A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 14

Total number of words is 4724
Total number of unique words is 1558
39.0 of words are in the 2000 most common words
49.9 of words are in the 5000 most common words
55.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
tels «jamais plus», si attendrissants pour ceux qui les emploient, si
fastidieux pour celle qui les lira, soit qu'elle les croit mensongers
et traduise «jamais plus» par «ce soir même, si vous voulez bien de
moi» ou qu'elle les croie vrais et lui annonçant alors une de ces
séparations définitives qui nous sont si parfaitement égales dans la
vie quand il s'agit d'êtres dont nous ne sommes pas épris. Mais
puisque nous sommes incapables tandis que nous aimons d'agir en dignes
prédécesseurs de l'être prochain que nous serons et qui n'aimera plus,
comment pourrions-nous tout à fait imaginer l'état d'esprit d'une
femme à qui, même si nous savions que nous lui sommes indifférents,
nous avons perpétuellement fait tenir dans nos rêveries, pour nous
bercer d'un beau songe ou nous consoler d'un gros chagrin, les mêmes
propos que si elle nous aimait. Devant les pensées, les actions d'une
femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés que le pouvaient
être devant les phénomènes de la nature, les premiers physiciens
(avant que la science fût constituée et eût mis un peu de lumière dans
l'inconnu). Ou pis encore, comme un être pour l'esprit de qui le
principe de causalité existerait à peine, un être qui ne serait pas
capable d'établir un lien entre un phénomène et un autre et devant qui
le spectacle du monde serait incertain comme un rêve. Certes je
m'efforçais de sortir de cette incohérence, de trouver des causes. Je
tâchais même d'être «objectif» et pour cela de bien tenir compte de la
disproportion qui existait entre l'importance qu'avait pour moi
Gilberte et celle non seulement que j'avais pour elle, mais
qu'elle-même avait pour les autres êtres que moi, disproportion qui,
si je l'eusse omise, eût risqué de me faire prendre une simple
amabilité de mon amie pour un aveu passionné, une démarche grotesque
et avilissante de ma part pour le simple et gracieux mouvement qui
vous dirige vers de beaux yeux. Mais je craignais aussi de tomber dans
l'excès contraire, où j'aurais vu dans l'arrivée inexacte de Gilberte
à un rendez-vous un mouvement de mauvaise humeur, une hostilité
irrémédiable. Je tâchais de trouver entre ces deux optiques également
déformantes celle qui me donnerait la vision juste des choses; les
calculs qu'il me fallait faire pour cela me distrayaient un peu de ma
souffrance; et soit par obéissance à la réponse des nombres, soit que
je leur eusse fait dire ce que je désirais, je me décidai le lendemain
à aller chez les Swann, heureux, mais de la même façon que ceux qui
s'étant tourmentés longtemps à cause d'un voyage qu'ils ne voulaient
pas faire, ne vont pas plus loin que la gare, et rentrent chez eux
défaire leur malle. Et comme, pendant qu'on hésite, la seule idée
d'une résolution possible (à moins d'avoir rendu cette idée inerte en
décidant qu'on ne prendra pas la résolution) développe, comme une
graine vivace, les linéaments, tout le détail des émotions qui
naîtraient de l'acte exécuté, je me dis que j'avais été bien absurde
de me faire, en projetant de ne plus voir Gilberte, autant de mal que
si j'eusse dû réaliser ce projet et que, puisque au contraire c'était
pour finir par retourner chez elle, j'aurais pu faire l'économie de
tant de velléités et d'acceptations douloureuses. Mais cette reprise
des relations d'amitié ne dura que le temps d'aller jusqu'à chez les
Swann: non pas parce que leur maître d'hôtel, lequel m'aimait
beaucoup, me dit que Gilberte était sortie (je sus en effet dès le
soir même, que c'était vrai, par des gens qui l'avaient rencontrée),
mais à cause de la façon dont il me le dit: «Monsieur, mademoiselle
est sortie, je peux affirmer à monsieur que je ne mens pas. Si
monsieur veut se renseigner, je peux faire venir la femme de chambre.
Monsieur pense bien que je ferais tout ce que je pourrais pour lui
faire plaisir et que si mademoiselle était là je mènerais tout de
suite monsieur auprès d'elle.» Ces paroles, de la sorte qui est la
seule importante, involontaires, nous donnant la radiographie au moins
sommaire de la réalité insoupçonnable que cacherait un discours
étudié, prouvaient que dans l'entourage de Gilberte on avait
l'impression que je lui étais importun; aussi, à peine le maître
d'hôtel les eut-il prononcées, qu'elles engendrèrent chez moi de la
haine à laquelle je préférai donner comme objet au lieu de Gilberte le
maître d'hôtel; il concentra sur lui tous les sentiments de colère que
j'avais pu avoir pour mon amie; débarrassé d'eux grâce à ces paroles,
mon amour subsista seul; mais elles m'avaient montré en même temps que
je devais pendant quelque temps ne pas chercher à voir Gilberte. Elle
allait certainement m'écrire pour s'excuser. Malgré cela, je ne
retournerais pas tout de suite la voir, afin de lui prouver que je
pouvais vivre sans elle. D'ailleurs, une fois que j'aurais reçu sa
lettre, fréquenter Gilberte serait une chose dont je pourrais plus
aisément me priver pendant quelque temps, parce que je serais sûr de
la retrouver dès que je le voudrais. Ce qu'il me fallait pour
supporter moins tristement l'absence volontaire, c'était sentir mon
cœur débarrassé de la terrible incertitude de savoir si nous n'étions pas
brouillés pour toujours, si elle n'était pas fiancée, partie, enlevée.
Les jours qui suivirent ressemblèrent à ceux de cette ancienne semaine
du jour de l'an que j'avais dû passer sans Gilberte. Mais cette
semaine-là finie, jadis, d'une part mon amie reviendrait aux
Champs-Élysées, je la reverrais comme auparavant; j'en étais sûr, et,
d'autre part, je savais avec non moins de certitude que tant que
dureraient les vacances du jour de l'an, ce n'était pas la peine
d'aller aux Champs-Élysées. De sorte que durant cette triste semaine
déjà lointaine, j'avais supporté ma tristesse avec calme parce qu'elle
n'était mêlée ni de crainte ni d'espérance. Maintenant, au contraire,
c'était ce dernier sentiment qui presque autant que la crainte rendait
ma souffrance intolérable. N'ayant pas eu de lettre de Gilberte le
soir même, j'avais fait la part de sa négligence, de ses occupations,
je ne doutais pas d'en trouver une d'elle dans le courrier du matin.
Il fut attendu par moi, chaque jour, avec des palpitations de cœur
auxquelles succédait un état d'abattement quand je n'y avais trouvé
que des lettres de personnes qui n'étaient pas Gilberte ou bien rien,
ce qui n'était pas pire, les preuves d'amitié d'une autre me rendant
plus cruelles celles de son indifférence. Je me remettais à espérer
pour le courrier de l'après-midi. Même entre les heures des levées des
lettres je n'osais pas sortir, car elle eût pu faire porter la sienne.
Puis le moment finissait par arriver où, ni facteur, ni valet de pied
des Swann ne pouvant plus venir, il fallait remettre au lendemain
matin l'espoir d'être rassuré, et ainsi, parce que je croyais que ma
souffrance ne durerait pas, j'étais obligé pour ainsi dire de la
renouveler sans cesse. Le chagrin était peut-être le même, mais au
lieu de ne faire, comme autrefois, que prolonger uniformément une
émotion initiale, recommençait plusieurs fois par jour en débutant par
une émotion si fréquemment renouvelée qu'elle finissait--elle, état
tout physique, si momentané--par se stabiliser, si bien que les
troubles causés par l'attente ayant à peine le temps de se calmer
avant qu'une nouvelle raison d'attendre survint, il n'y avait plus une
seule minute par jour où je ne fusse dans cette anxiété qu'il est
pourtant si difficile de supporter pendant une heure. Ainsi ma
souffrance était infiniment plus cruelle qu'au temps de cet ancien 1er
janvier, parce que cette fois il y avait en moi, au lieu de
l'acceptation pure et simple de cette souffrance, l'espoir, à chaque
instant, de la voir cesser. A cette acceptation, je finis pourtant par
arriver, alors je compris qu'elle devait être définitive et je
renonçai pour toujours à Gilberte, dans l'intérêt même de mon amour,
et parce que je souhaitais avant tout qu'elle ne conservât pas de moi
un souvenir dédaigneux. Même, à partir de ce moment-là, et pour
qu'elle ne pût former la supposition d'une sorte de dépit amoureux de
ma part, quand dans la suite, elle me fixa des rendez-vous, je les
acceptais souvent et, au dernier moment, je lui écrivais que je ne
pouvais pas venir, mais en protestant que j'en étais désolé comme
j'aurais fait avec quelqu'un que je n'aurais pas désiré voir. Ces
expressions de regret qu'on réserve d'ordinaire aux indifférents
persuaderaient mieux Gilberte de mon indifférence, me semblait-il, que
ne ferait le ton d'indifférence qu'on affecte seulement envers celle
qu'on aime. Quand mieux qu'avec des paroles, par des actions
indéfiniment répétées, je lui aurais prouvé que je n'avais pas de goût
à la voir, peut-être en retrouverait-elle pour moi. Hélas! ce serait
en vain: chercher en ne la voyant plus à ranimer en elle ce goût de me
voir, c'était la perdre pour toujours; d'abord, parce que quand il
commencerait à renaître, si je voulais qu'il durât, il ne faudrait pas
y céder tout de suite; d'ailleurs, les heures les plus cruelles
seraient passées; c'était en ce moment qu'elle m'était indispensable
et j'aurais voulu pouvoir l'avertir que bientôt elle ne calmerait, en
me revoyant, qu'une douleur tellement diminuée qu'elle ne serait plus,
comme elle l'eût été encore en ce moment même, et pour y mettre fin,
un motif de capitulation, de se réconcilier et de se revoir. Et enfin
plus tard quand je pourrais enfin avouer sans péril à Gilberte, tant
son goût pour moi aurait repris de force, le mien pour elle, celui-ci
n'aurait pu résister à une si longue absence et n'existerait plus;
Gilberte me serait devenue indifférente. Je le savais, mais je ne
pouvais pas le lui dire; elle aurait cru que si je prétendais que je
cesserais de l'aimer en restant trop longtemps sans la voir, c'était à
seule fin qu'elle me dît de revenir vite auprès d'elle.
En attendant, ce qui me rendait plus aisé de me condamner à cette
séparation, c'est que (afin qu'elle se rendît bien compte que malgré
mes affirmations contraires, c'était ma volonté, et non un
empêchement, non mon état de santé, qui me privaient de la voir)
toutes les fois où je savais d'avance que Gilberte ne serait pas chez
ses parents, devait sortir avec une amie, et ne rentrerait pas dîner,
j'allais voir Mme Swann (laquelle était redevenue pour moi ce qu'elle
était au temps où je voyais si difficilement sa fille et où, les jours
où celle-ci ne venait pas aux Champs-Élysées, j'allais me promener
avenue des Acacias). De cette façon j'entendrais parler de Gilberte et
j'étais sûr qu'elle entendrait ensuite parler de moi et d'une façon
qui lui montrerait que je ne tenais pas à elle. Et je trouvais, comme
tous ceux qui souffrent, que ma triste situation aurait pu être pire.
Car, ayant libre entrée dans la demeure où habitait Gilberte, je me
disais toujours, bien que décidé à ne pas user de cette faculté, que
si jamais ma douleur était trop vive, je pourrais la faire cesser. Je
n'étais malheureux qu'au jour le jour. Et c'est trop dire encore.
Combien de fois par heure (mais maintenant sans l'anxieuse attente qui
m'avait étreint les premières semaines après notre brouille, avant
d'être retourné chez les Swann), ne me récitais-je pas la lettre que
Gilberte m'enverrait bien un jour, m'apporterait peut-être elle-même.
La constante vision de ce bonheur imaginaire m'aidait à supporter la
destruction du bonheur réel. Pour les femmes qui ne nous aiment pas,
comme pour les «disparus», savoir qu'on n'a plus rien à espérer
n'empêche pas de continuer à attendre. On vit aux aguets, aux écoutes;
des mères dont le fils est parti en mer pour une exploration
dangereuse se figurent à toute minute, et alors que la certitude qu'il
a péri est acquise depuis longtemps, qu'il va entrer miraculeusement
sauvé et bien portant. Et cette attente, selon la force du souvenir
et la résistance des organes, ou bien les aide à traverser les années
au bout desquelles elles supporteront que leur fils ne soit plus,
d'oublier peu à peu et de survivre--ou bien les fait mourir.
D'autre part, mon chagrin était un peu consolé par l'idée qu'il
profitait à mon amour. Chaque visite que je faisais à Mme Swann, sans
voir Gilberte, m'était cruelle, mais je sentais qu'elle améliorait
d'autant l'idée que Gilberte avait de moi.
D'ailleurs si je m'arrangeais toujours, avant d'aller chez Mme Swann,
à être certain de l'absence de sa fille, cela tenait peut-être autant
qu'à ma résolution d'être brouillé avec elle, à cet espoir de
réconciliation qui se superposait à ma volonté de renoncement (bien
peu sont absolus, au moins d'une façon continue, dans cette âme
humaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés de
souvenirs différents, est l'intermittence) et me masquait ce qu'elle
avait de trop cruel. Cet espoir je savais bien ce qu'il avait de
chimérique. J'étais comme un pauvre qui mêle moins de larmes à son
pain sec s'il se dit que tout à l'heure peut-être un étranger va lui
laisser toute sa fortune. Nous sommes tous obligés pour rendre la
réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies. Or
mon espérance restait plus intacte--tout en même temps que la
séparation s'effectuait mieux--si je ne rencontrais pas Gilberte. Si
je m'étais trouvé face à face avec elle chez sa mère nous aurions
peut-être échangé des paroles irréparables qui eussent rendu
définitive notre brouille, tué mon espérance et d'autre part, en créant
une anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus difficile ma
résignation.
Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille, Mme
Swann m'avait dit: «C'est très bien de venir voir Gilberte, mais
j'aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour _moi_, pas à mon
Choufleury, où vous vous ennuieriez parce que j'ai trop de monde, mais
les autres jours où vous me trouverez toujours un peu tard.» J'avais
donc l'air, en allant la voir, de n'obéir que longtemps après à un
désir anciennement exprimé par elle. Et très tard, déjà dans la nuit,
presque au moment où mes parents se mettaient à table, je partais
faire à Mme Swann une visite pendant laquelle je savais que je ne
verrais pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu'à elle. Dans ce
quartier, considéré alors comme éloigné, d'un Paris plus sombre
qu'aujourd'hui, et qui, même dans le centre, n'avait pas d'électricité
sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d'un
salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu'était
celui de ses appartements où recevait habituellement Mme Swann),
suffisaient à illuminer la rue et à faire lever les yeux au passant
qui rattachait à leur clarté comme à sa cause apparente et voilée la
présence devant la porte de quelques coupés bien attelés. Le passant
croyait, et non sans un certain émoi, à une modification survenue dans
cette cause mystérieuse, quand il voyait l'un de ces coupés, se mettre
en mouvement; mais c'était seulement un cocher qui, craignant que ses
bêtes prissent froid leur faisait faire de temps à autre des allées et
venues d'autant plus impressionnantes que les roues caoutchoutées
donnaient au pas des chevaux un fond de silence sur lequel il se
détachait plus distinct et plus explicite.
Le «jardin d'hiver» que dans ces années-là le passant apercevait
d'ordinaire, quelle que fût la rue, si l'appartement n'était pas à un
niveau trop élevé au-dessus du trottoir, ne se voit plus que dans les
héliogravures des livres d'étrennes de P.-J. Stahl où, en contraste
avec les rares ornements floraux des salons Louis XVI d'aujourd'hui--une
rose ou un iris du Japon dans un vase de cristal à long col qui
ne pourrait pas contenir une fleur de plus--il semble, à cause de
la profusion des plantes d'appartement qu'on avait alors, et du manque
absolu de stylisation dans leur arrangement, avoir dû, chez les
maîtresses de maison, répondre plutôt à quelque vivante et délicieuse
passion pour la botanique qu'à un froid souci de morte décoration. Il
faisait penser en plus grand, dans les hôtels d'alors, à ces serres
minuscules et portatives posées au matin du 1er janvier sous la lampe
allumée--les enfants n'ayant pas eu la patience d'attendre qu'il fît
jour--parmi les autres cadeaux du jour de l'an, mais le plus beau
d'entre eux, consolant, avec les plantes qu'on va pouvoir cultiver, de
la nudité de l'hiver; plus encore qu'à ces serres-là elles-mêmes, ces
jardins d'hiver ressemblaient à celle qu'on voyait tout auprès
d'elles, figurée dans un beau livre, autre cadeau du jour de l'an, et
qui bien qu'elle fût donnée non aux enfants, mais à Mlle Lili,
l'héroïne de l'ouvrage, les enchantait à tel point que, devenus
maintenant presque vieillards, ils se demandaient si dans ces années
fortunées l'hiver n'était pas la plus belle des saisons. Enfin, au
fond de ce jardin d'hiver, à travers les arborescences d'espèces
variées qui de la rue faisaient ressembler la fenêtre éclairée au
vitrage de ces serres d'enfants, dessinées ou réelles, le passant, se
hissant sur ses pointes, apercevait généralement un homme en
redingote, un gardenia ou un œillet à la boutonnière, debout devant une
femme assise, tous deux vagues, comme deux intailles dans une topaze,
au fond de l'atmosphère du salon, ambrée par le samovar--importation
récente alors--de vapeurs qui s'en échappent peut-être
encore aujourd'hui, mais qu'à cause de l'habitude personne ne voit
plus. Mme Swann tenait beaucoup à ce «thé»; elle croyait montrer de
l'originalité et dégager du charme en disant à un homme: «Vous me
trouverez tous les jours un peu tard, venez prendre le thé», de sorte
qu'elle accompagnait d'un sourire fin et doux ces mots prononcés par
elle avec un accent anglais momentané et desquels son interlocuteur
prenait bonne note en saluant d'un air grave, comme s'ils avaient été
quelque chose d'important et de singulier qui commandât la déférence
et exigeât de l'attention. Il y avait une autre raison que celles
données plus haut et pour laquelle les fleurs n'avaient pas qu'un
caractère d'ornement dans le salon de Mme Swann, et cette raison-là ne
tenait pas à l'époque, mais en partie à l'existence qu'avait menée
jadis Odette. Une grande cocotte, comme elle avait été, vit beaucoup
pour ses amants, c'est-à-dire chez elle, ce qui peut la conduire à
vivre pour elle. Les choses que chez une honnête femme on voit et qui
certes peuvent lui paraître, à elle aussi, avoir de l'importance, sont
celles, en tous cas, qui pour la cocotte en ont le plus. Le point
culminant de sa journée est celui non pas où elle s'habille pour le
monde, mais où elle se déshabille pour un homme. Il lui faut être
aussi élégante en robe de chambre, en chemise de nuit, qu'en toilette
de ville. D'autres femmes montrent leurs bijoux, elle, elle vit dans
l'intimité de ses perles. Ce genre d'existence impose l'obligation, et
finit par donner le goût d'un luxe secret, c'est-à-dire bien près
d'être désintéressé. Mme Swann l'étendait aux fleurs. Il y avait
toujours près de son fauteuil une immense coupe de cristal remplie
entièrement de violettes de Parme ou de marguerites effeuillées dans
l'eau, et qui semblait témoigner aux yeux de l'arrivant, de quelque
occupation préférée et interrompue, comme eût été la tasse de thé que
Mme Swann eût bu seule, pour son plaisir; d'une occupation plus intime
même et plus mystérieuse, si bien qu'on avait envie de s'excuser en
voyant les fleurs étalées là, comme on l'eût fait de regarder le titre
du volume encore ouvert qui eût révélé la lecture récente, donc
peut-être la pensée actuelle d'Odette. Et plus que le livre, les
fleurs vivaient; on était gêné si on entrait faire une visite à Mme
Swann de s'apercevoir qu'elle n'était pas seule, ou si on rentrait
avec elle de ne pas trouver le salon vide, tant y tenaient une place
énigmatique et se rapportant à des heures de la vie de la maîtresse de
maison, qu'on ne connaissait pas, ces fleurs qui n'avaient pas été
préparées pour les visiteurs d'Odette, mais comme oubliées là par
elle, avaient eu et auraient encore avec elle des entretiens
particuliers qu'on avait peur de déranger, et dont on essayait en vain
de lire le secret, en fixant des yeux la couleur délavée, liquide,
mauve et dissolue des violettes de Parme. Dès la fin d'octobre Odette
rentrait le plus régulièrement qu'elle pouvait pour le thé, qu'on
appelait encore dans ce temps-là le «five o'clock tea», ayant entendu
dire (et aimant à répéter) que si Mme Verdurin s'était fait un salon
c'était parce qu'on était toujours sûr de pouvoir la rencontrer chez
elle à la même heure. Elle s'imaginait elle-même en avoir un, du même
genre, mais plus libre, «senza rigore», aimait-elle à dire. Elle se
voyait ainsi comme une espèce de Lespinasse et croyait avoir fondé un
salon rival en enlevant à la du Deffant du petit groupe ses hommes
les plus agréables, en particulier Swann qui l'avait suivie dans sa
sécession et sa retraite, selon une version qu'on comprend qu'elle eût
réussi à accréditer auprès de nouveaux venus, ignorants du passé, mais
non auprès d'elle-même. Mais certains rôles favoris sont par nous
joués tant de fois devant le monde, et ressassés en nous-mêmes, que
nous nous référons plus aisément à leur témoignage fictif qu'à celui
d'une réalité presque complètement oubliée. Les jours où Mme Swann
n'était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de
crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans
un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent
qu'une jonchée de pétales roses ou blancs et qu'on trouverait
aujourd'hui peu appropriés à l'hiver, et bien à tort. Car ces étoffes
légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme--dans la grande
chaleur des salons d'alors fermés de portières et desquels ce que les
romanciers mondains de l'époque trouvaient à dire de plus élégant,
c'est qu'ils étaient «douillettement capitonnés»--le même air
frileux qu'aux roses, qui pouvaient y rester à côté d'elle, malgré
l'hiver, dans l'incarnat de leur nudité, comme au printemps. A cause
de cet étouffement des sons par les tapis et de sa retraite dans des
enfoncements, la maîtresse de la maison n'étant pas avertie de votre
entrée comme aujourd'hui, continuait à lire pendant que vous étiez
déjà presque devant elle, ce qui ajoutait encore à cette impression de
romanesque, à ce charme d'une sorte de secret surpris, que nous
retrouvons aujourd'hui dans le souvenir de ces robes déjà démodées
alors, que Mme Swann était peut-être la seule à ne pas avoir encore
abandonnées et qui nous donnent l'idée que la femme qui les portait
devait être une héroïne de roman parce que nous, pour la plupart, ne
les avons guère vues que dans certains romans d'Henry Gréville. Odette
avait maintenant, dans son salon, au commencement de l'hiver, des
chrysanthèmes énormes et d'une variété de couleurs comme Swann jadis
n'eût pu en voir chez elle. Mon admiration pour eux--quand j'allais
faire à Mme Swann une de ces tristes visites où, lui ayant, de par mon
chagrin, retrouvé toute sa mystérieuse poésie de mère de cette
Gilberte à qui elle dirait le lendemain: «Ton ami m'a fait une
visite»--venait sans doute de ce que, rose pâle comme la soie
Louis XIV de ses fauteuils, blancs de neige comme sa robe de chambre
en crêpe de Chine, ou d'un rouge métallique comme son samovar, ils
superposaient à celle du salon une décoration supplémentaire, d'un
coloris aussi riche, aussi raffiné, mais vivante et qui ne durerait
que quelques jours. Mais j'étais touché, moins par ce que ces chrysanthèmes
avaient d'éphémère, que de relativement durable par rapport à
ces tons aussi roses ou aussi cuivrés, que le soleil couché exalte si
somptueusement dans la brume des fins d'après-midi de novembre, et
qu'après les avoir aperçus avant que j'entrasse chez Mme Swann,
s'éteignant dans le ciel, je retrouvais prolongés, transposés dans la
palette enflammée des fleurs. Comme des feux arrachés par un grand
coloriste à l'instabilité de l'atmosphère et du soleil, afin qu'ils
vinssent orner une demeure humaine, ils m'invitaient, ces
chrysanthèmes, et malgré toute ma tristesse, à goûter avidement pendant
cette heure du thé les plaisirs si courts de novembre dont ils
faisaient flamber près de moi la splendeur intime et mystérieuse.
Hélas, ce n'était pas dans les conversations que j'entendais que je
pouvais l'atteindre; elles lui ressemblaient bien peu. Même avec Mme
Cottard et quoique l'heure fût avancée, Mme Swann se faisait
caressante pour dire: «Mais non, il n'est pas tard, ne regardez pas la
pendule, ce n'est pas l'heure, elle ne va pas; qu'est-ce que vous
pouvez avoir de si pressé à faire»; et elle offrait une tartelette de
plus à la femme du professeur qui gardait son porte-cartes à la main.
--On ne peut pas s'en aller de cette maison, disait Mme Bontemps à
Mme Swann tandis que Mme Cottard, dans sa surprise d'entendre exprimer
sa propre impression s'écriait: «C'est ce que je me dis toujours, avec
ma petite jugeotte, dans mon for intérieur!», approuvée par des
messieurs du Jockey qui s'étaient confondus en saluts, et comme
comblés par tant d'honneur, quand Mme Swann les avait présentés à
cette petite bourgeoise peu aimable, qui restait devant les brillants
amis d'Odette sur la réserve sinon sur ce qu'elle appelait la
«défensive», car elle employait toujours un langage noble pour les
choses les plus simples. «On ne le dirait pas, voilà trois mercredis
que vous me faites faux-bond», disait Mme Swann à Mme Cottard. «C'est
vrai, Odette, il y a _des siècles, des éternités_ que je ne vous ai vue.
Vous voyez que je plaide coupable, mais il faut vous dire,
ajoutait-elle d'un air pudibond et vague, car quoique femme de médecin
elle n'aurait pas oser parler sans périphrases de rhumatismes ou de
coliques néphrétiques, que j'ai eu bien des petites _misères_. Chacun a
les siennes. Et puis j'ai eu une crise dans ma domesticité mâle. Sans
être plus qu'une autre très imbue de mon autorité, j'ai dû, pour
faire un exemple, renvoyer mon Vatel qui, je crois, cherchait
d'ailleurs une place plus lucrative. Mais son départ a failli
entraîner la démission de tout le ministère. Ma femme de chambre ne
voulait pas rester non plus, il y a eu des scènes homériques. Malgré
tout, j'ai tenu ferme le gouvernail, et c'est une véritable leçon de
choses qui n'aura pas été perdue pour moi. Je vous ennuie avec ces
histoires de serviteurs, mais vous savez comme moi quel tracas c'est
d'être obligée de procéder à des remaniements dans son personnel.»
--Et nous ne verrons pas votre délicieuse fille? demandait-elle.--Non,
ma délicieuse fille, dîne chez une amie», répondait Mme Swann,
et elle ajoutait en se tournant vers moi: «Je crois qu'elle vous a
écrit pour que vous veniez la voir demain... Et nos babys?»
demandait-elle à la femme du Professeur. Je respirais largement. Ces
mots de Mme Swann qui me prouvaient que je pourrais voir Gilberte
quand je voudrais, me faisaient justement le bien que j'étais venu
chercher et qui me rendait à cette époque-là les visites à Mme Swann
si nécessaires. «Non, je lui écrirai un mot ce soir. Du reste,
Gilberte et moi nous ne pouvons plus nous voir», ajoutais-je, ayant
l'air d'attribuer notre séparation à une cause mystérieuse, ce qui me
donnait encore une illusion d'amour, entretenue aussi par la manière
tendre dont je parlais de Gilberte et dont elle parlait de moi. «Vous
savez qu'elle vous aime infiniment, me disait Mme Swann. Vraiment vous
ne voulez pas demain?» Tout d'un coup une allégresse me soulevait, je
venais de me dire: «Mais après tout pourquoi pas, puisque c'est sa
mère elle-même qui me le propose.» Mais aussitôt je retombais dans ma
tristesse. Je craignais qu'en me revoyant, Gilberte pensât que mon
indifférence de ces derniers temps avait été simulée et j'aimais mieux
prolonger la séparation. Pendant ces apartés Mme Bontemps se plaignait
de l'ennui que lui causaient les femmes des hommes politiques, car
elle affectait de trouver tout le monde assommant et ridicule, et
d'être désolée de la position de son mari. «Alors vous pouvez comme ça
recevoir cinquante femmes de médecins de suite, disait-elle à Mme
Cottard qui elle, au contraire, était pleine de bienveillance pour
chacun et de respect pour toutes les obligations. Ah, vous avez de la
vertu! Moi, au ministère, n'est-ce pas, je suis obligée,
naturellement. Eh! bien, c'est plus fort que moi, vous savez, ces
You have read 1 text from French literature.
Next - A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 15
  • Parts
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 01
    Total number of words is 4634
    Total number of unique words is 1610
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    47.3 of words are in the 5000 most common words
    53.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 02
    Total number of words is 4684
    Total number of unique words is 1691
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    53.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 03
    Total number of words is 4721
    Total number of unique words is 1633
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    49.7 of words are in the 5000 most common words
    55.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 04
    Total number of words is 4773
    Total number of unique words is 1555
    38.7 of words are in the 2000 most common words
    50.4 of words are in the 5000 most common words
    55.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 05
    Total number of words is 4778
    Total number of unique words is 1604
    39.7 of words are in the 2000 most common words
    51.6 of words are in the 5000 most common words
    57.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 06
    Total number of words is 4657
    Total number of unique words is 1639
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    49.7 of words are in the 5000 most common words
    55.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 07
    Total number of words is 4650
    Total number of unique words is 1627
    38.8 of words are in the 2000 most common words
    50.3 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 08
    Total number of words is 4617
    Total number of unique words is 1530
    36.4 of words are in the 2000 most common words
    47.1 of words are in the 5000 most common words
    52.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 09
    Total number of words is 4746
    Total number of unique words is 1559
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 10
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1596
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    50.6 of words are in the 5000 most common words
    55.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 11
    Total number of words is 4728
    Total number of unique words is 1544
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 12
    Total number of words is 4719
    Total number of unique words is 1491
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    52.3 of words are in the 5000 most common words
    57.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 13
    Total number of words is 4702
    Total number of unique words is 1570
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    49.9 of words are in the 5000 most common words
    55.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 14
    Total number of words is 4724
    Total number of unique words is 1558
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    49.9 of words are in the 5000 most common words
    55.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 15
    Total number of words is 1970
    Total number of unique words is 779
    48.4 of words are in the 2000 most common words
    55.7 of words are in the 5000 most common words
    59.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.