Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 01

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COLLECTION MICHEL LÉVY
ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS


JACQUES ORTIS
--LES FOUS DU DOCTEUR MIRAGLIA--
PAR
ALEXANDRE DUMAS
NOUVELLE ÉDITION
[Illustration: colophon]
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1867
Tous droits réservés


PRÉFACE

Il y a environ trois ans, au moment où j'écris ces lignes, comme je
sortais à minuit des coulisses de Saint-Charles, le portier du théâtre
me remit mystérieusement un billet parfumé qui contenait en pur toscan
cette laconique invitation:
«Si vous voulez connaître M. Alexandre Dumas, venez tout de suite
souper avec moi.
»C. M.»
Je traversai en courant les rues de Toledo et de Chiaïa, en homme qui
flaire une célébrité de premier ordre; je franchis d'un pas léger la
porte de l'hôtel _Vittoria_, et je me disposais à monter rapidement
l'escalier, lorsque je m'arrêtai tout à coup, frappé par une réflexion
passablement humiliante. Je ne savais pas un mot de la langue de
l'auteur de _Henri III_ et de _Christine_, et, d'un autre côté, je
connaissais parfaitement avec quel profond dédain les compatriotes de M.
Dumas traitent les langues étrangères, sous prétexte que Napoléon a
donné des leçons de français à tout le monde. Un moment je songeai au
latin, et je me crus sauvé. Mais mon illusion n'eut pas une longue
durée; car je réfléchis à la diversité des prononciations, et je me
rappelai avec une effroyable lucidité qu'ayant eu l'honneur, quelques
années auparavant, d'être présenté à sir Walter Scott, j'avais eu tant
de peine à comprendre son latin, que j'aurais presque mieux aimé qu'il
m'eût parlé écossais. Il ne me restait que la pantomime, langue
excessivement répandue, mais très-peu commode pour une conversation
littéraire. Je dois avouer, à ma grande confusion, que, cette fois, je
me trompais complètement sur la valeur philologique de MM. les Français.
M. Dumas me serra la main avec cette franche cordialité que tout le
monde lui connaît, et me parla en italien tout le reste de la nuit. Nous
causâmes musique, voyages, littérature; mon étonnement était au comble.
M. Dumas appréciait avec une si profonde connaissance les beautés
intimes de nos écrivains les plus éminents, que je ne tardai pas à
m'apercevoir que l'illustre dramaturge venait en conquérant nous enlever
quelqu'un de nos chefs-d'œuvre, et qu'il préméditait son coup avec
tant d'adresse, que personne ne pourrait l'obliger à la restitution.
La traduction des _Lettres de Jacopo Ortis_ prouve que mes prévisions
n'ont pas été trompées. M. Dumas a rivalisé dignement avec Foscolo;
Ortis lui appartient de tout droit: c'est à la fois une conquête et un
héritage.
La nature, qui se répète souvent dans le type des visages humains,
produit aussi de temps à autre des âmes qui se ressemblent comme des
sœurs; les intelligences jumelles se rapprochent, se devinent, se
complètent mutuellement. Alors, le poëte qui est arrivé le dernier dans
l'ordre des temps s'inspire de l'œuvre de son devancier; le même sang
coule dans ses veines, les mêmes passions gonflent son cœur: c'est la
transformation de l'esprit, c'est le magnétisme du génie. Dans ce cas,
le traducteur ne reproduit pas; il crée une seconde fois. M. Dumas n'a
eu qu'à tendre l'oreille; une voix vibra dans son cœur. Lequel, des
deux poëtes, a écrit le premier? C'est une affaire de date. Quant à
l'auteur français, pour voir s'il était dans les conditions favorables
pour produire une œuvre éminente, nous n'avons qu'à jeter un coup
d'œil rapide, nous ne dirons pas sur l'original, mais sur le sujet
qu'il a choisi.
La vie de Foscolo est connue plus que ses ouvrages: c'est un immense
roman dont les _Lettres d'Ortis_ sont à peine un épisode; c'est une
lugubre odyssée dont lui seul, le jeune enthousiaste, aurait pu être à
la fois l'Ulysse et l'Homère. Jeté par l'exil sur une terre étrangère,
il a acquis la triste célébrité du malheur. Comme Jean-Jacques, comme
Byron, comme tous les génies exceptionnels, il n'a fait que reproduire
exactement ce qui se passait dans son cœur. Sans cette fièvre
dévorante qui leur brûle les lèvres et leur déchire la poitrine,
pourquoi ces infortunés sublimes consentiraient-ils à se révéler à la
foule? Pour la gloire? Ils la méprisent. Pour l'humanité? Ils la
détestent. Leur muse, c'est la douleur; leur chant, c'est un cri de
l'âme.
Jamais homme n'a été plus de fois dans sa vie élevé sur l'autel ou jeté
dans la poussière. Grec par naissance, Vénitien par adoption,
appartenant ainsi aux deux plus nobles et plus malheureuses républiques,
un jour il était proclamé le citoyen le plus courageux, le plus
indépendant, le plus dévoué; le lendemain, il était persécuté de ville
en ville, regardé comme étranger dans son pays natal, traqué comme une
bête fauve. Tantôt rayonnant sur une chaire, environné d'élèves
frémissants qui applaudissaient à sa fougueuse éloquence, à ses sublimes
regrets, à ses sarcasmes envenimés; tantôt dans les enfoncements d'un
parc, l'épée ou le pistolet à la main, obligé de rendre laids et
risibles à jamais ceux qui avaient osé rire de sa laideur; tour à tour
poëte et soldat, offenseur et offensé, il se voyait accueilli avec
l'affection la plus sincère, ou repoussé par le dédain le plus
accablant. Souvent la bizarrerie du sort le réduisait à un tel degré de
misère, qu'il mourait de froid et de faim. Puis tout à coup, et
lorsqu'il pouvait le moins s'y attendre, des palais s'élevaient pour lui
comme par la baguette d'une fée; des palais royalement magnifiques, avec
des cours pavées de marbre et de porphyre, des parois tendues de satin
et de velours, des groupes de statues qui représentaient les Grâces. Là,
il passait en réalité des nuits d'orgie et d'amour, comme jamais n'en a
rêvé l'imagination la plus effrénée, et, le matin, il se réveillait
pauvre et nu sur la voie publique, tandis que ses créanciers lui
jetaient un regard de mépris du haut de ses terrasses. Dans cette vie de
combats, de désordre et de douleur, s'inspirant par caprice, travaillant
par boutade sous l'empire de quelque sentiment profond ou de quelque
ironie amère, Ugo Foscolo semait sur sa route ses tragédies, _Ajax_ et
_Ricciardo_, ses _Commentaires_ sur les œuvres de Montecuculli, et la
_Chevelure de Bérénice_, son hymne aux Grâces, sa traduction de Sterne,
ses études sur Dante et Boccace, le poëme sur les _Tombeaux_ et les
_Lettres de Jacopo Ortis_.
Ceux qui jugent les hommes et les choses légèrement et d'après les
apparences n'ont pas craint d'affirmer que _Jacopo Ortis_ n'était qu'une
imitation de _Werther_; mais les critiques allemands ont démontré
jusqu'à l'évidence qu'il n'existe aucun rapport réel entre ces deux
livres, fruits également dangereux et défendus, qui renferment, sous
leur écorce rude et empoisonnée, un baume salutaire, miroirs
désenchanteurs dans lesquels l'espèce humaine peut se contempler dans sa
difformité hideuse, remèdes extrêmes et violents qui doivent opérer la
guérison par effet contraire.
Et cependant, quel abîme entre Gœthe et Foscolo! Quelle ligne de
démarcation profonde la destinée n'a-t-elle pas marquée entre le
conseiller allemand, admiré par ses compatriotes, fêté par les princes,
applaudi par les peuples, riche de gloire, d'honneurs et de fortune, et
l'exilé italien, flétri, exaspéré, poussé à bout! Ortis et Werther sont
l'expression de deux haines: l'une dorée, vague, instinctive; l'autre
réfléchie, implacable, logique. En un mot, Werther doute, Ortis nie;
Werther accuse, Ortis souffre.
Pour bien comprendre le roman de Foscolo, et pour en tirer une
conclusion sage et morale, il faudrait que l'ouvrage fût précédé par des
mémoires sur la jeunesse de l'auteur, et qu'on pût voir par quels
degrés cet enfant si candide et si pur s'est plongé dans le plus sombre
désespoir; mais le mystère le plus profond a enveloppé jusqu'à présent
les premières années de Foscolo, et tous les soupirs de cette âme jeune
et ardente, si pleine d'espérance et de foi, sont restés ensevelis dans
le cœur d'un camarade d'enfance auquel il avait confié ses rêves
d'avenir. Foscolo, à vingt ans, était pauvre mais heureux. Il partageait
la chambre modeste et le repas frugal d'un jeune Vénitien qui est devenu
un de nos premiers acteurs, et de la bouche duquel nous tenons ces
détails. Le dénûment du pauvre Ugo était si complet, qu'on ne pouvait
pas dire de ses chemises que l'une attendait l'autre, car elle aurait
attendu en vain. Lorsque son unique _compagne_ réclamait les soins de la
blanchisseuse, il se jetait dans son lit, et, là, il bénissait Dieu, la
nature, la société; il improvisait des vers, il rêvait de gloire, de
liberté et d'amour. Il s'était épris pour les chevaux d'une passion
frénétique, qui le tourmenta jusqu'au dernier moment de sa vie, et il ne
se sentit vraiment heureux que le jour où, ayant recueilli je ne sais
quel héritage, il le céda entièrement pour posséder un cheval.
Peu à peu ses illusions disparurent. Sa patrie tomba dans l'avilissement
et dans l'esclavage; il fut trahi par les femmes; aucun de ses rêves ne
se réalisa. Inquiet, fiévreux, désespéré, il demandait au jeu sa
fortune; il déchirait les pages de ses poëmes, donnait une valeur idéale
à ces morceaux de papier, et en jetait une poignée sur une carte. Un
seul espoir lui restait, comme le dernier rayon du soleil que le mourant
cherche de ses yeux hagards: c'était la gloire littéraire à laquelle il
avait tout sacrifié, et cette faible lueur d'espérance s'éteignit sous
un coup de sifflet.
On donnait _Ajax_ au théâtre de la Scala. Hélas! il ne savait pas, le
pauvre Foscolo, que c'est là que les envieux se donnent rendez-vous pour
attendre le poëte dans l'ombre et lui enfoncer le poignard dans le
cœur. C'est alors que l'on voit dans le parterre des têtes s'agiter;
alors, des rires étouffés, des accès de toux convulsive, des bâillements
magnétiques se propagent dans la salle, comme le grondement sourd des
vagues en tempête. Les ennemis de Foscolo furent fidèles à leur poste;
ils saisirent au vol un mot italien qui, dans sa double signification,
voulait dire _habitants de Salamine_ ou _saucissons_, et les rires
éclatèrent, et le théâtre s'ébranla: la toile tomba au milieu des huées.
C'est la dernière goutte qui fait déborder le vase. L'âme de Foscolo,
qui avait passé par tant de tortures, succomba à cette dernière
humiliation. Le poëte apostasia. Il croyait à Dieu, mais il le renia
pour ne pas l'accuser de tyrannie; il croyait à l'enfer, mais, ne
trouvant pas l'abîme assez terrible et assez profond, il s'en creusa un
à sa manière: le néant! On voit le malheureux brûler à petit feu toutes
ses illusions et toutes ses croyances une à une. Pour se rendre compte
de ce lent et affreux suicide de l'âme, on n'a qu'à jeter les yeux sur
un sombre et magnifique tableau, pendant du _Jugement_ de Michel-Ange;
nous voulons parler des _Tombeaux_ de Foscolo.
Suivons cet homme aux cheveux roux et flottants, aux yeux bleuâtres, aux
sourcils épais, au front chargé de désespoir; suivons-le dans sa
promenade solitaire au milieu des sépultures entr'ouvertes. Il se
sentait à l'étroit sur la terre, il étouffait dans l'atmosphère des
vivants; sa vaste poitrine ne peut respirer que l'air des tombeaux. Là,
comme il se sent à l'aise! comme il marche d'un pas ferme sur les dalles
humides! comme il rafraîchit son front brûlant à la brise sépulcrale!
Sur le seuil de la voûte souterraine, il renie la foi des révolutions,
il pèse les crânes vides dans le creux de sa main, il sourit d'un rire
de mécréant, et s'écrie d'un air hautain et glacial:
«A l'ombre des cyprès et dans les urnes arrosées de larmes, le
soleil de la mort est-il moins dur? Lorsque le soleil aura cessé
de féconder pour moi, au sein de la terre, la belle famille des
herbes et des animaux; lorsque les heures de l'avenir ne danseront
plus devant moi, belles et souriantes, et que je n'écouterai plus
le vers de l'amitié et la douce harmonie, qui le berce en cadence;
lorsque se taira dans mon cœur la voix virginale des Muses et de
l'Amour, voix qui soutient ma vie errante, qu'aurai-je, hélas! en
échange de mes jours perdus? Une pierre... une pierre qui séparera
mes os des os sans nombre que la mort infatigable sème sur terre et
sur mer. C'est donc bien vrai! l'Espérance? elle aussi, cette,
déesse de la dernière heure, s'enfuit des sépulcres; l'oubli
enveloppe de sa nuit profonde toutes les choses créées, et une
force irrésistible les roule de mouvement en mouvement; et l'homme
et ses tombeaux, et ses traits suprêmes, et les restes de la terre
et du ciel, sont métamorphosés par le temps.»
Dans ces vers magnifiques, dont nous ne pouvons donner qu'un bien pâle
reflet, le poëte arrache de son âme, d'une main sacrilége, le plus grand
sentiment de la raison humaine, l'immortalité. Tout à coup une voix plus
douce se fait entendre du fond de son cœur dans cette affreuse
agonie; c'est peut-être un soupir de quelque amour oublié:
«L'homme ne vit-il pas même sous la terre, quand l'harmonie du jour
sera muette pour lui, s'il peut réveiller de suaves regrets dans le
cœur de ses bien-aimés! Oh! c'est une divine correspondance
d'amour, c'est une divine faculté des humains, celle qui nous fait
vivre avec le trépassé;--et le trépassé vit avec nous, si la terre,
qui le nourrissait dans son enfance, lui offrant un dernier asile
dans son sein maternel, préserve ses reliques sacrées des insultes
de l'orage et du pied profane de la populace; si une pierre garde
son nom, et si un arbre console ses cendres de ses ombres
bienfaisantes! L'homme qui ne laisse derrière lui aucun héritage
d'affections n'a pas de joie dans sa tombe; et si, pendant sa vie
obscure, il jette un regard au delà de ses obsèques, il voit errer
son âme en peine au milieu des complaintes des temples funéraires,
ou s'abriter sous les grandes ailes du pardon de Dieu; mais il
lègue sa poussière aux orties d'une grève déserte, où ni femme
aimante ne viendra prier, ni passager solitaire n'entendra le
soupir que la nature nous envoie du fond du sépulcre.»
Enfin la colère flamboie dans ce cœur ulcéré; la parole de Foscolo
tombe comme une malédiction sur la ville prostituée qui refuse une
sépulture à Parini, le saint poëte! Puis il élève sa pensée à des jours
plus heureux, lorsque les tombeaux étaient les temples des pères et les
autels des enfants, et se prosterne devant les monuments de Machiavel,
de Galilée et de Michel-Ange:
«Moi, ajoute Foscolo d'une voix creuse, moi, lorsque je vis le
tombeau de ce grand homme qui, brisant le sceptre des rois, en
arrache les lauriers, et montre aux peuples de quelles larmes et de
quel sang il est sillonné;--et le cercueil de celui qui éleva à
Rome un nouvel Olympe à la Divinité;--et de celui qui le premier
vit tournoyer, sous le pavillon éthéré, plusieurs mondes éclairés
par les rayons d'un soleil immobile, et déblaya les voies du
firmament à l'Anglais qui devait y déployer ses ailes: «Toi
heureuse,» m'écriai-je, «ô Florence! Ton beau ciel est plein
d'éclat et de vie; l'Apennin te verse de ses monts ses eaux
fraîches et pures; la lune répand sa lumière limpide sur des
collines bruyantes; de tes vallées s'élève un parfum de fleurs plus
pur que l'encens... Toi heureuse, ô Florence! Tu écoutas la
première le chant qui soulagea le courroux du proscrit gibelin; tu
donnas les parents et le doux idiome à ce chaste enfant de Calliope
qui, couvrant d'un voile candide l'Amour, nu jadis en Grèce et à
Rome, le remit au sein de la Vénus céleste.--Mais mille fois plus
heureuse, parce que tu renfermes en un seul temple toutes les
gloires italiennes, les seules peut-être, depuis que les Alpes, mal
gardées, et la toute-puissance des vicissitudes humaines, nous ont
ravi armées, richesses, autels, patrie, tout enfin... excepté les
souvenirs.»
Dans la nuit sombre de toutes les passions rugissantes, au milieu de
tous les écueils auxquels s'est brisée cette âme accablée par la
douleur, on ne voit reluire qu'une étoile: l'amour de la patrie. C'est
le sentiment qui domine dans les _Lettres de Jacopo Ortis_, car Foscolo
a jeté dans ce livre de prédilection toutes ses sympathies, tous ses
regrets, tout son désespoir.
Maintenant, nous n'avons que peu de mots à ajouter sur la traduction de
M. Dumas. Il n'y avait en France qu'un seul homme qui pût comprendre et
traduire _Ortis_: c'était l'auteur d'_Antony_.
PIER-ANGELO FIORENTINO.
Paris, 1er janvier 1839.


JACQUES ORTIS

Des monts Euganéens, ce 11 octobre 1797.
Le sacrifice de notre patrie est consommé; tout est perdu, et la vie, si
toutefois on nous l'accorde, ne nous restera que pour pleurer nos
malheurs et notre infamie. Mon nom est sur la liste de proscription, je
le sais; mais veux-tu que, pour fuir qui m'opprime, j'aille me livrer à
qui m'a trahi? Console ma mère; vaincu par ses larmes, je lui ai obéi,
et j'ai quitté Venise, pour me soustraire aux premières persécutions,
toujours plus terribles. Mais dois-je abandonner aussi cette ancienne
solitude où, sans perdre de vue mon malheureux pays, je puis espérer
encore quelques jours de tranquillité? Tu me fais frissonner, Lorenzo;
combien y a-t-il donc de malheureux? Et, insensés que nous sommes, c'est
dans le sang des Italiens que nous, Italiens, lavons ainsi nos moins.
Pour moi, arrive que pourra! puisque j'ai désespéré de ma patrie et de
moi-même, j'attends tranquillement la prison et la mort; mon corps, du
moins, ne tombera pas entre des bras étrangers, mon nom sera murmuré par
le peu d'hommes de bien, compagnons de notre infortune, et mes os
reposeront sur la terre de mes ancêtres.

13 octobre.
Je t'en conjure, Lorenzo, n'insiste pas davantage; je suis décidé à ne
point m'éloigner de mes montagnes. Il est vrai que j'avais promis à ma
mère de me réfugier dans quelque autre pays, mais je n'en ai pas eu le
cœur; elle me pardonnera, je l'espère. D'ailleurs, la vie
mérite-t-elle d'être conservée, dans l'avilissement et dans l'exil?...
Ah! combien de nos concitoyens gémiront repentants et éloignés de leurs
maisons!... Et pourquoi?... Que pouvons-nous attendre, si ce n'est
l'indigence, le mépris, ou tout au plus cette courte et stérile
compassion que les nations barbares offrent à l'étranger fugitif? Mais
où chercherai-je un asile? En Italie?... terre prostituée, toujours
prête à subir le joug du vainqueur! et pourrais-je avoir sans cesse
devant les yeux ces hommes qui m'ont dépouillé, raillé, vendu, et ne pas
pleurer de colère? Dévastateurs des peuples, ils se servent de la
liberté comme les papes se servaient des croisades... Oh! que de fois,
désespérant de me venger, j'ai voulu m'enfoncer un couteau dans le
cœur, pour verser tout mon sang au milieu des derniers gémissements
de ma patrie!
Et ces autres!... ils ont mis à prix notre servitude;... ils ont racheté
au poids de l'or ce qu'ils avaient stupidement et lâchement perdu par
les armes... Tiens, Lorenzo, je ressemble à un de ces malheureux qui,
tombés en léthargie, ont été enterrés vivants; et qui tout à coup,
revenant à eux, se trouvent au milieu des ténèbres et des ossements,
certains de vivre, mais désespérant de revoir jamais la douce lumière de
la vie, et contraints de mourir au milieu des blasphèmes et de la
faim!... Eh! pourquoi nous laisser entrevoir et toucher la liberté, pour
nous la retirer ensuite, et d'une manière aussi infâme?...

16 octobre.
Pour le moment, n'en parlons plus: la bourrasque paraît calmée. Si le
péril revient, je tâcherai de m'y soustraire par tous les moyens
possibles: du reste, je vis tranquille, tranquille autant que je puis
l'être... Je ne vois personne au monde, et je suis toujours errant par
la campagne; mais, à te dire le vrai, je pense et je me ronge...
Envoie-moi quelques livres.
Que fait Laurette?... Pauvre enfant! je l'ai laissée hors d'elle-même...
Belle et jeune encore, elle a pourtant déjà l'esprit malade et le
cœur malheureux. Je n'ai jamais eu d'amour pour elle; mais, soit
compassion, soit reconnaissance de ce qu'elle m'avait choisi pour la
consoler et pour verser son âme, ses erreurs et ses peines dans mon
sein... Je crois vraiment que j'en aurais fait volontiers la compagne de
toute ma vie; le sort ne l'a point voulu... Peut-être est-ce pour notre
bonheur à tous deux... Elle aimait Eugène, et il est mort entre ses
bras. Son père et ses frères ont été forcés de s'expatrier... Et,
maintenant, cette pauvre famille, privée de tout secours humain, vit...
Dieu sait comment... de larmes. O liberté! voilà encore de tes
victimes... Sais-tu, Lorenzo, qu'en t'écrivant je pleure comme un
enfant?... Hélas! j'ai presque toujours vécu avec des misérables, et le
peu de fois que j'ai rencontré un homme de bien, j'ai eu à pleurer sur
lui... Adieu! adieu!...

18 octobre.
Michel m'a remis Plutarque, et je t'en remercie; il m'a dit que, par une
autre occasion, tu m'enverrais quelque autre livre; pour le moment, je
n'en ai pas besoin. Avec le divin Plutarque, je pourrai me consoler des
crimes et des malheurs de l'humanité en tournant les yeux sur cette
petite quantité d'hommes illustres qui, comme les élus du genre humain,
ont survécu à tant de siècles et à tant de nations. Je crains bien
cependant qu'en les dépouillant de leur magnificence historique et du
voile respectueux qui couvre l'antiquité, je n'aie décidément à me louer
ni des anciens, ni des modernes, ni de moi-même plus que des autres...
Race humaine!

23 octobre.
S'il m'est permis d'espérer la paix, je l'ai trouvée, Lorenzo. Le curé,
le médecin et tous les obscurs mortels de ce petit coin de terre,
jusqu'aux enfants, me connaissent et m'aiment: ils m'entourent, aussitôt
qu'ils me voient paraître, comme une bête sauvage, mais noble et
généreuse, qu'ils voudraient apprivoiser; quant à présent, je les laisse
faire... je n'ai pas eu assez à me louer des hommes, pour m'y fier ainsi
au premier abord... Mais c'est que mener la vie d'un tyran qui frémit et
tremble d'être frappé à chaque minute, c'est agoniser dans une mort
lente et ignominieuse. Souvent, à midi, je m'assieds au milieu d'eux,
sous le platane de l'église, et je leur lis la vie de Lycurgue ou de
Timoléon; dimanche dernier, ils s'étaient rassemblés en foule autour de
moi, et, quoiqu'ils ne comprissent pas parfaitement ce que je leur
lisais, ils m'écoutaient debout et la bouche béante; je crois que le
désir de savoir et de redire l'histoire des temps passés est fils de
notre amour-propre, qui voudrait se faire illusion sur la durée de la
vie en l'unissant aux choses et aux hommes qui ne sont plus, et en les
rendant pour ainsi dire notre propriété; l'imagination se complaît à
posséder un autre univers et à s'élancer dans l'espace des siècles; avec
quelle passion un vieux laboureur me racontait, ce matin, l'histoire des
curés qu'il avait connus dans sa jeunesse, les ravages d'une tempête
arrivée il y a trente-sept ans, les dates des temps d'abondance et de
disette, s'interrompant à tout moment, reprenant son récit pour
s'interrompre de nouveau, en accusant sa mémoire d'infidélité! C'est
ainsi que je parviens à oublier que j'existe encore.
M. T***, que tu as connu à Padoue, est venu me voir; il m'a dit que
souvent tu lui avais parlé de moi, et qu'il en était encore question
dans la dernière lettre que tu lui as écrite avant-hier. Il s'est aussi
retiré à la campagne pour éviter les premières fureurs du peuple,
quoique, à te dire le vrai, je croie qu'il ne s'est pas beaucoup mêlé
des affaires publiques. J'avais entendu parler de lui comme d'un homme
d'un esprit cultivé et d'une probité suprême, qualités qu'on redoutait
autrefois, mais qu'aujourd'hui l'on ne possède point impunément. Il a
les manières affables, la physionomie ouverte, et parle avec le
cœur. Il était accompagné d'un individu que je crois le fiancé de sa
fille; c'est peut-être un brave et bon jeune homme; mais sa figure ne
dit pas grand'chose.--Bonne nuit.

24 octobre.
Je viens enfin, d'attraper par le collet le mauvais petit garnement qui
dévastait notre jardin, en rompant et brisant tout ce qu'il ne pouvait
voler; j'étais sous une treille et lui sur un pêcher dont il s'amusait
gaiement à casser les branches encore vertes; pour les fruits, il n'y en
avait plus. A peine s'est-il vu entre mes mains, qu'il s'est mis à crier
miséricorde, et qu'il m'avoua que, depuis plusieurs semaines, il faisait
ce misérable métier parce que le frère du jardinier avait, quelques mois
auparavant, soustrait un sac de fèves à son père.
--Tes parents, lui dis-je, t'encouragent donc à voler?
--Eh! monsieur, me répondit-il, tous les hommes n'en font-ils pas
autant?
Je le laissai aller, et, pendant que, pour s'éloigner de moi, il sautait
précipitamment une haie, je m'écriai:
--Voilà la société en miniature, tous les hommes en font autant.

26 octobre
Je l'ai vue, Lorenzo, la divine jeune fille, je l'ai vue, et je t'en
remercie. Je la trouvai assise et occupée à faire son propre portrait;
elle se leva comme si elle me connaissait, et ordonna à un domestique
d'aller chercher son père.
--Il ne pensait pas, me dit-elle, que vous viendriez sitôt; il sera dans
la campagne, mais il ne tardera point à revenir.
Dans ce moment, une petite fille accourut entre ses genoux et lui dit à
l'oreille quelques mots que je ne pus entendre.
--C'est un ami de Lorenzo, lui répondit Thérèse: celui que papa alla
voir avant-hier.
Sur ces entrefaites, M. T*** rentra; il m'accueillit avec bonté et me
remercia de m'être souvenu de lui. Thérèse alors prit sa petite sœur
par la main, et se retira avec elle.
--Vous voyez, me dit M. T*** en me montrant ses enfants qui quittaient
la chambre, nous voici tous!...
Il prononça ces mots comme s'il avait voulu me faire sentir que sa femme
manquait: il ne la nomma point cependant. Après avoir causé quelque
temps, je me levai pour sortir; alors, Thérèse rentra.
--Nous sommes voisins, me dit-elle en souriant, et j'espère que vous
viendrez quelquefois passer vos soirées avec nous.
Je revins chez moi le cœur tout en fête. Je crois que le spectacle de
la beauté suffit pour adoucir chez nous, pauvres hommes, toutes les
douleurs; un nouvel avenir s'est ouvert devant moi; tu peux y voir une
source de bonheur... et, qui sait?... peut-être d'infortunes!... Mais
qu'importe, ne suis-je pas prédestiné à avoir l'âme dans une éternelle
tempête? et n'est-ce pas toujours la même chose?

28 octobre.
Tais-toi, tais-toi! il y a des jours où je ne puis me fier à moi-même;
un démon me brûle, m'agite et me dévore... Peut-être présumé-je trop de
moi, mais il me semble que ma patrie ne peut demeurer ainsi opprimée,
tant qu'il y restera un homme... Que faisons-nous donc ainsi à vivre et
à nous plaindre!... En somme, Lorenzo, ne me parle pas davantage de nos
malheurs... Chacune de tes phrases semble me reprocher mon apathie, et
tu ne t'aperçois pas que tu me fais souffrir mille martyres... Oh! si le
tyran était seul, ou les esclaves moins stupides!... ma main suffirait;
mais ceux qui m'accusent aujourd'hui de faiblesse m'accuseraient alors
de crime, et le sage lui-même pleurerait sur moi en prenant la
résolution d'une âme forte pour la fureur d'un insensé; d'ailleurs, que
veux-tu entreprendre contre deux nations puissantes, ennemies jurées
éternelles, et qui ne se réunissent que pour nous garrotter? aveuglées,
l'une par l'enthousiasme de la liberté, l'autre par le fanatisme de la
religion; et nous, encore tout froissés de notre ancienne servitude et
de notre nouvelle anarchie, nous gémissons, vils esclaves, trahis,
mourants de faim, sans pouvoir être tirés de notre léthargie ni par la
trahison, ni par la famine. Oh! si je pouvais anéantir ma maison, ce que
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