Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 09

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appelle crime la vertu qui lui est préjudiciable, et, pour mériter ses
applaudissements, il faut l'effrayer, l'enrichir et la tromper toujours.
Et que cela soit encore! pourrais-tu, enorgueilli de la fortune,
réprimer le libertinage du pouvoir, qui s'éveillera sans cesse en toi
par le sentiment de ta supériorité et la connaissance de la bassesse
commune? Les mortels naissent tyrans, esclaves ou aveugles, c'est leur
nature! Alors, pour fonder ton système de philanthropie, tu aurais été
un oppresseur, tu aurais échangé la tranquillité contre quelques années
de puissance, et tu aurais confondu ton nom dans la foule immense des
despotes. Tu peux encore chercher une place parmi les capitaines; alors,
il faut avant tout endurcir ton âme, t'apprendre à piller d'un côté pour
répandre de l'autre, t'habituer à lécher la main qui t'aidera à
monter... Mais, ô mon fils! l'humanité gémit à la naissance d'un
conquérant, et son seul espoir, tant qu'il existe, est de sourire un
jour sur son tombeau.
Il se tut; puis, après un long silence:
--O Coccius Nerva, m'écriai-je, tu sus du moins mourir sans tache, toi!
Le vieillard me regarda:
--Jeune homme, me dit-il en me pressant la main, ne crains-tu ou
n'espères-tu rien au delà du monde? Mais il n'en est pas ainsi de moi.
Il leva les yeux vers le ciel, et cette physionomie sévère s'adoucit
d'un suave rayon, comme s'il eût vu briller là-haut toutes ses
espérances...
Dans ce moment, nous entendîmes un léger bruit, et nous vîmes à travers
les tilleuls quelques personnes qui s'avançaient vers nous. Nous nous
retirâmes alors, et je l'accompagnai jusque chez lui.
Ah! si je ne sentais pas s'éteindre pour jamais dans mon cœur ce feu
céleste qui, dans les fraîches années de ma vie, répandait ses rayons
sur tout ce qui m'entourait, tandis qu'aujourd'hui je vais sans cesse
chancelant dans une vague obscurité; si je trouvais un toit où dormir
tranquille; s'il m'était rendu de me cacher sous les ombres de ma
solitude natale; si un amour désespéré que ma raison combat toujours et
ne peut jamais vaincre, un amour que je me cache à moi-même, mais qui
chaque jour s'augmente encore et se fait tout-puissant et immortel...
ah! la nature nous a doués de cette passion, plus indomptable en nous
que l'instinct fatal de la vie! si je pouvais retrouver une année de
calme, une seule année, ton ami voudrait que le Ciel exauçât son dernier
vœu, et puis mourir. J'entends mon pays qui me crie: «Raconte ce que
tu as vu, j'enverrai ma voix du sein des ruines et je te dicterai mon
histoire. Les siècles pleureront sur ma solitude, et les peuples
s'attristeront sur mes malheurs. Le temps abat le fort, et les crimes du
sang sont lavés dans le sang.» Et, tu le sais, Lorenzo, j'aurais eu le
courage de l'écrire; mais mon énergie diminue avec mes forces, et je
sens qu'avant peu de mois, j'aurai achevé mon douloureux pèlerinage.
Mais vous, âmes sublimes et rares, qui solitaires ou persécutées,
frémissez sur les malheurs de notre patrie, si le Ciel ne vous a point
accordé le pouvoir de repousser la force par la force, racontez du
moins nos infortunes à la postérité; élevez la voix au nom de tous,
dites au monde que nous sommes malheureux, mais ni aveugles ni vils, et
que ce n'est pas le courage qui nous manque, mais la puissance.--Si vos
bras sont liés, pourquoi de vous-mêmes vous enchaîner l'esprit, dont ne
peuvent être arbitres les tyrans ni la fortune, éternels et seuls
arbitres de toutes choses! Écrivez!... mais, en écrivant, ayez pitié de
vos concitoyens; n'échauffez pas vainement les passions politiques. Le
genre humain d'aujourd'hui a le délire et la faiblesse de la
décrépitude; mais le genre humain, lorsqu'il est près de la mort, renaît
plus vigoureux. Écrivez pour ceux-là qui seront dignes de voir et
d'entendre, et qui auront la force de vous venger. Poursuivez avec la
vérité vos persécuteurs: puisque vous ne pouvez les opprimer par la
force des armes pendant qu'ils vivent, opprimez-les dans l'avenir avec
l'opprobre et l'infamie. S'ils vous ont ravi patrie, tranquillité,
richesse; si vous n'osez devenir époux, si vous tremblez au doux nom de
père, pour ne point donner dans l'exil et l'infortune l'existence à de
nouveaux proscrits et à de nouveaux malheureux, comment alors
caressez-vous si bassement une vie qu'ils ont dépouillée de tous ses
plaisirs. Consacrez-la à l'unique fantôme qui conduit les hommes
généreux: à la gloire! Vous jugerez l'Europe vivante, et vos jugements
éclaireront la postérité; la faiblesse humaine vous montre la terreur et
les périls; mais vous serez immortels! au milieu de l'avilissement des
prisons et des supplices, vous vous élèverez contre les puissants, et
leur colère contre vous ne fera qu'accroître leur honte et votre
renommée...

Milan, 6 février 1799.
Envoie tes lettres à Nice; demain, je pars pour la France, et, qui sait?
peut-être pour plus loin encore. Mais il est certain que je ne m'y
arrêterai pas longtemps. Que cette nouvelle ne t'attriste point,
Lorenzo, et console comme tu pourras ma pauvre mère. Peut-être me
diras-tu que c'est moi d'abord que je devrais fuir, et que, si je ne
puis trouver le repos nulle part, il serait bien temps que je
m'arrêtasse? C'est vrai.--Je ne trouve pas de repos; mais il me semble
que je suis ici plus mal que partout ailleurs. La saison!... le
brouillard perpétuel!... certaines physionomies!... et puis peut-être
que je me trompe, mais le manque de cœur des habitants... Je ne puis
leur en faire un crime, il est des vertus qui s'acquièrent; mais la
générosité, la compassion et la délicatesse naissent avec nous, et qui
ne les sent pas ne les cherche pas. Quant à moi, je me suis mis dans
l'esprit une telle fantaisie de partir, que chaque heure que je passe
dans ce pays me paraît une année de prison.
--Ton raisonnement est injuste, me diras-tu, parce que, dans ce moment,
tous tes sens, émus par la douleur, ressemblent à ces membres écorchés
qui se retirent au moindre souffle d'air, si doux qu'il soit. Prends le
monde comme il est, c'est le moyen de vivre plus tranquille et moins
fou.
Mais que me dira celui qui me donne de si merveilleux conseils, lorsque
je lui répondrai:
--Quand la fièvre t'agite, fais que ton pouls se calme, et tu seras
guéri.
Eh bien, moi, je suis agité par une fièvre continuelle, et mille fois
plus brûlante encore; comment alors puis-je maîtriser mon sang, qui
s'élance avec rapidité, qui s'amasse en bouillonnant dans mon cœur,
qui s'en échappe avec tant de force, qu'il me semble parfois, dans mon
sommeil, que ma poitrine va se briser?... O Ulysses que vous êtes!
lorsque je vous vois dissimulateurs, insensibles, incapables de secourir
la pauvreté sans l'insulter, et de défendre le faible contre
l'injustice; lorsque je vous vois, pour satisfaire vos basses passions,
ramper aux pieds du puissant que vous haïssez et qui vous méprise...
alors, je voudrais faire passer dans vos âmes quelques gouttes de cette
bile généreuse qui arme sans cesse mon bras et ma voix contre la
tyrannie, qui m'ouvre incessamment la main à l'aspect de la misère, et
qui me sauvera toujours de l'avilissement dans lequel vous êtes tombés.
Vous vous croyez sages, et le monde vous appelle vertueux... Cessez de
craindre... Tout est égal entre nous. Dieu vous préserve de ma folie...
et je le prie, de toutes les puissances de mon âme, qu'il me préserve de
votre sagesse...
Lorenzo, j'irai chercher un asile dans tes bras; tu respectes et tu
plains mes passions; car tu as vu ce lion s'adoucir aux seuls accents de
ta voix... Mais, maintenant, tous conseils, toute raison sont funestes
pour moi. Malheur, si je n'obéissais pas aux mouvements de mon cœur!
La raison! elle est comme le vent: il éteint un flambeau, il allume un
incendie... Adieu, cependant!...

Dix heures du matin.
J'ai réfléchi, Lorenzo; je crois que tu ferais mieux de ne point
m'écrire avant d'avoir reçu de moi de nouvelles lettres. Je prends le
chemin des Alpes Liguriennes pour éviter les glaces du mont Cenis; tu
sais combien le froid m'est contraire.

Une heure.
Encore un nouveau retard. Je ne pourrai avoir mon passe-port que dans
deux jours. Je t'enverrai cette lettre au moment de monter en voiture.

Une heure et demie.
Je t'écris les yeux encore dans les larmes et fixés sur tes lettres. En
mettant en ordre mes papiers, mes regards sont tombés sur le peu de mots
que tu m'écrivis au bas d'une lettre de ma mère, quelques jours avant
que je quittasse mes collines... «Mes pensées, mes vœux et mon amitié
éternelle pour toi t'accompagneront partout, ô mon cher Ortis; je serai
toujours ton ami, ton frère, et la moitié de mon âme sera toujours à
toi.»
Croirais-tu qu'à chaque instant je répète ces mots et qu'en les
répétant, je me sens tellement ému, que je suis sur le point de courir
me jeter à ton cou, afin d'expirer entre tes bras. Adieu, adieu, je
reviendrai.

Trois heures.
J'ai été faire une dernière visite à Parini.
--Adieu, m'a-t-il dit, ô malheureux enfant, adieu! tu emporteras partout
avec toi tes passions généreuses que jamais tu ne pourras satisfaire, tu
seras malheureux... Je ne puis te consoler avec mes conseils, parce que
mes infortunes, à moi, dérivent de la même source. La glace de l'âge a
engourdi mes membres, mais le cœur! il veille toujours. La seule
consolation que je puisse t'offrir est ma pitié, et tu l'emportes tout
entière avec toi. Dans peu de temps, j'aurai cessé d'exister; mais, si
mes restes conservent quelque sentiment, si tu trouves quelque douceur à
pleurer sur mon tombeau, viens-y...
Je fondis en larmes et je le quittai. Il me suivit des yeux tant qu'il
put m'apercevoir, et j'étais déjà au bout du corridor que je l'entendais
encore d'une voix étouffée m'envoyer un dernier adieu.

Neuf heures du soir.
Tout est prêt.--Les chevaux sont commandés pour minuit. Je vais me jeter
tout habillé sur mon lit jusqu'à ce qu'ils viennent. Je me sens si
fatigué!
Adieu, cependant, adieu, Lorenzo; j'écris ton nom et je te salue avec
une tendresse et une superstition que je n'ai point encore éprouvées...
Oh! oui, nous nous reverrons, il me serait trop cruel de mourir sans te
revoir et te remercier pour toujours... Et toi, Thérèse... Mais, puisque
mon malheureux amour te coûterait ton repos et ferait le malheur de ta
famille... adieu!... je fuis sans savoir où m'entraînera mon destin; que
les Alpes, que l'Océan, qu'un monde entier, s'il est possible, nous
sépare!....

Gênes, 11 février.
Voilà le soleil plus beau que jamais... Toutes mes fibres sont plongées
dans un suave frémissement et se ressentent de la beauté du ciel de ce
pays... Je suis pourtant content d'être parti... Dans quelques instants,
je poursuivrai ma route; mais je ne puis te dire encore où je
m'arrêterai ni quand finira mon voyage; mais pour le 16 je serai à
Toulon.
De la Piezza, 15 février.
Chemins; alpes; montagnes escarpées; rigueur de temps; dégoût de voyage;
et puis...
Nouveaux tourments et nouveaux tourments[5]!
Je t'écris d'un petit pays, au pied des Alpes Maritimes, où j'ai été
forcé de m'arrêter, et duquel je ne sais encore quand je partirai,
attendu que la poste manque de chevaux. Me voilà donc encore avec toi,
et avec de nouveaux chagrins, et ne pouvant faire un pas sans rencontrer
la douleur sur ma route.
Ces deux jours, je suis sorti sur le midi, et j'ai été à un mille
environ de la ville me promener parmi quelques oliviers épars sur la
plage de la mer: j'allais me consoler aux rayons du soleil et boire cet
air vivace, d'autant plus que, dans ce doux climat, l'hiver est encore
plus doux que de coutume; et, là, je me croyais seul, inconnu et caché
aux hommes qui passaient; mais à peine fus-je revenu à l'hôtel, que
Michel, en allumant mon feu, me raconta qu'un certain individu, habillé
comme un mendiant, et arrivé depuis peu dans cette chétive auberge, lui
avait demandé si je n'avais pas autrefois étudié à Padoue; il ne se
rappelait plus mon nom, mais il avait gardé assez de souvenir de moi, du
temps et des lieux; il te nommait d'ailleurs...
--Enfin, continua Michel, son parler vénitien m'a fait croire que vous
ne seriez pas fâché de retrouver un compatriote au fond de cette
solitude... Et puis... et puis il paraissait si fatigué, si malheureux,
que la crainte de déplaire à monsieur a fait place à la compassion, et
que j'ai promis de l'avertir lorsque vous seriez revenu; il attend
dehors...
--Fais-le donc entrer, dis-je à Michel.
Et, tandis qu'il était allé le chercher, je sentis une tristesse
soudaine inonder toute ma personne. L'enfant revint bientôt avec un
homme maigre et d'une taille élevée, qui paraissait être jeune et avoir
été beau, mais dont le visage était déjà sillonné par les rides de la
douleur. Frère, j'étais près du feu, entouré de fourrures, mon manteau
jeté sur la chaise voisine, l'aubergiste allait et venait pour préparer
mon dîner... et ce malheureux, à peine vêtu d'un gilet de toile, me
glaçait à le regarder... Peut-être que mon accueil triste et son état
misérable l'avaient troublé d'abord; mais, à mes premières paroles, il
dut bien s'apercevoir que ton ami n'est point de ceux qui découragent
les infortunés.
S'asseyant alors auprès de moi pour se réchauffer, il me raconta ce qui
lui était arrivé pendant cette dernière et douloureuse année de sa vie.
--Je connais beaucoup, me dit-il, un étudiant qui était nuit et jour à
Padoue avec vous.
Alors, il te nomma.
--Il y a bien longtemps, ajouta-t-il, que je n'ai eu de ses nouvelles;
mais j'espère que la fortune ne l'aura pas traité aussi cruellement que
moi... J'étudiais alors!...
Je ne te dirai pas son nom, mon cher Lorenzo... Dois-je encore
t'attrister par les récits des malheurs d'un homme que tu connus heureux
et que peut-être tu aimes encore? n'est-ce point déjà assez que le sort
t'ait condamné à t'affliger toujours sur moi?
Il poursuivit.
--Aujourd'hui, en venant d'Albenga, avant d'arriver à la ville, je vous
ai rencontré sur le rivage; vous ne vous êtes pas aperçu que je me
retournais pour vous regarder, il me sembla vous reconnaître. Mais, ne
vous connaissant que de vue, et quatre années s'étant écoulées depuis
que j'ai quitté Padoue, je craignis de me tromper: votre domestique me
rassura.
Je le remerciai d'être venu me voir.
--Et vous m'êtes d'autant plus agréable, lui dis-je, que vous m'avez
fourni l'occasion de parler de Lorenzo.
Je ne te dirai pas ses douloureuses aventures. Forcé de s'exiler à la
suite du traité de Campo-Formio, il s'engagea comme lieutenant dans
l'artillerie cisalpine. Un jour qu'il se plaignait à un de ses amis des
fatigues et des ennuis qu'il était forcé de supporter, celui-ci lui
offrit un emploi: il accepta et prit son congé. Mais l'ami et la place
lui manquèrent à la fois; il erra quelque temps en Italie pour
s'embarquer à Livourne.
Mais, pendant qu'il parlait, j'entendis dans la chambre voisine les
gémissements d'un enfant et une plainte étouffée; je remarquai alors
que, chaque fois que ce bruit se renouvelait, il s'interrompait,
écoutait avec inquiétude et ne reprenait son récit que lorsqu'il avait
cessé.
--Peut-être, lui dis-je, sont-ce des voyageurs qui viennent d'arriver?
--Non, me répondit-il: c'est ma petite fille, âgée de treize mois, qui
pleure...
Alors, il continua de me raconter qu'il s'était marié, pendant qu'il
était lieutenant, à une jeune personne sans fortune, et que les marches
continuelles qu'était obligé de faire son régiment, et que ne pouvait
supporter sa femme, ainsi que la modicité de sa paye, l'avaient décidé
encore plus à se fier à l'ami qui lui avait offert une place, et qui,
depuis, l'avait abandonné. De Livourne, il s'était rendu à Marseille. A
l'aventure, il avait ensuite parcouru la Provence et le Dauphiné,
cherchant partout à enseigner l'italien sans qu'il pût nulle part
trouver ni travail ni pain. Il revenait pour le moment d'Avignon et
allait à Milan.
--Je me tourne vers le passé, continua-t-il, et je ne sais comment le
temps s'est écoulé pour moi. Sans argent, suivi sans cesse d'une femme
exténuée dont les pieds étaient déchirés par une route longue et
pénible, et les bras brisés par le poids d'une innocente créature qui, à
chaque instant, demandait au sein desséché de sa mère un aliment qu'il
ne pouvait plus lui accorder, et qui nous déchirait l'âme par ses
gémissements sans que nous pussions l'apaiser par la raison de notre
impuissance;... exposés à toute la chaleur des jours et à toute la
rigueur des nuits, couchant tantôt dans les écuries au milieu des
chevaux, tantôt dans les cavernes comme des bêtes sauvages, chassés des
villes par les gouverneurs, parce que mon indigence me fermait la porte
des magistrats et ne leur permettait de m'accorder aucune confiance;
repoussé par mes anciens amis qui faisaient semblant de ne pas me
connaître ou qui me tournaient les épaules!...
--On m'avait pourtant assuré, dis-je en l'interrompant, que beaucoup de
nos concitoyens, riches et généreux, s'étaient retirés à Milan et dans
ses environs.
--Alors, reprit-il, c'est que mon mauvais génie les aura rendus cruels
pour moi seul... Il y a tant de malheureux, tant de proscrits, que les
meilleurs cœurs se lassent de faire le bien, car un tel..., un tel...
(et les noms de ces hommes dont il me découvrait l'hypocrisie étaient
autant de coups de couteau dans mon cœur) m'ont fait attendre
vainement à leur porte; quelques autres, après de grandes promesses,
m'ont fait faire plusieurs milles jusqu'à leurs maisons de campagne pour
m'y accorder l'aumône de quelques pièces de monnaie... Le plus humain me
jeta un morceau de pain sans daigner me voir; le plus magnifique m'a
fait, avec ces habits déchirés, traverser une haie de valets et de
convives, et, après m'avoir rappelé l'ancienne prospérité de ma famille,
après m'avoir recommandé le travail et la probité, me dit de revenir le
lendemain. J'y retournai et je trouvai dans l'antichambre trois
domestiques; l'un d'eux me dit que son maître dormait encore et me mit
dans la main deux écus et une chemise. Ah! continua-t-il, je ne sais si
vous êtes riche; mais vos soupirs et votre visage me disent que vous
êtes malheureux et compatissant. Croyez-moi, j'ai acquis la preuve que
l'argent a le pouvoir de faire paraître généreux l'usurier même, et que
le riche daigne rarement répandre ses bienfaits sur celui qui en a
véritablement besoin.
Je me taisais; il se leva pour se retirer, et continua:
--Les livres m'ont appris à aimer les hommes et la vertu; mais les
livres, les hommes et la vertu m'ont trompé. J'ai la tête savante et le
cœur fier, mais j'ai les bras ignorants de tout métier. Ah! si mon
père, du fond de la fosse où il est couché, pouvait entendre avec quels
amers gémissements je lui reproche de ne point avoir fait de ses cinq
fils des menuisiers ou des tailleurs!... Pour la misérable vanité de
garder la noblesse sans la fortune, il a dépensé le peu qu'il possédait
à nous mettre dans les universités et à nous lancer dans le monde, et
nous cependant!... Je n'ai jamais pu savoir ce que la fortune avait fait
de mes autres frères; je leur ai écrit plusieurs lettres sans jamais
avoir de réponse; ils sont ou dénaturés ou malheureux!... Mais, pour
moi, tel est le résultat des ambitieuses espérances de mon père! Que de
fois il m'est arrivé, vaincu par la fatigue, par le froid, par la faim,
d'entrer dans une auberge, sans savoir comment je payerais la dépense de
la journée!... sans souliers, sans habits!...
--Ah! couvrez-vous! m'écriai-je en me levant et en lui jetant mon
manteau sur les épaules. Couvrez-vous!
Michel, que le hasard avait amené dans la chambre et qui était derrière
nous et nous écoutait, s'approcha alors en s'essuyant les yeux du revers
de sa main et arrangea le manteau, mais avec un certain respect et comme
s'il eût craint d'insulter à la fortune mauvaise chez un homme d'une
naissance aussi distinguée.
O Michel! je me rappellerai toujours que tu pouvais vivre libre du
moment que ton frère t'offrit de demeurer chez lui pour l'aider dans son
commerce: et cependant tu as préféré rester près de moi; comme mon
domestique. Oh! je garde note de cette patience avec laquelle tu
souffris quelquefois mes désirs fantasques et les mouvements injustes de
ma colère. La gaieté ne t'a point abandonné dans ma solitude; tu as
partagé, autant que tu l'as pu, les maux qui m'ont accablé. Souvent ta
physionomie joviale et ouverte adoucissait mes peines; et quand, plongé
dans de noires pensées, je passais des journées entières sans laisser
échapper un seul mot, tu réprimais ta joie pour ne point me faire
apercevoir de ma douleur... Je t'aimais, Michel; mais ta dernière action
envers ce malheureux a encore sanctifié ma reconnaissance. Tu es le fils
de ma nourrice, tu as été élevé dans ma maison, je ne t'abandonnerai
jamais; et mon amitié pour toi s'est encore augmentée depuis que je me
suis aperçu que ton état de domesticité eût peut-être corrompu ton beau
naturel, s'il n'avait été cultivé par ma bonne mère, par cette femme
dont l'âme tendre et délicate communique sa douceur et sa bonté à tous
ceux qui vivent avec elle.
A peine fus-je seul, que je remis à Michel tout l'argent dont je pouvais
disposer, et, pendant que je dînais, je l'envoyai à ce malheureux. Je
n'ai conservé que ce qui m'était absolument nécessaire pour me rendre à
Nice, où je négocierai les lettres de change que les banquiers de Gênes
m'ont expédiées pour Marseille et Toulon.
Ce matin, lorsque, avant de partir, il est venu me remercier avec sa
femme et son enfant, si tu avais entendu avec quel accent de
reconnaissance il me répéta plusieurs fois:
--Sans vous, je serais aujourd'hui cherchant le premier hôpital...
Je n'eus pas le courage de lui répondre; mais mon cœur lui disait:
--Oui, tu as maintenant de quoi vivre pendant quatre mois, pendant
six... peut-être... Et puis... la trompeuse Espérance te guide par la
main... et le chemin qu'elle te fait prendre doit te conduire peut-être
à de nouveaux et à de plus grands malheurs!... Tu cherchais le premier
hôpital, et peut-être n'étais-tu pas éloigné du tombeau. Mais, au moins,
ce pauvre secours te donnera la force de supporter les maux qui
t'attendent, qui t'auraient accablé, et qui allaient pour toujours te
délivrer du fardeau de la vie. Réjouis-toi cependant du présent; mais
que de peines il t'a fallu éprouver pour que cet état, qui paraîtrait
aux autres si malheureux, te semble, à toi, le comble du bonheur!... Ah!
si tu n'étais ni père ni mari, j'aurais pu te donner un conseil...
Et, sans dire un seul mot, je l'embrassai, et je le vis partir avec un
serrement de cœur que je ne puis exprimer...
Hier soir[6] en me déshabillant, je me rappelai cette aventure.
--Pourquoi, me dis-je alors, cet homme a-t-il quitté sa patrie? pourquoi
s'est-il marié? pourquoi a-t-il abandonné un emploi qui assurait son
existence?
Toute son histoire me paraissait le roman d'un fou, et je me demandais
ce qu'il aurait pu faire, ou ne pas faire pour éviter ces malheurs...
Mais j'ai tant de fois dans ma vie entendu répéter ce _pourquoi_, j'en
ai tant vu qui se faisaient les médecins des maladies des autres, que je
me suis couché en murmurant:
--O vous qui jugez aussi inconsidérément les hommes que maltraite la
fortune, mettez une main sur votre cœur, et avouez-le franchement:
êtes-vous plus sages ou plus heureux?
Crois-tu que ce qu'il a raconté était vrai?... Moi, je crois qu'il était
à moitié nu, et que j'étais bien couvert; j'ai vu une femme
languissante, j'ai entendu les cris d'un enfant. O mon ami, doit-on
chercher encore avec une lanterne des arguments contre le pauvre, parce
qu'il sent dans sa conscience le droit que lui a donné la nature de
partager le pain du riche.--On me dira sans doute que les malheurs qui,
chez les autres, dérivent du vice sont peut-être chez celui-ci le fruit
du crime; je l'ignore et ne veux point le savoir: juge, mon devoir
serait de condamner les coupables; mais je suis homme. Lorsque je songe
aux frissons que cause la première idée du crime, à la faim et aux
passions qui nous poussent à le commettre, aux terreurs perpétuelles et
aux remords avec lesquels l'homme se rassasie du fruit ensanglanté de sa
faute, aux cachots toujours ouverts pour l'engloutir, à l'indigence et
au déshonneur qui l'attendent s'il parvient à échapper à la justice, je
me demande alors si je dois l'abandonner au désespoir et à de nouveaux
crimes, et s'il est le seul coupable; la calomnie, la trahison, la
malignité, la séduction, l'ingratitude ne sont-ils pas des crimes aussi,
et des crimes qui, loin d'être punis, deviennent souvent la source des
honneurs et de la fortune. Oh! punissez, juges et législateurs,
punissez; mais, auparavant, suivez-moi sous les chaumières de la
campagne et dans les faubourgs des capitales; voyez-y un quart de la
population sommeillant sur la paille et ne sachant comment satisfaire
aux suprêmes besoins de la vie. Je conviens qu'il est impossible de
changer la société, je reconnais que la faim, les crimes, les supplices,
sont les éléments nécessaires de l'ordre social et de la prospérité
universelle; je crois que le monde ne pourrait exister sans juges et
sans bourreaux, et je le crois ainsi parce que tel est le sentiment de
tous;... mais, moi, Lorenzo, je ne serai jamais juge.--Dans cette vallée
immense où l'humaine espèce naît, vit, meurt, se reproduit pour mourir
encore, sans savoir pourquoi ni comment, je ne distingue que deux
classes d'hommes, les heureux et les malheureux, et, si je rencontre un
malheureux, je pleure sur l'humanité, je tâche de répandre quelques
gouttes de baume sur ses blessures, mais j'abandonne à la balance de
Dieu ses mérites et ses fautes...

Vintimille, 19 et 20 février.
«Tu es malheureux sans espoir, tu vis au milieu des angoisses de la
mort, et tu n'as pas sa tranquillité, mais, tu dois souffrir pour les
autres!» C'est ainsi que la philosophie demande aux hommes un héroïsme
que la nature leur refuse; celui qui a la vie en horreur peut-il être
retenu par le peu de bien que son existence doit apporter à la société,
et se condamner, par un espoir aussi douteux, à plusieurs années de
souffrance. Comment pourrait-il espérer pour les autres, celui qui n'a
plus ni désirs ni espérance pour soi! qui, abandonné de tous, a fini par
s'abandonner lui-même?--Tu n'es pas seul malheureux, me
diras-tu.--Hélas! ce n'est que trop vrai; mais ces paroles mêmes ne nous
sont-elles pas dictées par cette envie secrète que nous éprouvons tous à
la vue du bonheur d'autrui? la misère des autres adoucit-elle la mienne?
est-il un homme assez généreux pour se charger de mes malheurs? et, en
supposant encore qu'il en eût la volonté, en aurait-il le pouvoir? Il y
aurait plus de courage sans doute à les supporter; mais le malheureux
entraîné par un torrent, et qui a la force d'y résister sans savoir
l'employer, en est-il plus méprisable pour cela?... Quel est le sage qui
peut se constituer le juge de nos forces intimes, qui peut diriger le
cours des passions variant selon les âges et les incalculables
circonstances? qui peut dire: «Tel homme est un lâche parce qu'il a
succombé; tel autre est un héros, parce qu'il résiste?» Tandis que
l'amour de la vie est un sentiment tellement impérieux, que le premier
aura plus combattu avant que de céder, que le second ne l'aura fait pour
supporter ses peines.
Mais les devoirs qu'exige de toi la société?--Les devoirs? en ai-je
contracté envers elle, parce qu'elle m'a tiré du sein de la nature quand
je n'avais ni la volonté d'y consentir, ni la raison de m'en défendre,
ni la puissance de m'y opposer, et qu'elle m'a élevé au milieu de ses
besoins et de ses préjugés?
Pardon, Lorenzo, si j'appuie avec tant de force sur des arguments que
nous avons tant de fois discutés entre nous; je ne veux point te faire
abandonner une opinion si éloignée de la mienne, mais seulement résoudre
les doutes qui pourraient me rester encore. Tu serais aussi convaincu
que moi, si, comme moi, tu sentais toutes les plaies de mon cœur.
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