A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 12

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le pur vide, ne trouve rien à répondre. Les arguments de M. de Norpois
(en matière d'art) étaient sans réplique parce qu'ils étaient sans
réalité.
Bergotte n'écartant pas mes objections, je lui avouai qu'elles avaient
été méprisées par M. de Norpois. «Mais c'est un vieux serin,
répondit-il; il vous a donné des coups de bec parce qu'il croit
toujours avoir devant lui un échaudé ou une seiche.--Comment! vous
connaissez Norpois», me dit Swann.--Oh! il est ennuyeux comme la
pluie, interrompit sa femme qui avait grande confiance dans le
jugement de Bergotte et craignait sans doute que M. de Norpois ne nous
eût dit du mal d'elle. J'ai voulu causer avec lui après le dîner, je
ne sais pas si c'est l'âge ou la digestion, mais je l'ai trouvé d'un
vaseux. Il semble qu'on aurait eu besoin de le doper!--Oui, n'est-ce
pas, dit Bergotte, il est bien obligé de se taire assez souvent pour
ne pas épuiser avant la fin de la soirée la provision de sottises qui
empèsent le jabot de la chemise et maintiennent le gilet blanc.--Je
trouve Bergotte et ma femme bien sévères, dit Swann qui avait pris
chez lui «l'emploi» d'homme de bon sens. Je reconnais que Norpois ne
peut pas vous intéresser beaucoup, mais à un autre point de vue (car
Swann aimait à recueillir les beautés de la «vie»), il est quelqu'un
d'assez curieux, d'assez curieux comme «amant». Quand il était
secrétaire à Rome, ajouta-t-il, après s'être assuré que Gilberte ne
pouvait pas entendre, il avait à Paris une maîtresse dont il était
éperdu et il trouvait le moyen de faire le voyage deux fois par
semaine pour la voir deux heures. C'était du reste une femme très
intelligente et ravissante à ce moment-là, c'est une douairière
maintenant. Et il en a eu beaucoup d'autres dans l'intervalle. Moi je
serais devenu fou s'il avait fallu que la femme que j'aimais habitât
Paris pendant que j'étais retenu à Rome. Pour les gens nerveux il
faudrait toujours qu'ils aimassent comme disent les gens du peuple,
«au-dessous d'eux» afin qu'une question d'intérêt mît la femme qu'ils
aiment à leur discrétion.» A ce moment Swann s'aperçut de
l'application que je pouvais faire de cette maxime à lui et à Odette.
Et comme même chez les êtres supérieurs, au moment où ils semblent
planer avec vous au-dessus de la vie, l'amour-propre reste mesquin, il
fut pris d'une grande mauvaise humeur contre moi. Mais cela ne se
manifesta que par l'inquiétude de son regard. Il ne me dit rien au
moment même. Il ne faut pas trop s'en étonner. Quand Racine, selon un
récit d'ailleurs controuvé, mais dont la matière se répète tous les
jours dans la vie de Paris, fit allusion à Scarron devant Louis XIV,
le plus puissant roi du monde ne dit rien le soir même au poète. Et
c'est le lendemain que celui-ci tomba en disgrâce.
Mais comme une théorie désire d'être exprimée entièrement, Swann,
après cette minute d'irritation et ayant essuyé le verre de son
monocle, compléta sa pensée en ces mots qui devaient plus tard prendre
dans mon souvenir la valeur d'un avertissement prophétique et duquel
je ne sus pas tenir compte. «Cependant le danger de ce genre d'amours
est que la sujétion de la femme calme un moment la jalousie de l'homme
mais la rend aussi plus exigeante. Il arrive à faire vivre sa
maîtresse comme ces prisonniers qui sont jour et nuit éclairés pour
être mieux gardés. Et cela finit généralement par des drames.»
Je revins à M. de Norpois. «Ne vous y fiez pas, il est au contraire
très mauvaise langue», dit Mme Swann avec un accent qui me parut
d'autant plus signifier que M. de Norpois avait mal parlé d'elle, que
Swann regarda sa femme d'un air de réprimande et comme pour l'empêcher
d'en dire davantage.
Cependant Gilberte qu'on avait déjà prié deux fois d'aller se préparer
pour sortir, restait à nous écouter, entre sa mère et son père, à
l'épaule duquel elle était câlinement appuyée. Rien, au premier
aspect, ne faisait plus contraste avec Mme Swann qui était brune que
cette jeune fille à la chevelure rousse, à la peau dorée. Mais au bout
d'un instant on reconnaissait en Gilberte bien des traits--par
exemple le nez arrêté avec une brusque et infaillible décision par le
sculpteur invisible qui travaille de son ciseau pour plusieurs
générations--l'expression, les mouvements de sa mère; pour prendre
une comparaison dans un autre art, elle avait l'air d'un portrait peu
ressemblant encore de Mme Swann que le peintre par un caprice de
coloriste, eût fait poser à demi-déguisée, prête à se rendre à un
dîner de «têtes», en vénitienne. Et comme elle n'avait pas qu'une
perruque blonde, mais que tout atome sombre avait été expulsé de sa
chair laquelle dévêtue de ses voiles bruns semblait plus nue,
recouverte seulement des rayons dégagés par un soleil intérieur, le
grimage n'était pas que superficiel, mais incarné; Gilberte avait
l'air de figurer quelque animal fabuleux, ou de porter un travesti
mythologique. Cette peau rousse c'était celle de son père au point que
la nature semblait avoir eu, quand Gilberte avait été créée, à résoudre
le problème de refaire peu à peu Mme Swann, en n'ayant à sa
disposition comme matière que la peau de M. Swann. Et la nature
l'avait utilisée parfaitement, comme un maître huchier qui tient à
laisser apparents le grain, les nœuds du bois. Dans la figure de
Gilberte, au coin du nez d'Odette parfaitement reproduit, la peau se
soulevait pour garder intacts les deux grains de beauté de M. Swann.
C'était une nouvelle variété de Mme Swann qui était obtenue là, à côté
d'elle, comme un lilas blanc près d'un lilas violet. Il ne faudrait
pourtant pas se représenter la ligne de démarcation entre les deux
ressemblances comme absolument nette. Par moments, quand Gilberte
riait, on distinguait l'ovale de la joue de son père dans la figure de
sa mère comme si on les avait mis ensemble pour voir ce que donnerait
le mélange; cet ovale se précisait comme un embryon se forme, il
s'allongeait obliquement, se gonflait, au bout d'un instant il avait
disparu. Dans les yeux de Gilberte il y avait le bon regard franc de
son père; c'est celui qu'elle avait eu quand elle m'avait donné la
bille d'agate et m'avait dit: «Gardez-la en souvenir de notre amitié.»
Mais, posait-on à Gilberte une question sur ce qu'elle avait fait,
alors on voyait dans ces mêmes yeux l'embarras, l'incertitude, la
dissimulation, la tristesse qu'avait autrefois Odette quand Swann lui
demandait où elle était allée, et qu'elle lui faisait une de ces
réponses mensongères qui désespéraient l'amant et maintenant lui
faisaient brusquement changer la conversation en mari incurieux et
prudent. Souvent aux Champs-Élysées, j'étais inquiet en voyant ce
regard chez Gilberte. Mais la plupart du temps, c'était à tort. Car
chez elle, survivance toute physique de sa mère, ce regard--celui-là
du moins--ne correspondait plus à rien. C'est quand elle était allée
à son cours, quand elle devait rentrer pour une leçon que les pupilles
de Gilberte exécutaient ce mouvement qui jadis en les yeux d'Odette
était causé par la peur de révéler qu'elle avait reçu dans la journée
un de ses amants ou qu'elle était pressée de se rendre à un
rendez-vous. Telles on voyait ces deux natures de M. et de Mme Swann
onduler, refluer, empiéter tour à tour l'une sur l'autre, dans le
corps de cette Mélusine.
Sans doute on sait bien qu'un enfant tient de son père et de sa mère.
Encore la distribution des qualités et des défauts dont il hérite se
fait-elle si étrangement que, de deux qualités qui semblaient
inséparables chez un des parents, on ne trouve plus que l'une chez
l'enfant, et alliée à celui des défauts de l'autre parent qui semblait
inconciliable avec elle. Même l'incarnation d'une qualité morale dans
un défaut physique incompatible est souvent une des lois de la
ressemblance filiale. De deux sœurs, l'une aura, avec la fière stature
de son père, l'esprit mesquin de sa mère; l'autre, toute remplie de
l'intelligence paternelle, la présentera au monde sous l'aspect qu'a
sa mère; le gros nez, le ventre noueux, et jusqu'à la voix sont
devenus les vêtements de dons qu'on connaissait sous une apparence
superbe. De sorte que de chacune des deux sœurs on peut dire avec
autant de raison que c'est elle qui tient le plus de tel de ses
parents. Il est vrai que Gilberte était fille unique, mais il y avait,
au moins, deux Gilbertes. Les deux natures, de son père et de sa mère,
ne faisaient pas que se mêler en elle; elles se la disputaient, et
encore ce serait parler inexactement et donnerait à supposer qu'une
troisième Gilberte souffrait pendant ce temps là d'être la proie des
deux autres. Or, Gilberte était tour à tour l'une et puis l'autre, et
à chaque moment rien de plus que l'une, c'est-à-dire incapable, quand
elle était moins bonne, d'en souffrir, la meilleure Gilberte ne
pouvant alors du fait de son absence momentanée, constater cette
déchéance. Aussi la moins bonne des deux était-elle libre de se
réjouir de plaisirs peu nobles. Quand l'autre parlait avec le cœur de
son père, elle avait des vues larges, on aurait voulu conduire avec
elle une belle et bienfaisante entreprise, on le lui disait, mais au
moment où l'on allait conclure, le cœur de sa mère avait déjà repris
son tour; et c'est lui qui vous répondait; et on était déçu et
irrité--presque intrigué comme devant une substitution de personne--par
une réflexion mesquine, un ricanement fourbe, où Gilberte se
complaisait, car ils sortaient de ce qu'elle-même était à ce
moment-là. L'écart était même parfois tellement grand entre les deux
Gilberte qu'on se demandait, vainement du reste, ce qu'on avait pu lui
faire, pour la retrouver si différente. Le rendez-vous qu'elle vous
avait proposé, non seulement elle n'y était pas venue et ne s'excusait
pas ensuite, mais, quelle que fût l'influence qui eût pu faire changer
sa détermination, elle se montrait si différente ensuite, qu'on aurait
cru que, victime d'une ressemblance comme celle qui fait le fond des
Ménechmes, on n'était pas devant la personne qui vous avait si
gentiment demandé à vous voir, si elle ne nous eût témoigné une
mauvaise humeur qui décelait qu'elle se sentait en faute et désirait
éviter les explications.
--Allons, va, tu vas nous faire attendre, lui dit sa mère.
--Je suis si bien près de mon petit papa, je veux rester encore un
moment, répondit Gilberte en cachant sa tête sous le bras de son père
qui passa tendrement les doigts dans la chevelure blonde.
Swann était un de ces hommes qui ayant vécu longtemps dans les
illusions de l'amour, ont vu le bien-être qu'ils ont donné à nombre de
femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part
aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux; mais dans leur
enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom
même, les fera durer après leur mort. Quand il n'y aurait plus de
Charles Swann, il y aurait encore une Mlle Swann, ou une Mme X., née
Swann, qui continuerait à aimer le père disparu. Même à l'aimer trop
peut-être, pensait sans doute Swann, car il répondit à Gilberte: «Tu
es une bonne fille» de ce ton attendri par l'inquiétude que nous
inspire pour l'avenir, la tendresse trop passionnée d'un être destiné
à nous survivre. Pour dissimuler son émotion, il se mêla à notre
conversation sur la Berma. Il me fit remarquer, mais d'un ton détaché,
ennuyé, comme s'il voulait rester en quelque sorte en dehors de ce
qu'il disait, avec quelle intelligence, quelle justesse imprévue
l'actrice disait à Œnone: «Tu le savais!» Il avait raison: cette
intonation-là, du moins, avait une valeur vraiment intelligible et
aurait pu par là satisfaire à mon désir de trouver des raisons
irréfutables d'admirer la Berma. Mais c'est à cause de sa clarté même
qu'elle ne le contentait point. L'intonation était si ingénieuse,
d'une intention, d'un sens si définis, qu'elle semblait exister en
elle-même et que toute artiste intelligente eût pu l'acquérir. C'était
une belle idée; mais quiconque la concevrait aussi pleinement la
posséderait de même. Il restait à la Berma qu'elle l'avait trouvée,
mais peut-on employer ce mot de «trouver», quand il s'agit de quelque
chose qui ne serait pas différent si on l'avait reçu, quelque chose
qui ne tient pas essentiellement à votre être puisqu'un autre peut
ensuite le reproduire?
«Mon Dieu, mais comme votre présence élève le _niveau de la
conversation!_» me dit, comme pour s'excuser auprès de Bergotte, Swann
qui avait pris dans le milieu Guermantes l'habitude de recevoir les
grands artistes comme de bons amis à qui on cherche seulement à faire
manger les plats qu'ils aiment, jouer aux jeux ou, à la campagne, se
livrer aux sports qui leur plaisent. «Il me semble que nous parlons
bien d'_art_», ajouta-t-il.--C'est très bien, j'aime beaucoup ça»,
dit Mme Swann en me jetant un regard reconnaissant, par bonté et aussi
parce qu'elle avait gardé ses anciennes aspirations vers une
conversation plus intellectuelle. Ce fut ensuite à d'autres personnes,
à Gilberte en particulier que parla Bergotte. J'avais dit à celui-ci
tout ce que je ressentais avec une liberté qui m'avait étonné et qui
tenait à ce qu'ayant pris avec lui, depuis des années (au cours de
tant d'heures de solitude et de lecture, où il n'était pour moi que la
meilleure partie de moi-même), l'habitude de la sincérité, de la
franchise, de la confiance, il m'intimidait moins qu'une personne avec
qui j'aurais causé pour la première fois. Et cependant pour la même
raison j'étais fort inquiet de l'impression que j'avais dû produire
sur lui, le mépris que j'avais supposé qu'il aurait pour mes idées ne
datant pas d'aujourd'hui, mais des temps déjà anciens où j'avais
commencé à lire ses livres, dans notre jardin de Combray. J'aurais
peut-être dû pourtant me dire que puisque c'était sincèrement, en
m'abandonnant à ma pensée, que d'une part j'avais tant sympathisé avec
l'œuvre de Bergotte et que, d'autre part, j'avais éprouvé au théâtre un
désappointement dont je ne connaissais pas les raisons, ces deux
mouvements instinctifs qui m'avaient entraîné ne devaient pas être si
différents l'un de l'autre, mais obéir aux mêmes lois; et que cet
esprit de Bergotte, que j'avais aimé dans ses livres, ne devait pas
être quelque chose d'entièrement étranger et hostile à ma déception et
à mon incapacité de l'exprimer. Car mon intelligence devait être une,
et peut-être même n'en existe-t-il qu'une seule dont tout le monde est
co-locataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son
corps particulier porte ses regards, comme au théâtre, où si chacun a
sa place, en revanche, il n'y a qu'une seule scène. Sans doute, les
idées que j'avais le goût de chercher à démêler, n'étaient pas celles
qu'approfondissait d'ordinaire Bergotte dans ses livres. Mais si
c'était la même intelligence que nous avions lui et moi à notre
disposition, il devait, en me les entendant exprimer, se les rappeler,
les aimer, leur sourire, gardant probablement, malgré ce que je
supposais, devant son œil intérieur, tout une autre partie de
l'intelligence que celle dont une découpure avait passé dans ses
livres et d'après laquelle j'avais imaginé tout son univers mental. De
même que les prêtres, ayant la plus grande expérience du cœur, peuvent
le mieux pardonner aux péchés qu'ils ne commettent pas, de même le
génie ayant la plus grande expérience de l'intelligence peut le mieux
comprendre les idées qui sont le plus opposées à celles qui forment le
fond de ses propres œuvres. J'aurais dû me dire tout cela (qui
d'ailleurs n'a rien de très agréable, car la bienveillance des hauts
esprits a pour corollaire l'incompréhension et l'hostilité des
médiocres; or, on est beaucoup moins heureux de l'amabilité d'un grand
écrivain qu'on trouve à la rigueur dans ses livres, qu'on ne souffre de
l'hostilité d'une femme qu'on n'a pas choisie pour son intelligence,
mais qu'on ne peut s'empêcher d'aimer). J'aurais dû me dire tout cela,
mais ne me le disais pas, j'étais persuadé que j'avais paru stupide à
Bergotte, quand Gilberte me chuchota à l'oreille:
--Je nage dans la joie, parce que vous avez fait la conquête de mon
grand ami Bergotte. Il a dit à maman qu'il vous avait trouvé
extrêmement intelligent.
--Où allons-nous? demandai-je à Gilberte.
--Oh! où on voudra, moi, vous savez, aller ici ou là...
Mais depuis l'incident qui avait
eu lieu le jour de l'anniversaire de la mort de son grand-père, je me
demandais si le caractère de Gilberte n'était pas autre que ce que
j'avais cru, si cette indifférence à ce qu'on ferait, cette sagesse,
ce calme, cette douce soumission constante, ne cachaient pas au
contraire des désirs très passionnés que par amour-propre elle ne
voulait pas laisser voir et qu'elle ne révélait que par sa soudaine
résistance quand ils étaient par hasard contrariés.
Comme Bergotte habitait dans le même quartier que mes parents, nous
partîmes ensemble; en voiture il me parla de ma santé: «Nos amis m'ont
dit que vous étiez souffrant. Je vous plains beaucoup. Et puis malgré
cela je ne vous plains pas trop, parce que je vois bien que vous devez
avoir les plaisirs de l'intelligence et c'est probablement ce qui
compte surtout pour vous, comme pour tous ceux qui les connaissent.»
Hélas! ce qu'il disait là, combien je sentais que c'était peu vrai
pour moi que tout raisonnement, si élevé qu'il fût, laissait froid,
qui n'étais heureux que dans des moments de simple flânerie, quand
j'éprouvais du bien-être; je sentais combien ce que je désirais dans
la vie était purement matériel, et avec quelle facilité je me serais
passé de l'intelligence. Comme je ne distinguais pas entre les
plaisirs ceux qui me venaient de sources différentes, plus ou moins
profondes et durables, je pensai, au moment de lui répondre, que
j'aurais aimé une existence où j'aurais été lié avec la duchesse de
Guermantes, et où j'aurais souvent senti comme dans l'ancien bureau
d'octroi des Champs-Élysées une fraîcheur qui m'eût rappelé Combray.
Or, dans cet idéal de vie que je n'osais lui confier, les plaisirs de
l'intelligence ne tenaient aucune place.
--Non, monsieur, les plaisirs de l'intelligence sont bien peu de
chose pour moi, ce n'est pas eux que je recherche, je ne sais même pas
si je les ai jamais goûtés.
--Vous croyez vraiment, me répondit-il. Eh bien, écoutez, si, tout
de même, cela doit être cela que vous aimez le mieux, moi, je me le
figure, voilà ce que je crois.
Il ne me persuadait certes pas; pourtant je me sentais plus heureux,
moins à l'étroit. A cause de ce que m'avait dit M. de Norpois, j'avais
considéré mes moments de rêverie, d'enthousiasme, de confiance en moi,
comme purement subjectifs et sans vérité. Or, selon Bergotte qui avait
l'air de connaître mon cas, il semblait que le symptôme à négliger
c'était au contraire mes doutes, mon dégoût de moi-même. Surtout ce
qu'il avait dit de M. de Norpois ôtait beaucoup de sa force à une
condamnation que j'avais crue sans appel.
«Etes-vous bien soigné? me demanda Bergotte. Qui est-ce qui s'occupe
de votre santé?» Je lui dis que j'avais vu et reverrais sans doute
Cottard. «Mais ce n'est pas ce qu'il vous faut! me répondit-il. Je ne
le connais pas comme médecin, mais je l'ai vu chez Mme Swann. C'est un
imbécile. A supposer que cela n'empêche pas d'être un bon médecin, ce
que j'ai peine à croire, cela empêche d'être un bon médecin pour
artistes, pour gens intelligents. Les gens comme vous ont besoin de
médecins appropriés, je dirais presque de régimes, de médicaments
particuliers. Cottard vous ennuiera et rien que l'ennui empêchera son
traitement d'être efficace. Et puis ce traitement ne peut pas être le
même pour vous que pour un individu quelconque. Les trois quarts du
mal des gens intelligents viennent de leur intelligence. Il leur faut
au moins un médecin qui connaisse ce mal-là. Comment voulez-vous que
Cottard puisse vous soigner, il a prévu la difficulté de digérer les
sauces, l'embarras gastrique, mais il n'a pas prévu la lecture de
Shakespeare... Aussi ses calculs ne sont plus justes avec vous,
l'équilibre est rompu, c'est toujours le petit ludion qui remonte. Il
vous trouvera une dilatation de l'estomac, il n'a pas besoin de vous
examiner, puisqu'il l'a d'avance dans son œil. Vous pouvez le voir,
elle se reflète dans son lorgnon.» Cette manière de parler me
fatiguait beaucoup, je me disais avec la stupidité du bon sens: «Il
n'y a pas plus de dilatation de l'estomac reflétée dans le lorgnon du
professeur Cottard, que de sottises cachées dans le gilet blanc de M.
de Norpois.» «Je vous conseillerais plutôt, poursuivit Bergotte, le
docteur du Boulbon, qui est tout à fait intelligent.--C'est un grand
admirateur de vos œuvres», lui répondis-je. Je vis que Bergotte le
savait et j'en conclus que les esprits fraternels se rejoignent vite,
qu'on a peu de vrais «amis inconnus». Ce que Bergotte me dit au sujet
de Cottard me frappa tout en étant contraire à tout ce que je croyais.
Je ne m'inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux;
j'attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m'échappaient, il
rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle en consultant mes
entrailles. Et je ne tenais pas à ce que, à l'aide d'une intelligence
où j'aurais pu le suppléer, il cherchât à comprendre la mienne, que je
ne me représentais que comme un moyen indifférent en soi-même de
tâcher d'atteindre des vérités extérieures. Je doutais beaucoup que le
gens intelligents eussent besoin d'une autre hygiène que les imbéciles
et j'étais tout prêt à me soumettre à celle de ces derniers.
«Quelqu'un qui aurait besoin d'un bon médecin, c'est notre ami Swann»,
dit Bergotte. Et comme je demandais s'il était malade. «Hé! bien c'est
l'homme qui a épousé une fille, qui avale par jour cinquante
couleuvres de femmes qui ne veulent pas recevoir la sienne, ou
d'hommes qui ont couché avec elle. On les voit, elles lui tordent la
bouche. Regardez un jour le sourcil circonflexe qu'il a quand il
rentre, pour voir qui il y a chez lui.» La malveillance avec laquelle
Bergotte parlait ainsi à un étranger d'amis chez qui il était reçu
depuis si longtemps était aussi nouvelle pour moi que le ton presque
tendre que chez les Swann il prenait à tous moments avec eux. Certes,
une personne comme ma grand'tante, par exemple, eût été incapable avec
aucun de nous, de ces gentillesses que j'avais entendu Bergotte
prodiguer à Swann. Même aux gens qu'elle aimait, elle se plaisait à
dire des choses désagréables. Mais hors de leur présence elle n'aurait
pas prononcé une parole qu'ils n'eussent pu entendre. Rien, moins que
notre société de Combray ne ressemblait au monde. Celle des Swann
était déjà un acheminement vers lui, vers ses flots versatiles. Ce
n'était pas encore la grande mer, c'était déjà la lagune. «Tout ceci
de vous à moi», me dit Bergotte en me quittant devant ma porte.
Quelques années plus tard, je lui aurais répondu: «Je ne répète jamais
rien.» C'est la phrase rituelle des gens du monde, par laquelle chaque
fois le médisant est faussement rassuré. C'est celle que j'aurais déjà
ce jour-là adressée à Bergotte car on n'invente pas tout ce qu'on dit,
surtout dans les moments où on agit comme personnage social. Mais je
ne la connaissais pas encore. D'autre part, celle de ma grand'tante
dans une occasion semblable eût été: «Si vous ne voulez pas que ce
soit répété, pourquoi le dites-vous?» C'est la réponse des gens
insociables, des «mauvaises têtes». Je ne l'étais pas: je m'inclinai
en silence.
Des gens de lettres qui étaient pour moi des personnages considérables
intriguaient pendant des années avant d'arriver à nouer avec Bergotte
des relations qui restaient toujours obscurément littéraires et ne
sortaient pas de son cabinet de travail, alors que moi, je venais de
m'installer parmi les amis du grand écrivain, d'emblée et
tranquillement, comme quelqu'un qui au lieu de faire la queue avec
tout le monde pour avoir une mauvaise place, gagne les meilleures,
ayant passé par un couloir fermé aux autres. Si Swann me l'avait ainsi
ouvert, c'est sans doute parce que comme un roi se trouve
naturellement inviter les amis de ses enfants dans la loge royale, sur
le yacht royal, de même les parents de Gilberte recevaient les amis de
leur fille au milieu des choses précieuses qu'ils possédaient et des
intimités plus précieuses encore qui y étaient encadrées. Mais à cette
époque je pensai, et peut-être avec raison, que cette amabilité de
Swann était indirectement à l'adresse de mes parents. J'avais cru
entendre autrefois à Combray qu'il leur avait offert, voyant mon
admiration pour Bergotte, de m'emmener dîner chez lui, et que mes
parents avaient refusé, disant que j'étais trop jeune et trop nerveux
pour «sortir». Sans doute, mes parents représentaient-ils pour
certaines personnes, justement celles qui me semblaient le plus
merveilleuses, quelque chose de tout autre qu'à moi, de sorte que
comme au temps où la dame en rose avait adressé à mon père des éloges
dont il s'était montré si peu digne, j'aurais souhaité que mes parents
comprissent quel inestimable présent je venais de recevoir et
témoignassent leur reconnaissance à ce Swann généreux et courtois qui
me l'avait, ou le leur avait, offert, sans avoir plus l'air de
s'apercevoir de sa valeur que ne fait dans la fresque de Luini, le
charmant roi mage, au nez busqué, aux cheveux blonds, et avec lequel
on lui avait trouvé autrefois--paraît-il--une grande ressemblance.
Malheureusement, cette faveur que m'avait faite Swann et que, en
rentrant, avant même d'ôter mon pardessus, j'annonçai à mes parents,
avec l'espoir qu'elle éveillerait dans leur cœur un sentiment aussi ému
que le mien et les déterminerait envers les Swann à quelque
«politesse» énorme et décisive, cette faveur ne parut pas très
appréciée par eux. «Swann t'a présenté à Bergotte? Excellente
connaissance, charmante relation! s'écria ironiquement mon père. Il ne
manquait plus que cela!» Hélas, quand j'eus ajouté qu'il ne goûtait
pas du tout M. de Norpois:
--Naturellement! reprit-il. Cela prouve bien que c'est un esprit
faux et malveillant. Mon pauvre fils tu n'avais pas déjà beaucoup de
sens commun, je suis désolé de te voir tombé dans un milieu qui va
achever de te détraquer.
Déjà ma simple fréquentation chez les Swann avait été loin d'enchanter
mes parents. La présentation à Bergotte leur apparut comme une
conséquence néfaste, mais naturelle, d'une première faute, de la
faiblesse qu'ils avaient eue et que mon grand-père eût appelée un
«manque de circonspection». Je sentis que je n'avais plus pour
compléter leur mauvaise humeur qu'à dire que cet homme pervers et qui
n'appréciait pas M. de Norpois, m'avait trouvé extrêmement
intelligent. Quand mon père, en effet, trouvait qu'une personne, un de
mes camarades par exemple, était dans une mauvaise voie--comme moi
en ce moment--si celui-là avait alors l'approbation de quelqu'un que
mon père n'estimait pas, il voyait dans ce suffrage la confirmation de
son fâcheux diagnostic. Le mal ne lui en apparaissait que plus grand.
Je l'entendais déjà qui allait s'écrier: «Nécessairement, c'est tout
un ensemble!», mot qui m'épouvantait par l'imprécision et l'immensité
des réformes dont il semblait annoncer l'imminente introduction dans
ma si douce vie. Mais comme, n'eussé-je pas raconté ce que Bergotte
avait dit de moi, rien ne pouvait plus quand même effacer l'impression
qu'avaient éprouvée mes parents, qu'elle fût encore un peu plus
mauvaise n'avait pas grande importance. D'ailleurs ils me semblaient
si injustes, tellement dans l'erreur, que non seulement je n'avais pas
l'espoir, mais presque pas le désir de les ramener à une vue plus
équitable. Pourtant sentant au moment où les mots sortaient de ma
bouche, comme ils allaient être effrayés de penser que j'avais plu à
quelqu'un qui trouvait les hommes intelligents bêtes, était l'objet du
mépris des honnêtes gens, et duquel la louange en me paraissant
enviable m'encourageait au mal, ce fut à voix basse et d'un air un peu
honteux que, achevant mon récit, je jetai le bouquet: «Il a dit aux
Swann qu'il m'avait trouvé extrêmement intelligent.» Comme un chien
empoisonné qui dans un champ se jette sans le savoir sur l'herbe qui
est précisément l'antidote de la toxine qu'il a absorbée, je venais
sans m'en douter de dire la seule parole qui fût au monde capable de
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