Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 13

Total number of words is 4451
Total number of unique words is 1550
36.5 of words are in the 2000 most common words
47.4 of words are in the 5000 most common words
52.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
date bien antérieure dans le cerveau. La folie, nous l'avons dit, est un
trouble moral qui a sa cause dans les désordres fonctionnels des organes
cérébraux par des modifications physiques. C'est un fait incontestable
que tous les aliénés, et particulièrement ceux qui sont atteints de
_lypémanie ascétique_ avec hallucinations, sont sujets à des visions
qui, suscitées par des motifs extérieurs, vrais ou imaginaires, les
poussent à l'homicide ou au suicide, surtout lorsqu'ils sont contrariés,
attendu que la monomanie homicide est causée par l'exaltation
indomptable de l'organe destructeur, excité par un autre sens intérieur,
malade, comme il l'était, par exemple, dans Del Prete, où le sentiment
ascétique était profondément attaqué; et c'est pour cela que l'on put
constater en lui un certain sens moral, suffisamment développé. Cette
lutte intérieure qui, tout à la fois, le poussait au crime quoique le
crime lui fît horreur, c'est ce que les phrénologues appellent la
_double conscience_, phénomène morbide qui, nous l'avons dit, conduit
inévitablement les aliénés au désespoir, et, du désespoir, aux actes les
plus insensés et les plus féroces.
Je vais, maintenant, vous raconter l'histoire de quatre crânes séparés
du tronc depuis soixante-deux ans, et qui viennent de me raconter à moi,
par l'organe de M. Miraglia, leur interprète, un des plus terribles
drames que j'aie jamais entendus.
Voyons d'abord où étaient ces crânes, et comment ils tombèrent au
pouvoir du docteur Miraglia.
En 1855, au moment où l'on eut l'assez triste idée de restaurer le
Castel-Capouano,--magnifique forteresse dont, selon Thomas de Catane,
Roger fut le fondateur, tandis que d'autres attribuent cette fondation à
Guillaume le Mauvais,--le docteur Miraglia soignait la fille du préfet
de Naples, et, tout en la soignant, poursuivait ses études
phrénologiques. Il demanda au père de la jeune malade de lui faire
cadeau de quelques crânes de malfaiteurs exposés dans des cages clouées
aux murailles du Castel-Capouano. Il s'appuyait sur ce que cette
exposition était un reste de barbarie qui devait disparaître avec les
autres. Le préfet fit quelques difficultés, disant que ce reste de
barbarie, deux gouvernements français, celui de Joseph et celui de
Murat, l'avaient laissé subsister; mais enfin, séduit par l'idée de
faire mieux que n'avaient fait Joseph et Murat, il donna l'ordre de
faire disparaître des murailles du Castel-Capouano les cages et les
têtes qu'elles renfermaient. L'architecte hérita des cages, le docteur
Miraglia des têtes.
Heureux de posséder enfin le trésor qu'il ambitionnait depuis si
longtemps, M. Miraglia s'enferma avec ses crânes, les tria et les divisa
en catégories.
Quatre cages rapprochées les unes des autres, portant la même date,
annonçaient que les quatre têtes, séparées du tronc le même jour,
appartenaient aux fauteurs et aux complices du même crime.
M. Miraglia étudia les quatre crânes.
Il reconnut que le premier était celui d'une femme de trente-deux à
trente-quatre ans;
Le second, celui d'un vieillard de soixante à soixante et dix ans;
Le troisième, celui d'un homme de vingt-huit à trente ans;
Le quatrième, celui d'un jeune homme de vingt-deux à vingt-quatre ans.
Cette première étude n'était pas sans difficulté. Ces têtes, exposées
depuis cinquante-cinq ans au soleil, à la pluie, à la poussière,
présentaient une croûte qu'il fallut enlever; la couleur des os avait
foncé; les uns étaient gris, les autres presque noirs.
Voici les caractères différents que présentaient ces quatre crânes:

CRANE DE LA FEMME.
Le docteur reconnut que le crâne était celui d'une femme, à sa face
étroite, au peu de largeur de l'arcade dentaire, à la très-grande
distance existant entre le trou de l'oreille et la partie supérieure de
l'os occipital, à laquelle correspond l'organe de la philogéniture, qui
présentait une saillie de plus de six lignes.
Il reconnut que cette femme n'avait pas plus de trente-deux à
trente-quatre ans, au peu d'épaisseur des os, aux sutures non effacées
et faciles à désarticuler, à l'état d'intégrité des dents, condition de
jeunesse que l'on ne trouve plus passé cet âge.
D'après les dimensions générales du crâne, il observa que les parties
postérieures et latérales dépassaient en volume les parties supérieures
et antérieures: ce qui indiquait que, chez l'individu auquel il avait
appartenu, les tendances animales l'emportaient sur les sentiments
moraux et les facultés intellectuelles; de telle sorte que, n'étant pas
contre-balancées par ces dernières, elles se trouvèrent détournées du
but moral, vers lequel, dans les conditions d'un organisme moins brutal,
le pouvoir de la volonté eût pu les diriger, et entraînèrent l'individu
à satisfaire ses instincts.
Ce crâne, confronté à ceux des plus terribles criminels, pouvait
soutenir la comparaison. L'organe de la _destructivité_ ne rencontrait
son pareil que dans celui d'une tête de femme, conservé au musée de
Versailles, et qu'on montre comme étant celui de la marquise de
Brinvilliers;--chose qui nous paraît impossible, puisque la marquise de
Brinvilliers, décapitée en 1676, fut ensuite brûlée et réduite en
cendres, jetée au vent; mais qui, à défaut du crâne de celle-ci, serait
probablement celui de la fameuse madame Tiquet, qui tua son mari en
1699.
Donc, ce crâne était celui d'une personne entraînée vers l'homicide par
des instincts brutaux, que les sentiments moraux et les facultés
intellectuelles étaient insuffisants à combattre.

CRANE DU VIEILLARD.
Ce crâne, dont il n'existait que le côté droit, fut reconnu par M.
Miraglia pour celui d'un homme de soixante à soixante et dix ans, à
l'épaisseur des os, qui dépassait trois lignes, à la presque disparition
des sutures effacées sur une grande étendue, quoique facile à
désarticuler, à cause de la fragilité amenée par le temps et les
intempéries; à l'épaisseur anormale des os occipitaux, avec
aplatissement de leurs cavités, à cause de l'atrophie du cervelet; à
l'engorgement des alvéoles à l'endroit des dents tombées par l'âge; en
outre, l'extension de l'arcade dentaire, l'ampleur de la face,
l'extension des lobes antérieurs, indiquaient une tête d'homme.
L'examen du crâne démontra que celui auquel il avait appartenu était un
de ces hommes qui vivent entre la vertu et le vice, n'ayant reçu de leur
organisation qu'un esprit faible, se pliant facilement aux
circonstances, et agissant et opérant selon les impulsions qu'ils
reçoivent. Une ligne, tirée du trou acoustique au sommet de la tête,
fait ressortir un médiocre développement des parties antérieures du
cerveau, et les régions cérébrales, qui représentent les sentiments
moraux, sont suffisamment développées, quoique la base et les côtés de
l'encéphale, siéges des tendances animales, soient larges et étendus au
delà de la mesure ordinaire.
Les organes de la _philogéniture_, de la _destructivité_, de la
_sécrétivité_ et de l'_acquisivité_ étaient énormes; la _combattivité_,
la _circonspection_ et l'_estime de soi_ étaient grandes; la _fermeté_,
la _vénération_, la _bienveillance_ et la _conscienciosité_ peu
développées. Tous les autres organes étaient plutôt petits que grands,
moins cependant quelques-uns qui présentaient les indices d'un
développement normal. Avec cette organisation, ne pas savoir être
vertueux était une faute entraînant aux plus grands vices et aux plus
grands crimes.

CRANE DE L'HOMME.
Les os de la face manquaient à ce crâne. Ce fut donc par la
non-ossification des sutures, par la largeur de l'occiput, par la
compactivité élastique des os, quoique suffisamment épais, que le
docteur Miraglia put fixer l'âge de l'homme auquel avait appartenu ce
crâne, entre vingt-cinq et trente ans.
La conformation vicieuse de cette tête était remarquable par l'ampleur
des parties de l'encéphale placées derrière le trou acoustique: la
hauteur et la largeur des organes des tendances y dominent
monstrueusement, tels que ceux de l'_amativité_, de la _destructivité_,
de la _sécrétivité_ et de la _fermeté_; toute la région antérieure était
petite et déprimée, surtout à l'endroit des organes de la _vénération_
et de la _bienveillance_. Cet homme devait nécessairement être lascif et
follement féroce.

CRANE DU JEUNE HOMME.
Ce crâne était monstrueusement défectueux. L'énorme extension de la
région animale et la petitesse et la dépression de celle des sentiments
des facultés intellectuelles dénotaient un esprit brutalement féroce.
Les conditions matérielles de ce crâne indiquaient que c'était un jeune
homme de vingt à vingt-cinq ans, quoique les os en fussent épais et
pesants.
Les dimensions du crâne étaient presque semblables à celles du crâne de
la femme; même l'étroitesse encore plus grande du front et l'extension
encore plus grande de la région rétro-auriculaire indiquaient la
lourdeur d'esprit et la témérité. Quant aux instincts, la _combattivité_
était très-développée, ainsi que la _destructivité_; la _sécrétivité_
venait ensuite. Quant aux sentiments, l'_approbativité_ était grande, la
_circonspection_ grande, la _fermeté_ enfin plus développée encore que
ces deux derniers organes.
Ces différents crânes étudiés, le sexe, l'âge et les instincts de ceux à
qui ils appartenaient reconnus, restait à savoir si M. Miraglia avait
deviné juste. On ne pouvait avoir de certitude sur ce point qu'en
exhumant le crime commis par les quatre justiciés, dont on ignorait
encore les noms et même le crime, et le plus ou moins d'action ou de
complicité dans la perpétration du crime.
A force de chercher, M. Miraglia trouva dans les Archives criminelles de
la Vicaria, sous le nº 6154, cahier 340, à la date correspondant à
celle de l'exposition des têtes, le procès d'une femme et de trois
hommes accusés de meurtre.


II

Les détails du procès, trouvé par M. Miraglia dans les Archives
criminelles de la Vicaria, ne laissaient pas de doute sur l'identité des
quatre prévenus avec les quatre justiciés dont M. Miraglia possédait les
crânes.
Ces quatre prévenus étaient:
Giuditta Guastamacchia, âgée de trente-trois ans;
Nicolas Guastamacchia, son père, âgé de soixante-six ans;
Pietro de Sandoli, médecin, âgé de vingt-neuf ans;
Michel Sorbo, sbire, âgé de vingt ans.
De l'acte d'accusation ressortaient les faits suivants.
Une jeune fille, née à Terlizzi dans les Pouilles, s'était fait
remarquer dès sa première jeunesse par la férocité de son caractère. Sa
constante occupation, son plus grand plaisir étaient de mettre en
morceaux de jeunes chats, de déchirer vivants de petits oiseaux, de
faire mal enfin à tout être plus faible qu'elle; de sorte que ses douze
premières années s'étaient passées sans que l'on pût lui apprendre aucun
des travaux de son sexe et sans qu'on eût pu lui faire entrer dans la
tête même l'ombre d'une idée religieuse.
Néanmoins, au fur et à mesure qu'elle grandissait, Judith devenait
belle, les lignes de sa physionomie étaient gracieuses, ses yeux beaux
et brillants; mais leur regard altier et présomptueux révélait une âme
disposée à suivre la tendance effrénée des sens.
L'amour, qui est un sentiment noble chez les personnes heureusement
douées, devient une impulsion purement bestiale dans les cœurs
pervertis. Jeune, elle s'abandonna donc à la débauche, et, parmi ses
nombreux amants, en revint toujours de préférence à un certain Stefano
Daniello, son parent à un degré éloigné, jeune homme de mœurs
complétement dissolues.
Elle se nommait Judith Guastamacchia.
Son père, Nicolas Guastamacchia, chercha vainement à réprimer les
tendances vicieuses de sa fille, et, dans l'espoir que le mariage serait
un frein à ses passions, il la maria à un pauvre diable de notaire,
nommé Francesco Rubino, qui, perdu lui-même de vices, consentait aux
débauches de sa femme avec son amant de cœur. Le malheureux père
voulut s'interposer; mais les deux amants se moquèrent de lui et
continuèrent le même genre de vie, jusqu'à ce que le mari, ayant commis
un faux, s'enfuît à Rome, où il mourut dans l'hôpital du Saint-Esprit.
Judith, redevenue libre, retombait sous l'autorité de son père. Pour
échapper à cette autorité, elle s'enfuit à Naples, où, quelques mois
après, son amant vint la rejoindre.
Nicolas Guastamacchia l'y poursuivit, bien résolu à mettre fin à cette
vie de débauche, qu'il regardait pour lui comme un déshonneur. Il
retrouva sa trace avec grande peine, et l'accusa devant le juge, lequel
la fit venir en présence de son père et commença à lui faire des
reproches. Mais l'étonnement du magistrat fut grand, lorsque Judith
déclara que Guastamacchia n'était pas son père, mais un homme qu'elle
savait être partisan enragé des Français et de la Révolution. Une
pareille accusation, en 1796, c'est-à-dire au milieu des plus horribles
réactions bourboniennes, c'était la mort. Par bonheur, et par hasard, le
juge était un honnête homme qu'une pareille accusation, de la part d'une
fille, fit frissonner. Au lieu de faire arrêter Nicolas Guastamacchia,
il fit arrêter Judith, et l'enferma d'abord à la prison de Santa-Maria,
ensuite à la Vicaria.
Les deux amants, furieux d'être séparés, imaginèrent un plan qui devait
leur rendre, avec la liberté de Judith, la faculté de leurs premières
amours.
Daniello avait un neveu nommé Dominique-Léonard Altamura. Il avait seize
ans; il était beau de sa personne, mais, par malheur, dissipé et
abhorrant le travail. Celui-ci, séduit par la dot promise par son oncle,
épousa Judith, et, pour, la seconde fois, celle-ci eut le voile du
mariage pour couvrir ses désordres.
Cependant, Altamura s'aperçut bientôt lui-même du piége où il était
tombé; la beauté de sa femme le rendit jaloux. Il se lassa de voir son
oncle sans cesse à ses côtés: il lui reprocha sa conduite. Judith,
irritée, en vint aux querelles, et, fatiguée de ce joug auquel elle ne
s'attendait pas, elle arrêta dans sa pensée la mort de son mari. Elle en
parla sérieusement à Daniello; mais celui-ci, d'instinct moins féroce
qu'elle, s'effraya d'un pareil projet; il proposa des moyens moins
cruels. Il voulait pousser son neveu à quelque délit qui le fît
condamner à la prison ou à l'exil; mais ce moyen terme ne satisfaisait
pas la haine de Judith.--Femme de toutes les luxures, elle avait aussi
celle du sang. Elle continua donc de proposer à son amant de se
débarrasser de son mari, soit par le poison, soit en le précipitant
d'une grande hauteur, soit en l'étranglant elle-même au moment où il
accomplirait avec elle l'acte conjugal.
Dans ces incertitudes, et au milieu de ces projets toujours repoussés
par Daniello, on atteignit l'année 1800, sans qu'il arrivât malheur à
Altamura, non point parce que Judith s'était relâchée de sa haine contre
lui, mais parce que, s'étant relâché de sa jalousie contre elle, il
avait fermé les yeux sur ses amours avec son oncle.
Cependant, un autre ennemi allait se réunir aux deux premiers contre le
pauvre Altamura. Cet ennemi, c'était le père de Judith, emprisonné pour
dettes, et qui, tiré de prison par Daniello, habitait maintenant dans la
maison de sa fille, en compagnie du mari et de l'amant. Là, cette nature
variable se laissa influencer. Judith arriva à rejeter toutes ses fautes
sur Altamura, et, par ses plaintes continuelles, finit par exaspérer son
père contre lui.
Tous nos acteurs faisaient une espèce de halte au milieu des doutes et
de l'incertitude: Judith entraînait son père au crime, et essayait d'y
entraîner son amant, lorsque, pour leur malheur, un cinquième
personnage, entrant dans leur intimité, rendit, vers le crime, leur
mouvement plus rapide. Ce personnage se nommait Pierre de Sandoli; il
était âgé de vingt-six à vingt-sept ans; il était chirurgien, partageait
les faveurs de Judith, et était à la fois l'objet de la jalousie du
mari et de l'amant. Judith s'inquiéta peu du mari, mit tous ses soins à
réconcilier les amants, y parvint, introduisit Pierre de Sandoli dans la
maison, et trouva en lui une facilité à conspirer la mort du mari
qu'elle n'aurait pas trouvée dans Daniello. Sandoli était un de ces
hommes qui naissent pour être un outrage à la nature et un procès au
bourreau.
La mort d'Altamura fut donc décidée. Les coupables, ayant arrêté le
crime, cherchèrent les moyens de l'exécuter.
La confession des prévenus eux-mêmes révèle les discussions qui eurent
lieu avant d'en arriver à l'un ou à l'autre de ces moyens, qui tous
avaient pour but la mort du malheureux Altamura. On flottait d'un
expédient à l'autre, non que cette mort ne fût pas résolue, mais pour
chercher celle qui paraîtrait la moins compromettante; Judith seule,
méprisant la faiblesse de ses deux complices, Sandoli et
Guastamacchia,--Daniello avait refusé de prendre part au meurtre, tout
en le laissant s'accomplir;--Judith seule décida que l'on chercherait un
sbire, et que, le sbire trouvé, on s'unirait à lui pour exécuter en
commun le crime.
Le chirurgien se chargea de ce soin; un sbire n'est pas difficile à
trouver à Naples; d'ailleurs, il n'eut qu'à passer en revue ses
anciennes connaissances, et son choix s'arrêta sur un certain Michele
Sorbo, de Cirignola, jeune homme de vingt-deux ans, expert dans le
crime, et qui, même sans espoir de récompense, avait plus d'une fois
taché ses mains de sang.
On expédia le vieux Guastamacchia vers Cirignola, d'où il devait ramener
Michele Sorbo, lorsque le hasard fit qu'il le rencontra aux environs de
Naples. Il lui raconta la chose dont il était question; Sorbo accepta la
proposition comme il eût accepté une partie de plaisir. Il fut conduit à
la maison, accueilli et caressé par Judith, et reçu avec indifférence
par le stupide mari. L'avis du sbire fut pour la strangulation: Sandoli
et Guastamacchia se rangèrent à cet avis, et Judith en devint presque
folle de joie.
Les circonstances qui accompagnèrent l'assassinat indiquent sur quelles
bases irréfragables repose le système phrénologique du docteur Miraglia,
en montrant avec quelle froide et impitoyable férocité procéda, pour sa
part, Judith.
Le crime devait être exécuté par Judith, son père et le sbire, la
présence de Sandoli étant inutile et Daniello ayant déclaré qu'il ne
voulait point y prendre part.
Pendant la soirée où l'assassinat devait avoir lieu, Judith envoya son
mari chercher plusieurs choses pour le souper. On voulait, en son
absence, prendre les dispositions nécessaires à la perpétration du
meurtre.
On plaça quatre siéges devant le feu. Seulement, on scia aux trois
quarts le pied d'un de ces siéges, afin que celui qui s'assoirait dessus
tombât à la renverse.
Ce siége fut réservé pour Altamura.
Le sbire reçut des mains de Judith une cordelette, et, pour rendre la
strangulation plus prompte et plus facile, il l'enduisit de suif et y
prépara un nœud coulant.
De retour vers les neuf heures du soir, Altamura s'assit, sans aucun
soupçon, sur le siége qu'il trouva vide. Judith et le sbire échangèrent
alors un regard. Judith, pour occuper Altamura, vint lui jeter les bras
autour du cou. Pendant ce temps, Michele Sorbo se leva, passa derrière
lui, lui glissa le lacet et le renversa, en essayant de l'étrangler.
Altamura était jeune, il était vigoureux, il comprenait le dessein de
ses adversaires, il aimait la vie: il lutta avec toute l'énergie du
désespoir; mais Judith se cramponna à lui comme une goule, lui appuyant
ses genoux sur la poitrine et fixant au sol ses pieds convulsifs et ses
mains crispées. Le père concourut au meurtre en appuyant le pied sur la
gorge du patient, qui, étranglé, du reste, par Michele Sorbo, rendit
bientôt le dernier soupir.
Le meurtre accompli, Daniello entra et désapprouva complétement ce qui
venait de se passer. Après lui vint le chirurgien, qui, au contraire,
manifesta une satisfaction stupide; mais, de tous, Judith était la plus
joyeuse et la plus intrépide, comme elle fut la plus acharnée à
l'horrible boucherie qui allait suivre.
Le cadavre fut posé dans un pétrin de bois; le chirurgien prit alors un
bistouri, détacha du tronc les bras, les jambes, les cuisses et la tête;
il lui ouvrit le ventre, en tira les viscères et les mit dans un vase de
grès.
Judith repue, mais non pas fatiguée de ce spectacle, s'empara de la tête
coupée, alluma le feu, mit la tête dans une marmite et la fit bouillir,
et, cela, plutôt par une insatiable luxure de sang que pour la rendre
méconnaissable. Il avait été convenu d'avance que les membres coupés
seraient dispersés dans la ville. En conséquence, Guastamacchia et
Michele Sorbo prirent d'abord les jambes et les cuisses, les cachèrent
sous leurs habits et allèrent les jeter dans les cloaques de Sant'Angelo
à Nilo. Revenus sans avoir été inquiétés dans leurs opérations,
Guastamacchia resta à la maison, et le sbire sortit de nouveau,
emportant dans un sac ensanglanté les bras, que Judith avait préparés
en son absence et qu'il devait aller jeter dans un autre endroit.
Pendant ce temps, Judith continuait de faire bouillir la tête de son
mari, dont la chair se détacha peu à peu. Alors, elle la tira de la
chaudière et s'amusa à la regarder avec la même indifférence qu'elle eût
fait d'une tête de veau. Elle attendait ainsi, et dans cette étrange
distraction, le retour du sbire; mais le sbire se faisait attendre,
Guastamacchia et Sandoli tremblèrent qu'il ne fût arrivé quelque chose.
Judith seule resta gaie, impassible et rassurant les autres.
Et, en effet, le sbire avait rencontré, dans la rue de
Sainte-Catherine-de-la-Couronne-d'Épines, une patrouille de police; en
se sauvant, il avait laissé tomber le sac qui contenait les bras coupés:
la patrouille le poursuivit, le vit tout couvert de sang et l'arrêta.
La nuit s'écoulait, et à chaque minute s'envolait une chance du retour
de Michele Sorbo. La crainte de quelque dénonciation commença à entrer
dans l'âme des coupables, qui s'occupèrent de faire disparaître les
traces du crime. Le père et le chirurgien firent deux paquets du reste
du corps, entrailles comprises, et allèrent les jeter vers la
Pignasecca. Ils revinrent aussi vite que possible, et, alors, ce fut
Judith qui sortit avec son père, emportant la tête cachée sous son
châle et qui alla la jeter sur la place de Monte-Calvario.
Le jour venu, on vit à la Pignasecca un chien qui rongeait un crâne
d'homme; le bruit se répandit en même temps que l'on avait trouvé des
membres mutilés aux environs et particulièrement aux cloaques de
Sant'Angelo à Nilo.
La ville se soulevait tumultueusement. On ne savait pas si c'était un
seul cadavre ou beaucoup de cadavres qui avaient été retrouvés mutilés.
On était au jour des assassinats sombres et secrets; chacun craignait
pour sa vie; les crimes du jour étant à la politique.
Mais bientôt le bruit se répandit que c'était un simple crime, et que la
politique n'était pour rien dans cet effroyable meurtre. On ajoutait, ce
qui rassura tout à fait les citoyens, que les coupables avaient été
arrêtés et avaient avoué spontanément qu'ils étaient les auteurs de cet
assassinat.
Les aveux des prévenus, et particulièrement ceux de Judith, donnèrent
complétement raison à l'étude faite par M. Miraglia, sur son crâne,
cinquante-six ans après que ces aveux avaient été faits et sans qu'il
connût la femme à laquelle ce crâne appartenait.
La sentence fut rendue le 16 avril 1800: elle condamna les coupables à
mourir par le gibet, et, après leur mort, à avoir la tête tranchée et
exposée dans des cages de fer à la Vicaria.
Daniello seul échappa à la peine de mort et fut condamné à une prison
éternelle dans la fosse de Favignana.
Les coupables furent exécutés sur la place delle Pigne, et subirent la
sentence avec une impassible résignation.
J'allais dire: _Dieu fasse paix à leurs âmes!_--mais le docteur Miraglia
m'arrête la main: il ne croit pas que Judith Guastamacchia ait eu une
âme.
Et, à mon avis, croire à la matière en pareille circonstance, c'est
honorer Dieu.


III

Nous en avons fini avec la partie dramatique et sanglante de notre
récit. Nous allons passer, si vous le voulez bien, à ce spectacle qui
m'a si fort émerveillé, de voir un drame entier, en cinq actes,
représenté par des fous.
Je dis des fous et non pas des folles, parce que M. Miraglia supprime la
femme dans ses représentations dramatiques, par trois raisons: la
première, parce qu'il n'a dans son établissement, séparé des hommes, que
des femmes d'une classe inférieure; qu'il regarde comme une chose plus
délicate de faire monter des femmes sur le théâtre que d'y faire monter
des hommes; enfin qu'il n'a pas la même puissance pour enchaîner le
bavardage insensé des femmes que pour régir la parole des hommes,
presque toujours silencieux, tandis que les femmes s'abandonnent à une
éternelle loquacité.
Comme je vous l'ai dit en commençant, je ne voulus pas examiner la
représentation des fous d'Aversa au seul point de vue de la curiosité et
de l'étonnement produit par elle sur le public, et je résolus de savoir
de M. Miraglia lui-même les causes qui l'avaient porté à faire de
quelques-uns de ses fous des tragédiens et des comédiens, et de lui
demander à l'aide de quel procédé il avait obtenu un résultat si
complet.
M. Miraglia me répondit:
--D'abord, j'ai voulu prouver au public que les fous ne doivent pas être
traités comme des bêtes féroces et chassés entièrement de la famille
humaine: attendu que l'observateur assez patient pour reconnaître celles
des forces mentales qui sont lésées, peut dès lors reconnaître aussi
celles qui sont demeurées saines, et tirer une large clarté de celles-ci
en les mettant en exercice; de sorte que la folie sera seulement une
tache sombre sur l'esprit, un point noir sur la lumière. Or, rien de
plus naturel que ce fait, qui paraît merveilleux au premier abord. Les
facultés demeurées dans leur état normal une fois reconnues, il faut les
exciter en enlevant aux facultés malades tout motif extérieur d'entrer
elles-mêmes en excitation. Patience, persévérance, bienveillance et
volonté, telles sont les moyens d'obtenir la confiance de ces malheureux
et de les conduire à l'exercice des parties saines de leur cerveau, en
endormant les parties malades, et de mettre un fou en relation avec un
ou plusieurs autres fous, ce à quoi on réussit en dirigeant vers un même
but les qualités saines de plusieurs cerveaux malades partiellement.
Cette explication deviendra plus facile à saisir, en étudiant les
individus qui ont concouru à la représentation, et en faisant connaître
au lecteur la monomanie de chacun d'eux.
Je ne puis parler que du _Bourgeois de Gand_, n'ayant vu représenter que
_le Bourgeois de Gand_; ce que je dirai de la représentation de _Brutus_
sera accidentel.
Les principaux personnages du drame étaient ainsi représentés:
Le bourgeois de Gand MM. FELICE PERSIO.
Le marquis de las Navas LUIGI GAGLIOZZI.
Le duc d'Albe ANTONIO ROSSI.
Le prince d'Orange GIUSEPPE FORCIGNANO.
Gidolfe VINCENZO LUIZZI.
Le courrier d'Espagne MICHELE PENTRELLA.
Les rôles du comte de Lowendeghem et du valet de chambre du duc furent
remplis par deux employés de l'établissement, les deux aliénés qui
devaient remplir ces rôles ayant été, pendant les répétitions, saisis de
délire aigu. Procédons par ordre et étudions successivement chacun de
ces artistes.

FELICE PERSIO.--_Le bourgeois de Gand._
Felice Persio est de Penne, dans la première Abruzze ultérieure; il est
âgé de quarante-cinq ans, et est fils de père mort fou; jeune, il fit le
comédien vagabond, jouant la comédie, chantant et dansant. Il entra dans
l'établissement le 24 décembre 1858; il est affecté de _manie_,
c'est-à-dire de désordre étrange et permanent dans les instincts, mais
avec intégrité de quelques facultés supérieures. En effet, le sens de la
_mimique_, de l'_astuce_, de l'_idéalité_ et de quelques autres forces
intellectuelles se montrent en lui complétement saines. Excitez et
You have read 1 text from French literature.
Next - Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 14
  • Parts
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 01
    Total number of words is 4601
    Total number of unique words is 1768
    36.7 of words are in the 2000 most common words
    48.4 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 02
    Total number of words is 4752
    Total number of unique words is 1638
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    51.3 of words are in the 5000 most common words
    56.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 03
    Total number of words is 4682
    Total number of unique words is 1710
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.6 of words are in the 5000 most common words
    56.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 04
    Total number of words is 4697
    Total number of unique words is 1657
    38.2 of words are in the 2000 most common words
    50.4 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 05
    Total number of words is 4670
    Total number of unique words is 1633
    36.7 of words are in the 2000 most common words
    48.2 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 06
    Total number of words is 4696
    Total number of unique words is 1574
    38.2 of words are in the 2000 most common words
    51.8 of words are in the 5000 most common words
    56.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 07
    Total number of words is 4696
    Total number of unique words is 1489
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    55.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 08
    Total number of words is 4791
    Total number of unique words is 1659
    35.3 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 09
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1588
    40.0 of words are in the 2000 most common words
    53.6 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 10
    Total number of words is 4599
    Total number of unique words is 1633
    36.9 of words are in the 2000 most common words
    49.9 of words are in the 5000 most common words
    55.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 11
    Total number of words is 4686
    Total number of unique words is 1492
    40.4 of words are in the 2000 most common words
    53.1 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 12
    Total number of words is 4611
    Total number of unique words is 1552
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    51.5 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 13
    Total number of words is 4451
    Total number of unique words is 1550
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    47.4 of words are in the 5000 most common words
    52.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia - 14
    Total number of words is 3189
    Total number of unique words is 1052
    44.7 of words are in the 2000 most common words
    55.6 of words are in the 5000 most common words
    60.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.