A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 11

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n'était jamais ce qu'aurait écrit n'importe lequel de ces plats
imitateurs qui pourtant, dans le journal et dans le livre, ornaient
leur prose de tant d'images et de pensées «à la Bergotte». Cette
différence dans le style venait de ce que «le Bergotte» était avant
tout quelque élément précieux et vrai, caché au cœur de quelque chose,
puis extrait d'elle par ce grand écrivain grâce à son génie,
extraction qui était le but du doux Chantre et non pas de faire du
Bergotte. A vrai dire il en faisait malgré lui puisqu'il était
Bergotte, et qu'en ce sens chaque nouvelle beauté de son œuvre était la
petite quantité de Bergotte enfouie dans une chose et qu'il en avait
tirée. Mais si par là chacune de ces beautés était apparentée avec les
autres et reconnaissable, elle restait cependant particulière, comme
la découverte qui l'avait mise à jour; nouvelle, par conséquent
différente de ce qu'on appelait le genre Bergotte qui était une vague
synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés par lui, lesquels ne
permettaient nullement à des hommes sans génie d'augurer ce qu'il
découvrirait ailleurs. Il en est ainsi pour tous les grands écrivains,
la beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est celle d'une
femme qu'on ne connaît pas encore; elle est création puisqu'elle
s'applique à un objet extérieur auquel ils pensent--et non à soi--et
qu'ils n'ont pas encore exprimé. Un auteur de mémoires
d'aujourd'hui, voulant sans trop en avoir l'air, faire du Saint-Simon,
pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars:
«C'était un assez grand homme brun... avec une physionomie vive,
ouverte, sortante», mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la
seconde ligne qui commence par: «et véritablement un peu folle». La
vraie variété est dans cette plénitude d'éléments réels et inattendus,
dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s'élance, contre toute
attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble, tandis que
l'imitation purement formelle de la variété (et on pourrait raisonner
de même pour toutes les autres qualités du style) n'est que vide et
uniformité, c'est-à-dire ce qui est le plus opposé à la variété, et ne
peut chez les imitateurs en donner l'illusion et en rappeler le
souvenir que pour celui qui ne l'a pas comprise chez les maîtres.
Aussi--de même que la diction de Bergotte eût sans doute charmé si
lui-même n'avait été que quelque amateur récitant du prétendu
Bergotte, au lieu qu'elle était liée à la pensée de Bergotte en
travail et en action par des rapports vitaux que l'oreille ne
dégageait pas immédiatement--de même c'était parce que Bergotte
appliquait cette pensée avec précision à la réalité qui lui plaisait
que son langage avait quelque chose de positif, de trop nourrissant,
qui décevait ceux qui s'attendaient à l'entendre parler seulement de
«l'éternel torrent des apparences» et des «mystérieux frissons de la
beauté». Enfin la qualité toujours rare et neuve de ce qu'il écrivait
se traduisait dans sa conversation par une façon si subtile d'aborder
une question, en négligeant tous ses aspects déjà connus, qu'il avait
l'air de la prendre par un petit côté, d'être dans le faux, de faire
du paradoxe, et qu'ainsi ses idées semblaient le plus souvent
confuses, chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré
de confusion que les siennes propres. D'ailleurs toute nouveauté ayant
pour condition l'élimination préalable du poncif auquel nous étions
habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation
neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originales,
paraîtra toujours alambiquée et fatigante. Elle repose sur des figures
auxquelles nous ne sommes pas accoutumés, le causeur nous paraît ne
parler que par métaphores, ce qui lasse et donne l'impression d'un
manque de vérité. (Au fond les anciennes formes de langage avaient été
elles aussi autrefois des images difficiles à suivre quand l'auditeur
ne connaissait pas encore l'univers qu'elles peignaient. Mais depuis
longtemps on se figure que c'était l'univers réel, on se repose sur
lui.) Aussi quand Bergotte, ce qui semble pourtant bien simple
aujourd'hui, disait de Cottard que c'était un ludion qui cherchait son
équilibre, et de Brichot que «plus encore qu'à Mme Swann le soin de sa
coiffure lui donnait de la peine parce que doublement préoccupé de son
profil et de sa réputation, il fallait à tout moment que l'ordonnance
de la chevelure lui donnât l'air à la fois d'un lion et d'un
philosophe», on éprouvait vite de la fatigue et on eût voulu reprendre
pied sur quelque chose de plus concret, disait-on, pour signifier de
plus habituel. Les paroles méconnaissables sorties du masque que
j'avais sous les yeux c'était bien à l'écrivain que j'admirais qu'il
fallait les rapporter, elles n'auraient pas su s'insérer dans ses
livres à la façon d'un puzzle qui s'encadre entre d'autres, elles
étaient dans un autre plan et nécessitaient une transposition
moyennant laquelle un jour que je me répétais des phrases que j'avais
entendu dire à Bergotte, j'y retrouvai toute l'armature de son style
écrit, dont je pus reconnaître et nommer les différentes pièces dans
ce discours parlé qui m'avait paru si différent.
A un point de vue plus accessoire, la façon spéciale, un peu trop
minutieuse et intense, qu'il avait de prononcer certains mots,
certains adjectifs qui revenaient souvent dans sa conversation et
qu'il ne disait pas sans une certaine emphase, faisant ressortir
toutes leurs syllabes et chanter la dernière (comme pour le mot «visage»
qu'il substituait toujours au mot «figure» et à qui il ajoutait un grand
nombre de v, d's, de g, qui semblaient tous exploser de sa main
ouverte à ces moments) correspondait exactement à la belle place où
dans sa prose il mettait ces mots aimés en lumière, précédés d'une
sorte de marge et composés de telle façon dans le nombre total de la
phrase, qu'on était obligé, sous peine de faire une faute de mesure,
d'y faire compter toute leur «quantité». Pourtant, on ne retrouvait
pas dans le langage de Bergotte certain éclairage qui dans ses livres
comme dans ceux de quelques autres auteurs, modifie souvent dans la
phrase écrite l'apparence des mots. C'est sans doute qu'il vient de
grandes profondeurs et n'amène pas ses rayons jusqu'à nos paroles dans
les heures où, ouverts aux autres par la conversation, nous sommes dans
une certaine mesure fermés à nous-même. A cet égard il y avait plus
d'intonations, plus d'accent, dans ses livres que dans ses propos;
accent indépendant de la beauté du style, que l'auteur lui-même n'a
pas perçu sans doute, car il n'est pas séparable de sa personnalité la
plus intime. C'est cet accent qui aux moments où, dans ses livres,
Bergotte était entièrement naturel, rythmait les mots souvent alors
fort insignifiants qu'il écrivait. Cet accent n'est pas noté dans le
texte, rien ne l'y indique et pourtant il s'ajoute de lui-même aux
phrases, on ne peut pas les dire autrement, il est ce qu'il y avait de
plus éphémère et pourtant de plus profond chez l'écrivain et c'est
cela qui portera témoignage sur sa nature, qui dira si malgré toutes
les duretés qu'il a exprimées il était doux, malgré toutes les
sensualités, sentimental.
Certaines particularités d'élocution qui existaient à l'état de
faibles traces dans la conversation de Bergotte ne lui appartenaient
pas en propre, car quand j'ai connu plus tard ses frères et ses sœurs,
je les ai retrouvées chez eux bien plus accentuées. C'était quelque
chose de brusque et de rauque dans les derniers mots d'une phrase
gaie, quelque chose d'affaibli et d'expirant à la fin d'une phrase
triste. Swann, qui avait connu le Maître quand il était enfant, m'a
dit qu'alors on entendait chez lui, tout autant que chez ses frères et
sœurs ces inflexions en quelque sorte familiales, tour à tour cris de
violente gaieté, murmures d'une lente mélancolie, et que dans la salle
où ils jouaient tous ensemble il faisait sa partie, mieux qu'aucun,
dans leurs concerts successivement assourdissants et languides. Si
particulier qu'il soit, tout ce bruit qui s'échappe des êtres est
fugitif et ne leur survit pas. Mais il n'en fut pas ainsi de la
prononciation de la famille Bergotte. Car s'il est difficile de
comprendre jamais, même dans les _Maîtres Chanteurs_, comment un
artiste peut inventer la musique en écoutant gazouiller les oiseaux, pourtant
Bergotte avait transposé et fixé dans sa prose cette façon de traîner
sur des mots qui se répètent en clameurs de joie ou qui s'égouttent en
tristes soupirs. Il y a dans ses livres telles terminaisons de phrases
où l'accumulation des sonorités qui se prolongent, comme aux derniers
accords d'une ouverture d'Opéra qui ne peut pas finir et redit
plusieurs fois sa suprême cadence avant que le chef d'orchestre pose
son bâton, dans lesquelles je retrouvai plus tard un équivalent
musical de ces cuivres phonétiques de la famille Bergotte. Mais pour
lui, à partir du moment où il les transporta dans ses livres, il cessa
inconsciemment d'en user dans son discours. Du jour où il avait
commencé d'écrire et, à plus forte raison, plus tard, quand je le
connus, sa voix s'en était désorchestrée pour toujours.
Ces jeunes Bergotte--le futur écrivain et ses frères et sœurs--n'étaient
sans doute pas supérieurs, au contraire, à des jeunes gens
plus fins, plus spirituels qui trouvaient les Bergotte bien bruyants,
voire un peu vulgaires, agaçants dans leurs plaisanteries qui
caractérisaient le «genre» moitié prétentieux, moitié bêta, de la
maison. Mais le génie, même le grand talent, vient moins d'éléments
intellectuels et d'affinement social supérieurs à ceux d'autrui, que
de la faculté de les transformer, de les transposer. Pour faire
chauffer un liquide avec une lampe électrique, il ne s'agit pas
d'avoir la plus forte lampe possible, mais une dont le courant puisse
cesser d'éclairer, être dérivé et donner, au lieu de lumière, de la
chaleur. Pour se promener dans les airs, il n'est pas nécessaire
d'avoir l'automobile la plus puissante, mais une automobile qui ne
continuant pas de courir à terre et coupant d'une verticale la ligne
qu'elle suivait soit capable de convertir en force ascensionnelle sa
vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des œuvres géniales ne
sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la
conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux
qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de
rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur
vie si médiocre d'ailleurs qu'elle pouvait être mondainement et même,
dans un certain sens, intellectuellement parlant, s'y reflète, le
génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité
intrinsèque du spectacle reflété. Le jour où le jeune Bergotte put
montrer au monde de ses lecteurs le salon de mauvais goût où il avait
passé son enfance et les causeries pas très drôles qu'il y tenait avec
ses frères, ce jour-là il monta plus haut que les amis de sa famille,
plus spirituels et plus distingués: ceux-ci dans leurs belles
Rolls-Royce pourraient rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris
pour la vulgarité des Bergotte; mais lui, de son modeste appareil qui
venait enfin de «décoller», il les survolait.
C'était, non plus avec des membres de sa famille, mais avec certains
écrivains de son temps que d'autres traits de son élocution lui
étaient communs. De plus jeunes qui commençaient à le renier et
prétendaient n'avoir aucune parenté intellectuelle avec lui, la
manifestaient sans le vouloir en employant les mêmes adverbes, les
mêmes prépositions qu'il répétait sans cesse, en construisant les
phrases de la même manière, en parlant sur le même ton amorti,
ralenti, par réaction contre le langage éloquent et facile d'une
génération précédente. Peut-être ces jeunes gens--on en verra qui
étaient dans ce cas--n'avaient-ils pas connu Bergotte. Mais sa façon
de penser, inoculée en eux, y avait développé ces altérations de la
syntaxe et de l'accent qui sont en relation nécessaire avec
l'originalité intellectuelle. Relation qui demande à être interprétée
d'ailleurs. Ainsi Bergotte, s'il ne devait rien à personne dans sa
façon d'écrire, tenait sa façon de parler d'un de ses vieux
camarades, merveilleux causeur dont il avait subi l'ascendant, qu'il
imitait sans le vouloir dans la conversation, mais qui, lui, étant
moins doué, n'avait jamais écrit de livres vraiment supérieurs. De
sorte que si l'on s'en était tenu à l'originalité du débit, Bergotte
eût été étiqueté disciple, écrivain de seconde main, alors que,
influencé par son ami dans le domaine de la causerie, il avait été
original et créateur comme écrivain. Sans doute encore pour se séparer
de la précédente génération, trop amie des abstractions, des grands
lieux communs, quand Bergotte voulait dire du bien d'un livre, ce
qu'il faisait valoir, ce qu'il citait c'était toujours quelque scène
faisant image, quelque tableau sans signification rationnelle. «Ah!
si! disait-il, c'est bien! il y a une petite fille en châle orange,
ah! c'est bien», ou encore: «Oh! oui il y a un passage où il y a un
régiment qui traverse la ville, ah! oui, c'est bien!» Pour le style,
il n'était pas tout à fait de son temps (et restait du reste fort
exclusivement de son pays, il détestait Tolstoï, Georges Eliot, Ibsen
et Dostoïevski) car le mot qui revenait toujours quand il voulait
faire l'éloge d'un style, c'était le mot «doux». «Si, j'aime, tout de
même mieux le Chateaubriand d'_Atala_ que celui de _René_, il me
semble que c'est plus doux.» Il disait ce mot-là comme un médecin à qui un
malade assure que le lait lui fait mal à l'estomac et qui répond:
«C'est pourtant bien doux.» Et il est vrai qu'il y avait dans le style
de Bergotte une sorte d'harmonie pareille à celle pour laquelle les
anciens donnaient à certains de leurs orateurs des louanges dont nous
concevons difficilement la nature, habitués que nous sommes à nos
langues modernes où on ne cherche pas ce genre d'effets.
Il disait aussi, avec un sourire timide, de pages de lui pour
lesquelles on lui déclarait son admiration: «Je crois que c'est assez
vrai, c'est assez exact, cela peut être utile», mais simplement par
modestie, comme à une femme à qui on dit que sa robe, ou sa fille, est
ravissante, répond, pour la première: «Elle est commode», pour la
seconde: «Elle a un bon caractère». Mais l'instinct du constructeur
était trop profond chez Bergotte pour qu'il ignorât que la seule
preuve qu'il avait bâti utilement et selon la vérité, résidait dans la
joie que son œuvre lui avait donnée, à lui d'abord, et aux autres
ensuite. Seulement bien des années plus tard, quand il n'eut plus de
talent, chaque fois qu'il écrivit quelque chose dont il n'était pas
content, pour ne pas l'effacer comme il aurait dû, pour le publier, il
se répéta, à soi-même cette fois: «Malgré tout, c'est assez exact,
cela n'est pas inutile à mon pays.» De sorte que la phrase murmurée
jadis devant ses admirateurs par une ruse de sa modestie, le fut, à la
fin, dans le secret de son cœur, par les inquiétudes de son orgueil. Et
les mêmes mots qui avaient servi à Bergotte d'excuse superflue pour la
valeur de ses premières œuvres, lui devinrent comme une inefficace
consolation de la médiocrité des dernières.
Une espèce de sévérité de goût qu'il avait, de volonté de n'écrire
jamais que des choses dont il pût dire: «C'est doux», et qui l'avait
fait passer tant d'années pour un artiste stérile, précieux, ciseleur
de riens, était au contraire le secret de sa force, car l'habitude
fait aussi bien le style de l'écrivain que le caractère de l'homme et
l'auteur qui s'est plusieurs fois contenté d'atteindre dans
l'expression de sa pensée à un certain agrément, pose ainsi pour
toujours les bornes de son talent, comme en cédant souvent au plaisir,
à la paresse, à la peur de souffrir on dessine soi-même, sur un
caractère où la retouche finit par n'être plus possible, la figure de
ses vices et les limites de sa vertu.
Si, pourtant, malgré tant de correspondances que je perçus dans la
suite entre l'écrivain et l'homme, je n'avais pas cru au premier
moment, chez Mme Swann, que ce fût Bergotte, que ce fût l'auteur de
tant de livres divins qui se trouvât devant moi, peut-être n'avais-je
pas eu absolument tort, car lui-même (au vrai sens du mot) ne le
«croyait» pas non plus. Il ne le croyait pas puisqu'il montrait un
grand empressement envers des gens du monde (sans être d'ailleurs
snob), envers des gens de lettres, des journalistes, qui lui étaient
bien inférieurs. Certes, maintenant il avait appris par le suffrage
des autres qu'il avait du génie, à côté de quoi la situation dans le
monde et les positions officielles ne sont rien. Il avait appris qu'il
avait du génie, mais il ne le croyait pas puisqu'il continuait à
simuler la déférence envers des écrivains médiocres pour arriver à
être prochainement académicien, alors que l'Académie ou le faubourg
Saint-Germain n'ont pas plus à voir avec la part de l'Esprit éternel
laquelle est l'auteur des livres de Bergotte qu'avec le principe de
causalité ou l'idée de Dieu. Cela il le savait aussi, comme un
kleptomane sait inutilement qu'il est mal de voler. Et l'homme à
barbiche et à nez en colimaçon avait des ruses de gentleman voleur de
fourchettes, pour se rapprocher du fauteuil académique espéré, de
telle duchesse qui disposait de plusieurs voix dans les élections,
mais de s'en rapprocher en tâchant qu'aucune personne qui eût estimé
que c'était un vice de poursuivre un pareil but, pût voir son manège.
Il n'y réussissait qu'à demi, on entendait alterner avec les propos du
vrai Bergotte, ceux du Bergotte égoïste, ambitieux et qui ne pensait
qu'à parler de tels gens puissants, nobles ou riches, pour se faire
valoir, lui qui dans ses livres, quand il était vraiment lui-même
avait si bien montré, pur comme celui d'une source, le charme des
pauvres.
Quant à ces autres vices auxquels avait fait allusion M. de Norpois, à
cet amour à demi incestueux qu'on disait même compliqué
d'indélicatesse en matière d'argent, s'ils contredisaient d'une façon
choquante la tendance de ses derniers romans, pleins d'un souci si
scrupuleux, si douloureux, du bien, que les moindres joies de leurs
héros en étaient empoisonnées et que pour le lecteur même il s'en
dégageait un sentiment d'angoisse à travers lequel l'existence la plus
douce semblait difficile à supporter, ces vices ne prouvaient pas
cependant, à supposer qu'on les imputât justement à Bergotte, que sa
littérature fût mensongère, et tant de sensibilité, de la comédie. De
même qu'en pathologie certains états d'apparence semblable, sont dûs,
les uns à un excès, d'autres à une insuffisance de tension, de
sécrétion, etc., de même il peut y avoir vice par hypersensibilité
comme il y a vice par manque de sensibilité. Peut-être n'est-ce que
dans des vies réellement vicieuses que le problème moral peut se poser
avec toute sa force d'anxiété. Et à ce problème l'artiste donne une
solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui
est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire. Comme
les grands docteurs de l'Église commencèrent souvent tout en étant
bons par connaître les péchés de tous les hommes, et en tirèrent leur
sainteté personnelle, souvent les grands artistes tout en étant
mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la règle
morale de tous. Ce sont les vices (ou seulement les faiblesses et les
ridicules) du milieu où ils vivaient, les propos inconséquents, la vie
frivole et choquante de leur fille, les trahisons de leur femme ou
leurs propres fautes, que les écrivains ont le plus souvent flétries
dans leurs diatribes sans changer pour cela le train de leur ménage ou
le mauvais ton qui règne dans leur foyer. Mais ce contraste frappait
moins autrefois qu'au temps de Bergotte, parce que d'une part, au fur
et à mesure que se corrompait la société, les notions de moralité
allaient s'épurant, et que d'autre part le public s'était mis au
courant plus qu'il n'avait encore fait jusque-là de la vie privée des
écrivains; et certains soirs au théâtre on se montrait l'auteur que
j'avais tant admiré à Combray, assis au fond d'une loge dont la seule
composition semblait un commentaire singulièrement risible ou
poignant, un impudent démenti de la thèse qu'il venait de soutenir
dans sa dernière œuvre. Ce n'est pas ce que les uns ou les autres
purent me dire qui me renseigna beaucoup sur la bonté ou la méchanceté
de Bergotte. Tel de ses proches fournissait des preuves de sa dureté,
tel inconnu citait un trait (touchant car il avait été évidemment
destiné à rester caché) de sa sensibilité profonde. Il avait agi
cruellement avec sa femme. Mais dans une auberge de village où il
était venu passer la nuit il était resté pour veiller une pauvresse
qui avait tenté de se jeter à l'eau, et quand il avait été obligé de
partir il avait laissé beaucoup d'argent à l'aubergiste pour qu'il ne
chassât pas cette malheureuse et pour qu'il eût des attentions envers
elle. Peut-être, plus le grand écrivain se développa en Bergotte aux
dépens de l'homme à barbiche, plus sa vie individuelle se noya dans le
flot de toutes les vies qu'il imaginait et ne lui parut plus l'obliger
à des devoirs effectifs, lesquels étaient remplacés pour lui par le
devoir d'imaginer ces autres vies. Mais en même temps, parce qu'il
imaginait les sentiments des autres aussi bien que s'ils avaient été
les siens, quand l'occasion faisait qu'il avait à s'adresser à un
malheureux, au moins d'une façon passagère, il le faisait en se
plaçant non à son point de vue personnel, mais à celui même de l'être
qui souffrait, point de vue d'où lui aurait fait horreur le langage de
ceux qui continuent à penser à leurs petits intérêts devant la douleur
d'autrui. De sorte qu'il a excité autour de lui des rancunes
justifiées et des gratitudes ineffaçables.
C'était surtout un homme qui au fond n'aimait vraiment que certaines
images et (comme une miniature au fond d'un coffret) que les composer
et les peindre sous les mots. Pour un rien qu'on lui avait envoyé, si
ce rien lui était l'occasion d'en entrelacer quelques-unes, il se
montrait prodigue dans l'expression de sa reconnaissance, alors qu'il
n'en témoignait aucune pour un riche présent. Et s'il avait eu à se
défendre devant un tribunal, malgré lui il aurait choisi ses paroles
non selon l'effet qu'elles pouvaient produire sur le juge mais en vue
d'images que le juge n'aurait certainement pas aperçues.
Ce premier jour où je le vis chez les parents de Gilberte, je racontai
à Bergotte que j'avais entendu récemment la Berma dans _Phèdre_; il me
dit que dans la scène où elle reste le bras levé à la hauteur de
l'épaule--précisément une des scènes où on avait tant applaudi--elle
avait su évoquer avec un art très noble des chefs-d'œuvre qu'elle
n'avait peut-être d'ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce
geste sur une métope d'Olympie, et aussi les belles vierges de
l'ancien Erechthéion.
--Ce peut être une divination, je me figure pourtant qu'elle va dans
les musées. Ce serait intéressant à «repérer» (repérer était une de
ces expressions habituelles à Bergotte et que tels jeunes gens qui ne
l'avaient jamais rencontré lui avaient prises, parlant comme lui par
une sorte de suggestion à distance).
--Vous pensez aux Cariatides? demanda Swann.
--Non, non, dit Bergotte, sauf dans la scène où elle avoue sa passion
à Œnone et où elle fait avec la main le mouvement d'Hégeso dans la
stèle du Céramique, c'est un art bien plus ancien qu'elle ranime. Je
parlais des Koraï de l'ancien Erechthéion, et je reconnais qu'il n'y a
peut-être rien qui soit aussi loin de l'art de Racine, mais il y a
tant déjà de choses dans _Phèdre_..., une de plus... Oh! et puis, si,
elle est bien jolie la petite Phèdre du VIe siècle, la verticalité du
bras, la boucle du cheveu qui «fait marbre», si, tout de même, c'est
très fort d'avoir trouvé tout ça. Il y a là beaucoup plus d'antiquité
que dans bien des livres qu'on appelle cette année «antiques».
Comme Bergotte avait adressé dans un de ses livres une invocation
célèbre à ces statues archaïques, les paroles qu'il prononçait en ce
moment étaient fort claires pour moi et me donnaient une nouvelle
raison de m'intéresser au jeu de la Berma. Je tâchais de la revoir
dans mon souvenir, telle qu'elle avait été dans cette scène où je me
rappelais qu'elle avait élevé le bras à la hauteur de l'épaule. Et je
me disais: «Voilà l'Hespéride d'Olympie; voilà la sœur d'une de ces
admirables orantes de l'Acropole; voilà ce que c'est qu'un art noble.»
Mais pour que ces pensées pussent m'embellir le geste de la Berma, il
aurait fallu que Bergotte me les eût fournies avant la représentation.
Alors pendant que cette attitude de l'actrice existait effectivement
devant moi, à ce moment où la chose qui a lieu a encore la plénitude
de la réalité, j'aurais pu essayer d'en extraire l'idée de sculpture
archaïque. Mais de la Berma dans cette scène, ce que je gardais
c'était un souvenir qui n'était plus modifiable, mince comme une image
dépourvue de ces dessous profonds du présent qui se laissent creuser
et d'où l'on peut tirer véridiquement quelque chose de nouveau, une
image à laquelle on ne peut imposer rétroactivement une interprétation
qui ne serait plus susceptible de vérification, de sanction objective.
Pour se mêler à la conversation, Mme Swann me demanda si Gilberte
avait pensé à me donner ce que Bergotte avait écrit sur Phèdre. «J'ai
une fille si étourdie», ajouta-t-elle. Bergotte eut un sourire de
modestie et protesta que c'étaient des pages sans importance. «Mais
c'est si ravissant ce petit opuscule, ce petit _tract_, dit Mme Swann
pour se montrer bonne maîtresse de maison, pour faire croire qu'elle
avait lu la brochure, et aussi parce qu'elle n'aimait pas seulement
complimenter Bergotte, mais faire un choix entre les choses qu'il
écrivait, le diriger. Et à vrai dire elle l'inspira, d'une autre
façon, du reste, qu'elle ne crut. Mais enfin il y a entre ce que fut
l'élégance du salon de Mme Swann et tout un côté de l'œuvre de Bergotte
des rapports tels que chacun des deux peut être alternativement, pour
les vieillards d'aujourd'hui, un commentaire de l'autre.
Je me laissais aller à raconter mes impressions. Souvent Bergotte ne
les trouvait pas justes, mais il me laissait parler. Je lui dis que
j'avais aimé cet éclairage vert qu'il y a au moment où Phèdre lève le
bras. «Ah! vous feriez très plaisir au décorateur qui est un grand
artiste, je le lui raconterai parce qu'il est très fier de cette
lumière-là. Moi je dois dire que je ne l'aime pas beaucoup, ça baigne
tout dans une espèce de machine glauque, la petite Phèdre là-dedans
fait trop branche de corail au fond d'un aquarium. Vous direz que ça
fait ressortir le côté cosmique du drame. Ça c'est vrai. Tout de même
ce serait mieux pour une pièce qui se passerait chez Neptune. Je sais
bien qu'il y a là de la vengeance de Neptune. Mon Dieu je ne demande
pas qu'on ne pense qu'à Port-Royal, mais enfin, tout de même ce que
Racine a raconté ce ne sont pas les amours des oursins. Mais enfin
c'est ce que mon ami a voulu et c'est très fort tout de même et au
fond, c'est assez joli. Oui, enfin vous avez aimé ça, vous avez
compris, n'est-ce pas, au fond nous pensons de même là-dessus, c'est
un peu insensé ce qu'il a fait, n'est-ce pas, mais enfin c'est très
intelligent.» Et quand l'avis de Bergotte était ainsi contraire au
mien, il ne me réduisait nullement au silence, à l'impossibilité de
rien répondre, comme eût fait celui de M. de Norpois. Cela ne prouve
pas que les opinions de Bergotte fussent moins valables que celles de
l'ambassadeur, au contraire. Une idée forte communique un peu de sa
force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des
esprits, elle s'insère, se greffe en l'esprit de celui qu'elle réfute,
au milieu d'idées adjacentes, à l'aide desquelles, reprenant quelque
avantage, il la complète, la rectifie; si bien que la sentence finale
est en quelque sorte l'œuvre des deux personnes qui discutaient. C'est
aux idées qui ne sont pas, à proprement parler, des idées, aux idées
qui ne tenant à rien, ne trouvent aucun point d'appui, aucun rameau
fraternel dans l'esprit de l'adversaire, que celui-ci, aux prises avec
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