Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 05

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avec d'autres livres et qui ressemblent à une mosaïque. Et moi aussi,
sans intention, entraîné par l'exemple, j'ai fait ma mosaïque. Dans un
livre anglais, j'ai trouvé un récit de malheurs... et il me paraissait,
à chaque phrase, que je lisais les infortunes de notre pauvre Laurette.
Le soleil éclaire donc partout et toujours les mêmes douleurs sur la
terre! Et moi, pour ne pas perdre tout à fait mon temps, j'ai voulu
m'éprouver en écrivant les aventures de Laurette, et en détruisant
précisément les parties du livre anglais qui s'y rapportent; ainsi, en
ajoutant quelque chose du mien, j'aurai raconté ce qui est vrai, quoique
le texte réel soit un roman. Je voulais, dans cette malheureuse
créature, montrer à Thérèse un miroir de la fatalité en amour. Mais
crois-tu que les maximes, les conseils et les exemples des malheurs
d'autrui aient d'autres résultats que d'irriter encore nos passions?
D'ailleurs, au lieu de lui raconter l'histoire de Laurette, je lui ai
parlé de moi. Tel est l'état de mon âme, elle en revient toujours à
sonder ses propres plaies... Au reste, je ne laisserai pas lire à
Thérèse ces quelques pages, elles lui feraient plus de mal que de
bien.--Lis-les, toi.--Adieu.

FRAGMENT
DE L'HISTOIRE DE LAURETTE

«Je ne sais si le ciel s'inquiète de la terre; mais, s'il s'en est
jamais inquiété, et cela est possible, au reste, le premier jour où la
race humaine a commencé de fourmiller, je crois qu'alors le Destin a
écrit sur les livres éternels:
L'homme sera malheureux.
»Je n'ose appeler de ce jugement, parce que je ne saurais à quel
tribunal, et que je me plais à le croire utile à tant d'autres races
vivantes qui peuplent les mondes innombrables. Je rends grâce néanmoins
à cet esprit qui, en se mêlant à l'universalité des êtres, les
renouvelle sans cesse en les détruisant. En compensation de la douleur,
il nous a donné les larmes, il a puni ces hommes qui, dans leur
insolente philosophie, veulent se révolter contre le sort humain en
leur refusant le bonheur inépuisable de la pitié.
»Si vous voyez votre semblable malheureux et pleurant, ne pleurez
pas[1]. Stoïque! ne sais-tu pas que les larmes de la compassion sont
plus douces pour les malheureux, que la rosée du matin ne le fut jamais
pour les plantes desséchées?
»O Laurette, j'ai pleuré avec toi sur la bière de ton pauvre bien-aimé,
et je me souviens que ma pitié tempérait l'amertume de ta douleur;
alors, tu t'abandonnais sur mon sein; tes blonds cheveux couvraient mon
visage; les larmes qui sillonnaient tes joues retombaient sur les
miennes, et avec ton mouchoir j'essuyais et je ressuyais ces larmes qui,
se renouvelant sans cesse, roulaient de tes yeux sur tes lèvres... Tu
étais abandonnée de tous... Mais, moi,... jamais je ne t'abandonnai...
»Lorsque, t'échappant, hors de toi, tu errais sur les grèves désertes de
la mer, je suivais furtivement tes pas pour te préserver du désespoir et
de ta douleur; puis je t'appelais doucement par ton nom, tu t'arrêtais
alors pour me tendre la main, et t'asseoir à mes côtés. La lune se
levait au ciel; toi, en la suivant des yeux, tu chantais tristement. Il
est des hommes qui peut-être eussent souri de ta démence; mais le
consolateur des malheureux qui voit du même œil la folie et la
sagesse des hommes, qui compatit également à leurs crimes et à leurs
vertus, entendait peut-être ton hymne mélancolique, et faisait descendre
dans ton sein quelque douce consolation. Les prières de mon cœur
t'accompagnaient; les prières et les vœux des âmes attristées montent
toujours au trône de Dieu. Les flots gémissaient avec un doux murmure,
et la brise, en les ridant, les poussait à baiser la rive sur laquelle
nous étions assis; et, toi tu te levais, et, t'appuyant sur mon bras, tu
t'avançais vers cette pierre où tu croyais voir ton Eugène, et sentir sa
main, et sa voix, et ses baisers... Puis tout à coup:
»--Oh! que me reste-t-il? t'écriais-tu; la guerre a éloigné mes
frères... la tombe a dévoré mon père et mon amant... Abandonnée de
tous... de tous!...
»O beauté, génie bienfaisant de la nature! partout où tu montres ton
doux sourire, la joie éclôt, le bonheur renaît, et la volupté se répand
pour éterniser la vie de l'univers... Qui ne te connaît pas, qui ne te
sent pas, est à charge aux autres et à lui-même. Mais, lorsque la vertu
te rend plus chère; lorsque le malheur, t'enlevant ta sérénité, t'expose
aux regards des hommes, les cheveux épars et dépouillés de leur
guirlande joyeuse... ah! quel est celui qui peut passer devant toi et
ne t'offrir qu'un inutile regard de compassion?
»Mais, moi, Laurette, je t'offrais mes larmes, et cette retraite où _tu
aurais mangé mon pain et bu dans ma coupe_, et où tu te serais endormie
sur mon sein; tout ce que je possédais enfin: et peut-être près de moi
ta vie, sans être heureuse, serait du moins demeurée libre et
tranquille. L'âme dans la solitude et la paix va peu à peu oubliant ses
douleurs, parce que le bonheur et la liberté se plaisent dans la simple
et solitaire nature.
»Un soir d'automne,--où la lune, se montrant à peine, brisait ses rayons
sur les nuages épars, qui, marchant près d'elle, la couvraient de temps
en temps, et, répandus par tout le ciel, cachaient au monde les
étoiles,--nous nous arrêtâmes pour regarder les feux lointains des
pêcheurs et écouter les chants des gondoliers, qui, du bruit de leurs
rames, troublaient le calme de l'obscure lagune. Laurette, se tournant
alors, chercha des yeux son bien-aimé, et, se levant toute droite, elle
fit quelques pas en l'appelant; puis, fatiguée, elle revint s'asseoir où
j'étais assis. Épouvantée de sa solitude, me regardant tristement, elle
sembla me dire:
»--Et toi aussi, tu m'abandonneras?
»Et alors, elle appela son chien.
»Moi!... Qui l'aurait dit jamais, que cette soirée dût être la dernière
que j'eusse à passer avec elle?... Elle était vêtue de blanc, un ruban
bleu rassemblait sa chevelure, et trois violettes fanées étaient
attachées au tissu léger qui couvrait son sein... Je l'accompagnai
jusqu'au seuil de sa porte, et sa mère, qui vint nous ouvrir, me
remercia du soin que je prenais de sa malheureuse fille. Lorsque je fus
seul, je m'aperçus que son mouchoir était resté entre mes mains:
»--Je le lui rendrai demain, me dis-je.
»Ses maux commençaient à s'adoucir, et peut-être... Il est vrai que je
ne pouvais te rendre ton Eugène; mais j'aurais pu te tenir lieu d'époux,
de père et de frère... Mes concitoyens, devenus mes persécuteurs, se
réjouissant des menottes que les étrangers leur venaient mettre aux
mains, proscrivirent mon nom, et je ne pus, ô Laurette, te laisser même
le dernier adieu.
»Lorsque je pense à l'avenir, je ferme les yeux pour ne point le
connaître; et je tremble et je laisse retourner ma mémoire vers les
jours passés; je m'égare sous les arbres de la vallée, je repense au
doux murmure de la mer, aux feux lointains des pêcheurs et au chant des
gondoliers... Pensif, je m'appuie contre un arbre et je me dis:
--»Le Ciel me l'avait donnée, mais la fortune contraire me l'a ravie.
»Je tire son mouchoir!
»--Malheureux qui aime par ambition! mais ton cœur, ô Laurette, avait
été formé par la seule nature...
»--J'essuie mes larmes, et je reprends tristement le chemin de ma
demeure.
»Mais, toi, Laurette, que fais-tu maintenant?... Peut-être erres-tu sur
la plage en envoyant à Dieu tes prières et tes larmes. Viens, tu
cueilleras les fruits de mon jardin, tu partageras mon pain, et tu
boiras dans ma coupe, et tu reposeras sur ma poitrine, et tu sentiras
comme bat mon cœur de mille passions différentes; et, lorsque parfois
tes douleurs se réveilleront, lorsque l'esprit sera vaincu par la
passion, je viendrai derrière toi pour te soutenir au milieu du chemin,
pour te guider et te ramener vers ma maison; mais je viendrai derrière
toi en silence pour te laisser au moins le soulagement des larmes; je
serai pour toi père et frère; mais, ô Laurette, mais mon cœur! si tu
pouvais voir mon cœur!... Une larme tombe sur mon papier et efface ce
que je viens d'écrire.
»Je l'ai vue autrefois toute florissante de jeunesse et de beauté, et,
depuis, folle, maigrie et défigurée, je l'ai vue baiser les lèvres
mourantes de son unique consolateur!... et, depuis, dans une pieuse
superstition, s'agenouillant devant sa mère pour la supplier d'éloigner
d'elle la malédiction que, dans un jour de fureur, elle avait appelée
sur la tête de sa fille!--O Laurette, tu as laissé dans mon âme le
souvenir éternel de tes douleurs! héritage précieux que je voudrais
partager avec vous tous, vous qui n'avez plus d'autre consolation que
d'aimer la vertu et de pleurer sur elle. Vous ne me connaissez point;
mais, en quelque lieu que vous soyez, nous sommes frères. Ne haïssez pas
les hommes heureux, fuyez-les...»

4 mai.
As-tu vu quelquefois, après la tempête, un rayon éclatant du soleil
percer les nuages de l'orient et ranimer la terre?... Tel est l'effet
que produit sur moi sa vue; j'étouffe mes désirs, je condamne mes
espérances, je pleure sur mon égarement, je ne l'aimerai plus, je ne la
verrai plus... J'entends une voix qui m'appelle traître, et cette voix
est celle de son père! Je m'élève contre moi-même, je sens se réveiller
dans mon cœur une vertu qui m'épure, presque un remords enfin, et me
voilà affermi dans ma résolution... affermi plus que jamais!... et puis
tout à coup Thérèse paraît. A l'aspect de son visage, toutes mes
illusions reviennent, mon âme change et s'oublie elle-même, et se perd
dans la contemplation de sa beauté.

8 mai.
«Elle ne t'aime pas, et, quand même elle voudrait t'aimer, elle ne le
pourrait encore.» C'est vrai, Lorenzo; mais, si je consentais à
m'arracher le voile des yeux, je n'aurais plus, je le sens, qu'à les
fermer du sommeil éternel, puisque sans cette angélique lumière la vie
ne serait plus pour moi que terreur... le monde que chaos... et la
nature qu'une nuit sombre et déserte... C'est éteindre les flambeaux qui
éclairent le théâtre, et désenchanter les spectateurs, tandis qu'on
pourrait, en ne baissant qu'à demi la toile, leur laisser au moins
l'illusion... «Mais l'illusion te sera fatale,» me dis-tu.
Eh! que m'importe, si la réalité m'assassine?...
J'entendais, un dimanche, le curé faire un reproche à ses paroissiens de
ce qu'ils s'enivraient, et il ne s'apercevait pas comme il empoisonnait,
pour ces malheureux, la consolation d'oublier, dans l'ivresse du soir,
les fatigues de la journée, de ne plus sentir l'amertume de leur pain
trempé de sueurs et de larmes, et de ne pas penser à la rigueur et à la
faim dont les menace le prochain hiver.

11 mai.
Sans doute que la nature ne peut se passer de notre globe et de la race
tracassière qui l'habite; car, pour assurer la conservation de tous, et
les retenir dans une réciproque fraternité, elle a créé chaque homme
tellement égoïste, qu'il désirerait volontiers l'anéantissement de
l'univers pour vivre plus certain de sa propre existence, et demeurer le
maître solitaire de toute la création. Pas une seule génération ne
s'est, depuis que le monde existe, écoulée dans la paix; la guerre fut
toujours l'arbitre des droits, et la force la dominatrice des siècles;
ainsi l'homme, ouvertement ou en secret, est toujours l'implacable
ennemi de l'humanité. En veillant à sa conservation par tous les moyens,
il seconde le vœu de la nature, qui a besoin de l'existence de tous,
et les descendants de Caïn et d'Abel, quoiqu'ils imitent leurs premiers
parents et se frappent les uns les autres, vivent et se propagent.
Or, écoute:
J'ai accompagné, ce matin, Thérèse et sa sœur à la maison d'une de
leurs connaissances qui est venue passer l'été à la campagne. Je croyais
rester avec elles; mais, par malheur, j'avais, depuis la semaine passée,
promis au chirurgien d'aller dîner avec lui; et, si Thérèse ne m'en
avait fait souvenir, pour te dire vrai, je l'avais entièrement oublié.
Je me suis donc mis en chemin une petite heure avant midi; mais, écrasé
de chaleur, je me suis, à moitié route, couché sous un olivier. Au vent
d'hier, qui était hors de saison, a succédé aujourd'hui une
insupportable chaleur, et j'étais là au frais, et pensant comme si
j'avais déjà dîné, lorsqu'on tournant la tête, j'aperçus un paysan qui
me regardait avec colère.
--Que faites-vous là? me dit-il.
--Vous le voyez, je me repose.
--Avez-vous des propriétés? continua-t-il en frappant la terre de la
crosse de son fusil.
--Et pourquoi?
--Pourquoi?... Parce qu'alors, si vous en avez, couchez-vous sur elles,
et ne venez pas fouler l'herbe des autres.
Et, s'en allant:
--Faites qu'à mon retour je vous y trouve!...
Je ne m'étais pas ému le moins du monde, et il s'en était allé. D'abord,
je n'avais point pris garde à ses bravades; mais, en y repensant,--_si
vous en avez!_... me parut infâme. Ainsi donc, si la fortune n'avait pas
accordé à mes ancêtres deux perches de terrain, tu m'aurais refusé, dans
la partie la plus stérile de ton champ, la dernière aumône d'une tombe.
Mais, remarquant que l'ombre des oliviers s'allongeait, je me souvins du
dîner.
En revenant le soir chez moi, je trouvai sur ma porte l'homme de la
matinée.
--Monsieur, me dit-il, j'étais là vous attendant. Si jamais... Vous
vous serez peut-être courroucé contre moi; je vous demande pardon.
--Remettez votre chapeau, répondis-je; vous ne m'avez point offensé.
Pourquoi mon cœur dans les mêmes occasions est-il tantôt calme et
tantôt tempête?...
Un voyageur disait: «Le flux et le reflux de mes humeurs gouverne toute
ma vie.» Peut-être, un instant auparavant, mon dédain eût-il été plus
grand que l'insulte; car pourquoi nous abandonner ainsi au bon plaisir
de celui qui nous offense, en permettant qu'il nous tourmente avec une
injure que nous n'avons pas méritée? Vois comme l'amour-propre, par
cette pompeuse sentence, s'efforce d'élever à la hauteur d'un mérite une
action qui dérive peut-être de...--que sais-je?--en pareille
circonstance, je n'ai pas toujours usé d'une semblable modération: il
est vrai qu'une demi-heure après, j'en étais fâché; mais la raison est
revenue en boitant, et le repentir pour celui qui aspire à la sagesse
est toujours trop tardif; aussi ne suis-je point un sage, je suis un de
ces si nombreux enfants de la terre, je porte avec moi toutes les
passions et toutes les misères de mon espèce.
Cependant, le paysan poursuivait:
--J'ai manqué d'égards envers vous, monsieur; mais je ne vous
connaissais pas, et des laboureurs qui fauchaient du foin dans le pré
voisin m'ont averti de ma méprise.
--Il n'y a pas de mal, brave homme. Comment va le grain cette année?
--Nous souffrirons de la cherté; mais je vous prie, monsieur, veuillez
m'excuser; plût à Dieu que je vous eusse connu!
--Brave homme, soit que vous connaissiez ou non, n'offensez désormais
personne, parce que vous courez toujours risque d'irriter le puissant ou
de maltraiter le faible. Quant à moi, ne vous en inquiétez pas.
--Vous avez raison, monsieur; Dieu vous récompense!
Et il s'en alla.--Demain, il sera peut-être pis; il y a un je ne sais
quoi d'imprimé dans le visage, et l'instinct des animaux raisonnables,
quand ils sont insensibles à la honte, est un instinct pernicieux pour
tous ceux qui ont affaire à eux.
Cependant, tous les jours, les victimes de l'usurpateur de ma patrie
deviennent plus nombreuses; combien de mes malheureux compatriotes
exilés ne pourront trouver un lit d'herbe et l'ombre d'un olivier?...
Dieu le sait! L'infortuné proscrit est chassé du champ stérile où
paissent tranquillement les troupeaux!...

12 mai.
Je ne l'ai point osé, Lorenzo, je ne l'ai point osé!... Je pouvais
l'embrasser, je pouvais la presser là sur mon cœur... Je l'ai trouvée
endormie, le sommeil tenait fermés ses grands yeux noirs; mais les roses
de son visage s'étaient répandues plus fraîches que jamais sur ses joues
humides, son corps était négligemment abandonné sur un sofa, un bras
soutenait sa tête, tandis que l'autre pendait mollement; souvent je l'ai
vue à la promenade, à la danse; j'ai senti retentir jusqu'au fond de mon
cœur les accents de sa voix et les sons de sa harpe: je l'adorais
alors, comme si je l'eusse vue descendre du paradis; mais belle comme
aujourd'hui, jamais, non, jamais je ne l'avais vue: ses vêtements légers
me laissaient apercevoir les contours de ses formes angéliques. Mon âme
la contemplait... et, que te dirais-je, Lorenzo?... toutes les extases
et toutes les fureurs de l'amour me brûlaient et m'emportaient hors de
moi. Je touchais tour à tour, et comme un fanatique ferait de la nappe
de l'autel, sa robe flottante, sa chevelure parfumée, et le bouquet de
violettes qu'elle avait au milieu du sein... Oui, oui, sous cette main
devenue sacrée, je sentais battre son cœur, je respirais l'haleine
qui s'échappait de sa bouche entr'ouverte!... j'étais prêt à boire toute
la volupté de ses lèvres célestes; un seul baiser... et j'eusse béni
les larmes que depuis si longtemps je dévore pour elle... Mais alors!...
alors, je l'entendis soupirer dans son sommeil... Je m'arrêtai comme
retenu par une main divine...
--C'est moi, me dis-je, qui le premier t'ai appris l'amour et les
larmes; peut-être as-tu cherché un instant de sommeil, parce que j'ai
troublé tes nuits autrefois innocentes et tranquilles...
A cette pensée, je me suis prosterné devant elle... immobile et retenant
ma respiration... et je l'ai fuie précipitamment pour ne pas la rendre à
la vie; elle ne se plaint jamais, et ce silence redouble ma peine; mais
son visage de plus en plus triste, son regard noyé dans une triste
langueur, ses tressaillements au seul nom d'Odouard... ses soupirs en
pensant à sa mère... ah! Lorenzo, le Ciel nous l'eût-il accordée, si
elle n'eût pas dû supporter sa portion de nos douleurs?... Dieu éternel,
existes-tu vraiment pour nous, ou n'es-tu qu'un père dénaturé qui se
complaît aux soupirs et aux larmes de ses enfants?... Lorsque tu envoyas
sur la terre la vertu, ta fille aînée, tu lui donnas pour guide la
douleur; mais aussi pourquoi laisser la jeunesse et la beauté sans force
pour soutenir les châtiments d'un aussi sévère instituteur? Dans toutes
mes afflictions, j'ai levé vers toi mes bras suppliants, mais sans
jamais oser me plaindre ni pleurer; mais, maintenant, oh! pourquoi me
laisser entrevoir le bonheur pour me l'enlever ensuite pour jamais?...
Pour jamais? Oh! non, non, Thérèse est toute mienne, tu me l'as
accordée, ô mon Dieu! lorsque tu me créas un cœur capable de
l'aimer... éternellement... immensément!...

14 mai.
Si j'étais peintre, quelle riche matière pour mes pinceaux! l'artiste,
plongé dans l'idée délicieuse du beau, éteint ou du moins adoucit toutes
ses autres passions... Ah! si j'étais peintre!... j'ai trouvé parfois
dans leurs compositions, ainsi que dans celles des poëtes, la nature
simple et belle... mais la nature grande, immense, inimitable, jamais.
Homère, le Dante et Shakspeare, ces trois maîtres de tous les esprits
surhumains, ont enflammé mon imagination et se sont emparés de mon
cœur; j'ai baigné leurs vers de larmes brûlantes, et j'ai adoré leurs
ombres divines comme si je les voyais assis dominants dans la lumière,
et les mondes, et l'éternité. Les originaux que j'ai devant les yeux ont
rempli toutes les facultés de mon âme, et je n'oserais, Lorenzo, je
n'oserais, fussé-je Michel-Ange, tirer la première ligne de ce vaste
tableau... Dieu puissant, lorsque tu daignes arrêter les regards sur
une soirée de printemps, je suis certain que tu te félicites de ta
création, et j'ai, jusqu'à présent, regardé avec indifférence cette
source inépuisable de bonheur que tu versais à mes pieds pour me
consoler!...
Sur la cime des monts dorés par les derniers rayons du soleil, je domine
une chaîne de collines sur lesquelles je vois ondoyer les moissons, et
la vigne s'enlacer en riches guirlandes à l'entour des oliviers et des
ormeaux. Dans le lointain, des rochers et des montagnes qui semblent
entassés les uns sur les autres bornent l'horizon; devant moi et à mes
pieds, la terre est coupée en précipices, où l'on voit s'épaissir
insensiblement les ténèbres de la nuit, et dont la gueule effrayante
semble l'ouverture d'un abîme... Pendant la chaleur du midi, l'air est
rafraîchi par un bosquet qui domine et ombrage la vallée, où paissent
les troupeaux, et où les chèvres vagabondes semblent suspendues aux
rochers les plus escarpées. Les oiseaux chantent doucement, comme s'ils
plaignaient le jour qui s'éteint, les vaches mugissent, et le vent
semble se complaire au murmure mélancolique des feuilles; mais, du côté
du nord, les collines se divisent et ouvrent aux regards l'étendue dans
une plaine immense, où l'on distingue les bœufs rejoignant leur
étable et le laboureur qui les suit appuyé sur son bâton, tandis que sa
mère et son épouse préparent le souper qui rendra des forces à la
famille fatiguée, et que fument les maisons blanchissantes au loin et
les chaumières dispersées dans la campagne. Le berger trait ses
troupeaux, la vieille qui file à la porte de la bergerie interrompt son
travail et se lève pour caresser le jeune taureau et les agneaux qui
bêlent en bondissant autour de leurs mères. Plus loin, la vue, pénétrant
entre deux rangées d'arbres, se prolonge jusqu'à l'horizon, où tout se
confond, se rapetisse et disparaît; le soleil, en partant, laisse
quelques rayons pâles, comme pour dire à notre monde un éternel adieu;
les nuages, pourprés d'abord, perdent peu à peu leurs chaudes couleurs,
la plaine s'obscurcit, l'ombre se répand sur la surface de la terre, et,
de même que si je me trouvais au milieu de l'Océan, de quelque côté que
je me tourne, je n'aperçois plus que le ciel.
Hier, après deux heures de contemplation extatique d'une belle soirée du
mois de mai, je descendais pas à pas la montagne solitaire, le monde
était confié à la nuit; je n'entendais plus le chant de la villageoise,
je n'apercevais plus que le feu des pasteurs; et, pendant que mon œil
s'arrêtait sur chacune des étoiles qui brillaient au-dessus de ma tête,
mon âme acquérait quelque chose de céleste, et mon cœur se soulevait
comme s'il aspirait à quelque région plus sublime que la terre. Je me
trouvais alors sur le monticule près de l'église; la cloche des morts
sonnait, et le pressentiment de ma fin guida mes regards sur le
cimetière, où, dans leurs tombes couvertes d'herbes, dorment les
antiques pères du village.--Dormez en paix, froides reliques! la
poussière est retournée à la poussière: rien ne diminue, rien ne
s'augmente, rien ne se perd ici-bas; tout se transforme et se reproduit.
Destinée humaine! moins malheureux est que les autres hommes, l'homme
qui ne la craint pas!...
J'étais fatigué, je me couchai sous le bosquet de pins, et, dans cette
muette obscurité, mes malheurs et mes espérances se retraçaient à mon
esprit; de quelque côté que je courusse, haletant vers ce bonheur, je
n'apercevais, après un chemin âpre et stérile, qu'une fosse béante, où
devaient se perdre avec moi tous les biens et tous les maux de cette vie
inutile. Je me sentais avili, et je versais des larmes, parce que
j'avais besoin d'être consolé, et, avec des gémissements et des
sanglots, j'invoquais Thérèse!...

14 mai.
Encore hier, j'étais retourné à la montagne; encore hier, j'étais couché
sous le bosquet de pins; encore hier, j'invoquais Thérèse;--quand tout
à coup j'entendis un froissement de pas à travers les arbres, et il me
sembla distinguer la voix de plusieurs personnes. Bientôt j'aperçus
Thérèse et sa sœur. A la vue d'un homme, elles s'éloignèrent
effrayées. Je les appelai; et la petite Isabelle, me reconnaissant,
accourut à moi et se jeta à mon cou, m'embrassant mille et mille fois...
Je me levai, Thérèse s'appuya sur mon bras, et nous côtoyâmes,
taciturnes et muets, la rive du petit ruisseau qui conduit au lac des
Cinq-Fontaines. Là, par un mouvement sympathique, nous nous arrêtâmes
pour considérer l'étoile de Vénus, qui brillait devant nos yeux.
--Oh! me dit Thérèse avec ce doux enthousiasme qui n'appartient qu'à
elle, crois-tu que Pétrarque n'a pas souvent visité cette solitude, en
redemandant aux ombres pacifiques de la nuit sa Laure perdue? Lorsque je
lis ses vers, je me le représente mélancolique, errant, ou bien appuyé
contre un arbre, enseveli dans ses pensées, et tournant vers les cieux,
pour y chercher la beauté immortelle de Laure, ses yeux pleins de
tristesse et de larmes!... Je ne sais comment cette âme, qui avait en
elle une si grande portion de l'esprit céleste, a pu survivre dans une
si grande douleur, et s'arrêter si longtemps au milieu de nos misères
mortelles.--Oh! quand on aime vraiment!...
Et il me semblait qu'elle me pressait la main, et il me semblait que mon
cœur ne voulait plus demeurer dans ma poitrine. «Oui, tu étais créée
pour moi, née pour moi!...» Et moi,... je ne sais comment je pus
étouffer ces paroles qui s'élançaient hors de mes lèvres!...
Elle montait la colline, et je marchais derrière elle; toutes les
facultés de mon âme étaient en Thérèse, et la tempête qui les avait
agitées se calmait peu à peu.
--Tout est amour, dis-je: l'univers n'est qu'amour; mais qui jamais le
sentit et l'exprima mieux que Pétrarque? Ces quelques hommes qui, par
leur génie, se sont élevés au-dessus du vulgaire, m'épouvantent
d'admiration; mais Pétrarque me remplit de confiance religieuse et
d'amour, et, tandis que mon esprit lui sacrifie comme à un dieu, mon
cœur l'invoque comme un père et comme un ami consolateur...
Thérèse soupira et sourit tout ensemble.
La montée l'avait fatiguée.
--Reposons-nous, me dit-elle.
L'herbe était humide. Je lui montrai un mûrier peu éloigné, le mûrier le
plus beau que j'aie jamais vu, élevé, solitaire, touffu. Dans ses
rameaux se trouve un nid de chardonnerets. Ah! je voudrais pouvoir, sous
l'ombre de ce mûrier, élever un autel. La petite nous avait quittés, et
courait çà et là, cueillant des fleurs, et les jetant aux _lucioles_ qui
venaient à elle phosphorescentes. Thérèse était couchée sous le mûrier;
j'étais assis près d'elle, la tête appuyée contre le tronc de l'arbre.
Je récitais la cantate de Sapho; la lune se levait...
Oh! pendant que j'écris, pourquoi mon cœur bat-il avec tant de force?
Heureuse soirée!...

14 mai, onze heures.
Oui, Lorenzo, j'avais voulu te le taire, mais c'est impossible; écoute:
ma bouche est encore humide de son baiser; mes joues sont encore
inondées de ses larmes; elle m'aime! elle m'aime!... Laisse-moi,
Lorenzo, laisse-moi dans toute l'extase de ce jour de paradis!

14 mai, au soir.
Que de fois j'ai repris la plume, et n'ai pu continuer!... Mais je me
sens un peu plus de calme, et je reprends ma lettre... Thérèse était
couchée sous le mûrier. Mais que puis-je te dire qui ne soit tout entier
renfermé dans ces deux mots: «Je t'aime!...» A ces paroles, tout ce que
je voyais me semblait un sourire de l'univers, j'admirais avec les yeux
de la reconnaissance le ciel, et il me paraissait s'entr'ouvrir pour
nous recevoir. Ah! pourquoi la mort ne vient-elle pas dans un semblable
moment? Je l'ai invoquée!... Oui, mes lèvres ont rencontré les lèvres de
Thérèse... Les plantes et les fleurs exhalaient en ce moment une odeur
plus suave; les airs étaient tout harmonie; les rivages résonnaient au
loin, et toutes choses s'embellissaient à la clarté de la lune, toute
resplendissante de la lumière infinie de la Divinité; les éléments et
les êtres s'exaltaient dans la joie de deux cœurs ivres d'amour; ma
bouche ne pouvait se détacher de la main de Thérèse, et Thérèse
m'embrassait toute tremblante, et versait ses soupirs sur ma bouche, et
son cœur palpitait sur mon cœur; elle me regardait de ses grands
yeux languissants, et elle m'embrassait, et ses lèvres humides et
entr'ouvertes murmuraient sur les miennes. Tout à coup elle se dégage de
mes bras comme épouvantée, appelle sa sœur et se lève courant
au-devant d'elle; je m'étais prosterné, je tendais les bras pour
m'attacher à sa robe, et je n'osais ni la retenir ni la rappeler... Je
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