A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 07

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Norpois apprenant que je ne connaissais pas et aurais aimé connaître
Mme Swann, s'était bien gardé de lui parler de moi, Cottard, qu'elle
avait pour médecin, ayant induit de ce qu'il avait entendu dire à
Bloch qu'elle me connaissait beaucoup et m'appréciait, pensa que,
quand il la verrait, dire que j'étais un charmant garçon avec lequel
il était lié, ne pourrait en rien être utile pour moi et serait
flatteur pour lui, deux raisons qui le décidèrent à parler de moi à
Odette dès qu'il en trouva l'occasion.
Alors je connus cet appartement d'où dépassait jusque dans l'escalier
le parfum dont se servait Mme Swann, mais qu'embaumait bien plus
encore le charme particulier et douloureux qui émanait de la vie de
Gilberte. L'implacable concierge, changé en une bienveillante
Euménide, prit l'habitude, quand je lui demandais si je pouvais
monter, de m'indiquer en soulevant sa casquette d'une main propice,
qu'il exauçait ma prière. Les fenêtres qui du dehors interposaient
entre moi et les trésors qui ne m'étaient pas destinés, un regard
brillant, distant et superficiel qui me semblait le regard même des
Swann, il m'arriva, quand à la belle saison j'avais passé tout un
après-midi avec Gilberte dans sa chambre, de les ouvrir moi-même pour
laisser entrer un peu d'air et même de m'y pencher à côté d'elle, si
c'était le jour de réception de sa mère, pour voir arriver les visites
qui souvent, levant la tête en descendant de voiture, me faisaient
bonjour de la main, me prenant pour quelque neveu de la maîtresse de
maison. Les nattes de Gilberte dans ces moments-là touchaient ma joue.
Elles me semblaient, en la finesse de leur gramen à la fois naturel et
surnaturel, et la puissance de leurs rinceaux d'art, un ouvrage unique
pour lequel on avait utilisé le gazon même du Paradis. A une section
même infime d'elles, quel herbier céleste n'eussé-je pas donné comme
châsse. Mais n'espérant point obtenir un morceau vrai de ces nattes,
si au moins j'avais pu en posséder la photographie, combien plus
précieuse que celle de fleurettes dessinées par le Vinci! Pour en
avoir une je fis auprès d'amis des Swann et même de photographes, des
bassesses qui ne me procurèrent pas ce que je voulais, mais me lièrent
pour toujours avec des gens très ennuyeux.
Les parents de Gilberte, qui si longtemps m'avaient empêché de la
voir, maintenant--quand j'entrais dans la sombre antichambre où
planait perpétuellement, plus formidable et plus désirée que jadis à
Versailles l'apparition du Roi, la possibilité de les rencontrer, et
où habituellement, après avoir buté contre un énorme porte-manteaux à
sept branches comme le Chandelier de l'Écriture, je me confondais en
salutations devant un valet de pied assis, dans sa longue jupe grise,
sur le coffre de bois et que dans l'obscurité j'avais pris pour Mme
Swann,--les parents de Gilberte, si l'un d'eux se trouvait passer au
moment de mon arrivée, loin d'avoir l'air irrité, me serraient la main
en souriant et me disaient:
--Comment allez-vous (qu'ils prononçaient tous deux «commen
allez-vous», sans faire la liaison du _t_, liaison, qu'on pense bien
qu'une fois rentré à la maison je me faisais un incessant et
voluptueux exercice de supprimer). Gilberte sait-elle que vous êtes
là? alors je vous quitte.
Bien plus, les goûters eux-mêmes que Gilberte offrait à ses amies et
qui si longtemps m'avaient paru la plus infranchissable des
séparations accumulées entre elle et moi devenaient maintenant une
occasion de nous réunir dont elle m'avertissait par un mot, écrit
(parce que j'étais une relation encore assez nouvelle), sur un papier
à lettres toujours différent. Une fois il était orné d'un caniche bleu
en relief surmontant une légende humoristique écrite en anglais et
suivie d'un point d'exclamation, une autre fois timbré d'une ancre
marine, ou du chiffre G. S., démesurément allongé en un rectangle qui
tenait toute la hauteur de la feuille, ou encore du nom «Gilberte»
tantôt tracé en travers dans un coin en caractères dorés qui imitaient
la signature de mon amie et finissaient par un paraphe, au-dessous
d'un parapluie ouvert imprimé en noir, tantôt enfermé dans un
monogramme en forme de chapeau chinois qui en contenait toutes les
lettres en majuscules sans qu'il fût possible d'en distinguer une
seule. Enfin comme la série des papiers à lettres que Gilberte
possédait, pour nombreuse que fût cette série, n'était pas illimitée,
au bout d'un certain nombre de semaines, je voyais revenir celui qui
portait, comme la première fois qu'elle m'avait écrit, la devise: _Per
viam rectam_, au-dessous du chevalier casqué, dans une médaille
d'argent bruni. Et chacun était choisi tel jour plutôt que tel autre
en vertu de certains rites, pensais-je alors, mais plutôt je le crois
maintenant, parce qu'elle cherchait à se rappeler ceux dont elle
s'était servie les autres fois, de façon à ne jamais envoyer le même à
un de ses correspondants, au moins de ceux pour qui elle prenait la
peine de faire des frais, qu'aux intervalles les plus éloignés
possibles. Comme à cause de la différence des heures de leurs leçons,
certaines des amies que Gilberte invitait à ces goûters étaient
obligées de partir comme les autres arrivaient seulement, dès
l'escalier j'entendais s'échapper de l'antichambre un murmure de voix
qui, dans l'émotion que me causait la cérémonie imposante à laquelle
j'allais assister, rompait brusquement bien avant que j'atteignisse le
palier, les liens qui me rattachaient encore à la vie antérieure et
m'ôtaient jusqu'au souvenir d'avoir à retirer mon foulard une fois que
je serais au chaud et de regarder l'heure pour ne pas rentrer en
retard. Cet escalier, d'ailleurs, tout en bois, comme on faisait alors
dans certaines maisons de rapport de ce style Henri II qui avait été
si longtemps l'idéal d'Odette et dont elle devait bientôt se déprendre,
et pourvu d'une pancarte sans équivalent chez nous, sur laquelle on
lisait ces mots: «Défense de se servir de l'ascenseur pour descendre»,
me semblait quelque chose de tellement prestigieux que je dis à mes
parents que c'était un escalier ancien rapporté de très loin par M.
Swann. Mon amour de la vérité était si grand que je n'aurais pas
hésité à leur donner ce renseignement même si j'avais su qu'il était
faux, car seul il pouvait leur permettre d'avoir pour la dignité de
l'escalier des Swann le même respect que moi. C'est ainsi que devant
un ignorant qui ne peut comprendre en quoi consiste le génie d'un
grand médecin, on croirait bien faire de ne pas avouer qu'il ne sait
pas guérir le rhume de cerveau. Mais comme je n'avais aucun esprit
d'observation, comme en général je ne savais ni le nom ni l'espèce des
choses qui se trouvaient sous mes yeux, et comprenais seulement que
quand elles approchaient les Swann, elles devaient être
extraordinaires, il ne me parut pas certain qu'en avertissant mes
parents de leur valeur artistique et de la provenance lointaine de cet
escalier, je commisse un mensonge. Cela ne me parut pas certain; mais
cela dut me paraître probable, car je me sentis devenir très rouge,
quand mon père m'interrompit en disant: «Je connais ces maisons-là;
j'en ai vu une, elles sont toutes pareilles; Swann occupe simplement
plusieurs étages, c'est Berlier qui les a construites.» Il ajouta
qu'il avait voulu louer dans l'une d'elles, mais qu'il y avait
renoncé, ne les trouvant pas commodes et l'entrée pas assez claire; il
le dit; mais je sentis instinctivement que mon esprit devait faire au
prestige des Swann et à mon bonheur les sacrifices nécessaires, et par
un coup d'autorité intérieure, malgré ce que je venais d'entendre,
j'écartai à tout jamais de moi, comme un dévot la _Vie de Jésus_ de
Renan, la pensée dissolvante que leur appartement était un appartement
quelconque que nous aurions pu habiter.
Cependant, ces jours de goûter, m'élevant dans l'escalier marche à
marche, déjà dépouillé de ma pensée et de ma mémoire, n'étant plus que
le jouet des plus vils réflexes, j'arrivais à la zone où le parfum de
Mme Swann se faisait sentir. Je croyais déjà voir la majesté du gâteau
au chocolat, entouré d'un cercle d'assiettes à petits fours et de
petites serviettes damassées grises à dessins, exigées par l'étiquette
et particulières aux Swann. Mais cet ensemble inchangeable et réglé
semblait, comme l'univers nécessaire de Kant, suspendu à un acte
suprême de liberté. Car quand nous étions tous dans le petit salon de
Gilberte, tout d'un coup regardant l'heure, elle disait:
--Dites donc, mon déjeuner commence à être loin, je ne dîne qu'à
huit heures, j'ai bien envie de manger quelque chose. Qu'en
diriez-vous?
Et elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme
l'intérieur d'un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau
architectural aussi débonnaire et familier qu'il était imposant,
semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas
où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses
créneaux en chocolat et d'abattre ses remparts aux pentes fauves et
raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien
mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninitive,
Gilberte ne consultait pas seulement sa faim; elle s'informait encore
de la mienne, tandis qu'elle extrayait pour moi du monument écroulé
tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût
oriental. Elle me demandait même l'heure à laquelle mes parents
dînaient, comme si je l'avais encore sue, comme si le trouble qui me
dominait avait laissé persister la sensation de l'inappétence ou de la
faim, la notion du dîner ou l'image de la famille, dans ma mémoire
vide et mon estomac paralysé. Malheureusement cette paralysie n'était
que momentanée. Les gâteaux que je prenais sans m'en apercevoir, il
viendrait un moment où il faudrait les digérer. Mais il était encore
lointain. En attendant Gilberte me faisait «mon thé». J'en buvais
indéfiniment, alors qu'une seule tasse m'empêchait de dormir pour
vingt-quatre heures. Aussi ma mère avait-elle l'habitude de dire:
«C'est ennuyeux, cet enfant ne peut aller chez les Swann sans rentrer
malade.» Mais savais-je seulement quand j'étais chez les Swann que
c'était du thé que je buvais? L'eussé-je su que j'en eusse pris tout
de même, car en admettant que j'eusse recouvré un instant le
discernement du présent, cela ne m'eût pas rendu le souvenir du passé
et la prévision de l'avenir. Mon imagination n'était pas capable
d'aller jusqu'au temps lointain où je pourrais avoir l'idée de me
coucher et le besoin du sommeil.
Les amies de Gilberte n'étaient pas toutes plongées dans cet état
d'ivresse où une décision est impossible. Certaines refusaient du thé!
Alors Gilberte disait, phrase très répandue à cette époque:
«Décidément, je n'ai pas de succès avec mon thé!» Et pour effacer
davantage l'idée de cérémonie, dérangeant l'ordre des chaises autour
de la table: «Nous avons l'air d'une noce; mon Dieu que les
domestiques sont bêtes.»
Elle grignotait, assise de côté sur un siège en forme d'x et placé de
travers. Même, comme si elle eût pu avoir tant de petits fours à sa
disposition, sans avoir demandé la permission à sa mère, quand Mme
Swann--dont le «jour» coïncidait d'ordinaire avec les goûters de
Gilberte--après avoir reconduit une visite, entrait, un moment
après, en courant, quelquefois habillée de velours bleu, souvent dans
une robe en satin noir couverte de dentelles blanches, elle disait
d'un air étonné:
--Tiens, ça a l'air bon ce que vous mangez là, cela me donne faim de
vous voir manger du cake.
--Eh bien, maman, nous vous invitons, répondait Gilberte.
--Mais non, mon trésor, qu'est-ce que diraient mes visites, j'ai
encore Mme Trombert, Mme Cottard et Mme Bontemps, tu sais que chère
Mme Bontemps ne fait pas des visites très courtes et elle vient
seulement d'arriver. Qu'est-ce qu'ils diraient toutes ces bonnes gens
de ne pas me voir
revenir; s'il ne vient plus personne, je reviendrai bavarder avec vous
(ce qui m'amusera beaucoup plus) quand elles seront parties. Je crois
que je mérite d'être un peu tranquille, j'ai eu quarante-cinq visites
et sur quarante-cinq il y en a eu quarante-deux qui ont parlé du
tableau de Gérôme! Mais venez-donc un de ces jours, me disait-elle,
prendre votre thé avec Gilberte, elle vous le fera comme vous l'aimez,
comme vous le prenez dans votre petit «studio», ajoutait-elle, tout en
s'enfuyant vers ses visites et comme si ç'avait été quelque chose
d'aussi connu de moi que mes habitudes (fût-ce celle que j'aurais eue
de prendre le thé, si j'en avais jamais pris; quand à un «studio»
j'étais incertain si j'en avais un ou non) que j'étais venu chercher
dans ce monde mystérieux. «Quand viendrez-vous? Demain? On vous fera
des toasts aussi bons que chez Colombin. Non? Vous êtes un vilain»,
disait-elle, car depuis qu'elle aussi commençait à avoir un salon,
elle prenait les façons de Mme Verdurin, son ton de despotisme
minaudier. Les toasts m'étant d'ailleurs aussi inconnus que Colombin,
cette dernière promesse n'aurait pu ajouter à ma tentation. Il
semblera plus étrange, puisque tout le monde parle ainsi et peut-être
même maintenant à Combray, que je n'eusse pas à la première minute
compris de qui voulait parler Mme Swann, quand je l'entendis me faire
l'éloge de notre vieille «nurse». Je ne savais pas l'anglais, je
compris bientôt pourtant que ce mot désignait Françoise. Moi qui aux
Champs-Élysées, avais eu si peur de la fâcheuse impression qu'elle
devait produire, j'appris par Mme Swann que c'est tout ce que Gilberte
lui avait raconté sur ma «nurse» qui leur avait donné à elle et à son
mari de la sympathie pour moi. «On sent qu'elle vous est si dévouée,
qu'elle est si bien.» (Aussitôt je changeai entièrement d'avis sur
Françoise. Par contre-coup, avoir une institutrice pourvue d'un
caoutchouc et d'un plumet ne me sembla plus chose si nécessaire.)
Enfin je compris, par quelques mots échappés à Mme Swann sur Mme
Blatin dont elle reconnaissait la bienveillance mais redoutait les
visites, que des relations personnelles avec cette dame ne m'eussent
pas été aussi précieuses que j'avais cru et n'eussent amélioré en rien
ma situation chez les Swann.
Si j'avais déjà commencé d'explorer avec ces tressaillements de
respect et de joie le domaine féerique qui contre toute attente avait
ouvert devant moi ses avenues jusque-là fermées, pourtant c'était
seulement en tant qu'ami de Gilberte. Le royaume dans lequel j'étais
accueilli était contenu lui-même dans un plus mystérieux encore où
Swann et sa femme menaient leur vie surnaturelle, et vers lequel ils
se dirigeaient après m'avoir serré la main quand ils traversaient en
même temps que moi, en sens inverse, l'antichambre. Mais bientôt je
pénétrai aussi au cœur du Sanctuaire. Par exemple, Gilberte n'était pas
là, M. ou Mme Swann se trouvait à la maison. Ils avaient demandé qui
avait sonné, et apprenant que c'était moi, m'avaient fait prier
d'entrer un instant auprès d'eux, désirant que j'usasse dans tel ou
tel sens, pour une chose ou pour une autre, de mon influence sur leur
fille. Je me rappelais cette lettre si complète, si persuasive, que
j'avais naguère écrite à Swann et à laquelle il n'avait même pas
daigné répondre. J'admirais l'impuissance de l'esprit, du raisonnement
et du cœur à opérer la moindre conversion, à résoudre une seule de ces
difficultés, qu'ensuite la vie, sans qu'on sache seulement comment
elle s'y est prise, dénoue si aisément. Ma position nouvelle d'ami de
Gilberte, doué sur elle d'une excellente influence, me faisait
maintenant bénéficier de la même faveur que si ayant eu pour camarade,
dans un collège où on m'eût classé toujours premier, le fils d'un roi,
j'avais dû à ce hasard mes petites entrées au Palais et des audiences
dans la salle du trône; Swann avec une bienveillance infinie et comme
s'il n'avait pas été surchargé d'occupations glorieuses, me faisait
entrer dans sa bibliothèque et m'y laissait pendant une heure répondre
par des balbutiements, des silences de timidité coupés de brefs et
incohérents élans de courage, à des propos dont mon émoi m'empêchait
de comprendre un seul mot; il me montrait des objets d'art et des
livres qu'il jugeait susceptibles de m'intéresser et dont je ne
doutais pas d'avance qu'ils ne passassent infiniment en beauté tous
ceux que possèdent le Louvre et la Bibliothèque Nationale, mais qu'il
m'était impossible de regarder. A ces moments-là son maître d'hôtel
m'aurait fait plaisir en me demandant de lui donner ma montre, mon
épingle de cravate, mes bottines et de signer un acte qui le
reconnaissait pour mon héritier: selon la belle expression populaire
dont, comme pour les plus célèbres épopées, on ne connaît pas
l'auteur, mais qui comme elles et contrairement à la théorie de Wolf
en a eu certainement un (un de ces esprits inventifs et modestes
ainsi qu'il s'en rencontre chaque année, lesquels font des trouvailles
telles que «mettre un nom sur une figure»; mais leur nom à eux, ils ne
le font pas connaître), _je ne savais plus ce que je faisais_. Tout au
plus m'étonnais-je quand la visite se prolongeait, à quel néant de
réalisation, à quelle absence de conclusion heureuse, conduisaient ces
heures vécues dans la demeure enchantée. Mais ma déception ne tenait
ni à l'insuffisance des chefs-d'œuvre montrés, ni à l'impossibilité
d'arrêter sur eux un regard distrait. Car ce n'était pas la beauté
intrinsèque des choses qui me rendait miraculeux d'être dans le
cabinet de Swann, c'était l'adhérence à ces choses--qui eussent pu
être les plus laides du monde--du sentiment particulier, triste et
voluptueux que j'y localisais depuis tant d'années et qui l'imprégnait
encore; de même la multitude des miroirs, des brosses d'argent, des
autels à saint Antoine de Padoue sculptés et peints par les plus
grands artistes, ses amis, n'étaient pour rien dans le sentiment de
mon indignité et de sa bienveillance royale qui m'était inspiré quand
Mme Swann me recevait un moment dans sa chambre où trois belles et
imposantes créatures, sa première, sa deuxième et sa troisième femmes
de chambre préparaient en souriant des toilettes merveilleuses, et
vers laquelle sur l'ordre proféré par le valet de pied en culotte
courte que madame désirait me dire un mot, je me dirigeais par le
sentier sinueux d'un couloir tout embaumé à distance des essences
précieuses qui exhalaient sans cesse du cabinet de toilette leurs
effluves odoriférants.
Quand Mme Swann était retournée auprès de ses visites, nous
l'entendions encore parler et rire, car même devant deux personnes et
comme si elle avait eu à tenir tête à tous les «camarades», elle
élevait la voix, lançait les mots, comme elle avait si souvent, dans
le petit clan, entendu faire à la «patronne», dans les moments où
celle-ci «dirigeait la conversation». Les expressions que nous avons
récemment empruntées aux autres étant celles, au moins pendant un
temps, dont nous aimons le plus à nous servir, Mme Swann choisissait
tantôt celles qu'elle avait apprises de gens distingués que son mari
n'avait pu éviter de lui faire connaître (c'est d'eux qu'elle tenait
le maniérisme qui consiste à supprimer l'article ou le pronom
démonstratif devant un adjectif qualifiant une personne), tantôt de
plus vulgaires (par exemple: «C'est un rien!» mot favori d'une de ses
amies) et cherchait à les placer dans toutes les histoires que, selon
une habitude prise dans le «petit clan», elle aimait à raconter. Elle
disait volontiers ensuite: «J'aime beaucoup cette histoire», «ah!
avouez, c'est une bien belle histoire!»; ce qui lui venait, par son
mari, des Guermantes qu'elle ne connaissait pas.
Mme Swann avait quitté la salle à manger, mais son mari qui venait de
rentrer faisait à son tour une apparition auprès de nous.--Sais-tu
si ta mère est seule, Gilberte?--Non, elle a encore du monde,
papa.--Comment, encore? à sept heures! C'est effrayant. La pauvre
femme doit être brisée. C'est odieux. (A la maison j'avais toujours
entendu, dans _odieux_, prononcer l'_o_ long--audieux,--mais M. et
Mme Swann disaient odieux, en faisant l'_o_ bref.) Pensez, depuis deux
heures de l'après-midi! reprenait-il en se tournant vers moi. Et
Camille me disait qu'entre quatre et cinq heures, il est bien venu
douze personnes. Qu'est-ce que je dis douze, je crois qu'il m'a dit
quatorze. Non, douze; enfin je ne sais plus. Quand je suis rentré je
ne songeais pas que c'était son jour, et en voyant toutes ces voitures
devant la porte, je croyais qu'il y avait un mariage dans la maison.
Et depuis un moment que je suis dans ma bibliothèque les coups de
sonnette n'ont pas arrêté, ma parole d'honneur, j'en ai mal à la tête.
Et il y a encore beaucoup de monde près d'elle?--Non, deux visites
seulement.--Sais-tu qui?--Mme Cottard et Mme Bontemps.--Ah! la femme
du chef de cabinet du ministre des Travaux publics.--J'sais que son
mari est employé dans un ministère, mais j'sais pas au
juste comme quoi, disait Gilberte en faisant l'enfant.
--Comment, petite sotte, tu parles comme si tu avais deux ans.
Qu'est-ce que tu dis: employé dans un ministère? Il est tout
simplement chef de cabinet, chef de toute la boutique, et encore, où
ai-je la tête, ma parole je suis aussi distrait que toi, il n'est pas
chef de cabinet, il est _directeur_ du cabinet.
--J'sais pas, moi; alors c'est beaucoup d'être le directeur du
cabinet? répondait Gilberte qui ne perdait jamais une occasion de
manifester de l'indifférence pour tout ce qui donnait de la vanité à
ses parents (elle pouvait d'ailleurs penser qu'elle ne faisait
qu'ajouter à une relation aussi éclatante, en n'ayant pas l'air d'y
attacher trop d'importance).
--Comment, si c'est beaucoup! s'écriait Swann qui préférait à cette
modestie qui eût pu me laisser dans le doute, un langage plus
explicite. Mais c'est simplement le premier après le ministre! C'est
même plus que le ministre, car c'est lui qui fait tout. Il paraît du
reste que c'est une capacité, un homme de premier ordre, un individu
tout à fait distingué. Il est officier de la Légion d'honneur. C'est
un homme délicieux, même fort joli garçon.
Sa femme d'ailleurs l'avait épousé envers et contre tous parce que
c'était un «être de charme». Il avait, ce qui peut suffire à
constituer un ensemble rare et délicat, une barbe blonde et soyeuse,
de jolis traits, une voix nasale, l'haleine forte et un œil de verre.
--Je vous dirai, ajoutait-il en s'adressant à moi, que je m'amuse
beaucoup de voir ces gens-là dans le gouvernement actuel, parce que ce
sont les Bontemps, de la maison Bontemps-Chenut, le type de la
bourgeoisie réactionnaire cléricale, à idées étroites. Votre pauvre
grand-père a bien connu, au moins de réputation et de vue, le vieux
père Chenut qui ne donnait qu'un sou de pourboire aux cochers bien
qu'il fût riche pour l'époque, et le baron Bréau-Chenut. Toute la
fortune a sombré dans le krach de l'Union Générale, vous êtres trop
jeune pour avoir connu ça, et dame on s'est refait comme on a pu.
--C'est l'oncle d'une petite qui venait à mon cours, dans une classe
bien au-dessous de moi, la fameuse «Albertine». Elle sera sûrement
très «fast» mais en attendant elle a une drôle de touche.
--Elle est étonnante ma fille, elle connaît tout le monde.
--Je ne la connais pas. Je la voyais seulement passer, on criait Albertine
par-ci, Albertine par-là. Mais je connais Mme Bontemps, et elle ne me plaît
pas non plus.
--Tu as le plus grand tort, elle est charmante, jolie, intelligente.
Elle est même spirituelle. Je vais aller lui dire bonjour, lui
demander si son mari croit que nous allons avoir la guerre, et si on
peut compter sur le roi Théodose. Il doit savoir cela, n'est-ce pas,
lui qui est dans le secret des Dieux?
Ce n'est pas ainsi que Swann parlait autrefois; mais qui n'a vu des
princesses royales fort simples, si dix ans plus tard elles se sont
fait enlever par un valet de chambre, et qu'elles cherchent à revoir
du monde et sentent qu'on ne vient pas volontiers chez elles, prendre
spontanément le langage des vieilles raseuses, et quand on cite une
duchesse à la mode, ne les a entendues dire: «Elle était hier chez
moi», et: «Je vis très à l'écart»? Aussi est-il inutile d'observer les
mœurs puisque on peut les déduire des lois psychologiques.
Les Swann participaient à ce travers des gens chez qui peu de monde
va; la visite, l'invitation, une simple parole aimable de personnes un
peu marquantes étaient pour eux un événement auquel ils souhaitaient
de donner de la publicité. Si la mauvaise chance voulait que les
Verdurin fussent à Londres quand Odette avait eu un dîner un peu
brillant, on s'arrangeait pour que par quelque ami commun la nouvelle
leur en fût câblée outre-Manche. Il n'est pas jusqu'aux lettres, aux
télégrammes flatteurs reçus par Odette, que les Swann ne fussent
incapables de garder pour eux. On en parlait aux amis, on les faisait
passer de mains en mains. Le salon des Swann ressemblait ainsi à ces
hôtels de villes d'eaux où on affiche les dépêches.
Du reste, les personnes qui n'avaient pas seulement connu l'ancien
Swann en dehors du monde, comme j'avais fait, mais dans le monde, dans
ce milieu Guermantes, où, en exceptant les Altesses et les Duchesses,
on était d'une exigence infinie pour l'esprit et le charme, où on
prononçait l'exclusive pour des hommes éminents, qu'on trouvait
ennuyeux ou vulgaires, ces personnes-là auraient pu s'étonner en
constatant que l'ancien Swann avait cessé d'être non seulement discret
quand il parlait de ses relations mais difficile quand il s'agissait
de les choisir. Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante, ne
l'exaspérait-elle pas? Comment pouvait-il la déclarer agréable? Le
souvenir du milieu Guermantes, aurait dû l'en empêcher semblait-il; en
réalité il l'y aidait. Il y avait certes chez les Guermantes, à
l'encontre des trois quarts des milieux mondains, du goût, un goût
raffiné même, mais aussi du snobisme, d'où possibilité d'une
interruption momentanée dans l'exercice du goût. S'il s'agissait de
quelqu'un qui n'était pas indispensable à cette coterie, d'un ministre
des Affaires étrangères, républicain un peu solennel, d'un académicien
bavard, le goût s'exerçait à fond contre lui, Swann plaignait Mme de
Guermantes d'avoir dîné à côté de pareils convives dans une ambassade
et on leur préférait mille fois un homme élégant, c'est-à-dire un
homme du milieu Guermantes, bon à rien, mais possédant l'esprit des
Guermantes, quelqu'un qui était de la même chapelle. Seulement, une
grande-duchesse, une princesse du sang dînait-elle souvent chez Mme de
Guermantes, elle se trouvait alors faire partie de cette chapelle elle
aussi, sans y avoir aucun droit, sans en posséder en rien l'esprit.
Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment qu'on la recevait,
on s'ingéniait à la trouver agréable, faute de pouvoir se dire que
c'est parce qu'on l'avait trouvée agréable qu'on la recevait. Swann,
venant au secours de Mme de Guermantes, lui disait quand l'Altesse
était partie: «Au fond elle est bonne femme, elle a même un certain
sens du comique. Mon Dieu je ne pense pas qu'elle ait approfondi la
_Critique de la Raison pure_, mais elle n'est pas déplaisante.--Je
suis absolument de votre avis, répondait la duchesse. Et encore elle
était intimidée, mais vous verrez qu'elle peut être charmante.--Elle est
bien moins embêtante que Mme X (la femme de l'académicien
bavard, laquelle était remarquable) qui vous cite vingt volumes.--Mais
il n'y a même pas de comparaison possible.» La faculté de dire
de telles choses, de les dire sincèrement, Swann l'avait acquise chez
la duchesse, et conservée. Il en usait maintenant à l'égard des gens
qu'il recevait. Il s'efforçait à discerner, à aimer en eux les
qualités que tout être humain révèle, si on l'examine avec une
prévention favorable et non avec le dégoût des délicats; il mettait en
valeur les mérites de Mme Bontemps comme autrefois ceux de la
princesse de Parme, laquelle eût dû être exclue du milieu Guermantes,
s'il n'y avait pas eu entrée de faveur pour certaines altesses et si
même quand il s'agissait d'elles on n'eût vraiment considéré que
l'esprit et un certain charme. On a vu d'ailleurs autrefois que Swann
avait le goût (dont il faisait maintenant une application seulement
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