A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 04

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parle de sa femme, on en fait même des gorges chaudes. On ne demandait
certes pas que, plus ou moins conscient d'être ... (vous savez le mot de
Molière), il allât le proclamer _urbi et orbi_; n'empêche qu'on le
trouve exagéré quand il dit que sa femme est une excellente épouse.
Or, ce n'est pas aussi faux qu'on le croit. A sa manière qui n'est pas
celle que tous les maris préféreraient,--mais enfin, entre nous, il
me semble difficile que Swann qui la connaissait depuis longtemps et
est loin d'être un maître-sot, ne sût pas à quoi s'en tenir,--il est
indéniable qu'elle semble avoir de l'affection pour lui. Je ne dis pas
qu'elle ne soit pas volage et Swann lui-même ne se fait pas faute de
l'être, à en croire les bonnes langues qui, vous pouvez le penser,
vont leur train. Mais elle lui est reconnaissante de ce qu'il a fait
pour elle, et, contrairement aux craintes éprouvées par tout le monde,
elle paraît devenue d'une douceur d'ange.
Ce changement n'était peut-être pas aussi extraordinaire que le trouvait M. de Norpois.
Odette n'avait pas cru que Swann finirait par l'épouser; chaque fois
qu'elle lui annonçait tendancieusement qu'un homme comme il faut
venait de se marier avec sa maîtresse, elle lui avait vu garder un
silence glacial et tout au plus, si elle l'interpellait directement en
lui demandant: «Alors, tu ne trouves pas que c'est très bien, que
c'est bien beau ce qu'il a fait là, pour une femme qui lui a consacré
sa jeunesse?», répondre sèchement: «Mais je ne te dis pas que ce soit
mal, chacun agit à sa guise.» Elle n'était même pas loin de croire
que, comme il le lui disait dans des moments de colère, il
l'abandonnerait tout à fait, car elle avait depuis peu entendu dire
par une femme sculpteur: «On peut s'attendre à tout de la part des
hommes, ils sont si mufles», et frappée par la profondeur de cette
maxime pessimiste, elle se l'était appropriée, elle la répétait à tout
bout de champ d'un air découragé qui semblait dire: «Après tout, il
n'y aurait rien d'impossible, c'est bien ma chance.» Et, par suite,
toute vertu avait été enlevée à la maxime optimiste qui avait
jusque-là guidé Odette dans la vie: «On peut tout faire aux hommes qui
vous aiment, ils sont idiots», et qui s'exprimait dans son visage par
le même clignement d'yeux qui eût pu accompagner des mots tels que:
«Ayez pas peur, il ne cassera rien.» En attendant, Odette souffrait de
ce que telle de ses amies, épousée par un homme qui était resté moins
longtemps avec elle, qu'elle-même avec Swann, et n'avait pas, elle,
d'enfant, relativement considérée maintenant, invitée aux bals de
l'Élysée, devait penser de la conduite de Swann. Un consultant plus
profond que ne l'était M. de Norpois eût sans doute pu diagnostiquer
que c'était ce sentiment d'humiliation et de honte qui avait aigri
Odette, que le caractère infernal qu'elle montrait ne lui était pas
essentiel, n'était pas un mal sans remède, et eût aisément prédit ce
qui était arrivé, à savoir qu'un régime nouveau, le régime
matrimonial, ferait cesser avec une rapidité presque magique ces
accidents pénibles, quotidiens, mais nullement organiques. Presque
tout le monde s'étonna de ce mariage, et cela même est étonnant. Sans
doute peu de personnes comprennent le caractère purement subjectif du
phénomène qu'est l'amour, et la sorte de création que c'est d'une
personne supplémentaire, distincte de celle qui porte le même nom dans
le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes.
Aussi y a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les
proportions énormes que finit par prendre pour nous un être qui n'est
pas le même que celui qu'ils voient. Pourtant il semble qu'en ce qui
concerne Odette on aurait pu se rendre compte que si, certes, elle
n'avait jamais entièrement compris l'intelligence de Swann, du moins
savait-elle les titres, tout le détail de ses travaux, au point que le
nom de Ver Meer lui était aussi familier que celui de son couturier;
de Swann, elle connaissait à fond ces traits du caractère que le
reste du monde ignore ou ridiculise et dont seule une maîtresse, une
sœur, possèdent l'image ressemblante et aimée; et nous tenons tellement
à eux, même à ceux que nous voudrions le plus corriger, que c'est
parce qu'une femme finit par en prendre une habitude indulgente et
amicalement railleuse, pareille à l'habitude que nous en avons
nous-mêmes, et qu'en ont nos parents, que les vieilles liaisons ont
quelque chose de la douceur et de la force des affections de famille.
Les liens qui nous unissent à un être se trouvent sanctifiés quand il
se place au même point de vue que nous pour juger une de nos tares. Et
parmi ces traits particuliers, il y en avait aussi qui appartenaient
autant à l'intelligence de Swann qu'à son caractère, et que pourtant,
en raison de la racine qu'ils avaient malgré tout en celui-ci, Odette
avait plus facilement discernés. Elle se plaignait que quand Swann
faisait métier d'écrivain, quand il publiait des études, on ne
reconnut pas ces traits-là autant que dans les lettres ou dans sa
conversation où ils abondaient. Elle lui conseillait de leur faire la
part la plus grande. Elle l'aurait voulu parce que c'était ceux
qu'elle préférait en lui, mais comme elle les préférait parce qu'ils
étaient plus à lui, elle n'avait peut-être pas tort de souhaiter qu'on
les retrouvât dans ce qu'il écrivait. Peut-être aussi pensait-elle que
des ouvrages plus vivants, en lui procurant enfin à lui le succès, lui
eussent permis à elle de se faire ce que chez les Verdurin elle avait
appris à mettre au-dessus de tout: un salon.
Parmi les gens qui trouvaient ce genre de mariage ridicule, gens qui
pour eux-mêmes se demandaient: «Que pensera M. de Guermantes, que dira
Bréauté, quand j'épouserai Mlle de Montmorency?», parmi les gens ayant
cette sorte d'idéal social, aurait figuré, vingt ans plus tôt, Swann
lui-même. Swann qui s'était donné du mal pour être reçu au Jockey et
avait compté dans ce temps-là faire un éclatant mariage qui eût
achevé, en consolidant sa situation, de faire de lui un des hommes les
plus en vue de Paris. Seulement, les images que représentent un tel
mariage à l'intéressé ont, comme toutes les images, pour ne pas
dépérir et s'effacer complètement, besoin d'être alimentées du dehors.
Votre rêve le plus ardent est d'humilier l'homme qui vous a offensé.
Mais si vous n'entendez plus jamais parler de lui, ayant changé de
pays, votre ennemi finira par ne plus avoir pour vous aucune
importance. Si on a perdu de vue pendant vingt ans toutes les
personnes à cause desquelles on aurait aimé entrer au Jockey ou à
l'Institut, la perspective d'être membre de l'un ou de l'autre de ces
groupements ne tentera nullement. Or, tout autant qu'une retraite,
qu'une maladie, qu'une conversion religieuse, une liaison prolongée
substitue d'autres images aux anciennes. Il n'y eut pas de la part de
Swann, quand il épousa Odette, renoncement aux ambitions mondaines car
de ces ambitions-là, depuis longtemps Odette l'avait, au sens
spirituel du mot, détaché. D'ailleurs, ne l'eût-il pas été qu'il n'en
aurait eu que plus de mérite. C'est parce qu'ils impliquent le
sacrifice d'une situation plus ou moins flatteuse à une douceur
purement intime, que généralement les mariages infamants sont les plus
estimables de tous (on ne peut en effet entendre par mariage infamant
un mariage d'argent, n'y ayant point d'exemple d'un ménage où la
femme, ou bien le mari se soient vendus et qu'on n'ait fini par
recevoir, ne fût-ce que par tradition et sur la foi de tant d'exemples
et pour ne pas avoir deux poids et deux mesures). Peut-être, d'autre
part, en artiste, sinon en corrompu, Swann eût-il en tous cas éprouvé
une certaine volupté à accoupler à lui, dans un de ces croisements
d'espèces comme en pratiquent les mendelistes ou comme en raconte la
mythologie, un être de race différente, archiduchesse ou cocotte, à
contracter une alliance royale ou à faire une mésalliance. Il n'y
avait eu dans le monde qu'une seule personne dont il se fût préoccupé,
chaque fois qu'il avait pensé à son mariage possible avec Odette,
c'était, et non par snobisme, la duchesse de Guermantes. De celle-là,
au contraire, Odette se souciait peu, pensant seulement aux personnes
situées immédiatement au-dessus d'elle-même plutôt que dans un aussi
vague empyrée. Mais quand Swann dans ses heures de rêverie voyait
Odette devenue sa femme, il se représentait invariablement le moment
où il l'amènerait, elle et surtout sa fille, chez la princesse des
Laumes, devenue bientôt la duchesse de Guermantes par la mort de son
beau-père. Il ne désirait pas les présenter ailleurs, mais il
s'attendrissait quand il inventait, en énonçant les mots eux-mêmes,
tout ce que la duchesse dirait de lui à Odette, et Odette à Madame de
Guermantes, la tendresse que celle-ci témoignerait à Gilberte, la
gâtant, le rendant fier de sa fille. Il se jouait à lui-même la scène
de la présentation avec la même précision dans le détail imaginaire
qu'ont les gens qui examinent comment ils emploieraient, s'ils le
gagnaient, un lot dont ils fixent arbitrairement le chiffre. Dans la
mesure où une image qui accompagne une de nos résolutions la motive,
on peut dire que si Swann épousa Odette, ce fut pour la présenter elle
et Gilberte, sans qu'il y eût personne là, au besoin sans que personne
le sût jamais, à la duchesse de Guermantes. On verra comment cette
seule ambition mondaine qu'il avait souhaitée pour sa femme et sa
fille fut justement celle dont la réalisation se trouva lui être
interdite et par un veto si absolu que Swann mourut sans supposer que
la duchesse pourrait jamais les connaître. On verra aussi qu'au
contraire la duchesse de Guermantes se lia avec Odette et Gilberte
après la mort de Swann. Et peut-être eût-il été sage--pour autant
qu'il pouvait attacher de l'importance à si peu de chose--en ne se
faisant pas une idée trop sombre de l'avenir, à cet égard, et en
réservant que la réunion souhaitée pourrait bien avoir lieu quand il
ne serait plus là pour en jouir. Le travail de causalité qui finit par
produire à peu près tous les effets possibles, et par conséquent aussi
ceux qu'on avait cru l'être le moins, ce travail est parfois lent,
rendu un peu plus lent encore par notre désir--qui, en cherchant à
l'accélérer, l'entrave--par notre existence même et n'aboutit que
quand nous avons cessé de désirer, et quelquefois de vivre. Swann ne
le savait-il pas par sa propre expérience, et n'était-ce pas déjà,
dans sa vie--comme une préfiguration de ce qui devait arriver après
sa mort--un bonheur après décès que ce mariage avec cette Odette
qu'il avait passionnément aimée--si elle ne lui avait pas plu au
premier abord--et qu'il avait épousée quand il ne l'aimait plus,
quand l'être qui, en Swann, avait tant souhaité et tant désespéré de
vivre toute sa vie avec Odette, quand cet être là était mort?
Je me mis à parler du comte de Paris, à demander s'il n'était pas ami
de Swann, car je craignais que la conversation se détournât de
celui-ci. «Oui, en effet, répondit M. de Norpois en se tournant vers
moi et en fixant sur ma modeste personne le regard bleu où flottaient,
comme dans leur élément vital, ses grandes facultés de travail et son
esprit d'assimilation. Et, mon Dieu, ajouta-t-il en s'adressant de
nouveau à mon père, je ne crois pas franchir les bornes du respect
dont je fais profession pour le Prince (sans cependant entretenir avec
lui des relations personnelles que rendrait difficiles ma situation,
si peu officielle qu'elle soit), en vous citant ce fait assez piquant
que, pas plus tard qu'il y a quatre ans, dans une petite gare de
chemins de fer d'un des pays de l'Europe Centrale, le prince eut
l'occasion d'apercevoir Mme Swann. Certes, aucun de ses familiers ne
s'est permis de demander à Monseigneur comment il l'avait trouvée.
Cela n'eût pas été séant. Mais quand par hasard la conversation
amenait son nom, à de certains signes, imperceptibles si l'on veut,
mais qui ne trompent pas, le prince semblait donner assez volontiers à
entendre que son impression était en somme loin d'avoir été
défavorable.»
--Mais il n'y aurait pas eu possibilité de la présenter au comte de
Paris? demanda mon père.
--Eh bien! on ne sait pas; avec les princes on ne sait jamais,
répondit M. de Norpois; les plus glorieux, ceux qui savent le plus se
faire rendre ce qu'on leur doit, sont aussi quelquefois ceux qui
s'embarrassent le moins des décrets de l'opinion publique, même les
plus justifiés, pour peu qu'il s'agisse de récompenser certains
attachements. Or, il est certain que le comte de Paris a toujours
agréé avec beaucoup de bienveillance le dévouement de Swann qui est,
d'ailleurs, un garçon d'esprit s'il en fut.
--Et votre impression à vous, quelle a-t-elle été, monsieur
l'ambassadeur? demanda ma mère par politesse et par curiosité.
Avec une énergie de vieux connaisseur qui tranchait sur la modération
habituelle de ses propos:
--Tout à fait excellente! répondit M. de Norpois.
Et sachant que l'aveu d'une forte sensation produite par une femme,
rentre à condition qu'on le fasse avec enjouement, dans une certaine
forme particulièrement appréciée de l'esprit de conversation, il
éclata d'un petit rire qui se prolongea pendant quelques instants,
humectant les yeux bleus du vieux diplomate et faisant vibrer les
ailes de son nez nervurées de fibrilles rouges.
--Elle est tout à fait charmante!
--Est-ce qu'un écrivain du nom de Bergotte était à ce dîner,
monsieur? demandai-je timidement pour tâcher de retenir la
conversation sur le sujet des Swann.
--Oui, Bergotte était là, répondit M. de Norpois, inclinant la tête
de mon côté avec courtoisie, comme si dans son désir d'être aimable
avec mon père, il attachait tout ce qui tenait à lui une véritable
importance, et même aux questions d'un garçon de mon âge qui n'était
pas habitué à se voir montrer tant de politesse par des personnes du
sien. Est-ce que vous le connaissez? ajouta-t-il en fixant sur moi ce
regard clair dont Bismarck admirait la pénétration.
--Mon fils ne le connaît pas mais l'admire beaucoup, dit ma mère.
--Mon Dieu, dit M. de Norpois (qui m'inspira sur ma propre
intelligence des doutes plus graves que ceux qui me déchiraient
d'habitude, quand je vis que ce que je mettais mille et mille fois
au-dessus de moi-même, ce que je trouvais de plus élevé au monde,
était pour lui tout en bas de l'échelle de ses admirations), je ne
partage pas cette manière de voir. Bergotte est ce que j'appelle un
joueur de flûte; il faut reconnaître du reste qu'il en joue
agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l'afféterie. Mais
enfin ce n'est que cela, et cela n'est pas grand'chose. Jamais on ne
trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu'on pourrait nommer la
charpente. Pas d'action--ou si peu--mais surtout pas de portée.
Ses livres pèchent par la base ou plutôt il n'y a pas de base du tout.
Dans un temps comme le nôtre où la complexité croissante de la vie
laisse à peine le temps de lire, où la carte de l'Europe a subi des
remaniements profonds et est à la veille d'en subir de plus grands
encore peut-être, où tant de problèmes menaçants et nouveaux se posent
partout, vous m'accorderez qu'on a le droit de demander à un écrivain
d'être autre chose qu'un bel esprit qui nous fait oublier dans des
discussions oiseuses et byzantines sur des mérites de pure forme, que
nous pouvons être envahis d'un instant à l'autre par un double flot de
Barbares, ceux du dehors et ceux du dedans. Je sais que c'est
blasphémer contre la Sacro-Sainte Ecole de ce que ces Messieurs
appellent l'Art pour l'Art, mais à notre époque, il y a des tâches
plus urgentes que d'agencer des mots d'une façon harmonieuse. Celle de
Bergotte est parfois assez séduisante, je n'en disconviens pas, mais
au total tout cela est bien mièvre, bien mince, et bien peu viril. Je
comprends mieux maintenant, en me reportant à votre admiration tout à
fait exagérée pour Bergotte, les quelques lignes que vous m'avez
montrées tout à l'heure et sur lesquelles j'aurais mauvaise grâce à ne
pas passer l'éponge, puisque vous avez dit vous-même en toute
simplicité, que ce n'était qu'un griffonnage d'enfant (je l'avais dit,
en effet, mais je n'en pensais pas un mot). A tout péché miséricorde
et surtout aux péchés de jeunesse. Après tout, d'autres que vous en
ont de pareils sur la conscience, et vous n'êtes pas le seul qui se
soit cru poète à son heure. Mais on voit dans ce que vous m'avez
montré la mauvaise influence de Bergotte. Évidemment, je ne vous
étonnerai pas en vous disant qu'il n'y avait là aucune de ses
qualités, puisqu'il est passé maître dans l'art, tout superficiel du
reste, d'un certain style dont à votre âge vous ne pouvez posséder
même le rudiment. Mais c'est déjà le même défaut, ce contre-sens
d'aligner des mots bien sonores en ne se souciant qu'ensuite du fond.
C'est mettre la charrue avant les bœufs, même dans les livres de
Bergotte. Toutes ces chinoiseries de forme, toutes ces subtilités de
mandarin déliquescent me semblent bien vaines. Pour quelques feux
d'artifice agréablement tirés par un écrivain, on crie de suite au
chef-d'œuvre. Les chefs-d'œuvre ne sont pas si fréquents que cela!
Bergotte n'a pas à son actif, dans son bagage si je puis dire, un
roman d'une envolée un peu haute, un de ces livres qu'on place dans le
bon coin de sa bibliothèque. Je n'en vois pas un seul dans son œuvre.
Il n'empêche que chez lui, l'œuvre est infiniment supérieure à
l'auteur. Ah! voilà quelqu'un qui donne raison à l'homme d'esprit qui
prétendait qu'on ne doit connaître les écrivains que par leurs livres.
Impossible de voir un individu qui réponde moins aux siens, plus
prétentieux, plus solennel, moins homme de bonne compagnie. Vulgaire
par moments, parlant à d'autres comme un livre, et même pas comme un
livre de lui, mais comme un livre ennuyeux, ce qu'au moins ne sont pas
les siens, tel est ce Bergotte. C'est un esprit des plus confus,
alambiqué, ce que nos pères appelaient un diseur de phébus et qui rend
encore plus déplaisantes, par sa façon de les énoncer, les choses qu'il
dit. Je ne sais si c'est Loménie ou Sainte-Beuve, qui raconte que
Vigny rebutait par le même travers. Mais Bergotte n'a jamais écrit
_Cinq-Mars_, ni le _Cachet rouge_, où certaines pages sont de
véritables morceaux d'anthologie.
Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je
lui avais soumis, songeant d'autre part aux difficultés que
j'éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à
des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité
intellectuelle et que je n'étais pas né pour la littérature. Sans
doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une
lecture de Bergotte, m'avaient mis dans un état de rêverie qui m'avait
paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le
reflétait: nul doute que M. de Norpois n'en eût saisi et percé à jour
tout de suite ce que j'y trouvais de beau seulement par un mirage
entièrement trompeur, puisque l'ambassadeur n'en était pas dupe. Il
venait de m'apprendre au contraire quelle place infime était la mienne
(quand j'étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le
mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné,
réduit; et mon esprit comme un fluide qui n'a de dimensions que celles
du vase qu'on lui fournit, de même qu'il s'était dilaté jadis à
remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait
tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l'avait
soudain enfermé et restreint.
--Notre mise en présence, à Bergotte et à moi, ajouta-t-il en se
tournant vers mon père, ne laissait pas que d'être assez épineuse (ce
qui après tout est aussi une manière d'être piquante). Bergotte voilà
quelques années de cela, fit un voyage à Vienne, pendant que j'y étais
ambassadeur; il me fut présenté par la princesse de Metternich, vint
s'inscrire et désirait être invité. Or, étant à l'étranger
représentant de la France, à qui en somme il fait honneur par ses
écrits, dans une certaine mesure, disons, pour être exacts, dans une
mesure bien faible, j'aurais passé sur la triste opinion que j'ai de
sa vie privée. Mais il ne voyageait pas seul et bien plus il
prétendait ne pas être invité sans sa compagne. Je crois ne pas être
plus pudibond qu'un autre et étant célibataire, je pouvais peut-être
ouvrir un peu plus largement les portes de l'Ambassade que si j'eusse
été marié et père de famille. Néanmoins, j'avoue qu'il y a un degré
d'ignominie dont je ne saurais m'accommoder, et qui est rendu plus
écœurant encore par le ton plus que moral, tranchons le mot,
moralisateur, que prend Bergotte dans ses livres où on ne voit
qu'analyses perpétuelles et d'ailleurs entre nous, un peu
languissantes, de scrupules douloureux, de remords maladifs, et pour
de simples peccadilles, de véritables prêchis-prêchas (on sait ce
qu'en vaut l'aune), alors qu'il montre tant d'inconscience et de
cynisme dans sa vie privée. Bref, j'éludai la réponse, la princesse
revint à la charge, mais sans plus de succès. De sorte que je ne
suppose pas que je doive être très en odeur de sainteté auprès du
personnage, et je ne sais pas jusqu'à quel point il a apprécié
l'attention de Swann de l'inviter en même temps que moi. A moins que
ce ne soit lui qui l'ait demandé. On ne peut pas savoir, car au fond
c'est un malade. C'est même sa seule excuse.
--Et est-ce que la fille de Mme Swann était à ce dîner, demandai-je à
M. de Norpois, profitant pour faire cette question d'un moment où,
comme on passait au salon, je pouvais dissimuler plus facilement mon
émotion que je n'aurais fait à table, immobile et en pleine lumière.
M. de Norpois parut chercher un instant à se souvenir:
--Oui, une jeune personne de quatorze à quinze ans? En effet, je me
souviens qu'elle m'a été présentée avant le dîner comme la fille de
notre amphitryon. Je vous dirai que je l'ai peu vue, elle est allée se
coucher de bonne heure. Ou elle allait chez des amies, je ne me
rappelle pas bien. Mais je vois que vous êtes fort au courant de la
maison Swann.
--Je joue avec Mlle Swann aux Champs-Élysées, elle est délicieuse.
--Ah! voilà! voilà! Mais à moi, en effet, elle m'a paru charmante.
Je vous avoue pourtant que je ne crois pas qu'elle approchera jamais
de sa mère, si je peux dire cela sans blesser en vous un sentiment
trop vif.
--Je préfère la figure de Mlle Swann, mais j'admire aussi énormément
sa mère, je vais me promener au Bois rien que dans l'espoir de la voir
passer.
--Ah! mais je vais leur dire cela, elles seront très flattées.
Pendant qu'il disait ces mots, M. de Norpois était, pour quelques
secondes encore, dans la situation de toutes les personnes qui,
m'entendant parler de Swann comme d'un homme intelligent, de ses
parents comme d'agents de change honorables, de sa maison comme d'une
belle maison, croyaient que je parlerais aussi volontiers d'un autre
homme aussi intelligent, d'autres agents de change aussi honorables,
d'une autre maison aussi belle; c'est le moment où un homme sain
d'esprit qui cause avec un fou ne s'est pas encore aperçu que c'est un
fou. M. de Norpois savait qu'il n'y a rien que de naturel dans le
plaisir de regarder les jolies femmes, qu'il est de bonne compagnie
dès que quelqu'un nous parle avec chaleur de l'une d'elles, de faire
semblant de croire qu'il en est amoureux, de l'en plaisanter, et de
lui promettre de seconder ses desseins. Mais en disant qu'il parlerait
de moi à Gilberte et à sa mère (ce qui me permettrait, comme une
divinité de l'Olympe qui a pris la fluidité d'un souffle ou plutôt
l'aspect du vieillard dont Minerve emprunte les traits, de pénétrer
moi-même, invisible, dans le salon de Mme Swann, d'attirer son
attention, d'occuper sa pensée, d'exciter sa reconnaissance pour mon
admiration, de lui apparaître comme l'ami d'un homme important, de lui
sembler à l'avenir digne d'être invité par elle et d'entrer dans
l'intimité de sa famille), cet homme important qui allait user en ma
faveur du grand prestige qu'il devait avoir aux yeux de Mme Swann,
m'inspira subitement une tendresse si grande que j'eus peine à me
retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches et fripées, qui
avaient l'air d'être restées trop longtemps dans l'eau. J'en ébauchai
presque le geste que je me crus seul à avoir remarqué. Il est
difficile en effet à chacun de nous de calculer exactement à quelle
échelle ses paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui; par peur
de nous exagérer notre importance et en grandissant dans des
proportions énormes le champ sur lequel sont obligés de s'étendre les
souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons que les
parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à
peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la
mémoire de ceux avec qui nous causons. C'est d'ailleurs à une
supposition de ce genre qu'obéissent les criminels quand ils
retouchent après coup un mot qu'ils ont dit et duquel ils pensent
qu'on ne pourra confronter cette variante à aucune autre version. Mais
il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de
l'humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est
promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui
prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le
moraliste du «Premier Paris» nous dit d'un événement, d'un
chef-d'œuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut «son heure de
célébrité»: «Qui se souviendra de tout cela dans dix ans?» à la
troisième page, le compte rendu de l'Académie des Inscriptions ne
parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un
poème de peu de valeur, qui date de l'époque des Pharaons et qu'on
connaît encore intégralement? Peut-être n'en est-il pas tout à fait de
même dans la courte vie humaine. Pourtant quelques années plus tard,
dans une maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me
semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il
était l'ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à
tous, d'ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la
discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il
avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait
«vu le moment où j'allais lui baiser les mains», je ne rougis pas
seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient
si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M.
de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses
souvenirs; ce «potin» m'éclaira sur les proportions inattendues de
distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est
fait l'esprit humain; et, je fus aussi merveilleusement surpris que le
jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on
savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à
ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ.
--Oh! monsieur, dis-je à M. de Norpois, quand il m'annonça qu'il
ferait part à Gilberte et à sa mère, de l'admiration que j'avais pour
elles, si vous faisiez cela, si vous parliez de moi à Mme Swann, ce ne
serait pas assez de toute ma vie pour vous témoigner ma gratitude, et
cette vie vous appartiendrait! Mais je tiens à vous faire remarquer
que je ne connais pas Mme Swann et que je ne lui ai jamais été
présenté.
J'avais ajouté ces derniers mots par scrupule et pour ne pas avoir
l'air de m'être vanté d'une relation que je n'avais pas. Mais en les
prononçant, je sentais qu'ils étaient déjà devenus inutiles, car dès
le début de mon remerciement, d'une ardeur réfrigérante, j'avais vu
passer sur le visage de l'ambassadeur une expression d'hésitation et
de mécontentement et dans ses yeux, ce regard vertical, étroit et
oblique (comme, dans le dessin en perspective d'un solide, la ligne
fuyante d'une de ses faces), regard qui s'adresse à cet interlocuteur
invisible qu'on a en soi-même, au moment où on lui dit quelque chose
que l'autre interlocuteur, le Monsieur avec qui on parlait jusqu'ici--moi
dans la circonstance--ne doit pas entendre. Je me rendis
compte aussitôt que ces phrases que j'avais prononcées et qui, faibles
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