Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 03

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conquêtes, du moins je le pense ainsi; peut-être ai-je tort... Elle
paraît rester volontiers avec moi, me parle bas et sourit à mes
louanges; d'autant plus qu'elle ne semble pas goûter, comme les autres
femmes, cette froide ambroisie, ce fade jargon, qu'on est convenu
d'appeler bons mots et traits d'esprit, et qui presque toujours décèlent
un caractère mauvais. Je ne sais comment il se fit qu'hier en approchant
sa chaise de la mienne, elle me parla de quelques-uns de mes vers, et
amena la conversation sur la poésie; je ne sais encore comment je nommai
un livre qu'elle me demanda, et que je promis de lui porter ce matin...
Adieu; l'heure s'avance.

Deux heures.
Un page m'ouvrit un boudoir où, entré à peine, je vis venir au-devant de
moi une femme de trente-cinq ans environ, légèrement vêtue, et que
jamais je n'eusse prise pour une femme de chambre, si elle même ne me
l'eût appris en me disant:
--Ma maîtresse est encore au lit, mais elle va se lever à l'instant.
Aussitôt, un coup de sonnette la fit courir dans la chambre contiguë, où
était le trône de la déesse; et, moi, je continuai à me chauffer, en
regardant une Danaé peinte au plafond, et les fresques dont les
murailles étaient couvertes, ainsi que quelques romans français jetés ça
et là. Tout à coup la porte s'ouvrit, un air parfumé de mille odeurs
parvint jusqu'à moi, et je vis notre donna, toute fraîche et radieuse,
s'approcher vivement du feu, comme si elle tremblait de froid, et
s'étendre sur une chaise longue que lui avait préparée sa femme de
chambre.
Elle me salua des yeux seulement... et me demanda en souriant si je me
souvenais de ma promesse; alors, je lui présentai le livre, et je
m'aperçus avec étonnement qu'elle n'était vêtue que d'une espèce de
peignoir qui, n'étant pas lacé, descendait librement et laissait à
découvert ses épaules et sa poitrine voluptueusement cachée par une peau
de cygne, dans laquelle elle s'était enveloppée. Ses cheveux, quoique
retenus par un peigne, accusaient le sommeil récent, et quelques boucles
qui s'en échappaient, retombant sur son cou, et pénétrant jusque dans
son sein, semblaient inviter l'œil inexpérimenté à les y poursuivre,
tandis que, pour en rattacher d'autres qui ombrageaient son front et ses
longues paupières noires, elle laissait voir, peut-être sans s'en
douter, un bras d'albâtre que ne pouvaient cacher les manches de sa
chemise, qui, lorsqu'elle levait la main, retombaient jusqu'au coude. A
demi couchée sur un trône de coussins, elle se tournait avec
complaisance vers un petit chien qui s'approchait d'elle, la fuyait,
puis revenait la caresser, en courbant son dos, et en secouant les
oreilles et la queue.
Je m'assis à son côté sur un siége qu'avait avancé la femme de chambre
déjà partie, et je regardai cette flatteuse petite bête qui, en se
jouant avec le bas du peignoir, et en le relevant avec ses pattes,
laissait apercevoir une gentille pantoufle de soie rose tendre, et dans
cette pantoufle un petit pied, ô Lorenzo!... semblable à celui que
l'Albane peindrait à une Grâce sortant du bain... Oh! si comme moi tu
avais pu voir Thérèse, dans le même négligé, s'approchant du feu comme
elle, sans ceinture... En me rappelant ce bienheureux moment, je me
souviens que je n'osais respirer l'air qui l'entourait... Toutes mes
facultés étaient suspendues, et n'avaient de force que pour l'adorer...
Sans doute c'est un génie bienfaisant qui m'offrit alors l'image de
Thérèse... Je reportai, avec un léger sourire, les yeux sur la belle,
sur le petit chien, sur le tapis, sur le pied mignon... Mais les bords
du peignoir étaient baissés, et le pied avait disparu. Je me levai en
lui demandant pardon d'avoir choisi une heure aussi peu convenable, et,
en prenant congé d'elle, je m'aperçus qu'un air sérieux avait remplacé
le doux et tendre abandon qu'un instant auparavant on lisait sur sa
figure; au reste, je me trompe peut-être. Enfin, lorsque je fus seul, ma
raison, qui est en procès éternel avec mon cœur, me dit:
--Malheureux! crains celle-là seulement qui participe du ciel; prends
donc un parti et ne retire pas tes lèvres du contre-poison que te
présentait la fortune.
Je louai ma raison, mais le cœur avait déjà fait à sa guise. Tu
t'apercevras facilement, mon cher Lorenzo, que cette lettre est copiée,
et recopiée, parce que j'ai voulu me surpasser en beau style.
Oh! la cantate de Sapho! je la chante partout, je la répète à chaque
instant, à la promenade, en écrivant, au milieu de mes lectures; je
n'éprouvais pas cette inquiétude vague, Thérèse, lorsqu'il ne m'était
pas refusé de te voir et de t'entendre! Mais patience, onze milles et je
suis à la maison, deux milles encore, et... Oh! que de fois j'aurais fui
cette terre, si, dans la crainte d'être entraîné trop loin par mes
infortunes, je n'eusse préféré braver le péril, et rester près de toi...
Ici, du moins, nous sommes encore sous le même ciel!
_P.-S._--Je reçois à l'instant tes lettres! Voilà la cinquième fois, mon
cher Lorenzo, que tu m'accuses d'être amoureux. Amoureux, oui... Eh
bien, après? N'ai-je pas vu des gens se prendre de passion pour la
_Vénus de Médicis_, pour la _Psyché_, pour la lune ou pour quelque
étoile favorite? et toi-même, n'étais-tu pas tellement enthousiaste de
Sapho, que tu te la figurais parfaitement belle, et que tu traitais
d'ignorants ceux qui prétendaient qu'elle était petite et brune, et
plutôt laide que jolie? Dis-moi le contraire.
Trêve de plaisanteries. Je conviens avec toi que je suis un cerveau
bizarre, extravagant même; mais je ne vois pas qu'il y ait de honte à
cela. Voilà plusieurs jours que je m'aperçois que tu as la rage de
vouloir me faire rougir... Mais tu me permettras de te dire que je ne
sais, ne puis, ni ne dois rougir d'aucune chose à l'égard de Thérèse, ni
me plaindre, ni me repentir, entends-tu?... Vis joyeux.

Padoue...
(Les deux premiers feuillets de cette lettre, dans laquelle Ortis se
plaignait de ce que lui avait fait souffrir quelquefois son caractère
violent, ont été perdus; comme l'éditeur s'est proposé de publier
religieusement ces lettres d'après le manuscrit autographe, il a cru
nécessaire d'insérer ces fragments, d'autant plus qu'ils font facilement
deviner le contenu des pages qui manquent.)
* * * * *
Reconnaissant du bienfait, je le suis aussi de l'injure; et cependant tu
sais combien de fois j'ai pardonné à mes ennemis, secouru ceux qui
m'avaient offensé, pleuré ceux qui m'avaient trahi. Mais les plaies
faites à mon honneur, Lorenzo,... celles-là demandent vengeance... Je ne
sais ni ne désire savoir ce qu'ils t'ont écrit; mais, quand ce misérable
s'est présenté devant moi, quoiqu'il y eût près de trois ans que je ne
l'eusse vu,... j'ai senti tout le corps me brûler. Je me suis contenu
cependant... Mais devait-il, par de nouveaux outrages, rallumer mon
ancien mépris? Je rugissais comme une bête féroce, et, si, dans cet
instant, il s'était présenté à ma vue,... je sens que je l'aurais mis en
pièces, l'eussé-je trouvé dans le sanctuaire.
Deux jours après, le lâche refusa de passer par le chemin d'honneur que
je lui avais ouvert, et chacun se mit à prêcher une croisade contre moi,
comme si je devais endurer tranquillement des affronts de la part de
celui qui déjà m'avait dévoré la moitié du cœur. Cette vile espèce
n'affecte la générosité que parce qu'elle n'a pas le courage de se
venger visière levée; mais il faut voir avec quelle adresse elle sait se
servir des poignards nocturnes de l'intrigue et de la calomnie... Je
n'ai point cherché à le tromper, je lui ai dit:
--Vous avez un bras et un cœur comme moi, et je suis mortel comme
vous.
Il me répondit par des cris et des larmes; alors, la colère, cette furie
dominatrice de mon cœur, commença à faire place au mépris. Je pensai
que l'homme courageux ne doit pas écraser le faible; mais aussi pourquoi
le faible irrite-t-il celui qui sait se venger?... Crois-moi, il faut
une bassesse stupide ou une surhumaine philosophie pour pardonner à un
ennemi qui se présente devant nous, la figure impudente, l'âme noire et
les mains tremblantes.
Enfin l'occasion m'a démasqué tous ces petits messieurs qui
s'émerveillaient à chacune de mes paroles et qui, à chaque instant,
m'offraient leur bourse et leurs services... Sépultures!... beaux
marbres et pompeuses épitaphes! mais ouvrez-les et vous ne trouverez que
vers et putréfaction. Et crois-tu, Lorenzo, que, si l'adversité nous
réduisait à leur demander du pain, il en serait quelques-uns qui se
ressouviendraient de leurs promesses? Pas un, ou peut-être un seul qui
voudrait acheter notre avilissement. Amis pendant le calme, la tempête
s'élève-t-elle, ils font force de rames pour s'éloigner de vous;... chez
eux, tout est calcul... Oh! s'il est encore des hommes qui sentent
frémir dans leurs entrailles les passions généreuses, qu'ils
s'éloignent! qu'ils fuient, comme les aigles et les bêtes sauvages, au
milieu des forêts et des montagnes inaccessibles, loin de la vengeance
et de l'envie des hommes... Les âmes sublimes passent au-dessus de la
multitude, qui, outragée de leur grandeur, tente d'arrêter leur essor ou
de les tourner en ridicule, en traitant de folie des actions que,
plongée dans la fange, elle ne peut ni admirer ni comprendre. Je ne
parle pas de moi; mais, lorsque je réfléchis aux obstacles que la
société oppose, à chaque pas, au génie et au cœur de l'homme, et,
comme dans un gouvernement immoral ou tyrannique tout est intérêt,
brigue et calomnie, je tombe à genoux pour remercier le Ciel, qui, en me
douant de ce caractère ennemi de toute servitude, m'a appris à vaincre
la fortune et à m'élever au-dessus de l'éducation. Je sais que la
première, la seule, la vraie science est celle de l'homme, qu'on ne peut
acquérir ni dans la solitude ni dans les livres, et que chacun peut
profiter de son expérience et de celle des autres, pour marcher avec
quelque sûreté au milieu des précipices de la vie; moi seul dois
craindre d'être trompé par ceux qui devaient m'instruire, précipité du
faîte de la fortune par ceux qui devaient m'y élever, et frappé par la
main qui aurait eu la force de me soutenir.
(Il manque une autre feuille.)
* * * * *
..... Si du moins c'était la première fois, mais j'ai si cruellement
éprouvé toutes les passions! Je ne suis pas exempt de vices, je l'avoue;
mais jamais un vice ne m'a vaincu, et cependant, dans ce terrestre
pèlerinage, j'ai passé tout à coup des jardins aux déserts. Mais je
conviens qu'à une certaine époque, mon mépris pour les hommes naquit
d'un dédain orgueilleux et du désespoir de ne pouvoir trouver la gloire
et le bonheur dont je m'étais flatté dans les premières années de ma
jeunesse. Crois-tu, Lorenzo, que, si j'avais voulu, comme tant d'autres,
trafiquer de ma foi, renier la vérité, vendre mon esprit, je ne vivrais
pas maintenant plus honoré et plus tranquille? Mais les honneurs et la
tranquillité de ce siècle perdu méritent-ils d'être achetés par la vente
de mon âme? Peut-être la crainte de l'infamie, plus encore que l'amour
de la vertu, m'a-t-elle retenu sur les bords du précipice et empêché de
commettre de ces fautes qu'on respecte chez les grands, qu'on tolère
dans la classe moyenne de la société, et qu'on punit chez les malheureux
pour ne point laisser sans victimes l'autel de la justice. Non, jamais
aucune force humaine, aucune puissance divine ne parviendront à me faire
répéter sur le théâtre du monde l'éloge du _petit brigand_... Pour
veiller la nuit dans le boudoir de nos femmes à la mode, je sais qu'il
faut être libertin de profession, parce qu'elles veulent encore
maintenir leur réputation auprès des hommes qu'elles croient
susceptibles de quelque ombre de pudeur... Eh! moi-même n'ai-je pas reçu
d'une femme des préceptes de trahison et de séduction! et peut-être
eussé-je trahi et séduit comme un autre, si le plaisir que je comptais y
goûter n'eût pas dû redescendre amer dans mon âme, qui n'a jamais su se
plier aux circonstances, ni transiger avec la raison. Voilà pourquoi
tant de fois tu m'as entendu redire que tout dépend du cœur;... du
cœur, que ni le Ciel, ni les hommes, ni nos intérêts mêmes ne peuvent
jamais changer.
Dans l'Italie la plus cultivée, et dans quelques villes de France, j'ai
cherché avec soin ce _grand monde_, que partout j'entendais vanter avec
tant d'emphase. Qu'ai-je vu? Une foule de nobles, de savants et de
belles; mais tous sots, bas et méchants!... tous!... J'ai cependant, je
l'avouerai, rencontré quelquefois, mais toujours parmi le peuple, des
hommes d'un caractère libre, que rien n'avait pu émousser encore.
J'errais ça et là, et dessus et dessous, semblable aux âmes de ces
malheureux que le Dante place à la porte de l'enfer comme ne les
jugeant pas dignes d'habiter avec les parfaits damnés. Pendant tout un
an, sais-tu ce que j'ai trouvé partout? Sottise, déshonneur, ennui
mortel... Et, tandis que, tremblant encore sur le passé, je commençais à
me rassurer sur l'avenir en me croyant dans le port, mon mauvais génie
m'entraîne de nouveau à des malheurs inévitables.
Tu vois, Lorenzo, que j'ai raison de lever les yeux vers ce rayon de
salut, qu'un hasard propice me présente. Mais, je t'en conjure,
épargne-moi ton refrain habituel: _Ortis, Ortis, ton intolérance te
rendra misanthrope_. Et crois-tu donc que, si je haïssais les hommes, je
me plaindrais comme je le fais de leurs vices? Au reste, puisque je ne
sais pas en rire et que je crains de m'en fâcher, je crois que le
meilleur parti est la retraite; d'autant plus que je ne vois pas qui
pourrait me garantir de la haine de cette race, à laquelle je ressemble
si peu. Il ne s'agit point ici de discuter de quel côté est la raison;
je l'ignore, et certes je ne pense pas qu'elle soit toute du mien. Mais
l'essentiel, je crois (et, en cela, nous sommes d'accord), c'est que mon
caractère franc, ouvert et loyal, ou plutôt obstiné, brusque et
imprudent, ne peut nullement s'accorder avec cette religieuse étiquette
qui couvre d'une même livrée l'extérieur de ceux-là, et, sur mon
honneur, pour vivre en paix avec eux, je n'ai point envie de changer
d'habits. Je me trouve donc dans une guerre ouverte, qui ne me laisse
pas même espérer de trêve, et ma défaite est d'autant plus inévitable,
que je ne sais point combattre avec le masque de la dissimulation, vertu
cependant assez accréditée et encore plus profitable. Vois ma
présomption, Lorenzo: je me crois meilleur que les autres, et voilà
pourquoi je dédaigne de me contrefaire; mais, bon ou mauvais, et tel que
suis enfin, j'ai la générosité ou plutôt l'effronterie de m'exposer nu
et comme je suis sorti des mains de la nature. J'avoue que parfois je me
dis à moi-même:
--Crois-tu qu'il n'y a pas quelque danger à professer cette vérité?
Et je me réponds que je serais bien fou, si, lorsque j'ai trouvé dans ma
solitude le bonheur et la tranquillité des élus, qui se béatifient dans
la contemplation du souverain bien, j'allais, pour ne pas risquer de
devenir amoureux (c'est ton antienne ordinaire), me remettre encore à la
disposition de cette tourbe fausse et méchante.

Padoue, 23 décembre.
Ce maudit pays semble encore engourdir mon âme, déjà fatiguée de la vie.
Gronde-moi tant que tu voudras, Lorenzo, mais je ne sais que devenir à
Padoue. Si tu voyais avec quelle figure apathique je suis là...
hésitant... et me torturant l'esprit pour te commencer cette misérable
lettre... A propos, le père de Thérèse est revenu et m'a écrit. Je lui
ai répondu en lui annonçant mon retour; il me semble qu'il y a mille ans
que je l'ai quitté.
Cette Université (comme toutes les Universités du monde) est composée de
professeurs pédants, ennemis entre eux, et d'écoliers dissipés. Lorenzo,
sais-tu pourquoi les grands hommes sont si rares dans la foule? C'est
que cette émanation de la Divinité qui constitue le génie ne peut
exister que dans l'indépendance et la solitude; dans la société, on lit
et on imite beaucoup; mais on médite peu. Cette ardeur généreuse qui
fait écrire, penser et sentir fortement, finit par s'évaporer en
paroles. Pour estropier une foule de langues, nous dédaignons
d'apprendre la nôtre, et nous nous donnons en ridicule aux étrangers et
à nous-mêmes. Dépendants des préjugés, des intérêts et des vices des
hommes, guidés par une chaîne de devoirs et de besoins, nous confions à
la multitude notre gloire et notre bonheur, nous parvenons à la richesse
et à la puissance, et nous finissons par nous épouvanter de notre
élévation même, parce que la renommée attire les persécuteurs, et que
notre grandeur d'âme nous rend suspects aux gouvernements et aux
princes, qui ne veulent ni grands hommes ni grands scélérats. Celui qui,
dans des temps d'esclavage, est payé pour instruire la jeunesse, presque
jamais ne remplit son mandat sacré. De là vient cet appareil de leçons
pédantesques et pédagogiques qui ne tendent qu'à rendre la raison
difficile et la vérité même suspecte. Tiens, Lorenzo, je ne puis mieux
comparer les hommes qu'à un troupeau d'aveugles qui errent au hasard.
Quelques-uns s'efforcent d'entr'ouvrir les yeux et se persuadent qu'ils
distinguent dans les ténèbres, où cependant ils ne doivent marcher qu'en
trébuchant...
Mais supposons que je n'ai rien dit. Il y a des opinions qu'on ne peut
discuter qu'avec le petit nombre de ceux qui envisagent les sciences
avec le même sourire qu'Homère contemplait les hauts faits des
grenouilles et des rats... Pour cette fois, tu conviendras que j'ai
raison.
Or, puisque Dieu t'envoie un acquéreur, tu me feras plaisir de vendre
corps et âme tous mes livres. Qu'ai-je à faire de quatre mille volumes
et plus, que je ne peux ni ne veux lire? Conserve-moi seulement ceux
dans lesquels tu trouveras des notes écrites de ma main: que d'argent
j'ai employé à cette folie qui, je le crains bien, n'est passée que pour
faire place à une autre! Tu en remettras le prix à ma mère; il
l'indemnisera un peu des dépenses énormes qu'elle a faites pour moi.--Je
ne sais comment je m'arrange, mais j'épuiserais un trésor; l'occasion me
semble avantageuse, il faut en profiter; les temps deviennent de plus en
plus malheureux, et il n'est pas juste que, pour moi, la pauvre femme
traîne dans la misère le peu de temps qu'elle a encore à vivre. Adieu,
Lorenzo.

Des monts Euganéens, 3 janvier 1798.
Pardonne: je te croyais plus sage... Le genre humain est cette troupe
d'aveugles que tu vois, se heurtant, se pressant et se traînant derrière
l'inexorable fatalité; pourquoi craindre alors un avenir que nous ne
pouvons éviter?
Je me trompe! la prudence humaine peut, par ses combinaisons, rompre
cette chaîne d'infiniment petits événements que nous appelons destin;
mais peut-elle pour cela plonger ses regards dans les ombres de
l'avenir? Tu m'exhortes encore à fuir Thérèse; mais c'est comme si tu me
disais: «Abandonne ce qui te fait chérir la vie... Crains le mal et
tombe dans le pire...» Mais supposons un instant que, pour éviter
prudemment le péril, je doive interdire à mon âme tout éclair de
bonheur, ma vie alors ne s'écoulerait-elle pas pareille aux austères
journées de cette saison obscure et nébuleuse, qui ferait presque
désirer la cessation de la vie jusqu'au retour du printemps? Conviens
donc, Lorenzo, qu'il vaut mieux que la nuit vienne avant le soir, et que
notre matin, du moins, se réjouisse aux rayons du soleil? D'ailleurs, si
je voulais être toujours en garde contre mon cœur, ne ferait-il pas à
ma raison une guerre éternelle? Et dis-moi quelle en serait l'utilité.
Je naviguerai donc comme un homme perdu; que les choses aillent comme
elles pourront: en attendant,
Je sens mon air natal, et mes douces collines
Montent à l'horizon!

10 janvier.
Odouard nous écrit que ses affaires ne le retiendront plus guère qu'un
mois, et il espère revenir au printemps... Alors, oui, vers les premiers
jours d'avril, je penserai à partir.

19 janvier.
Existence humaine: songe trompeur! auquel, semblables à ces femmelettes
qui font reposer leur avenir sur des superstitions et des présages, nous
attachons cependant un si grand prix!... prends garde! tu tends la main
à une ombre qui, tandis qu'elle t'est chère, est peut-être en horreur à
tel autre;--ainsi donc tout mon bonheur n'est que dans l'apparence des
objets qui m'entourent, et, si je cherche quelque chose de réel, ou j'en
reviens à me tromper, ou, surpris et épouvanté, je ne fais que m'égarer
dans le vide. Je ne sais, mais je commence à craindre que nous ne soyons
qu'un infiniment petit anneau du système incompréhensible de la nature,
et qu'elle ne nous ait doués d'un si grand amour de nous-mêmes qu'afin
que ces profondes craintes et ces suprêmes espérances, créant dans notre
imagination une série innombrable de biens et de maux, nous tinssent
incessamment occupés de cette triste existence si douteuse, si courte et
si malheureuse; et elle, pendant que nous servons aveuglément à son but,
elle rit de notre orgueil, qui nous fait penser que l'univers est créé
pour nous seuls, et que nous seuls sommes dignes et capables de donner
des lois à la création.
Tout à l'heure j'allais devant moi, perdu dans la campagne, enveloppé
jusqu'aux yeux dans mon manteau, observant l'agonie de la terre
ensevelie sous des monceaux de neige, sans herbe ni feuilles qui
rappelassent sa richesse passée; je ne pouvais longtemps arrêter ma vue
sur les épaules de ses montagnes dont les cimes élevées disparaissaient
dans un nuage grisâtre, qui, en s'abaissant, augmentait encore la
tristesse de ce jour froid et ténébreux. Je me figurais ces neiges
amoncelées se détachant tout à coup et se précipitant semblables à ces
torrents qui inondent la plaine, renversent les plantes, les arbres, les
cabanes, et détruisent en un jour le travail de tant d'années et
l'espérance de tant de familles! de temps en temps, un faible rayon de
soleil tremblait à travers cette atmosphère épaisse et rassurait la
terre en lui annonçant que le monde n'était pas plongé dans l'éternelle
nuit. Me tournant alors vers cette partie du ciel qui conservait la
teinte rougeâtre de son dernier reflet, je m'écriai:
--O soleil! tout change donc ici bas, et un jour viendra où Dieu
retirera les regards de toi, et, toi aussi, tu changeras de forme; et
alors, les nuages ne serviront plus de cortège à tes rayons, et l'aube
ne viendra plus, couronnée de roses célestes et ceinte de flammes,
annoncer à l'Orient que tu te lèves. Réjouis-toi cependant de ta
carrière, qui sera peut-être triste un jour et pareille à celle de
l'homme. Tu le vois: quant à lui, l'homme n'a point à se louer de la
sienne; et, si parfois il rencontre sur son chemin les prés fleurissants
d'avril, il doit plus souvent encore traverser les sables brûlants de
l'été et les glaces mortelles de l'hiver.

22 janvier.
Ainsi vont les choses, cher ami; hier au soir, j'étais auprès du foyer
autour duquel s'étaient rassemblés quelques paysans des environs, qui,
en se chauffant, s'amusaient à raconter leurs anciennes aventures. Tout
à coup une jeune fille, les pieds nus et paraissant transie de froid,
entre, et, s'adressant au jardinier, lui demande l'aumône pour la
_pauvre vieille_. Tandis qu'elle se réchauffait, il préparait pour elle
deux petits fagots de bois sec et deux pains bis. La paysanne les prit,
nous salua et partit; je sortis derrière elle, et, sans intention, je
suivis ses traces imprimées dans la neige.
Arrivée à un monceau de glaces qui barraient le chemin, elle s'arrêta,
cherchant des yeux une place où elle pût passer. Je la joignis.
--Allez-vous bien loin, jeune fille?
--Non, monsieur, là, un demi-mille environ.
--Ces fagots sont trop lourds pour vous, laissez-m'en prendre au moins
un.
--Ils ne me fatigueraient point si je pouvais les porter sur mes
épaules; mais ces deux pains m'embarrassent.
--Alors, laissez-moi donc porter les pains.
Elle me les présenta en rougissant, et je les mis sous mon manteau.
Après une petite heure de marche, nous entrâmes dans une chaumière au
milieu de laquelle nous aperçûmes une vieille femme qui se chauffait à
un vase de braise, sur lequel elle étendait les paumes de ses mains en
appuyant ses pouces sur ses genoux.
--Bonjour, mère, lui dis-je en m'approchant d'elle.
--Bonjour, me répondit-elle.
--Comment vous portez-vous, mère?
Cette question et dix autres que je lui fis successivement restèrent
sans réponse, tant elle était occupée à se réchauffer les mains; de
temps en temps seulement, elle levait les yeux pour voir si nous étions
partis. Nous déposâmes toutes nos petites provisions; et la vieille,
sans plus nous regarder, fixa sur elles son œil immobile, et, à notre
promesse de revenir le lendemain, elle ne nous répondit que par un
second «Bonjour!» qu'elle laissa échapper comme malgré elle.
En regagnant la maison, la jeune paysanne me racontait que cette femme,
qui pouvait avoir environ quatre-vingts ans, était très-malheureuse, en
ce que la saison empêchait souvent les habitants du village de lui faire
passer les secours dont elle avait besoin, et que quelquefois on l'avait
trouvée près de mourir de faim; cependant, la crainte de quitter la vie
était si forte chez elle, qu'on la voyait continuellement occupée à
marmotter des prières pour que Dieu la conservât en ce monde. J'ai
entendu dire ensuite à un vieux paysan que, depuis qu'elle avait perdu
son mari tué d'un coup d'arquebuse, elle avait vu, dans une année de
disette, mourir autour d'elle ses fils, ses filles, ses gendres, ses
belles-filles et ses neveux. Et cependant, frère, cette malheureuse, qui
joint aux maux présents le souvenir des maux passés, demande encore au
ciel de lui conserver une vie noyée dans une mer de douleurs.
Hélas! tant de dégoûts assiégent notre existence, qu'il ne faut pas
moins que cet instinct invincible qui nous y attache, pour l'acheter,
quand la nature nous donne tant de moyens de nous en délivrer, pour
l'acheter, dis-je, comme nous le faisons par l'avilissement, les pleurs,
et quelquefois encore par le crime...

17 mars.
Depuis deux mois, je ne te donne pas signe de vie, et tu t'en es
effrayé, et tu as craint que je ne fusse vaincu par l'amour, au point de
ne me souvenir ni de toi ni de la patrie.--O frère! que tu me connais
peu, que tu connais peu le cœur humain et toi-même, si tu penses que
le sentiment de la patrie puisse s'attiédir ou s'éteindre, et si tu
crois qu'il cède aux autres passions, tandis qu'au contraire il les
irrite et en est irrité.--C'est vrai, et, en cela, tu as dit vrai:
_L'amour dans un cœur malade, et où les autres passions sont
désespérées, renaît tout-puissant_.--Et j'en suis une preuve; mais qu'il
y renaisse mortel, tu te trompes; sans Thérèse, je serais aujourd'hui
dans la tombe.
La nature crée de sa propre autorité des esprits qui ne peuvent être que
généreux; il y a vingt ans, il était possible qu'ils demeurassent sans
force et engourdis dans la torpeur universelle de l'Italie; mais les
temps d'aujourd'hui ont réveillé en eux leurs natives et viriles
passions; et ils ont acquis telle trempe, qu'on puisse les briser,
oui--les faire plier, non. Et ceci n'est point une sentence
métaphysique; crois-moi, c'est la vérité qui resplendit dans la vie de
beaucoup d'hommes des anciens jours, glorieusement malheureux: vérité
dont je me suis convaincu en vivant avec beaucoup de concitoyens que je
plains et que j'admire en même temps; parce que, si Dieu n'a pas pitié
de l'Italie, ils devront enfermer au plus profond de leur cœur
l'amour de la patrie,--le plus funeste des amours, en ce qu'il brise ou
endolorit toute la vie, et qu'avant de l'abandonner, ils auront pour
chers les périls, l'agonie et la mort;--et je suis un de ceux-là;--et
toi aussi, Lorenzo.
Mais, si j'écrivais là-dessus ce que j'ai vu et ce que je sais, je
ferais une chose inopportune et cruelle, en rallumant en vous tous cette
flamme que je voudrais éteindre en moi.--Je pleure, crois-moi, la
patrie; je la pleure secrètement, et je désire
Que je répande seul mes larmes ignorées.
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