A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 02

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Saint des Saints sous le rideau qui me la dérobait et derrière lequel
je lui prêtais à chaque instant un aspect nouveau, selon ceux des mots
de Bergotte--dans la plaquette retrouvée par Gilberte--qui me
revenaient à l'esprit: «Noblesse plastique, cilice chrétien, pâleur
janséniste, princesse de Trézène et de Clèves, drame mycénien, symbole
delphique, mythe solaire», la divine Beauté que devait me révéler le
jeu de la Berma, nuit et jour, sur un autel perpétuellement allumé,
trônait au fond de mon esprit, de mon esprit dont mes parents sévères
et légers allaient décider s'il enfermerait ou non, et pour jamais,
les perfections de la Déesse dévoilée à cette même place où se
dressait sa forme invisible. Et les yeux fixés sur l'image
inconcevable, je luttais du matin au soir contre les obstacles que ma
famille m'opposait. Mais quand ils furent tombés, quand ma mère--bien
que cette matinée eût lieu précisément le jour de la séance de la
Commission après laquelle mon père devait ramener dîner M. de
Norpois
--m'eût dit: «Hé bien, nous ne voulons pas te chagriner, si tu crois
que tu auras tant de plaisir, il faut y aller», quand cette journée de
théâtre, jusque-là défendue, ne dépendit plus que de moi, alors, pour
la première fois, n'ayant plus à m'occuper qu'elle cessât d'être
impossible, je me demandai si elle était souhaitable, si d'autres
raisons que la défense de mes parents n'auraient pas dû m'y faire
renoncer. D'abord, après avoir détesté leur cruauté, leur consentement
me les rendait si chers que l'idée de leur faire de la peine m'en
causait à moi-même une, à travers laquelle la vie ne m'apparaissait
plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse, et ne me
semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes parents seraient
heureux ou malheureux. «J'aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit
vous affliger», dis-je à ma mère qui, au contraire, s'efforçait de
m'ôter cette arrière-pensée qu'elle pût en être triste, laquelle,
disait-elle, gâterait ce plaisir que j'aurais à _Phèdre_ et en
considération duquel elle et mon père étaient revenus sur leur
défense. Mais alors cette sorte d'obligation d'avoir du plaisir me
semblait bien lourde. Puis si je rentrais malade, serais-je guéri
assez vite pour pouvoir aller aux Champs-Élysées, les vacances finies,
aussitôt qu'y retournerait Gilberte? A toutes ces raisons, je
confrontais, pour décider ce qui devait l'emporter, l'idée, invisible
derrière son voile, de la perfection de la Berma. Je mettais dans un
des balances du plateau, «sentir maman triste, risquer de ne pas
pouvoir aller aux Champs-Élysées», dans l'autre, «pâleur janséniste,
mythe solaire»; mais ces mots eux-mêmes finissaient par s'obscurcir
devant mon esprit, ne me disaient plus rien, perdaient tout poids; peu
à peu mes hésitations devenaient si douloureuses que si j'avais
maintenant opté pour le théâtre, ce n'eût plus été que pour les faire
cesser et en être délivré une fois pour toutes. C'eût été pour abréger
ma souffrance et non plus dans l'espoir d'un bénéfice intellectuel et
en cédant à l'attrait de la perfection, que je me serais laissé
conduire non vers la Sage Déesse, mais vers l'implacable Divinité sans
visage et sans nom qui lui avait été subrepticement substituée sous
son voile. Mais brusquement tout fut changé, mon désir d'aller
entendre la Berma reçut un coup de fouet nouveau qui me permit
d'attendre dans l'impatience et dans la joie cette «matinée»: étant
allé faire devant la colonne des théâtres ma station quotidienne,
depuis peu si cruelle, de stylite, j'avais vu, tout humide encore,
l'affiche détaillée de _Phèdre_ qu'on venait de coller pour la première
fois (et où à vrai dire le reste de la distribution ne m'apportait
aucun attrait nouveau qui pût me décider). Mais elle donnait à l'un
des buts entre lesquels oscillait mon indécision, une forme plus
concrète et--comme l'affiche était datée non du jour où je la lisais
mais de celui où la représentation aurait lieu, et de l'heure même du
lever du rideau--presque imminente, déjà en voie de réalisation, si
bien que je sautai de joie devant la colonne en pensant que ce
jour-là, exactement à cette heure, je serais prêt à entendre la Berma,
assis à ma place; et de peur que mes parents n'eussent plus le temps
d'en trouver deux bonnes pour ma grand'mère et pour moi, je ne fis
qu'un bond jusqu'à la maison, cinglé que j'étais par ces mots magiques
qui avaient remplacé dans ma pensée «pâleur janséniste» et «mythe
solaire»: «les dames ne seront pas reçues à l'orchestre en chapeau,
les portes seront fermées à deux heures.»
Hélas! cette première matinée fut une grande déception. Mon père nous
proposa de nous déposer ma grand'mère et moi au théâtre, en se rendant
à sa Commission. Avant de quitter la maison, il dit à ma mère: «Tâche
d'avoir un bon dîner; tu te rappelles que je dois ramener de Norpois?»
Ma mère ne l'avait pas oublié. Et depuis la veille, Françoise,
heureuse de s'adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait
certainement un don, stimulée, d'ailleurs, par l'annonce d'un convive
nouveau, et sachant qu'elle aurait à composer, selon des méthodes sues
d'elle seule, du bœuf à la gelée, vivait dans l'effervescence de la
création; comme elle attachait une importance extrême à la qualité
intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de
son œuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus
beaux carrés de romsteck, de jarret de bœuf, de pied de veau, comme
Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir
les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II.
Françoise dépensait dans ces allées et venues une telle ardeur que
maman voyant sa figure enflammée craignait que notre vieille servante
ne tombât malade de surmenage comme l'auteur du Tombeau des Médicis
dans les carrières de Pietraganta. Et dès la veille Françoise avait
envoyé cuire dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme
du marbre rose ce qu'elle appelait du jambon de Nev'York. Croyant la
langue moins riche qu'elle n'est et ses propres oreilles peu sûres,
sans doute la première fois qu'elle avait entendu parler de jambon
d'York avait-elle cru--trouvant d'une prodigalité invraisemblable
dans le vocabulaire qu'il pût exister à la fois York et New-York--qu'elle
avait mal entendu et qu'on aurait voulu dire le nom qu'elle
connaissait déjà. Aussi, depuis, le mot d'York se faisait précéder
dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle lisait une annonce de:
New qu'elle prononçait Nev'. Et c'est de la meilleure foi du monde
qu'elle disait à sa fille de cuisine: «Allez me chercher du jambon
chez Olida. Madame m'a bien recommandé que ce soit du Nev'York.» Ce
jour-là, si Françoise avait la brûlante certitude des grands
créateurs, mon lot était la cruelle inquiétude du chercheur. Sans
doute, tant que je n'eus pas entendu la Berma, j'éprouvai du plaisir.
J'en éprouvai dans le petit square qui précédait le théâtre et dont,
deux heures plus tard, les marronniers dénudés allaient luire avec des
reflets métalliques dès que les becs de gaz allumés éclaireraient le
détail de leurs ramures; devant les employés du contrôle, desquels le
choix, l'avancement, le sort, dépendaient de la grande artiste--qui
seule détenait le pouvoir dans cette administration à la tête de
laquelle des directeurs éphémères et purement nominaux se succédaient
obscurément--et qui prirent nos billets sans nous regarder, agités
qu'ils étaient de savoir si toutes les prescriptions de Mme Berma
avaient bien été transmises au personnel nouveau, s'il était bien
entendu que la claque ne devait jamais applaudir pour elle, que les
fenêtres devaient être ouvertes tant qu'elle ne serait pas en scène et
la moindre porte fermée après, un pot d'eau chaude dissimulé près
d'elle pour faire tomber la poussière du plateau: et, en effet, dans
un moment sa voiture attelée de deux chevaux à longue crinière allait
s'arrêter devant le théâtre, elle en descendrait enveloppée dans des
fourrures, et, répondant d'un geste maussade aux saluts, elle
enverrait une de ses suivantes s'informer de l'avant-scène qu'on avait
réservée pour ses amis, de la température de la salle, de la
composition des loges, de la tenue des ouvreuses, théâtre et public
n'étant pour elle qu'un second vêtement plus extérieur dans lequel
elle entrerait et le milieu plus ou moins bon conducteur que son
talent aurait à traverser. Je fus heureux aussi dans la salle même;
depuis que je savais que--contrairement à ce que m'avaient si
longtemps représenté mes imaginations enfantines--il n'y avait
qu'une scène pour tout le monde, je pensais qu'on devait être empêché
de bien voir par les autres spectateurs comme on l'est au milieu d'une
foule; or je me rendis compte qu'au contraire, grâce à une disposition
qui est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre
du théâtre; ce qui m'explique qu'une fois qu'on avait envoyé Françoise
voir un mélodrame aux troisièmes galeries, elle avait assuré en
rentrant que sa place était la meilleure qu'on pût avoir et au lieu de
se trouver trop loin, s'était sentie intimidée par la proximité
mystérieuse et vivante du rideau. Mon plaisir s'accrut encore quand je
commençai à distinguer derrière ce rideau baissé des bruits confus
comme on en entend sous la coquille d'un œuf quand le poussin va
sortir, qui bientôt grandirent, et tout à coup, de ce monde
impénétrable à notre regard, mais qui nous voyait du sien,
s'adressèrent indubitablement à nous sous la forme impérieuse de trois
coups aussi émouvants que des signaux venus de la planète Mars. Et--ce
rideau une fois levé--quand sur la scène une table à écrire et
une cheminée assez ordinaires, d'ailleurs, signifièrent que les
personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs venus
pour réciter comme j'en avais vus une fois en soirée, mais des hommes
en train de vivre chez eux un jour de leur vie dans laquelle je
pénétrais par effraction sans qu'ils pussent me voir--mon plaisir
continua de durer; il fut interrompu par une courte inquiétude: juste
comme je dressais l'oreille avant que commençât la pièce, deux hommes
entrèrent sur la scène, bien en colère, puisqu'ils parlaient assez
fort pour que dans cette salle où il y avait plus de mille personnes
on distinguât toutes leurs paroles, tandis que dans un petit café on
est obligé de demander au garçon ce que disent deux individus qui se
collettent; mais dans le même instant étonné de voir que le public les
entendait sans protester, submergé qu'il était par un unanime silence
sur lequel vint bientôt clapoter un rire ici, un autre là, je compris
que ces insolents étaient les acteurs et que la petite pièce, dite
lever de rideau, venait de commencer. Elle fut suivie d'un entr'acte
si long que les spectateurs revenus à leurs places s'impatientaient,
tapaient des pieds. J'en étais effrayé; car de même que dans le compte
rendu d'un procès, quand je lisais qu'un homme d'un noble cœur allait
venir au mépris de ses intérêts, témoigner en faveur d'un innocent, je
craignais toujours qu'on ne fût pas assez gentil pour lui, qu'on ne
lui marquât pas assez de reconnaissance, qu'on ne le récompensât pas
richement, et, qu'écœuré, il se mît du côté de l'injustice; de même,
assimilant en cela le génie à la vertu, j'avais peur que la Berma
dépitée par les mauvaises façons d'un public aussi mal élevé--dans
lequel j'aurais voulu au contraire qu'elle pût reconnaître avec
satisfaction quelques célébrités au jugement de qui elle eût attaché
de l'importance--ne lui exprimât son mécontentement et son dédain en
jouant mal. Et je regardais d'un air suppliant ces brutes trépignantes
qui allaient briser dans leur fureur l'impression fragile et précieuse
que j'étais venu chercher. Enfin, les derniers moments de mon plaisir
furent pendant les premières scènes de _Phèdre_. Le personnage de _Phèdre_
ne paraît pas dans ce commencement du second acte; et, pourtant, dès
que le rideau fut levé et qu'un second rideau, en velours rouge
celui-là, se fut écarté, qui dédoublait la profondeur de la scène dans
toutes les pièces où jouait l'étoile, une actrice entra par le fond,
qui avait la figure et la voix qu'on m'avait dit être celles de la
Berma. On avait dû changer la distribution, tout le soin que j'avais
mis à étudier le rôle de la femme de Thésée devenait inutile. Mais une
autre actrice donna la réplique à la première. J'avais dû me tromper
en prenant celle-là pour la Berma, car la seconde lui ressemblait
davantage encore et, plus que l'autre, avait sa diction. Toutes deux
d'ailleurs ajoutaient à leur rôle de nobles gestes--que je
distinguais clairement et dont je comprenais la relation avec le
texte, tandis qu'elles soulevaient leurs beaux péplums--et aussi des
intonations ingénieuses, tantôt passionnées, tantôt ironiques, qui me
faisaient comprendre la signification d'un vers que j'avais lu chez
moi sans apporter assez d'attention à ce qu'il voulait dire. Mais tout
d'un coup, dans l'écartement du rideau rouge du sanctuaire, comme dans
un cadre, une femme parut et, aussitôt à la peur que j'eus, bien plus
anxieuse que pouvait être celle de la Berma, qu'on la gênât en ouvrant
une fenêtre, qu'on altérât le son d'une de ses paroles en froissant un
programme, qu'on l'indisposât en applaudissant ses camarades, en ne
l'applaudissant pas elle, assez;--à ma façon, plus absolue encore
que celle de la Berma, de ne considérer dès cet instant, salle,
public, acteurs, pièce, et mon propre corps que comme un milieu
acoustique n'ayant d'importance que dans la mesure où il était
favorable aux inflexions de cette voix, je compris que les deux
actrices que j'admirais depuis quelques minutes n'avaient aucune
ressemblance avec celle que j'étais venu entendre. Mais en même temps
tout mon plaisir avait cessé; j'avais beau tendre vers la Berma mes
yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une
miette des raisons qu'elle me donnerait de l'admirer, je ne parvenais
pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses
camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations
intelligentes, de beaux gestes. Je l'écoutais comme j'aurais lu
_Phèdre_, ou comme si Phèdre, elle-même avait dit en ce moment les
choses que j'entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur
avoir rien ajouté. J'aurais voulu--pour pouvoir l'approfondir, pour
tâcher d'y découvrir ce qu'elle avait de beau--arrêter, immobiliser
longtemps devant moi chaque intonation de l'artiste, chaque expression
de sa physionomie; du moins, je tâchais, à force d'agilité morale, en
ayant avant un vers mon attention tout installée et mise au point, de
ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque
mot, de chaque geste, et, grâce à l'intensité de mon attention,
d'arriver à descendre en eux aussi profondément que j'aurais fait si
j'avais eu de longues heures à moi. Mais que cette durée était brève!
A peine un son était-il reçu dans mon oreille qu'il était remplacé par
un autre. Dans une scène où la Berma reste immobile un instant, le
bras levé à la hauteur du visage baignée grâce à un artifice
d'éclairage, dans une lumière verdâtre, devant le décor qui représente
la mer, la salle éclata en applaudissements, mais déjà l'actrice avait
changé de place et le tableau que j'aurais voulu étudier n'existait
plus. Je dis à ma grand'mère que je ne voyais pas bien, elle me passa
sa lorgnette. Seulement, quand on croit à la réalité des choses, user
d'un moyen artificiel pour se les faire montrer n'équivaut pas tout à
fait à se sentir près d'elles. Je pensais que ce n'était plus la Berma
que je voyais, mais son image, dans le verre grossissant. Je reposai
la lorgnette; mais peut-être l'image que recevait mon œil, diminuée par
l'éloignement, n'était pas plus exacte; laquelle des deux Berma était
la vraie? Quant à la déclaration à Hippolyte, j'avais beaucoup compté
sur ce morceau où, à en juger par la signification ingénieuse que ses
camarades me découvraient à tout moment dans des parties moins belles,
elle aurait certainement des intonations plus surprenantes que celles
que chez moi, en lisant, j'avais tâché d'imaginer; mais elle
n'atteignit même pas jusqu'à celles qu'Œnone ou Aricie eussent
trouvées, elle passa au rabot d'une mélopée uniforme, toute la tirade
où se trouvèrent confondues ensemble des oppositions, pourtant si
tranchées, qu'une tragédienne à peine intelligente, même des élèves de
lycée, n'en eussent pas négligé l'effet; d'ailleurs, elle la débita
tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée au dernier
vers que mon esprit prit conscience de la monotonie voulue qu'elle
avait imposée aux premiers.
Enfin éclata mon premier sentiment d'admiration: il fut provoqué par
les applaudissements frénétiques des spectateurs. J'y mêlai les miens
en tâchant de les prolonger, afin que par reconnaissance, la Berma se
surpassant, je fusse certain de l'avoir entendue dans un de ses
meilleurs jours. Ce qui est du reste curieux, c'est que le moment où
se déchaîna cet enthousiasme du public, fut, je l'ai su depuis, celui
où la Berma a une de ses plus belles trouvailles. Il semble que
certaines réalités transcendantes émettent autour d'elles des rayons
auxquels la foule est sensible. C'est ainsi que, par exemple, quand un
événement se produit, quand à la frontière une armée est en danger, ou
battue, ou victorieuse, les nouvelles assez obscures qu'on reçoit et
d'où l'homme cultivé ne sait pas tirer grand chose, excitent dans la
foule une émotion qui le surprend et dans laquelle, une fois que les
experts l'ont mis au courant de la véritable situation militaire, il
reconnaît la perception par le peuple de cette «aura» qui entoure les
grands événements et qui peut être visible à des centaines de
kilomètres. On apprend la victoire, ou après-coup quand la guerre est
finie, ou tout de suite par la joie du concierge. On découvre un trait
génial du jeu de la Berma huit jours après l'avoir entendue, par la
critique, ou sur le coup par les acclamations du parterre. Mais cette
connaissance immédiate de la foule étant mêlée à cent autres toutes
erronées, les applaudissements tombaient le plus souvent à faux, sans
compter qu'ils étaient mécaniquement soulevés par la force des
applaudissements antérieurs comme dans une tempête une fois que la mer
a été suffisamment remuée elle continue à grossir, même si le vent ne
s'accroît plus. N'importe, au fur et à mesure que j'applaudissais, il
me semblait que la Berma avait mieux joué. «Au moins, disait à côté de
moi une femme assez commune, elle se dépense celle-là, elle se frappe
à se faire mal, elle court, parlez-moi de ça, c'est jouer.» Et heureux
de trouver ces raisons de la supériorité de la Berma, tout en me
doutant qu'elles ne l'expliquaient pas plus que celle de la Joconde,
ou du Persée de Benvenuto l'exclamation d'un paysan: «C'est bien fait
tout de même! c'est tout en or, et du beau! quel travail!», je
partageai avec ivresse le vin grossier de cet enthousiasme populaire.
Je n'en sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce
plaisir que j'avais tant désiré n'eût pas été plus grand, mais en même
temps le besoin de le prolonger, de ne pas quitter pour jamais, en
sortant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant quelques heures
avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme en un départ
pour l'exil, en rentrant directement à la maison, si je n'avais espéré
d'y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel je
devais qu'on m'eût permis d'aller à _Phèdre_, M. de Norpois. Je lui fus
présenté avant le dîner par mon père qui m'appela pour cela dans son
cabinet. A mon entrée, l'ambassadeur se leva, me tendit la main,
inclina sa haute taille et fixa attentivement sur moi ses yeux bleus.
Comme les étrangers de passage qui lui étaient présentés, au temps où
il représentait la France, étaient plus ou moins--jusqu'aux
chanteurs connus--des personnes de marque et dont il savait alors
qu'il pourrait dire plus tard quand on prononcerait leur nom à Paris
ou à Pétersbourg, qu'il se rappelait parfaitement la soirée qu'il
avait passée avec eux à Munich ou à Sofia, il avait pris l'habitude de
leur marquer par son affabilité la satisfaction qu'il avait de les
connaître: mais de plus, persuadé que dans la vie des capitales, au
contact à la fois des individualités intéressantes qui les traversent
et des usages du peuple qui les habite, on acquiert une connaissance
approfondie, et que les livres ne donnent pas, de l'histoire, de la
géographie, des mœurs des différentes nations, du mouvement
intellectuel de l'Europe, il exerçait sur chaque nouveau venu ses
facultés aiguës d'observateur afin de savoir de suite à quelle espèce
d'homme il avait à faire. Le gouvernement ne lui avait plus depuis
longtemps confié de poste à l'étranger, mais dès qu'on lui présentait
quelqu'un, ses yeux, comme s'ils n'avaient pas reçu notification de sa
mise en disponibilité, commençaient à observer avec fruit, cependant
que par toute son attitude il cherchait à montrer que le nom de
l'étranger ne lui était pas inconnu. Aussi, tout en me parlant avec
bonté et de l'air d'importance d'un homme qui sait sa vaste
expérience, il ne cessait de m'examiner avec une curiosité sagace et
pour son profit, comme si j'eusse été quelque usage exotique, quelque
monument instructif, ou quelque étoile en tournée. Et de la sorte il
faisait preuve à la fois, à mon endroit, de la majestueuse amabilité
du sage Mentor et de la curiosité studieuse du jeune Anacharsis.
Il ne m'offrit absolument rien pour la _Revue des Deux-Mondes_, mais me
posa un certain nombre de questions sur ce qu'avaient été ma vie et
mes études, sur mes goûts dont j'entendis parler pour la première fois
comme s'il pouvait être raisonnable de les suivre, tandis que j'avais
cru jusqu'ici que c'était un devoir de les contrarier. Puisqu'ils me
portaient du côté de la littérature, il ne me détourna pas d'elle; il
m'en parla au contraire avec déférence comme d'une personne vénérable
et charmante du cercle choisi de laquelle, à Rome ou à Dresde, on a
gardé le meilleur souvenir et qu'on regrette par suite des nécessités
de la vie de retrouver si rarement. Il semblait m'envier en souriant
d'un air presque grivois les bons moments que, plus heureux que lui et
plus libre, elle me ferait passer. Mais les termes mêmes dont il se
servait me montraient la Littérature comme trop différente de l'image
que je m'en étais faite à Combray et je compris que j'avais eu
doublement raison de renoncer à elle. Jusqu'ici je m'étais seulement
rendu compte que je n'avais pas le don d'écrire; maintenant M. de
Norpois m'en ôtait même le désir. Je voulus lui exprimer ce que
j'avais rêvé; tremblant d'émotion, je me serais fait un scrupule que
toutes mes paroles ne fussent pas l'équivalent le plus sincère
possible de ce que j'avais senti et que je n'avais jamais essayé de me
formuler; c'est dire que mes paroles n'eurent aucune netteté.
Peut-être par habitude professionnelle, peut-être en vertu du calme
qu'acquiert tout homme important dont on sollicite le conseil et qui
sachant qu'il gardera en mains la maîtrise de la conversation, laisse
l'interlocuteur s'agiter, s'efforcer, peiner à son aise, peut-être
aussi pour faire valoir le caractère de sa tête (selon lui grecque,
malgré les grands favoris), M. de Norpois, pendant qu'on lui exposait
quelque chose, gardait une immobilité de visage aussi absolue, que si
vous aviez parlé devant quelque buste antique--et sourd--dans une
glyptothèque. Tout à coup, tombant comme le marteau du
commissaire-priseur, ou comme un oracle de Delphes, la voix de
l'ambassadeur qui vous répondait vous impressionnait d'autant plus,
que rien dans sa face ne vous avait laissé soupçonner le genre
d'impression que vous aviez produit sur lui, ni l'avis qu'il allait
émettre.
--Précisément, me dit-il tout à coup comme si la cause était jugée et
après m'avoir laissé bafouiller en face des yeux immobiles qui ne me
quittaient pas un instant, j'ai le fils d'un de mes amis qui, _mutatis
mutandis_, est comme vous (et il prit pour parler de nos dispositions
communes le même ton rassurant que si elles avaient été des
dispositions non pas à la littérature, mais au rhumatisme et s'il
avait voulu me montrer qu'on n'en mourait pas). Aussi a-t-il préféré
quitter le quai d'Orsay où la voie lui était pourtant toute tracée par
son père et sans se soucier du qu'en dira-t-on, il s'est mis à
produire. Il n'a certes pas lieu de s'en repentir. Il a publié il y a
deux ans--il est d'ailleurs beaucoup plus âgé que vous,
naturellement--un ouvrage relatif au sentiment de l'Infini sur la
rive occidentale du lac Victoria-Nyanza et cette année un opuscule
moins important, mais conduit d'une plume alerte, parfois même acérée,
sur le fusil à répétition dans l'armée bulgare, qui l'ont mis tout à
fait hors de pair. Il a déjà fait un joli chemin, il n'est pas homme à
s'arrêter en route, et je sais que, sans que l'idée d'une candidature
ait été envisagée, on a laissé tomber son nom deux ou trois dans la
conversation et d'une façon qui n'avait rien de défavorable, à
l'Académie des Sciences morales. En somme, sans pouvoir dire encore
qu'il soit au pinacle, il a conquis de haute lutte une fort jolie
position et le succès qui ne va pas toujours qu'aux agités et aux
brouillons, aux faiseurs d'embarras qui sont presque toujours des
faiseurs, le succès a récompensé son effort.
Mon père, me voyant déjà académicien dans quelques années, respirait
une satisfaction que M. de Norpois porta à son comble quand, après un
instant d'hésitation pendant lequel il sembla calculer les
conséquences de son acte, il me dit, en me tendant sa carte: «Allez
donc le voir de ma part, il pourra vous donner d'utiles conseils», me
causant par ces mots une agitation aussi pénible que s'il m'avait
annoncé qu'on m'embarquait le lendemain comme mousse à bord d'un
voilier.
Ma tante Léonie m'avait fait héritier en même temps que de beaucoup
d'objets et de meubles fort embarrassants, de presque toute sa fortune
liquide--révélant ainsi après sa mort une affection pour moi que je
n'avais guère soupçonnée pendant sa vie. Mon père, qui devait gérer
cette fortune jusqu'à ma majorité, consulta M. de Norpois sur un
certain nombre de placements. Il conseilla des titres à faible
rendement qu'il jugeait particulièrement solides, notamment les
Consolidés Anglais et le 4% Russe. «Avec ces valeurs de tout premier
ordre, dit M. de Norpois, si le revenu n'est pas très élevé, vous êtes
du moins assuré de ne jamais voir fléchir le capital.» Pour le reste,
mon père lui dit en gros ce qu'il avait acheté. M. de Norpois eut un
imperceptible sourire de félicitations: comme tous les capitalistes,
il estimait la fortune une chose enviable, mais trouvait plus délicat
de ne complimenter que par un signe d'intelligence à peine avoué, au
sujet de celle qu'on possédait; d'autre part, comme il était lui-même
colossalement riche, il trouvait de bon goût d'avoir l'air de juger
considérables les revenus moindres d'autrui, avec pourtant un retour
joyeux et confortable sur la supériorité des siens. En revanche il
n'hésita pas à féliciter mon père de la «composition» de son
portefeuille «d'un goût très sûr, très délicat, très fin». On aurait
dit qu'il attribuait aux relations des valeurs de bourse entre elles,
et même aux valeurs de bourse en elles-mêmes, quelque chose comme un
mérite esthétique. D'une, assez nouvelle et ignorée, dont mon père lui
parla, M. de Norpois, pareil à ces gens qui ont lu des livres que vous
vous croyez seul à connaître, lui dit: «Mais si, je me suis amusé
pendant quelque temps à la suivre dans la Cote, elle était
intéressante», avec le sourire rétrospectivement captivé d'un abonné
qui a lu le dernier roman d'une revue, par tranches, en feuilleton.
«Je ne vous déconseillerais pas de souscrire à l'émission qui va être
lancée prochainement. Elle est attrayante, car on vous offre les
titres à des prix tentants.» Pour certaines valeurs anciennes au
contraire, mon père ne se rappelant plus exactement les noms, faciles
à confondre avec ceux d'actions similaires, ouvrit un tiroir et montra
les titres eux-mêmes, à l'Ambassadeur. Leur vue me charma; ils étaient
enjolivés de flèches de cathédrales et de figures allégoriques comme
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