A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 13

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vaincre chez mes parents ce préjugé à l'égard de Bergotte, préjugé
contre lequel tous les plus beaux raisonnements que j'aurais pu faire,
tous les éloges que je lui aurais décernés, seraient demeurés vains.
Au même instant la situation changea de face:
--Ah!... Il a dit qu'il te trouvait intelligent, dit ma mère. Cela
me fait plaisir parce que c'est un homme de talent?
--Comment! il a dit cela? reprit mon père... Je ne nie en rien sa
valeur littéraire devant laquelle tout le monde s'incline, seulement
c'est ennuyeux qu'il ait cette existence peu honorable dont a parlé à
mots couverts le père Norpois, ajouta-t-il sans s'apercevoir que
devant la vertu souveraine des mots magiques que je venais de
prononcer la dépravation des mœurs de Bergotte ne pouvait guère
lutter plus longtemps que la fausseté de son jugement.
--Oh! mon ami, interrompit maman, rien ne prouve que ce soit vrai.
On dit tant de choses. D'ailleurs, M. de Norpois est tout ce qu'il y a
de plus gentil, mais il n'est pas toujours très bienveillant, surtout
pour les gens qui ne sont pas de son bord.
--C'est vrai, je l'avais aussi remarqué, répondit mon père.
--Et puis enfin il sera beaucoup pardonné à Bergotte puisqu'il a
trouvé mon petit enfant gentil, reprit maman tout en caressant avec
ses doigts mes cheveux et en attachant sur moi un long regard rêveur.
Ma mère d'ailleurs n'avait pas attendu ce verdict de Bergotte pour me
dire que je pouvais inviter Gilberte à goûter quand j'aurais des amis.
Mais je n'osais pas le faire pour deux raisons. La première est que
chez Gilberte, on ne servait jamais que du thé. A la maison au
contraire, maman tenait à ce qu'à côté du thé il y eût du chocolat.
J'avais peur que Gilberte ne trouvât cela commun et n'en conçût un
grand mépris pour nous. L'autre raison fut une difficulté de protocole
que je ne pus jamais réussir à lever. Quand j'arrivais chez Mme Swann
elle me demandait:
--Comment va madame votre mère?
J'avais fait quelques ouvertures à maman pour savoir si elle ferait de
même quand viendrait Gilberte, point qui me semblait plus grave qu'à
la cour de Louis XIV le «Monseigneur». Mais maman ne voulut rien
entendre.
--Mais non, puisque je ne connais pas Mme Swann.
--Mais elle ne te connaît pas davantage.
--Je ne te dis pas, mais nous ne sommes pas obligés de faire
exactement de même en tout. Moi je ferai d'autres amabilités à
Gilberte que Madame Swann n'aura pas pour toi.
Mais je ne fus pas convaincu et préférai ne pas inviter Gilberte.
Ayant quitté mes parents, j'allai changer de vêtements et en vidant
mes poches je trouvai tout à coup l'enveloppe que m'avait remise le
maître d'hôtel des Swann avant de m'introduire au salon. J'étais seul
maintenant. Je l'ouvris, à l'intérieur était une carte sur laquelle on
m'indiquait la dame à qui je devais offrir le bras pour aller à table.
Ce fut vers cette époque que Bloch bouleversa ma conception du monde,
ouvrit pour moi des possibilités nouvelles de bonheur (qui devaient du
reste se changer plus tard en possibilités de souffrance), en
m'assurant que contrairement à ce que je croyais au temps de mes
promenades du côté de Méséglise, les femmes ne demandaient jamais
mieux que de faire l'amour. Il compléta ce service en m'en rendant un
second que je ne devais apprécier que beaucoup plus tard: ce fut lui
qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe. Il
m'avait bien dit qu'il y avait beaucoup de jolies femmes qu'on peut
posséder. Mais je leur attribuais une figure vague, que les maisons de
passe devaient me permettre de remplacer par des visages particuliers.
De sorte que si j'avais à Bloch--pour sa «bonne nouvelle» que le
bonheur, la possession de la beauté, ne sont pas choses inaccessibles
et que nous avons fait œuvre utile en y renonçant à jamais--une
obligation de même genre qu'à tel médecin ou tel philosophe optimiste
qui nous fait espérer la longévité dans ce monde, et de ne pas être
entièrement séparé de lui quand on aura passé dans un autre, les
maisons de rendez-vous que je fréquentai quelques années plus tard--en
me fournissant des échantillons du bonheur, en me permettant
d'ajouter à la beauté des femmes cet élément que nous ne pouvons
inventer, qui n'est pas que le résumé des beautés anciennes, le
présent vraiment divin, le seul que nous ne puissions recevoir de
nous-même, devant lequel expirent toutes les créations logiques de
notre intelligence et que nous ne pouvons demander qu'à la réalité: un
charme individuel--méritèrent d'être classées par moi à côté de ces
autres bienfaiteurs d'origine plus récente mais d'utilité analogue
(avant lesquels nous imaginions sans ardeur la séduction de Mantegna,
de Wagner, de Sienne, d'après d'autres peintres, d'autres musiciens,
d'autres villes): les éditions d'histoire de la peinture illustrées,
les concerts symphoniques et les études sur les «Villes d'art». Mais
la maison où Bloch me conduisit et où il n'allait plus d'ailleurs
lui-même depuis longtemps était d'un rang trop inférieur, le personnel
était trop médiocre et trop peu renouvelé pour que j'y puisse
satisfaire d'anciennes curiosités ou contracter de nouvelles. La
patronne de cette maison ne connaissait aucune des femmes qu'on lui
demandait et en proposait toujours dont on n'aurait pas voulu. Elle
m'en vantait surtout une, une dont, avec un sourire plein de promesses
(comme si ç'avait été une rareté et un régal), elle disait: «C'est une
Juive! Ça ne vous dit rien?» (C'est sans doute à cause de cela qu'elle
l'appelait Rachel.) Et avec une exaltation niaise et factice qu'elle
espérait être communicative, et qui finissait sur un râle presque de
jouissance: «Pensez donc mon petit, une juive, il me semble que ça
doit être affolant! Rah!» Cette Rachel, que j'aperçus sans qu'elle me
vît, était brune, pas jolie, mais avait l'air intelligent, et non sans
passer un bout de langue sur ses lèvres, souriait d'un air plein
d'impertinence aux michés qu'on lui présentait et que j'entendais
entamer la conversation avec elle. Son mince et étroit visage était
entouré de cheveux noirs et frisés, irréguliers comme s'ils avaient
été indiqués par des hachures dans un lavis, à l'encre de Chine.
Chaque fois je promettais à la patronne qui me la proposait avec une
insistance particulière en vantant sa grande intelligence et son
instruction que je ne manquerais pas un jour de venir tout exprès pour
faire la connaissance de Rachel surnommée par moi «Rachel quand du
Seigneur». Mais le premier soir j'avais entendu celle-ci au moment où
elle s'en allait, dire à la patronne:
--Alors c'est entendu, demain je suis libre, si vous avez quelqu'un,
vous n'oublierez pas de me faire chercher.
Et ces mots m'avaient empêché de voir en elle une personne parce
qu'ils me l'avaient fait classer immédiatement dans une catégorie
générale de femmes dont l'habitude commune à toutes était de venir là
le soir voir s'il n'y avait pas un louis ou deux à gagner. Elle
variait seulement la forme de sa phrase en disant: «Si vous avez besoin
de moi», ou «si vous avez besoin de quelqu'un.»
La patronne qui ne connaissait pas l'opéra d'Halévy ignorait pourquoi
j'avais pris l'habitude de dire: «Rachel quand du Seigneur». Mais ne
pas la comprendre n'a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle
et c'est chaque fois en riant de tout son cœur qu'elle me disait:
--Alors, ce n'est pas encore pour ce soir que je vous unis à «Rachel
quand du Seigneur»? Comment dites-vous cela: «Rachel quand du
Seigneur!» Ah! ça c'est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous
verrez que vous ne le regretterez pas.
Une fois je faillis me décider, mais elle était «sous presse», une
autre fois entre les mains du «coiffeur», un vieux monsieur qui ne
faisait rien d'autre aux femmes que verser de l'huile sur leurs
cheveux déroulés et les peigner ensuite. Et je me lassai d'attendre
bien que quelques habituées fort humbles, soi-disant ouvrières, mais
toujours sans travail, fussent venues me faire de la tisane et tenir
avec moi une longue conversation à laquelle--malgré le sérieux des
sujets traités--la nudité partielle ou complète de mes
interlocutrices donnait une savoureuse simplicité. Je cessai du reste
d'aller dans cette maison parce que désireux de témoigner mes bons
sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui
en donnai quelques-uns--notamment un grand canapé--que j'avais
hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais car le manque de
place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils
étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la
maison où ces femmes se servaient d'eux, toutes les vertus qu'on
respirait dans la chambre de ma tante à Combray, m'apparurent,
suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrés sans
défense! J'aurais fait violer une morte que je n'aurais pas souffert
davantage. Je ne retournai plus chez l'entremetteuse, car ils me
semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence
inanimés d'un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui
subissent un martyre et implorent leur délivrance. D'ailleurs, comme
notre mémoire ne nous présente pas d'habitude nos souvenirs dans leur
suite chronologique, mais comme un reflet où l'ordre des parties est
renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c'était sur
ce même canapé que bien des années auparavant j'avais connu pour la
première fois les plaisirs de l'amour avec une de mes petites cousines
avec qui je ne savais où me mettre et qui m'avait donné le conseil
assez dangereux de profiter d'une heure où ma tante Léonie était
levée.
Toute une autre partie des meubles et surtout une magnifique
argenterie ancienne de ma tante Léonie, je les vendis, malgré l'avis
contraire de mes parents, pour pouvoir disposer de plus d'argent et
envoyer plus de fleurs à Mme Swann qui me disait en recevant
d'immenses corbeilles d'orchidées: «Si j'étais monsieur votre père, je
vous ferais donner un conseil judiciaire.» Comment pouvais-je supposer
qu'un jour je pourrais regretter tout particulièrement cette
argenterie et placer certains plaisirs plus haut que celui, qui
deviendrait peut-être absolument nul, de faire des politesses aux
parents de Gilberte. C'est de même en vue de Gilberte et pour ne pas
la quitter que j'avais décidé de ne pas entrer dans les ambassades. Ce
n'est jamais qu'à cause d'un état d'esprit qui n'est pas destiné à
durer qu'on prend des résolutions définitives. J'imaginais à peine que
cette substance étrange qui résidait en Gilberte et rayonnait en ses
parents, en sa maison, me rendant indifférent à tout le reste, cette
substance pourrait être libérée, émigrer dans un autre être. Vraiment
la même substance et pourtant devant avoir sur moi de tout autres
effets. Car la même maladie évolue; et un délicieux poison n'est plus
toléré de même quand, avec les années, a diminué la résistance du cœur.
Mes parents cependant auraient souhaité que l'intelligence que
Bergotte m'avait reconnue se manifestât par quelque travail
remarquable. Quand je ne connaissais pas les Swann je croyais que
j'étais empêché de travailler par l'état d'agitation où me mettait
l'impossibilité de voir librement Gilberte. Mais quand leur demeure me
fut ouverte, à peine je m'étais assis à mon bureau de travail que je
me levais et courais chez eux. Et une fois que je les avais quittés et
que j'étais rentré à la maison, mon isolement n'était qu'apparent, ma
pensée ne pouvait plus remonter le courant du flux de paroles par
lequel je m'étais laissé machinalement entraîner pendant des heures.
Seul, je continuais à fabriquer les propos qui eussent été capables de
plaire aux Swann, et pour donner plus d'intérêt au jeu, je tenais la
place de ces partenaires absents, je me posais à moi-même des
questions fictives choisies de telle façon que mes traits brillants ne
leur servissent que d'heureuse répartie. Silencieux, cet exercice
était pourtant une conversation et non une méditation, ma solitude une
vie de salon mentale où c'était non ma propre personne mais des
interlocuteurs imaginaires qui gouvernaient mes paroles et où
j'éprouvais à former, au lieu des pensées que je croyais vraies, celles
qui me venaient sans peine, sans régression du dehors vers le dedans,
ce genre de plaisir tout passif que trouve à rester tranquille
quelqu'un qui est alourdi par une mauvaise digestion.
Si j'avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail,
j'aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais
puisque ma résolution était formelle, et qu'avant vingt-quatre heures,
dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si
bien parce que je n'y étais pas encore, mes bonnes dispositions se
réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où
j'étais mal disposé pour un début auquel les jours suivants, hélas! ne
devaient pas se montrer plus propices. Mais j'étais raisonnable. De la
part de qui avait attendu des années, il eût été puéril de ne pas
supporter un retard de trois jours. Certain que le surlendemain
j'aurais déjà écrit quelques pages, je ne disais plus un seul mot à
mes parents de ma décision; j'aimais mieux patienter quelques heures,
et apporter à ma grand'mère consolée et convaincue, de l'ouvrage en
train. Malheureusement le lendemain n'était pas cette journée
extérieure et vaste que j'avais attendue dans la fièvre. Quand il
était fini, ma paresse et ma lutte pénible contre certains obstacles
internes avait simplement duré vingt-quatre heures de plus. Et au bout
de quelques jours, mes plans n'ayant pas été réalisés, je n'avais plus
le même espoir qu'ils le seraient immédiatement, partant, plus autant
de courage pour subordonner tout à cette réalisation: je recommençais
à veiller, n'ayant plus pour m'obliger à me coucher de bonne heure un
soir, la vision certaine de voir l'œuvre commencée le lendemain matin.
Il me fallait avant de reprendre mon élan quelques jours de détente,
et la seule fois où ma grand'mère osa d'un ton doux et désenchanté
formuler ce reproche: «Hé bien, ce travail, on n'en parle même plus?»
je lui en voulus, persuadé que n'ayant pas su voir que mon parti était
irrévocablement pris, elle venait d'en ajourner encore et pour
longtemps peut-être, l'exécution, par l'énervement que son déni de
justice me causait et sous l'empire duquel je ne voudrais pas
commencer mon œuvre. Elle sentit que son scepticisme venait de heurter
à l'aveugle une volonté. Elle s'en excusa, me dit en m'embrassant:
«Pardon, je ne dirai plus rien.» Et pour que je ne me décourageasse
pas, m'assura que du jour où je serais bien portant, le travail
viendrait tout seul par surcroît.
D'ailleurs, me disais-je, en passant ma vie chez les Swann ne fais-je
pas comme Bergotte? A mes parents il semblait presque que tout en
étant paresseux, je menais, puisque c'était dans le même salon qu'un
grand écrivain, la vie la plus favorable au talent. Et pourtant que
quelqu'un puisse être dispensé de faire ce talent soi-même, par le
dedans, et le reçoive d'autrui, est aussi impossible que se faire une
bonne santé (malgré qu'on manque à toutes les règles de l'hygiène et
qu'on commette les pires excès) rien qu'en dînant souvent en ville
avec un médecin. La personne du reste qui était le plus complètement
dupe de l'illusion qui m'abusait ainsi que mes parents, c'était Mme
Swann. Quand je lui disais que je ne pouvais pas venir, qu'il fallait
que je restasse à travailler, elle avait l'air de trouver que je
faisais bien des embarras, qu'il y avait un peu de sottise et de
prétention dans mes paroles:
--Mais Bergotte vient bien, lui? Est-ce que vous trouvez que ce
qu'il écrit n'est pas bien. Cela sera même mieux bientôt,
ajoutait-elle, car il est plus aigu, plus concentré dans le journal
que dans le livre où il délaie un peu. J'ai obtenu qu'il fasse
désormais le «leader article» dans le Figaro. Ce sera tout à fait «the
right man in the right place.»
Et elle ajoutait:
--Venez, il vous dira mieux que personne ce qu'il faut faire.
Et c'était comme on invite un engagé volontaire avec son colonel,
c'était dans l'intérêt de ma carrière, et comme si les chefs-d'œuvre se
faisaient par «relations», qu'elle me disait de ne pas manquer de venir
le lendemain dîner chez elle avec Bergotte.
Ainsi pas plus du côté des Swann que du côté de mes parents,
c'est-à-dire de ceux qui, à des moments différents, avaient semblé
devoir y mettre obstacle, aucune opposition n'était plus faite à cette
douce vie où je pouvais voir Gilberte comme je voulais, avec
ravissement, sinon avec calme. Il ne peut pas y en avoir dans l'amour,
puisque ce qu'on a obtenu n'est jamais qu'un nouveau point de départ
pour désirer davantage. Tant que je n'avais pu aller chez elle, les
yeux fixés vers cet inaccessible bonheur, je ne pouvais même pas
imaginer les causes nouvelles de trouble qui m'y attendaient. Une fois
la résistance de ses parents brisée, et le problème enfin résolu, il
recommença à se poser, chaque fois dans d'autres termes. En ce sens
c'était bien en effet chaque jour une nouvelle amitié qui commençait.
Chaque soir en rentrant je me rendais compte que j'avais à dire à
Gilberte des choses capitales, desquelles notre amitié dépendait, et
ces choses n'étaient jamais les mêmes. Mais enfin j'étais heureux et
aucune menace ne s'élevait plus contre mon bonheur. Il allait en venir
hélas, d'un côté où je n'avais jamais aperçu aucun péril, du côté de
Gilberte et de moi-même. J'aurais pourtant dû être tourmenté par ce
qui, au contraire, me rassurait, par ce que je croyais du bonheur.
C'est, dans l'amour, un état anormal, capable de donner tout de suite,
à l'accident le plus simple en apparence et qui peut toujours
survenir, une gravité que par lui-même cet accident ne comporterait
pas. Ce qui rend si heureux, c'est la présence dans le cœur de quelque
chose d'instable, qu'on s'arrange perpétuellement à maintenir et dont
on ne s'aperçoit presque plus tant qu'il n'est pas déplacé. En
réalité, dans l'amour il y a une souffrance permanente, que la joie
neutralise, rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment
devenir ce qu'elle serait depuis longtemps si l'on n'avait pas obtenu
ce qu'on souhaitait, atroce.
Plusieurs fois je sentis que Gilberte désirait éloigner mes visites.
Il est vrai que quand je tenais trop à la voir je n'avais qu'à me
faire inviter par ses parents qui étaient de plus en plus persuadés de
mon excellente influence sur elle. Grâce à eux, pensais-je, mon amour
ne court aucun risque; du moment que je les ai pour moi, je peux être
tranquille puisqu'ils ont toute autorité sur Gilberte. Malheureusement
à certains signes d'impatience que celle-ci laissait échapper quand
son père me faisait venir en quelque sorte malgré elle, je me demandai
si ce que j'avais considéré comme une protection pour mon bonheur
n'était pas au contraire la raison secrète pour laquelle il ne
pourrait durer.
La dernière fois que je vins voir Gilberte, il pleuvait; elle était
invitée à une leçon de danse chez des gens qu'elle connaissait trop
peu pour pouvoir m'emmener avec elle. J'avais pris à cause de
l'humidité plus de caféine que d'habitude. Peut-être à cause du
mauvais temps, peut-être ayant quelque prévention contre la maison où
cette matinée devait avoir lieu, Mme Swann, au moment où sa fille
allait partir, la rappela avec une extrême vivacité: «Gilberte!» et me
désigna pour signifier que j'étais venu pour la voir et qu'elle devait
rester avec moi. Ce «Gilberte» avait été prononcé, crié plutôt, dans
une bonne intention pour moi, mais au haussement d'épaules que fit
Gilberte en ôtant ses affaires, je compris que sa mère avait
involontairement accéléré l'évolution, peut-être jusque-là possible
encore à arrêter, qui détachait peu à peu de moi mon amie. «On n'est
pas obligé d'aller danser tous les jours», dit Odette à sa fille, avec
une sagesse sans doute apprise autrefois de Swann. Puis, redevenant
Odette, elle se mit à parler anglais à sa fille. Aussitôt ce fut comme
si un mur m'avait caché une partie de la vie de Gilberte, comme si un
génie malfaisant avait emmené loin de moi mon amie. Dans une langue
que nous savons, nous avons substitué à l'opacité des sons la
transparence des idées. Mais une langue que nous ne savons pas est un
palais clos dans lequel celle que nous aimons peut nous tromper, sans
que, restés au dehors et désespérément crispés dans notre impuissance,
nous parvenions à rien voir, à rien empêcher. Telle cette conversation
en anglais dont je n'eusse que souri un mois auparavant et au milieu
de laquelle quelques noms propres français ne laissaient pas
d'accroître et d'orienter mes inquiétudes, avait, tenue à deux pas de
moi par deux personnes immobiles, la même cruauté, me faisait aussi
délaissé et seul, qu'un enlèvement. Enfin Mme Swann nous quitta. Ce
jour-là peut-être par rancune contre moi, cause involontaire qu'elle
n'allât pas s'amuser, peut-être aussi parce que la devinant fâchée
j'étais préventivement plus froid que d'habitude, le visage de
Gilberte, dépouillé de toute joie, nu, saccagé, sembla tout
l'après-midi vouer un regret mélancolique au pas-de-quatre que ma
présence l'empêchait d'aller danser, et défier toutes les créatures, à
commencer par moi, de comprendre les raisons subtiles qui avaient
déterminé chez elle une inclination sentimentale pour le boston. Elle
se borna à échanger, par moments, avec moi, sur le temps qu'il
faisait, la recrudescence de la pluie, l'avance de la pendule, une
conversation ponctuée de silences et de monosyllabes où je m'entêtais
moi-même, avec une sorte de rage désespérée, à détruire les instants
que nous aurions pu donner à l'amitié et au bonheur. Et à tous nos
propos une sorte de dureté suprême était conférée par le paroxisme de
leur insignifiance paradoxale, lequel me consolait pourtant, car il
empêchait Gilberte d'être dupe de la banalité de mes réflexions et de
l'indifférence de mon accent. C'est en vain que je disais: «Il me
semble que l'autre jour la pendule retardait plutôt», elle traduisait
évidemment: «Comme vous êtes méchante!» J'avais beau m'obstiner à
prolonger, tout le long de ce jour pluvieux, ces paroles sans
éclaircies, je savais que ma froideur n'était pas quelque chose
d'aussi définitivement figé que je le feignais, et que Gilberte devait
bien sentir que si, après le lui avoir déjà dit trois fois, je m'étais
hasardé une quatrième à lui répéter que les jours diminuaient,
j'aurais eu de la peine à me retenir à fondre en larmes. Quand elle
était ainsi, quand un sourire ne remplissait pas ses yeux et ne
découvrait pas son visage, on ne peut dire de quelle désolante
monotonie étaient empreints ses yeux tristes et ses traits maussades.
Sa figure, devenue presque livide, ressemblait alors à ces plages
ennuyeuses où la mer retirée très loin vous fatigue d'un reflet
toujours pareil que cerne un horizon immuable et borné. A la fin, ne
voyant pas se produire de la part de Gilberte le changement heureux
que j'attendais depuis plusieurs heures, je lui dis qu'elle n'était
pas gentille: «C'est vous qui n'êtes pas gentil», me répondit-elle.
«Mais si!» Je me demandai ce que j'avais fait, et ne le trouvant pas,
le lui demandai à elle-même: «Naturellement, vous vous trouvez
gentil!» me dit-elle en riant longuement. Alors je sentis ce qu'il y
avait de douloureux pour moi à ne pouvoir atteindre cet autre plan,
plus insaisissable, de sa pensée, que décrivait son rire. Ce rire
avait l'air de signifier: «Non, non, je ne me laisse pas prendre à
tout ce que vous me dites, je sais que vous êtes fou de moi, mais cela
ne me fait ni chaud ni froid, car je me fiche de vous.» Mais je me
disais qu'après tout le rire n'est pas un langage assez déterminé pour
que je pusse être assuré de bien comprendre celui-là. Et les paroles
de Gilberte étaient affectueuses. «Mais en quoi ne suis-je pas gentil,
lui demandai-je, dites-le moi, je ferai tout ce que vous voudrez.»
«Non cela ne servirait à rien, je ne peux pas vous expliquer.» Un
instant j'eus peur qu'elle crût que je ne l'aimasse pas, et ce fut
pour moi une autre souffrance, non moins vive, mais qui réclamait une
dialectique différente. «Si vous saviez le chagrin que vous me faites,
vous me le diriez.» Mais ce chagrin qui, si elle avait douté de mon
amour eût dû la réjouir, l'irrita au contraire. Alors, comprenant mon
erreur, décidé à ne plus tenir compte de ses paroles, la laissant, sans
la croire, me dire: «Je vous aimais vraiment, vous verrez cela un
jour» (ce jour, où les coupables assurent que leur innocence sera
reconnue et qui, pour des raisons mystérieuses, n'est jamais celui où
on les interroge), j'eus le courage de prendre subitement la
résolution de ne plus la voir, et sans le lui annoncer encore, parce
qu'elle ne m'aurait pas cru.
Un chagrin causé par une personne qu'on aime peut être amer, même
quand il est inséré au milieu de préoccupations, d'occupations, de
joies, qui n'ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention
ne se détourne que de temps en temps pour revenir à lui. Mais quand un
tel chagrin naît--comme c'était le cas pour celui-ci--à un moment
où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la
brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là
ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse
contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter
jusqu'au bout. Celle qui soufflait sur mon cœur était si violente que
je revins vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne
pourrais retrouver la respiration qu'en rebroussant chemin, qu'en
retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte. Mais elle
se serait dit: «Encore lui! Décidément je peux tout me permettre, il
reviendra chaque fois d'autant plus docile qu'il m'aura quittée plus
malheureux.» Puis j'étais irrésistiblement ramené vers elle par ma
pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la
boussole intérieure persistèrent quand je fus rentré, et se
traduisirent par les brouillons de lettres contradictoires que
j'écrivis à Gilberte.
J'allais passer par une de ces conjonctures difficiles en face
desquelles il arrive généralement qu'on se trouve à plusieurs reprises
dans la vie et auxquelles, bien qu'on n'ait pas changé de caractère, de
nature--notre nature qui crée elle-même nos amours, et presque les
femmes que nous aimons, et jusqu'à leurs fautes--on ne fait pas face
de la même manière à chaque fois, c'est-à-dire à tout âge. A ces
moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée dans une
balance, en deux plateaux opposés où elle tient tout entière. Dans
l'un, il y a notre désir de ne pas déplaire, de ne pas paraître trop
humble à l'être que nous aimons sans parvenir à le comprendre, mais
que nous trouvons plus habile de laisser un peu de côté pour qu'il
n'ait pas ce sentiment de se croire indispensable qui le détournerait
de nous; de l'autre côté, il y a une souffrance--non pas une
souffrance localisée et partielle--qui ne pourrait au contraire être
apaisée que si, renonçant à plaire à cette femme et à lui faire croire
que nous pouvons nous passer d'elle, nous allions la retrouver. Qu'on
retire du plateau où est la fierté une petite quantité de volonté
qu'on a eu la faiblesse de laisser s'user avec l'âge, qu'on ajoute
dans le plateau où est le chagrin une souffrance physique acquise et à
qui on a permis de s'aggraver, et au lieu de la solution courageuse
qui l'aurait emporté à vingt ans, c'est l'autre, devenue trop lourde
et sans assez de contre-poids, qui nous abaisse à cinquante. D'autant
plus que les situations tout en se répétant changent, et qu'il y a
chance pour qu'au milieu ou à la fin de la vie on ait eu pour soi-même
la funeste complaisance de compliquer l'amour d'une part d'habitude
que l'adolescence, retenue par d'autres devoirs, moins libre de
soi-même, ne connaît pas.
Je venais d'écrire à Gilberte une lettre où je laissais tonner ma
fureur, non sans pourtant jeter la bouée de quelques mots placés
comme au hasard, et où mon amie pourrait accrocher une réconciliation;
un instant après, le vent ayant tourné, c'était des phrases tendres que
je lui adressais pour la douceur de certaines expressions désolées, de
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