement, et même d'un visage assez calme et presque serein; puis
il demanda son écritoire de voyage, et, tandis qu'on changeait les
chevaux, il écrivit le billet suivant à M. T***:
* * * * *

Monsieur et ami,
J'ai recommandé hier soir au jardinier une lettre adressée à la
signorina; et, quoique je l'aie écrite, bien décidé au parti que j'ai
pris de m'éloigner, je crains d'avoir versé sur ses pages trop
d'afflictions pour cette innocente. Faites-vous donc remettre cette
lettre par le messager; ne la confiez à personne; gardez-la toute
cachetée, ou brûlez-la. Mais, comme il serait amer pour votre fille que
je fusse parti sans lui laisser un adieu,--car, hier, de toute la
journée, je n'ai pas eu le bonheur de la voir,--voici, annexé à cette
lettre, un billet non cacheté, et j'espère que vous aurez la bonté,
monsieur, de le remettre à Thérèse avant qu'elle devienne la femme du
marquis Odouard. Je ne sais si nous nous reverrons: j'ai bien décidé de
mourir près de la maison paternelle; mais, quand même mon espérance
serait trompée, je suis bien certain, monsieur et ami, que vous vous
souviendrez toujours de moi.
* * * * *
M. T*** me fit rendre la lettre pour Thérèse (c'est celle que je viens
de mettre sous les yeux du lecteur) avec son cachet intact. Il ne tarda
point à donner le billet à sa fille: je l'ai eu sous les yeux. Il ne
contenait que quelques lignes, et paraissait écrit par un homme
entièrement revenu à lui.
Tous les fragments qui suivent me vinrent par la poste sur différentes
feuilles.
* * * * *

Rovigo, 20 juillet.
Je l'admirais, et je me disais à moi-même:
--Qu'adviendrait-il de moi, si je ne pouvais plus la voir?
Je me rassurais en songeant que j'étais près d'elle; et maintenant...
Que me fait le reste de l'univers?... sur quelle terre pourrais-je vivre
sans Thérèse?... Il me semble que je voyage en songe... J'ai donc eu le
courage de partir ainsi sans la revoir, sans un baiser, sans un dernier
adieu... A chaque instant, je crois me retrouver à la porte de la
maison, et lire dans la tristesse de son visage qu'elle m'aime!... Et
avec quelle rapidité chaque instant qui s'écoule ajoute à la distance
qui me sépare d'elle... Je ne puis plus obéir ni à ma volonté, ni à ma
raison, ni à mon cœur... Je me laisse entraîner par le bras de fer du
destin. Adieu...

Ferrare, 20 juillet au soir.
Je traversais le Pô, et je regardais l'immensité de ses ondes; vingt
fois, je m'avançai sur le bord de la barque pour m'y précipiter,
m'engloutir et me perdre pour toujours... Tout est sur un seul point!...
Ah! si je n'avais pas une mère chérie et malheureuse, à qui ma mort
coûterait d'amères larmes...
Non, je ne finirai pas ainsi en lâche mes souffrances. Je boirai jusqu'à
la dernière goutte les pleurs que m'a départis le Ciel!... Un jour,
lorsque toute résistance sera vaine, lorsque toute espérance sera
détruite, lorsque toutes forces seront épuisées; quand j'aurai le
courage de regarder la mort en face, de raisonner tranquillement avec
elle, de goûter avec plaisir son calice amer,... quand j'aurai expié les
larmes des autres, et désespéré de les tarir, alors, Lorenzo...
alors!...
Mais, à cette heure où je parle, tout n'est-il pas perdu?... n'ai-je pas
la certitude que tout est perdu?... Dis-moi, as-tu jamais éprouvé
l'horreur de ce moment terrible... où le dernier espoir nous
abandonne?...
Ni un baiser, ni un adieu!... N'importe, tes larmes me suivront au
tombeau... Mon salut... mon destin... mon cœur... tout m'y entraîne!
Je vous obéirai à tous...

Pendant la nuit.
Et j'ai eu le courage de t'abandonner, je t'ai abandonnée, Thérèse, et
dans un état plus déplorable encore que le mien! Qui sera ton
consolateur?... Tu trembleras à mon seul nom parce que je t'ai fait
voir, moi,--moi le premier, moi le seul, à l'aube de ta vie, les
tempêtes et les ténèbres du malheur! Et toi, pauvre enfant, tu n'es
encore assez forte, ni pour supporter ni pour fuir la vie; tu ne sais
pas encore que l'aurore et le soir sont tout un.--Oh! je ne veux pas te
le persuader, et pourtant nous n'avons plus aucune aide chez les hommes,
aucune consolation en nous-mêmes.--Pour moi, je ne sais que supplier
Dieu, le supplier avec mes gémissements, et chercher mes espérances hors
du monde, où tout nous persécute ou nous abandonne. Oh! tu ne seras pas
aussi malheureuse, et je bénirai tous mes tourments.--Cependant, en mon
désespoir mortel, sais-je dans quel danger tu te trouves? Je ne puis ni
te défendre, ni essuyer tes larmes, ni recueillir tes secrets dans mon
cœur, ni partager ton affliction. Non, je ne sais où je suis, comment
je t'ai laissée, ni quand je pourrai te revoir.
Père cruel!... Thérèse est ton sang... cet autel est profané... La
nature, le Ciel maudissent ces serments... L'effroi, la jalousie, la
discorde et le repentir tournent en frémissant autour du lit nuptial, et
ensanglanteront peut-être ces chaînes. Thérèse est ta fille, laisse-toi
fléchir... Tu te repentiras amèrement, mais trop tard... Un jour, dans
l'horreur de son sort, elle maudira l'existence et ceux qui la lui ont
donnée... et ses plaintes et ses larmes iront jusqu'au fond de la tombe
accuser et troubler tes os... Aie pitié!...--Oh! tu ne m'écoutes pas...
tu l'entraînes... la victime est sacrifiée; j'entends ses
gémissements... mon nom est dans son dernier soupir... Oh! tremblez...
votre sang... le mien... Thérèse sera vengée... Oh! je suis fou! je
délire! oh! je suis un assassin!...
Mais, toi, mon cher Lorenzo, pourquoi m'abandonnes-tu?... Pouvais-je
t'écrire lorsqu'une éternelle tempête de colère, de jalousie, de
vengeance et d'amour frémissait dans mon cœur, lorsque tant de
passions, gonflant ma poitrine, me suffoquaient, m'étranglaient
presque? Non, je ne pouvais prononcer une parole, et je sentais la
douleur se pétrifier dans mon sein... cette douleur qui maintenant
encore étouffe ma voix, arrête mes soupirs et dessèche mes larmes!...
Oh! je sens qu'une grande partie de la vie me manque déjà, et que ce peu
qui me reste est encore affaibli par la tristesse, la langueur et
l'obscurité de la mort...
Souvent je me reproche d'être parti et je m'accuse de faiblesse;
pourquoi n'ont-ils pas insulté plutôt à ma passion!... Si quelqu'un
avait commandé à cette infortunée de ne plus me voir... me l'avait
enlevée de force... penses-tu que je l'eusse jamais abandonnée?... Mais
pouvais-je payer d'ingratitude un père qui m'appelait son ami, qui tant
de fois me répéta en me serrant sur son cœur: «Malheureux, pourquoi
le destin t'unit-il à nous malheureux?...» Pouvais-je précipiter dans le
déshonneur et les persécutions une famille qui, en tout autre temps, eût
partagé avec moi sa bonne et sa mauvaise fortune?... Que pouvais-je lui
répondre quand, d'une voix suppliante et entrecoupée par ses sanglots,
il me disait: «C'est ma fille!...» Oui, je dévouerai le reste de mes
jours dans la solitude et les remords; mais toujours je rendrai grâce à
cette main invisible qui m'a arraché du précipice où j'eusse entraîné
avec moi cette innocente enfant. Elle me suivait, et moi, cruel,
j'allais m'arrêtant de temps en temps, tournant les yeux vers elle, et
regardant si elle se hâtait derrière mes pas précipités. Elle me
suivait, mais d'une âme épouvantée et avec des forces faiblissantes...
Je pourrais me cacher au reste de l'univers et pleurer mes malheurs,
mais avoir encore à pleurer sur ceux de cette créature céleste, avoir à
les pleurer, quand c'est moi qui les cause?... Ah!
Personne ne connaît le secret qui est enseveli en moi, personne ne sait
d'où me pousse au front cette sueur froide et subite, personne n'entend
ces gémissements qui, tous les soirs, sortent de terre et m'appellent!
et ce cadavre... Ah! je ne suis pas un assassin et cependant je suis
ensanglanté par un meurtre...
Le jour pointe à peine, et déjà je suis prêt à partir... Depuis combien
de temps l'aurore me trouve-t-elle ainsi en proie à un sommeil de
malade?... La nuit ne m'apporte aucun repos: tout à l'heure encore, je
jetais des cris en fixant autour de moi des yeux égarés, comme si je
voyais luire sur ma tête l'épée du bourreau... Je sens dans mon réveil
de certaines terreurs pareilles à celles que doivent éprouver ces hommes
dont les mains sont encore chaudes de sang...
Adieu, Lorenzo, adieu, je pars, et toujours plus loin... Je t'écrirai de
Bologne dès aujourd'hui... Remercie ma mère, prie-la de bénir son
pauvre fils... Ah! si elle connaissait mon état... Mais tais-toi!
n'ouvre pas sur ses plaies une autre plaie...

Bologne, 24 juillet, dix heures.
Veux-tu verser dans le cœur de ton ami quelques gouttes de baume,
fais que Thérèse te donne son portrait, et remets-le à Michel, que je
t'envoie avec l'ordre de ne point revenir sans ta réponse. Va, Lorenzo,
aux collines Euganéennes; cette infortunée a sans doute besoin d'un
consolateur... Lis-lui quelques fragments de ces lettres que, dans mes
délires insensés, j'essayais de t'écrire... Adieu; tu verras la petite
Isabelle: donne-lui mille baisers pour moi... Quand tout le monde m'aura
oublié, elle seule peut-être encore nommera quelquefois son Ortis.... O
mon cher Lorenzo, infortuné, défiant, possédant une âme ardente que
dévorait le besoin d'aimer et d'être aimé, à qui pouvais-je me confier
plutôt qu'à cette enfant qui n'était encore corrompue ni par
l'expérience, ni par l'intérêt, et qui, par une secrète sympathie, a
tant de fois mouillé mon visage de ses larmes innocentes... Lorenzo, si
jamais j'apprenais qu'elle m'a oublié, j'en mourrais de douleur...
Et toi, dis, mon seul et dernier ami, voudrais-tu aussi m'abandonner?...
L'amitié, cette céleste passion de la jeunesse, cet unique soutien de
l'infortune se glace dans la prospérité... Les amis, les amis, Lorenzo!
je serai le tien jusqu'à l'heure où la terre me couvrira... Le
croirais-tu! quelquefois je m'applaudis de mes malheurs, parce que, sans
eux, je ne serais pas digne de toi; parce que, sans eux, mon cœur ne
serait peut-être pas capable de t'aimer... Mais, lorsque j'aurai cessé
de vivre, lorsque tu auras hérité de moi ce calice de larmes, crois-moi,
Lorenzo, ne cherche plus alors d'autre ami que toi-même.

Bologne, 28 juillet, pendant la nuit.
Il me semble, Lorenzo, que j'éprouverais quelque soulagement si je
pouvais dormir d'un lourd sommeil; mais l'opium même ne me procure que
de courtes léthargies... pleines de visions et de spasmes: il n'y a plus
de nuit pour moi. Je me suis levé afin d'essayer de t'écrire; mais mon
pouls est si dérangé, que je suis obligé de me rejeter sur mon lit... Il
semble que mon âme suit l'état orageux de la nature... Il pleut par
torrents... et je suis là sur mon lit, les yeux ouverts... Oh! mon Dieu!
mon Dieu!...

Bologne, 12 août.
Voilà dix-huit jours que Michel est parti par la poste, et il ne revient
point, et je n'ai point reçu de lettres de toi... Tu m'abandonnes donc
aussi?...
Au nom de Dieu, Lorenzo, écris-moi du moins: j'attendrai jusqu'à lundi;
ensuite, je prendrai la route de Florence... Je ne quitte pas la maison
pendant tout le jour... Je souffrirais trop au milieu de cette foule de
personnes inconnues... Lorsque la nuit est arrivée, je parcours la ville
comme un fantôme, et mon âme se brise en entendant les cris de ces
infortunés étendus dans les rues et demandant du pain; je ne sais si
c'est par leur faute ou par celles des autres... je sais qu'ils
demandent du pain... Aujourd'hui, en revenant de la poste, j'ai été me
heurter à deux malheureux que l'on conduisait à la potence; j'ai demandé
quel était leur crime, et l'on m'apprit que l'un avait dérobé une mule,
et que l'autre, pressé par la faim, avait volé une somme de
cinquante-six livres[4]. Ah! si la société ne protégeait pas de ses lois
des hommes qui, pour s'enrichir de la sueur et des larmes de leurs
concitoyens, les réduisent à la misère, et les forcent aux crimes, les
crimes seraient-ils aussi communs, et les prisons et les bourreaux
aussi nécessaires? Je ne suis pas assez fou pour vouloir réformer les
hommes; mais on ne m'empêchera point de frémir sur leur misère et
surtout sur leur aveuglement! jamais il ne se passe une semaine,
m'a-t-on assuré, sans exécution, et le peuple y court comme à une
solennité... Les crimes croissent avec les supplices. Non, non, Lorenzo,
je ne veux plus respirer un air fumant toujours du sang des
malheureux...--Et où aller?...

Florence, 27 août.
Je viens de visiter les sépultures de Galilée, de Machiavel et de
Michel-Ange. Je me suis approché de la tombe de ces grands hommes tout
frissonnant de respect... Ceux qui leur ont élevé ces mausolées
espéraient sans doute se disculper de la misère et des persécutions avec
lesquelles leurs aïeux punissaient la grandeur de ces divins génies? Oh!
combien de proscrits de notre siècle auxquels on rendra dans la
postérité des honneurs divins! mais les persécutions aux vivants et les
honneurs aux morts sont les preuves de la maligne ambition qui ronge
l'humaine espèce.
Près de ces marbres, il me semblait revivre dans ces chaudes années de
jeunesse où, veillant sur les écrits de ces grands hommes, je m'élançais
en esprit au milieu des applaudissements des générations futures...
Mais, maintenant, ces idées sont trop élevées pour moi... trop folles
peut-être... mon esprit est aveugle, mes membres s'affaiblissent, et mon
cœur gâté là--jusqu'au fond.
Garde tes lettres de recommandation. J'ai brûlé celles que tu m'avais
envoyées. Je ne veux plus recevoir des hommes puissants ni outrages ni
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