A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 08

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plus durable) d'échanger sa situation mondaine contre une autre qui
dans certaines circonstances lui convenait mieux. Il n'y a que les
gens incapables de décomposer, dans leur perception, ce qui au premier
abord paraît indivisible, qui croient que la situation fait corps avec
la personne. Un même être, pris à des moments successifs de sa vie,
baigne à différents degrés de l'échelle sociale dans des milieux qui
ne sont pas forcément de plus en plus élevés; et chaque fois que dans
une période autre de l'existence, nous nouons, ou renouons, des liens
avec un certain milieu, que nous nous y sentons choyés, nous
commençons tout naturellement à nous y attacher en y poussant
d'humaines racines.
Pour ce qui concerne Mme Bontemps, je crois aussi que Swann en parlant
d'elle avec cette insistance n'était pas fâché de penser que mes
parents apprendraient qu'elle venait voir sa femme. A vrai dire, à la
maison, le nom des personnes que celle-ci arrivait peu à peu à
connaître, piquait plus la curiosité qu'il n'excitait d'admiration. Au
nom de Mme Trombert, ma mère disait:
--Ah! mais voilà une nouvelle recrue et qui lui en amènera
d'autres.
Et comme si elle eût comparé la façon un peu sommaire, rapide et
violente dont Mme Swann conquérait ses relations à une guerre
coloniale, maman ajoutait:
--Maintenant que les Trombert sont soumis, les tribus voisines ne
tarderont pas à se rendre.
Quand elle croisait dans la rue Mme Swann, elle nous disait en
rentrant:
--J'ai aperçu Mme Swann sur son pied de guerre, elle devait partir
pour quelque offensive fructueuse chez les Masséchutos, les Cynghalais
ou les Trombert.
Et toutes les personnes nouvelles que je lui disais avoir vues dans ce
milieu un peu composite et artificiel où elles avaient souvent été
amenées assez difficilement et de mondes assez différents, elle en
devinait tout de suite l'origine et parlait d'elles comme elle aurait
fait de trophées chèrement achetés; elle disait:
--Rapporté d'une Expédition chez les un tel.
Pour Mme Cottard, mon père s'étonnait que Mme Swann pût trouver
quelque avantage à attirer cette bourgeoise peu élégante et disait:
«Malgré la situation du professeur, j'avoue que je ne comprends pas.»
Ma mère, elle, au contraire, comprenait très bien; elle savait qu'une
grande partie des plaisirs qu'une femme trouve à pénétrer dans un
milieu différent de celui où elle vivait autrefois lui manquerait si
elle ne pouvait informer ses anciennes relations de celles,
relativement plus brillantes par lesquelles elle les a remplacées.
Pour cela il faut un témoin qu'on laisse pénétrer dans ce monde
nouveau et délicieux, comme dans une fleur un insecte bourdonnant et
volage, qui ensuite, au hasard de ses visites, répandra, on l'espère
du moins, la nouvelle, le germe dérobé d'envie et d'admiration. Mme
Cottard toute trouvée pour remplir ce rôle rentrait dans cette
catégorie spéciale d'invités que maman qui avait certains côtés de la
tournure d'esprit de son père, appelait des: «Etranger, va dire à
Sparte!» D'ailleurs--en dehors d'une autre raison qu'on ne sut que
bien des années après--Mme Swann en conviant cette amie
bienveillante, réservée et modeste, n'avait pas craint d'introduire
chez soi, à ses «jours» brillants, un traître ou une concurrente. Elle
savait le nombre énorme de calices bourgeois que pouvait, quand elle
était armée de l'aigrette et du porte-cartes, visiter en un seul
après-midi cette active ouvrière. Elle en connaissait le pouvoir de
dissémination et en se basant sur le calcul des probabilités, était
fondée à penser que, très vraisemblablement, tel habitué des Verdurin,
apprendrait dès le surlendemain que le gouverneur de Paris avait mis
des cartes chez elle, ou que M. Verdurin lui-même entendrait raconter
que M. Le Hault de Pressagny, président du Concours hippique, les
avait emmenés, elle et Swann, au gala du roi Théodose; elle ne
supposait les Verdurin informés que de ces deux événements flatteurs
pour elle parce que les matérialisations particulières sous lesquelles
nous nous représentons et nous poursuivons la gloire sont peu
nombreuses par le défaut de notre esprit qui n'est pas capable
d'imaginer à la fois toutes les formes que nous espérons bien
d'ailleurs--en gros--que, simultanément, elle ne manquera pas de
revêtir pour nous.
D'ailleurs, Mme Swann n'avait obtenu de résultats que dans ce qu'on
appelait le «monde officiel». Les femmes élégantes n'allaient pas chez
elle. Ce n'était pas la présence de notabilités républicaines qui les
avaient fait fuir. Au temps de ma petite enfance, tout ce qui
appartenait à la société conservatrice était mondain, et dans un salon
bien posé on n'eût pas pu recevoir un républicain. Les personnes qui
vivaient dans un tel milieu s'imaginaient que l'impossibilité de
jamais inviter un «opportuniste», à plus forte raison un affreux
radical, était une chose qui durerait toujours, comme les lampes à
huile et les omnibus à chevaux. Mais pareille aux kaléidoscopes qui
tournent de temps en temps, la société place successivement de façon
différente des éléments qu'on avait cru immuables et compose une autre
figure. Je n'avais pas encore fait ma première communion, que des
dames bien pensantes avaient la stupéfaction de rencontrer en visite
une juive élégante. Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont
produites par ce qu'un philosophe appellerait un changement de
critère. L'affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu
postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le
kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés.
Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des
nationalistes obscurs montèrent prendre sa place. Le salon le plus
brillant de Paris fut celui d'un prince autrichien et
ultra-catholique. Qu'au lieu de l'affaire Dreyfus il fût survenu une
guerre avec l'Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans
un autre sens. Les juifs ayant à l'étonnement général, montré qu'ils
étaient patriotes, auraient gardé leur situation et personne n'aurait
plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince
autrichien. Cela n'empêche pas que chaque fois que la société est
momentanément immobile, ceux qui y vivent s'imaginent qu'aucun
changement n'aura plus lieu, de même qu'ayant vu commencer le
téléphone, ils ne veulent pas croire à l'aéroplane. Cependant, les
philosophes du journalisme flétrissent la période précédente, non
seulement le genre de plaisirs que l'on y prenait et qui leur semble
le dernier mot de la corruption, mais même les œuvres des artistes et
des philosophes qui n'ont plus à leurs yeux aucune valeur, comme si
elles étaient reliées indissolublement aux modalités successives de la
frivolité mondaine. La seule chose qui ne change pas est qu'il semble
chaque fois qu'il y ait «quelque chose de changé en France». Au moment
où j'allai chez Mme Swann, l'affaire Dreyfus n'avait pas encore
éclaté, et certains grands juifs étaient fort puissants. Aucun ne
l'était plus que sir Rufus Israels dont la femme lady Israels était la
tante de Swann. Elle n'avait pas personnellement des intimités aussi
élégantes que son neveu qui d'autre part, ne l'aimant pas, ne l'avait
jamais beaucoup cultivée, quoiqu'il dût vraisemblablement être son
héritier. Mais c'était la seule des parentes de Swann qui eût
conscience de la situation mondaine de celui-ci, les autres étant
toujours restées à cet égard dans la même ignorance qui avait été
longtemps la nôtre. Quand, dans une famille, un des membres émigre
dans la haute société--ce qui lui semble à lui un phénomène unique,
mais ce qu'à dix ans de distance il constate avoir été accompli d'une
autre façon et pour des raisons différentes par plus d'un jeune homme
avec qui il avait été élevé--il décrit autour de lui une zone
d'ombre, une _terra incognita_, fort visible en ses moindres nuances
pour tous ceux qui l'habitent, mais qui n'est que nuit et pur néant
pour ceux qui n'y pénètrent pas et la côtoient sans en soupçonner,
tout près d'eux, l'existence. Aucune Agence Havas n'ayant renseigné
les cousines de Swann sur les gens qu'il fréquentait, c'est (avant son
horrible mariage bien entendu) avec des sourires de condescendance
qu'on se racontait dans les dîners de famille qu'on avait
«vertueusement» employé son dimanche à aller voir le «cousin Charles»
que, le croyant un peu envieux et parent pauvre on appelait
spirituellement, en jouant sur le titre du roman de Balzac: «Le Cousin
Bête». Lady Rufus Israels, elle, savait à merveille qui étaient ces
gens qui prodiguaient à Swann une amitié dont elle était jalouse. La
famille de son mari qui était à peu près l'équivalent des Rothschild,
faisait depuis plusieurs générations les affaires des princes
d'Orléans. Lady Israels, excessivement riche, disposait d'une grande
influence et elle l'avait employée à ce qu'aucune personne qu'elle
connaissait ne reçût Odette. Une seule avait désobéi, en cachette.
C'était la comtesse de Marsantes. Or, le malheur avait voulu qu'Odette
étant allé faire visite à Mme De Marsantes, lady Israels était entrée
presque en même temps. Mme De Marsantes était sur des épines. Avec la
lâcheté des gens qui pourtant pourraient tout se permettre, elle
n'adressa pas une fois la parole à Odette qui ne fut pas encouragée à
pousser désormais plus loin une incursion dans un monde qui du reste
n'était nullement celui où elle eût aimé être reçue. Dans ce complet
désintéressement du faubourg Saint-Germain, Odette continuait à être
la cocotte illettrée bien différente des bourgeois ferrés sur les
moindres points de généalogie et qui trompent dans la lecture des
anciens mémoires la soif des relations aristocratiques que la vie
réelle ne leur fournit pas. Et Swann d'autre part, continuait sans
doute d'être l'amant à qui toutes ces particularités d'une ancienne
maîtresse semblent agréables ou inoffensives, car souvent j'entendis
sa femme proférer de vraies hérésies mondaines sans que (par un reste
de tendresse, un manque d'estime, ou la paresse de la perfectionner)
il cherchât à les corriger. C'était peut-être aussi là une forme de
cette simplicité qui nous avait si longtemps trompés à Combray et qui
faisait maintenant que continuant à connaître, au moins pour son
compte, des gens très brillants, il ne tenait pas à ce que dans la
conversation on eût l'air dans le salon de sa femme de leur trouver
quelque importance. Ils en avaient d'ailleurs moins que jamais pour
Swann, le centre de gravité de sa vie s'étant déplacé. En tous cas
l'ignorance d'Odette en matière mondaine était telle que si le nom de
la princesse de Guermantes venait dans la conversation après celui de
la duchesse, sa cousine: «Tiens, ceux-là sont princes, ils ont donc
monté en grade, disait Odette.» Si quelqu'un disait: «le prince» en
parlant du duc de Chartres, elle rectifiait: «Le duc, il est duc de
Chartres et non prince.» Pour le duc d'Orléans, fils du comte de
Paris: «C'est drôle, le fils est plus que le père», tout en ajoutant
comme elle était anglomane: «On s'y embrouille dans ces «Royalties»;
et à une personne qui lui demandait de quelle province étaient les
Guermantes, elle répondit: «de l'Aisne».
Swann était du reste aveugle, en ce qui concernait Odette, non
seulement devant ces lacunes de son éducation, mais aussi devant la
médiocrité de son intelligence. Bien plus, chaque fois qu'Odette
racontait une histoire bête, Swann écoutait sa femme avec une
complaisance, une gaieté, presque une admiration où il devait entrer
des restes de volupté; tandis que, dans la même conversation, ce que
lui-même pouvait dire de fin, même de profond, était écouté par
Odette, habituellement sans intérêt, assez vite, avec impatience et
quelquefois contredit avec sévérité. Et on conclura que cet
asservissement de l'élite à la vulgarité est de règle dans bien des
ménages, si l'on pense, inversement, à tant de femmes supérieures qui
se laissent charmer par un butor, censeur impitoyable de leurs plus
délicates paroles, tandis qu'elles s'extasient, avec l'indulgence
infinie de la tendresse, devant ses facéties les plus plates. Pour
revenir aux raisons qui empêchèrent à cette époque Odette de pénétrer
dans le faubourg Saint-Germain, il faut dire que le plus récent tour
du kaléidoscope mondain avait été provoqué par une série de scandales.
Des femmes chez qui on allait en toute confiance avaient été reconnues
être des filles publiques, des espionnes anglaises. On allait pendant
quelque temps demander aux gens, on le croyait du moins, d'être avant
tout, bien posés, bien assis... Odette représentait exactement tout ce
avec quoi on venait de rompre et d'ailleurs immédiatement de renouer
(car les hommes ne changeant pas du jour au lendemain cherchent dans
un nouveau régime la continuation de l'ancien, mais en le cherchant
sous une forme différente qui permît d'être dupe et de croire que ce
n'était plus la société d'avant la crise). Or, aux dames «brûlées» de
cette société, Odette ressemblait trop. Les gens du monde sont fort
myopes; au moment où ils cessent toutes relations avec des dames
israélites qu'ils connaissaient, pendant qu'ils se demandent comment
remplacer ce vide, ils aperçoivent, poussée là comme à la faveur d'une
nuit d'orage, une dame nouvelle, israélite aussi; mais grâce à sa
nouveauté, elle n'est pas associée dans leur esprit, comme les
précédentes, avec ce qu'ils croient devoir détester. Elle ne demande
pas qu'on respecte son Dieu. On l'adopte. Il ne s'agissait pas
d'antisémitisme à l'époque où je commençai d'aller chez Odette. Mais
elle était pareille à ce qu'on voulait fuir pour un temps.
Swann, lui, allait souvent faire visite à quelques-unes de ses
relations d'autrefois et par conséquent appartenant toutes au plus
grand monde. Pourtant, quand il nous parlait des gens qu'il venait
d'aller voir, je remarquai qu'entre celles qu'il avait connues jadis,
le choix qu'il faisait était guidé par cette même sorte de goût,
mi-artistique, mi-historique, qui inspirait chez lui le
collectionneur. Et remarquant que c'était souvent telle ou telle
grande dame déclassée qui l'intéressait parce qu'elle avait été la
maîtresse de Liszt ou qu'un roman de Balzac avait été dédié à sa
grand'mère (comme il achetait un dessin si Chateaubriand l'avait
décrit), j'eus le soupçon que nous avions remplacé à Combray l'erreur
de croire Swann un bourgeois n'allant pas dans le monde, par une
autre, celle de le croire un des hommes les plus élégants de Paris.
Être l'ami du Comte de Paris ne signifie rien. Combien y en a-t-il de
ces «amis des Princes» qui ne seraient pas reçus dans un salon un peu
fermé. Les princes se savent princes, ne sont pas snobs et se croient
d'ailleurs tellement au-dessus de ce qui n'est pas de leur sang que
grands seigneurs et bourgeois leur apparaissent, au-dessous d'eux,
presque au même niveau.
Au reste, Swann ne se contentait pas de chercher dans la société telle
qu'elle existe et en s'attachant aux noms que le passé y a inscrits et
qu'on peut encore y lire, un simple plaisir de lettré et d'artiste, il
goûtait un divertissement assez vulgaire à faire comme des bouquets
sociaux en groupant des éléments hétérogènes, en réunissant des
personnes prises ici et là. Ces expériences de sociologie amusante (ou
que Swann trouvait telle) n'avaient pas sur toutes les amies de sa
femme--du moins d'une façon constante--une répercussion identique.
«J'ai l'intention d'inviter ensemble les Cottard et la duchesse de
Vendôme», disait-il en riant à Mme Bontemps, de l'air friand d'un
gourmet qui a l'intention et veut faire l'essai de remplacer dans une
sauce, les clous de girofle par du poivre de Cayenne. Or ce projet qui
allait paraître en effet plaisant, dans le sens ancien du mot, aux
Cottard, avait le don d'exaspérer Mme Bontemps. Elle avait été
récemment présentée par les Swann à la duchesse de Vendôme et avait
trouvé cela aussi agréable que naturel. En tirer gloire auprès des
Cottard, en le leur racontant, n'avait pas été la partie la moins
savoureuse de son plaisir. Mais comme les nouveaux décorés qui, dès
qu'ils le sont, voudraient voir se fermer aussitôt le robinet des
croix, Mme Bontemps eût souhaité qu'après elle, personne de son monde
à elle ne fût présenté à la princesse. Elle maudissait intérieurement
le goût dépravé de Swann qui lui faisait, pour réaliser une misérable
bizarrerie esthétique, dissiper d'un seul coup toute la poudre qu'elle
avait jetée aux yeux des Cottard en leur parlant de la duchesse de
Vendôme. Comment allait-elle même oser annoncer à son mari que le
professeur et sa femme allaient à leur tour avoir leur part de ce
plaisir qu'elle lui avait vanté comme unique. Encore si les Cottard
avaient pu savoir qu'ils n'étaient pas invités pour de bon, mais pour
l'amusement. Il est vrai que les Bontemps l'avaient été de même, mais
Swann ayant pris à l'aristocratie cet éternel don juanisme qui entre
deux femmes de rien fait croire à chacune que ce n'est qu'elle qu'on
aime sérieusement, avait parlé à Mme Bontemps de la duchesse de
Vendôme comme d'une personne avec qui il était tout indiqué qu'elle
dînât. «Oui, nous comptons inviter la princesse avec les Cottard, dit,
quelques semaines plus tard Mme Swann, mon mari croit que cette
conjonction pourra donner quelque chose d'amusant», car si elle avait
gardé du «petit noyau» certaines habitudes chères à Mme Verdurin comme
de crier très fort pour être entendue de tous les fidèles, en
revanche, elle employait certaines expressions--comme «conjonction»
-- chères au milieu Guermantes duquel elle subissait ainsi à distance
et à son insu, comme la mer le fait pour la lune, l'attraction, sans
pourtant se rapprocher sensiblement de lui. «Oui, les Cottard et la
duchesse de Vendôme, est-ce que vous ne trouvez pas que cela sera
drôle?» demanda Swann. «Je crois que ça marchera très mal et que ça ne
vous attirera que des ennuis, il ne faut pas jouer avec le feu»,
répondit Mme Bontemps, furieuse. Elle et son mari furent, d'ailleurs,
ainsi que le prince d'Agrigente, invités à ce dîner, que Mme Bontemps
et Cottard eurent deux manières de raconter, selon les personnes à qui
ils s'adressaient. Aux uns, Mme Bontemps de son côté, Cottard du sien,
disaient négligemment quand on leur demandait qui il y avait d'autre
au dîner: «Il n'y avait que le prince d'Agrigente, c'était tout à fait
intime.» Mais d'autres, risquaient d'être mieux informés (même une
fois quelqu'un avait dit à Cottard: «Mais est-ce qu'il n'y avait pas
aussi les Bontemps?» «Je les oubliais», avait en rougissant répondu
Cottard au maladroit qu'il classa désormais dans la catégorie des
mauvaises langues). Pour ceux-là les Bontemps et les Cottard
adoptèrent chacun, sans s'être consultés une version dont le cadre
était identique et où seuls leurs noms respectifs étaient
interchangés. Cottard disait: «Hé bien, il y avait seulement les
maîtres de maison, le duc et la duchesse de Vendôme--(en souriant
avantageusement) le professeur et Mme Cottard, et ma foi du diable, si
on a jamais su pourquoi, car ils allaient là comme des cheveux sur la
soupe, M. et Mme Bontemps.» Mme Bontemps récitait exactement le même
morceau, seulement c'était M. et Mme Bontemps qui étaient nommés avec
une emphase satisfaite, entre la duchesse de Vendôme et le prince
d'Agrigente, et les pelés qu'à la fin elle accusait de s'être invités
eux-mêmes et qui faisaient tache, c'était les Cottard.
De ses visites Swann rentrait souvent assez peu de temps avant le
dîner. A ce moment de six heures du soir où jadis il se sentait si
malheureux, il ne se demandait plus ce qu'Odette pouvait être en train
de faire et s'inquiétait peu qu'elle eût du monde chez elle, ou fût
sortie. Il se rappelait parfois qu'il avait, bien des années auparavant,
essayé un jour de lire à travers l'enveloppe une lettre adressée par
Odette à Forcheville. Mais ce souvenir ne lui était pas agréable et
plutôt que d'approfondir la honte qu'il ressentait, il préférait se
livrer à une petite grimace du coin de la bouche complétée au besoin
d'un hochement de tête qui signifiait: «qu'est-ce que ça peut me
faire?» Certes, il estimait maintenant que l'hypothèse à laquelle il
s'était souvent arrêté jadis et d'après quoi c'étaient les
imaginations de sa jalousie qui seules noircissaient la vie, en
réalité innocente, d'Odette, que cette hypothèse (en somme
bienfaisante puisque tant qu'avait duré sa maladie amoureuse elle
avait diminué ses souffrances en les lui faisant paraître imaginaires)
n'était pas la vraie, que c'était sa jalousie qui avait vu juste, et
que si Odette l'avait aimé plus qu'il n'avait cru, elle l'avait aussi
trompé davantage. Autrefois pendant qu'il souffrait tant, il s'était
juré que dès qu'il n'aimerait plus Odette, et ne craindrait plus de la
fâcher ou de lui faire croire qu'il l'aimait trop, il se donnerait la
satisfaction d'élucider avec elle, par simple amour de la vérité et
comme un point d'histoire, si oui ou non Forcheville était couché avec
elle le jour où il avait sonné et frappé au carreau sans qu'on lui
ouvrît, et où elle avait écrit à Forcheville que c'était un oncle à
elle qui était venu. Mais le problème si intéressant qu'il attendait
seulement la fin de sa jalousie pour tirer au clair, avait précisément
perdu tout intérêt aux yeux de Swann, quand il avait cessé d'être
jaloux. Pas immédiatement pourtant. Il n'éprouvait déjà plus de
jalousie à l'égard d'Odette, que le jour des coups frappés en vain par
lui dans l'après-midi à la porte du petit hôtel de la rue Lapérouse,
avait continué à en exciter chez lui. C'était comme si la jalousie,
pareille un peu en cela à ces maladies qui semblent avoir leur siège,
leur source de contagionnement, moins dans certaines personnes que
dans certains lieux, dans certaines maisons, n'avait pas eu tant pour
objet Odette elle-même que ce jour, cette heure du passé perdu où
Swann avait frappé à toutes les entrées de l'hôtel d'Odette. On aurait
dit que ce jour, cette heure avaient seuls fixé quelques dernières
parcelles de la personnalité amoureuse que Swann avait eue autrefois
et qu'il ne les retrouvait plus que là. Il était depuis longtemps
insoucieux qu'Odette l'eût trompé et le trompât encore. Et pourtant il
avait continué pendant quelques années à rechercher d'anciens
domestiques d'Odette, tant avait persisté chez lui la douloureuse
curiosité de savoir si ce jour-là, tellement ancien, à six heures,
Odette était couchée avec Forcheville. Puis cette curiosité elle-même
avait disparu, sans pourtant que ses investigations cessassent. Il
continuait à tâcher d'apprendre ce qui ne l'intéressait plus, parce
que son moi ancien parvenu à l'extrême décrépitude, agissait encore
machinalement, selon des préoccupations abolies au point que Swann ne
réussissait même plus à se représenter cette angoisse, si forte
pourtant autrefois qu'il ne pouvait se figurer alors qu'il s'en
délivrât jamais et que seule la mort de celle qu'il aimait (la mort
qui, comme le montrera plus loin dans ce livre, une cruelle
contre-épreuve, ne diminue en rien les souffrances de la jalousie) lui
semblait capable d'aplanir pour lui la route, entièrement barrée, de sa
vie.
Mais éclaircir un jour les faits de la vie d'Odette auxquels il avait
dû ces souffrances n'avait pas été le seul souhait de Swann; il avait
mis en réserve aussi celui de se venger d'elles, quand n'aimant plus
Odette il ne la craindrait plus; or, d'exaucer ce second souhait,
l'occasion se présentait justement car Swann aimait une autre femme,
une femme qui ne lui donnait pas de motifs de jalousie mais pourtant
de la jalousie parce qu'il n'était plus capable de renouveler sa façon
d'aimer et que c'était celle dont il avait usé pour Odette qui lui
servait encore pour une autre. Pour que la jalousie de Swann renaquît,
il n'était pas nécessaire que cette femme fût infidèle, il suffisait
que pour une raison quelconque elle fût loin de lui, à une soirée par
exemple, et eût paru s'y amuser. C'était assez pour réveiller en lui
l'ancienne angoisse, lamentable et contradictoire excroissance de son
amour, et qui éloignait Swann de ce qu'elle était comme un besoin
d'atteindre (le sentiment réel que cette jeune femme avait pour lui,
le désir caché de ses journées, le secret de son cœur), car entre Swann
et celle qu'il aimait cette angoisse interposait un amas réfractaire
de soupçons antérieurs, ayant leur cause en Odette, ou en telle autre
peut-être qui avait précédé Odette, et qui ne permettaient plus à
l'amant vieilli de connaître sa maîtresse d'aujourd'hui qu'à travers
le fantôme ancien et collectif de la «femme qui excitait sa jalousie»
dans lequel il avait arbitrairement incarné son nouvel amour. Souvent
pourtant Swann l'accusait, cette jalousie, de le faire croire à des
trahisons imaginaires; mais alors il se rappelait qu'il avait fait
bénéficier Odette du même raisonnement, et à tort. Aussi tout ce que
la jeune femme qu'il aimait faisait aux heures où il n'était pas avec
elle cessait de lui paraître innocent. Mais alors qu'autrefois, il
avait fait le serment, si jamais il cessait d'aimer celle qu'il ne
devinait pas devoir être un jour sa femme, de lui manifester
implacablement son indifférence, enfin sincère, pour venger son
orgueil longtemps humilié, ces représailles qu'il pouvait exercer
maintenant sans risques (car que pouvait lui faire d'être pris au mot
et privé de ces tête-à-tête avec Odette qui lui étaient jadis si
nécessaires), ces représailles il n'y tenait plus; avec l'amour avait
disparu le désir de montrer qu'il n'avait plus d'amour. Et lui qui,
quand il souffrait par Odette eût tant désiré de lui laisser voir un
jour qu'il était épris d'une autre, maintenant qu'il l'aurait pu, il
prenait mille précautions pour que sa femme ne soupçonnât pas ce
nouvel amour.
Ce ne fut pas seulement à ces goûters, à cause desquels j'avais eu
autrefois la tristesse de voir Gilberte me quitter et rentrer plus
tôt, que désormais je pris part, mais les sorties qu'elle faisait avec
sa mère, soit pour aller en promenade ou à une matinée, et qui en
l'empêchant de venir aux Champs-Élysées m'avaient privé d'elle, les
jours où je restais seul le long de la pelouse ou devant les chevaux
de bois, ces sorties maintenant M. et Mme Swann m'y admettaient,
j'avais une place dans leur landau et même c'était à moi qu'on
demandait si j'aimais mieux aller au théâtre, à une leçon de danse
chez une camarade de Gilberte, à une réunion mondaine chez des amies
des Swann (ce que celle-ci appelait «un petit meeting») ou visiter les
tombeaux de Saint-Denis.
Ces jours où je devais sortir avec les Swann, je venais chez eux pour
le déjeuner, que Mme Swann appelait le lunch; comme on n'était invité
que pour midi et demi et qu'à cette époque mes parents déjeunaient à
onze heures un quart, c'est après qu'ils étaient sortis de table que
je m'acheminais vers ce quartier luxueux, assez solitaire à toute
heure, mais particulièrement à celle-là où tout le monde était rentré.
Même l'hiver et par la gelée s'il faisait beau, tout en resserrant de
temps à autre le nœud d'une magnifique cravate de chez Charvet et en
regardant si mes bottines vernies ne se salissaient pas, je me
promenais de long en large dans les avenues en attendant midi
vingt-sept. J'apercevais de loin dans le jardinet des Swann, le soleil
qui faisait étinceler comme du givre les arbres dénudés. Il est vrai
que ce jardinet n'en possédait que deux. L'heure indue faisait nouveau
le spectacle. A ces plaisirs de nature (qu'avivait la suppression de
l'habitude, et même la faim), la perspective émotionnante de déjeuner
chez Mme Swann se mêlait, elle ne les diminuait pas, mais les
dominant, les asservissait, en faisait des accessoires mondains; de
sorte que si, à cette heure où d'ordinaire je ne les percevais pas, il
me semblait découvrir le beau temps, le froid, la lumière hivernale,
c'était comme une sorte de préface aux œufs à la crème, comme une
patine, un rose et frais glacis ajoutés au revêtement de cette
chapelle mystérieuse qu'était la demeure de Mme Swann et au cœur de
laquelle il y avait au contraire tant de chaleur, de parfums et de
fleurs.
A midi et demi, je me décidais enfin à entrer dans cette maison qui,
comme un gros soulier de Noël, me semblait devoir m'apporter de
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