A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 05

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encore auprès de l'effusion reconnaissante dont j'étais envahi,
m'avaient paru devoir toucher M. de Norpois et achever de le décider à
une intervention qui lui eût donné si peu de peine, et à moi tant de
joie, étaient peut-être (entre toutes celles qu'eussent pu chercher
diaboliquement des personnes qui m'eussent voulu du mal), les seules
qui pussent avoir pour résultat de l'y faire renoncer. En les
entendant en effet, de même qu'au moment où un inconnu, avec qui nous
venions d'échanger agréablement des impressions que nous avions pu
croire semblables sur des passants que nous nous accordions à trouver
vulgaires, nous montre tout à coup l'abîme pathologique qui le sépare
de nous en ajoutant négligemment tout en tâtant sa poche: «C'est
malheureux que je n'aie pas mon revolver, il n'en serait pas resté un
seul», M. de Norpois qui savait que rien n'était moins précieux ni
plus aisé que d'être recommandé à Mme Swann et introduit chez elle, et
qui vit que pour moi, au contraire, cela présentait un tel prix, par
conséquent, sans doute, une grande difficulté, pensa que le désir,
normal en apparence, que j'avais exprimé, devait dissimuler quelque
pensée différente, quelque visée suspecte, quelque faute antérieure, à
cause de quoi, dans la certitude de déplaire à Mme Swann, personne
n'avait jusqu'ici voulu se charger de lui transmettre une commission
de ma part. Et je compris que cette commission, il ne la ferait
jamais, qu'il pourrait voir Mme Swann quotidiennement pendant des
années, sans pour cela lui parler une seule fois de moi. Il lui
demanda cependant quelques jours plus tard un renseignement que je
désirais et chargea mon père de me le transmettre. Mais il n'avait pas
cru devoir dire pour qui il le demandait. Elle n'apprendrait donc pas
que je connaissais M. de Norpois et que je souhaitais tant d'aller
chez elle; et ce fut peut-être un malheur moins grand que je ne
croyais. Car la seconde de ces nouvelles n'eût probablement pas
beaucoup ajouté à l'efficacité, d'ailleurs incertaine, de la première.
Pour Odette, l'idée de sa propre vie et de sa propre demeure
n'éveillant aucun trouble mystérieux, une personne qui la connaissait,
qui allait chez elle, ne lui semblait pas un être fabuleux comme il le
paraissait à moi qui aurais jeté dans les fenêtres de Swann une pierre
si j'avais pu écrire sur elle que je connaissais M. de Norpois:
j'étais persuadé qu'un tel message, même transmis d'une façon aussi
brutale, m'eût donné beaucoup plus de prestige aux yeux de la maîtresse
de la maison qu'il ne l'eût indisposée contre moi. Mais, même si
j'avais pu me rendre compte que la mission dont ne s'acquitta pas M.
de Norpois fût restée sans utilité, bien plus, qu'elle eût pu me nuire
auprès des Swann, je n'aurais pas eu le courage, s'il s'était montré
consentant, d'en décharger l'Ambassadeur et de renoncer à la volupté,
si funestes qu'en pussent être les suites, que mon nom et ma personne
se trouvassent ainsi un moment auprès de Gilberte, dans sa maison et
sa vie inconnues.
Quand M. de Norpois fut parti, mon père jeta un coup d'œil sur le
journal du soir; je songeais de nouveau à la Berma. Le plaisir que
j'avais eu à l'entendre exigeait d'autant plus d'être complété qu'il
était loin d'égaler celui que je m'étais promis; aussi s'assimilait-il
immédiatement tout ce qui était susceptible de le nourrir, par exemple
ces mérites que M. de Norpois avait reconnus à la Berma et que mon
esprit avait bus d'un seul trait comme un pré trop sec sur qui on
verse de l'eau. Or mon père me passa le journal en me désignant un
entrefilet conçu en ces termes: «La représentation de _Phèdre_ qui a
été donnée devant une salle enthousiaste où on remarquait les principales
notabilités du monde des arts et de la critique a été pour Mme Berma
qui jouait le rôle de Phèdre, l'occasion d'un triomphe comme elle en a
rarement connu de plus éclatant au cours de sa prestigieuse carrière.
Nous reviendrons plus longuement sur cette représentation qui
constitue un véritable événement théâtral; disons seulement que les
juges les plus autorisés s'accordaient à déclarer qu'une telle
interprétation renouvelait entièrement le rôle de Phèdre, qui est un
des plus beaux et des plus fouillés de Racine, et constituait la plus
pure et la plus haute manifestation d'art à laquelle de notre temps il
ait été donné d'assister.» Dès que mon esprit eut conçu cette idée
nouvelle de «la plus pure et haute manifestation d'art», celle-ci se
rapprocha du plaisir imparfait que j'avais éprouvé au théâtre, lui
ajouta un peu de ce qui lui manquait et leur réunion forma quelque
chose de si exaltant que je m'écriai: «Quelle grande artiste!» Sans
doute on peut trouver que je n'étais pas absolument sincère. Mais
qu'on songe plutôt à tant d'écrivains qui, mécontents du morceau
qu'ils viennent d'écrire, s'ils lisent un éloge du génie de
Chateaubriand, ou évoquant tel grand artiste dont ils ont souhaité
d'être l'égal, fredonnant par exemple en eux-mêmes telle phrase de
Beethoven de laquelle ils comparent la tristesse à celle qu'ils ont
voulu mettre dans leur prose, se remplissent tellement de cette idée
de génie qu'ils l'ajoutent à leurs propres productions en repensant à
elles, ne les voient plus telles qu'elles leur étaient apparues
d'abord, et risquant un acte de foi dans la valeur de leur œuvre se
disent: «Après tout!» sans se rendre compte que, dans le total qui
détermine leur satisfaction finale, ils font entrer le souvenir de
merveilleuses pages de Chateaubriand qu'ils assimilent aux leurs, mais
enfin qu'ils n'ont point écrites; qu'on se rappelle tant d'hommes qui
croient en l'amour d'une maîtresse de qui ils ne connaissent que les
trahisons; tous ceux aussi qui espèrent alternativement soit une
survie incompréhensible dès qu'ils pensent, maris inconsolables, à une
femme qu'ils ont perdue et qu'ils aiment encore, artistes, à la gloire
future de laquelle ils pourront jouir, soit un néant rassurant quand
leur intelligence se reporte au contraire aux fautes que sans lui ils
auraient à expier après leur mort; qu'on pense encore aux touristes
qu'exalte la beauté d'ensemble d'un voyage dont jour par jour ils
n'ont éprouvé que de l'ennui, et qu'on dise, si dans la vie en commun
que mènent les idées au sein de notre esprit, il est une seule de
celles qui nous rendent le plus heureux qui n'ait été d'abord en
véritable parasite demander à une idée étrangère et voisine le
meilleur de la force qui lui manquait.
Ma mère ne parut pas très satisfaite que mon père ne songeât plus pour
moi à la «carrière». Je crois que soucieuse avant tout qu'une règle
d'existence disciplinât les caprices de mes nerfs, ce qu'elle
regrettait, c'était moins de me voir renoncer à la diplomatie que
m'adonner à la littérature. «Mais laisse donc, s'écria mon père, il
faut avant tout prendre du plaisir à ce qu'on fait. Or, il n'est plus
un enfant. Il sait bien maintenant ce qu'il aime, il est peu probable
qu'il change, et il est capable de se rendre compte de ce qui le
rendra heureux dans l'existence.» En attendant que grâce à la liberté
qu'elles m'octroyaient, je fusse, ou non, heureux dans l'existence,
les paroles de mon père me firent ce soir-là bien de la peine. De tout
temps ses gentillesses imprévues m'avaient, quand elles se
produisaient, donné une telle envie d'embrasser au-dessus de sa barbe
ses joues colorées que si je n'y cédais pas, c'était seulement par
peur de lui déplaire. Aujourd'hui, comme un auteur s'effraye de voir
ses propres rêveries qui lui paraissent sans grande valeur parce qu'il
ne les sépare pas de lui-même, obliger un éditeur à choisir un papier,
à employer des caractères peut-être trop beaux pour elles, je me
demandais si mon désir d'écrire était quelque chose d'assez important
pour que mon père dépensât à cause de cela tant de bonté. Mais surtout
en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était
destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux
terribles soupçons. Le premier c'était que (alors que chaque jour je
me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne
débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée,
bien plus, que ce qui allait en suivre ne serait pas très différent de
ce qui avait précédé. Le second soupçon, qui n'était à vrai dire
qu'une autre forme du premier, c'est que je n'étais pas situé en
dehors du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages de
roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse,
quand je lisais leur vie, à Combray, au fond de ma guérite d'osier.
Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s'en
aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on
vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre
sa fuite sensible, les romanciers sont obligés, en accélérant
follement les battements de l'aiguille, de faire franchir au lecteur
dix, vingt, trente ans, en deux minutes. Au haut d'une page on a
quitté un amant plein d'espoir, au bas de la suivante on le retrouve
octogénaire, accomplissant péniblement dans le préau d'un hospice sa
promenade quotidienne, répondant à peine aux paroles qu'on lui
adresse, ayant oublié le passé. En disant de moi: «Ce n'est plus un
enfant, ses goûts ne changeront plus, etc.», mon père venait tout d'un
coup de me faire apparaître à moi-même dans le Temps, et me causait le
même genre de tristesse, que si j'avais été non pas encore
l'hospitalisé ramolli, mais ces héros dont l'auteur, sur un ton
indifférent qui est particulièrement cruel, nous dit à la fin d'un
livre: «il quitte de moins en moins la campagne. Il a fini par s'y
fixer définitivement, etc.»
Cependant, mon père, pour aller au-devant des critiques que nous
aurions pu faire sur notre invité, dit à maman:
--J'avoue que le père Norpois a été un peu «poncif» comme vous
dites. Quand il a dit qu'il aurait été «peu séant» de poser une
question au comte de Paris, j'ai eu peur que vous ne vous mettiez à
rire.
--Mais pas du tout, répondit ma mère, j'aime beaucoup qu'un homme
de cette valeur et de cet âge ait gardé cette sorte de naïveté qui ne
prouve qu'un fond d'honnêteté et de bonne éducation.
--Je crois bien! Cela ne l'empêche pas d'être fin et intelligent, je
le sais moi qui le vois à la Commission tout autre qu'il n'est ici,
s'écria mon père, heureux de voir que maman appréciait M. de Norpois,
et voulant lui persuader qu'il était encore supérieur à ce qu'elle
croyait, parce que la cordialité surfait avec autant de plaisir qu'en
prend la taquinerie à déprécier. Comment a-t-il donc dit ... «avec les
princes on ne sait jamais...»
--Mais oui, comme tu dis là. J'avais remarqué, c'est très fin. On
voit qu'il a une profonde expérience de la vie.
--C'est extraordinaire qu'il ait dîné chez les Swann et qu'il y ait
trouvé en somme des gens réguliers, des fonctionnaires.... Où est-ce
que Mme Swann a pu aller pêcher ce monde-là?
--As-tu remarqué, avec quelle malice il a fait cette réflexion:
«C'est une maison où il va surtout des hommes!»
Et tous deux cherchaient à reproduire la manière dont M. de Norpois
avait dit cette phrase, comme ils auraient fait pour quelque
intonation de Bressant ou de Thiron dans _l'Aventurière_ ou dans _le
Gendre de M. Poirier_. Mais de tous ses mots, le plus goûté, le fut par
Françoise qui, encore plusieurs années après, ne pouvait pas «tenir
son sérieux» si on lui rappelait qu'elle avait été traitée par
l'ambassadeur de «chef de premier ordre», ce que ma mère était allée
lui transmettre comme un ministre de la guerre les félicitations d'un
souverain de passage après «la Revue». Je l'avais d'ailleurs précédée
à la cuisine. Car j'avais fait promettre à Françoise, pacifiste mais
cruelle, qu'elle ne ferait pas trop souffrir le lapin qu'elle avait à
tuer et je n'avais pas eu de nouvelles de cette mort; Françoise
m'assura qu'elle s'était passée le mieux du monde et très rapidement:
«J'ai jamais vu une bête comme ça; elle est morte sans dire seulement
une parole, vous auriez dit qu'elle était muette.» Peu au courant du
langage des bêtes, j'alléguai que le lapin ne criait peut-être pas
comme le poulet. «Attendez un peu voir, me dit Françoise indignée de
mon ignorance, si les lapins ne crient pas autant comme les poulets.
Ils ont même la voix bien plus forte.» Françoise accepta les
compliments de M. de Norpois avec la fière simplicité, le regard
joyeux et--fût-ce momentanément--intelligent, d'un artiste à qui
on parle de son art. Ma mère l'avait envoyée autrefois dans certains
grands restaurants voir comment on y faisait la cuisine. J'eus ce
soir-là à l'entendre traiter les plus célèbres de gargotes le même
plaisir qu'autrefois à apprendre, pour les artistes dramatiques, que
la hiérarchie de leurs mérites n'était pas la même que celle de leurs
réputations. «L'Ambassadeur, lui dit ma mère, assure que nulle part on
ne mange de bœuf froid et de soufflés comme les vôtres.» Françoise avec
un air de modestie et de rendre hommage à la vérité, l'accorda, sans
être, d'ailleurs, impressionnée par le titre d'ambassadeur; elle
disait de M. de Norpois, avec l'amabilité due à quelqu'un qui l'avait
prise pour un «chef»: «C'est un bon vieux comme moi.» Elle avait bien
cherché à l'apercevoir quand il était arrivé, mais sachant que Maman
détestait qu'on fût derrière les portes ou aux fenêtres et pensant
qu'elle saurait par les autres domestiques ou par les concierges
qu'elle avait fait le guet (car Françoise ne voyait partout que
«jalousies» et «racontages» qui jouaient dans son imagination le même
rôle permanent et funeste que, pour telles autres personnes, les
intrigues des jésuites ou des juifs), elle s'était contentée de
regarder par la croisée de la cuisine, «pour ne pas avoir des raisons
avec Madame» et sur l'aspect sommaire de M. de Norpois, elle avait
«cru voir Monsieur Legrand», à cause de son _agileté_, et bien qu'il
n'y eût pas un trait commun entre eux. «Mais enfin, lui demanda ma mère,
comment expliquez-vous que personne ne fasse la gelée aussi bien que
vous (quand vous le voulez)?--Je ne sais pas d'où ce que ça devient»,
répondit Françoise (qui n'établissait pas une démarcation bien nette
entre le verbe venir, au moins pris dans certaines acceptions et le
verbe devenir). Elle disait vrai du reste, en partie, et n'était pas
beaucoup plus capable--ou désireuse--de dévoiler le mystère qui
faisait la supériorité de ses gelées ou de ses crèmes, qu'une grande
élégante pour ses toilettes, ou une grande cantatrice pour son chant.
Leurs explications ne nous disent pas grand chose; il en était de même
des recettes de notre cuisinière. «Ils font cuire trop à la va-vite,
répondit-elle en parlant des grands restaurateurs, et puis pas tout
ensemble. Il faut que le bœuf, il devienne comme une éponge, alors il
boit tout le jus jusqu'au fond. Pourtant il y avait un de ces Cafés où
il me semble qu'on savait bien un peu faire la cuisine. Je ne dis pas
que c'était tout à fait ma gelée, mais c'était fait bien doucement et
les soufflés ils avaient bien de la crème.--Est-ce Henry? demanda mon
père qui nous avait rejoints et appréciait beaucoup le restaurant de
la place Gaillon où il avait à dates fixes des repas de corps.--Oh
non! dit Françoise avec une douceur qui cachait un profond dédain, je
parlais d'un petit restaurant. Chez cet Henry c'est très bon bien sûr,
mais c'est pas un restaurant, c'est plutôt ... un bouillon!--Weber?--Ah!
non, monsieur, je voulais dire un bon restaurant. Weber c'est
dans la rue Royale, ce n'est pas un restaurant, c'est une brasserie.
Je ne sais pas si ce qu'ils vous donnent est servi. Je crois qu'ils
n'ont même pas de nappe, ils posent cela comme cela sur la table, va
comme je te pousse.--Cirro?» Françoise sourit: «Oh! là je crois qu'en
fait de cuisine il y a surtout des dames du monde. (Monde signifiait
pour Françoise demi-monde.) Dame, il faut ça pour la jeunesse.» Nous
nous apercevions qu'avec son air de simplicité Françoise était pour
les cuisiniers célèbres une plus terrible «camarade» que ne peut
l'être l'actrice la plus envieuse et la plus infatuée. Nous sentîmes
pourtant qu'elle avait un sentiment juste de son art et le respect des
traditions, car elle ajouta: «Non, je veux dire un restaurant où c'est
qu'il y avait l'air d'avoir une bien bonne petite cuisine bourgeoise.
C'est une maison encore assez conséquente. Ça travaillait beaucoup.
Ah! on en ramassait des sous là-dedans (Françoise, économe, comptait
par sous, non par louis comme les décavés). Madame connaît bien là-bas
à droite sur les grands boulevards, un peu en arrière...» Le
restaurant dont elle parlait avec cette équité mêlée d'orgueil et de
bonhomie, c'était ... le Café Anglais.
Quand vint le 1er janvier, je fis d'abord des visites de famille avec
maman, qui, pour ne pas me fatiguer, les avait d'avance (à l'aide d'un
itinéraire tracé par mon père) classées par quartier plutôt que selon
le degré exact de la parenté. Mais à peine entrés dans le salon d'une
cousine assez éloignée qui avait comme raison de passer d'abord, que
sa demeure ne le fût pas de la nôtre, ma mère était épouvantée en
voyant, ses marrons glacés ou déguisés à la main, le meilleur ami du
plus susceptible de mes oncles auquel il allait rapporter que nous
n'avions pas commencé notre tournée par lui. Cet oncle serait sûrement
blessé; il n'eût trouvé que naturel que nous allassions de la
Madeleine au Jardin des Plantes où il habitait avant de nous arrêter à
Saint-Augustin, pour repartir rue de l'École-de-Médecine.
Les visites finies (ma grand'mère dispensait que nous en fissions une
chez elle, comme nous y dînions ce jour-là) je courus jusqu'aux
Champs-Élysées porter à notre marchande pour qu'elle la remît à la
personne qui venait plusieurs fois par semaine de chez les Swann y
chercher du pain d'épices, la lettre que dès le jour où mon amie
m'avait fait tant de peine, j'avais décidé de lui envoyer au nouvel
an, et dans laquelle je lui disais que notre amitié ancienne
disparaissait avec l'année finie, que j'oubliais mes griefs et mes
déceptions et qu'à partir du 1er janvier, c'était une amitié neuve que
nous allions bâtir, si solide que rien ne la détruirait, si
merveilleuse que j'espérais que Gilberte mettrait quelque coquetterie
à lui garder toute sa beauté et à m'avertir à temps comme je
promettais de le faire moi-même, aussitôt que surviendrait le moindre
péril qui pourrait l'endommager. En rentrant, Françoise me fit
arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent où
elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX
et de Raspail et où, pour ma part, j'en achetai une de la Berma. Les
innombrables admirations qu'excitait l'artiste donnaient quelque chose
d'un peu pauvre à ce visage unique qu'elle avait pour y répondre,
immuable et précaire comme ce vêtement des personnes qui n'en ont pas
de rechange, et où elle ne pouvait exhiber toujours que le petit pli
au-dessus de la lèvre supérieure, le relèvement des sourcils, quelques
autres particularités physiques toujours les mêmes qui, en somme,
étaient à la merci d'une brûlure ou d'un choc. Ce visage, d'ailleurs,
ne m'eût pas à lui seul semblé beau, mais il me donnait l'idée, et par
conséquent, l'envie de l'embrasser à cause de tous les baisers qu'il
avait dû supporter, et que du fond de la «carte-album», il semblait
appeler encore par ce regard coquettement tendre et ce sourire
artificieusement ingénu. Car la Berma devait ressentir effectivement
pour bien des jeunes hommes ces désirs qu'elle avouait sous le couvert
du personnage de Phèdre, et dont tout, même le prestige de son nom qui
ajoutait à sa beauté et prorogeait sa jeunesse, devait lui rendre
l'assouvissement si facile. Le soir tombait, je m'arrêtai devant une
colonne de théâtre où était affichée la représentation que la Berma
donnait pour le 1er janvier. Il soufflait un vent humide et doux.
C'était un temps que je connaissais; j'eus la sensation et le
pressentiment que le jour de l'an n'était pas un jour différent des
autres, qu'il n'était pas le premier d'un monde nouveau où j'aurais
pu, avec une chance encore intacte, refaire la connaissance de
Gilberte comme au temps de la Création, comme s'il n'existait pas
encore de passé, comme si eussent été anéanties, avec les indices
qu'on aurait pu en tirer pour l'avenir, les déceptions qu'elle m'avait
parfois causées: un nouveau monde où rien ne subsistât de l'ancien ...
rien qu'une chose: mon désir que Gilberte m'aimât. Je compris que si
mon coeur souhaitait ce renouvellement autour de lui d'un univers qui ne
l'avait pas satisfait, c'est que lui, mon cœur, n'avait pas changé, et
je me dis qu'il n'y avait pas de raison pour que celui de Gilberte eût
changé davantage; je sentis que cette nouvelle amitié c'était la même,
comme ne sont pas séparées des autres par un fossé les années
nouvelles que notre désir, sans pouvoir les atteindre et les modifier,
recouvre à leur insu d'un nom différent. J'avais beau dédier celle-ci
à Gilberte, et comme on superpose une religion aux lois aveugles de la
nature essayer d'imprimer au jour de l'an l'idée particulière que je
m'étais faite de lui, c'était en vain; je sentais qu'il ne savait pas
qu'on l'appelât le jour de l'an, qu'il finissait dans le crépuscule
d'une façon qui ne m'était pas nouvelle: dans le vent doux qui
soufflait autour de la colonne d'affiches, j'avais reconnu, j'avais
senti reparaître la matière éternelle et commune, l'humidité
familière, l'ignorante fluidité des anciens jours.
Je revins à la maison. Je venais de vivre le 1er janvier des hommes
vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce qu'on ne leur
donne plus d'étrennes, mais parce qu'ils ne croient plus au nouvel an.
Des étrennes j'en avais reçu mais non pas les seules qui m'eussent
fait plaisir et qui eussent été un mot de Gilberte. J'étais pourtant
jeune encore tout de même puisque j'avais pu lui en écrire un par
lequel j'espérais, en lui disant les rêves lointains de ma tendresse,
en éveiller de pareils en elle. La tristesse des hommes qui ont
vieilli c'est de ne pas même songer à écrire de telles lettres dont
ils ont appris l'inefficacité.
Quand je fus couché, les bruits de la rue, qui se prolongeaient plus
tard ce soir de fête, me tinrent éveillé. Je pensais à tous les gens
qui finiraient leur nuit dans les plaisirs, à l'amant, à la troupe de
débauchés peut-être, qui avaient dû aller chercher la Berma à la fin
de cette représentation que j'avais vue annoncée pour le soir. Je ne
pouvais même pas, pour calmer l'agitation que cette idée faisait
naître en moi dans cette nuit d'insomnie, me dire que la Berma ne
pensait peut-être pas à l'amour, puisque les vers qu'elle récitait,
qu'elle avait longuement étudiés, lui rappelaient à tous moments qu'il
est délicieux, comme elle le savait d'ailleurs si bien qu'elle en
faisait apparaître les troubles bien connus--mais doués d'une
violence nouvelle et d'une douceur insoupçonnée--à des spectateurs
émerveillés dont chacun pourtant les avait ressentis par soi-même. Je
rallumai ma bougie éteinte pour regarder encore une fois son visage. A
la pensée qu'il était sans doute en ce moment caressé par ces hommes
que je ne pouvais empêcher de donner à la Berma, et de recevoir
d'elle, des joies surhumaines et vagues, j'éprouvais un émoi plus
cruel qu'il n'était voluptueux, une nostalgie que vint aggraver le son
du cor, comme on l'entend la nuit de la Mi-Carême, et souvent des
autres fêtes, et qui, parce qu'il est alors sans poésie, est plus
triste, sortant d'un mastroquet, que «le soir au fond des bois». A ce
moment-là, un mot de Gilberte n'eût peut-être pas été ce qu'il m'eût
fallu. Nos désirs vont s'interférant et, dans la confusion de
l'existence, il est rare qu'un bonheur vienne justement se poser sur
le désir qui l'avait réclamé.
Je continuai à aller aux Champs-Élysées les jours de beau temps, par
des rues dont les maisons élégantes et roses baignaient, parce que
c'était le moment de la grande vogue des Expositions d'Aquarellistes,
dans un ciel mobile et léger. Je mentirais en disant que dans ce
temps-là les palais de Gabriel m'aient paru d'une plus grande beauté
ni même d'une autre époque que les hôtels avoisinants. Je trouvais
plus de style et aurais cru plus d'ancienneté sinon au Palais de
l'Industrie, du moins à celui du Trocadéro. Plongée dans un sommeil
agité, mon adolescence enveloppait d'un même rêve tout le quartier où
elle le promenait, et je n'avais jamais songé qu'il pût y avoir un
édifice du XVIIIe siècle dans la rue Royale, de même que j'aurais été
étonné si j'avais appris que la Porte-Saint-Martin et la Porte
Saint-Denis, chefs-d'œuvre du temps de Louis XIV, n'étaient pas
contemporains des immeubles les plus récents de ces arrondissements
sordides. Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter
longuement; c'est que la nuit étant venue, ses colonnes
dématérialisées par le clair de lune avaient l'air découpées dans du
carton et, me rappelant un décor de l'opérette _Orphée aux Enfers_, me
donnaient pour la première fois une impression de beauté.
Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées. Et
pourtant j'aurais eu besoin de la voir, car je ne me rappelais même
pas sa figure. La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous
avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la
parole qui nous donnera ou nous ôtera l'espoir d'un rendez-vous pour
le lendemain, et, jusqu'à ce que cette parole soit dite, notre
imagination alternative, sinon simultanée, de la joie et du désespoir,
tout cela rend notre attention en face de l'être aimé trop tremblante
pour qu'elle puisse obtenir de lui une image bien nette. Peut-être
aussi cette activité de tous les sens à la fois, et qui essaye de
connaître avec les regards seuls ce qui est au delà d'eux, est-elle
trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements
de la personne vivante que d'habitude, quand nous n'aimons pas, nous
immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge; on n'en a jamais
que des photographies manquées. Je ne savais vraiment plus comment
étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins, où
elle les dépliait pour moi: je ne me rappelais que son sourire. Et ne
pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour
m'en souvenir, je m'irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec
une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de
l'homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d'orge: ainsi
ceux qui ont perdu un être aimé qu'ils ne revoient jamais en dormant,
s'exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens
insupportables et que c'est déjà trop d'avoir connus dans l'état de
veille. Dans leur impuissance à se représenter l'objet de leur
douleur, ils s'accusent presque de n'avoir pas de douleur. Et moi je
n'étais pas loin de croire que ne pouvant me rappeler les traits de
Gilberte, je l'avais oubliée elle-même, je ne l'aimais plus. Enfin
elle revint jouer presque tous les jours, mettant devant moi de
nouvelles choses à désirer, à lui demander, pour le lendemain, faisant
bien chaque jour en ce sens-là, de ma tendresse une tendresse
nouvelle. Mais une chose changea une fois de plus et brusquement la
façon dont tous les après-midis vers deux heures se posait le problème
de mon amour. M. Swann avait-il surpris la lettre que j'avais écrite à
sa fille, ou Gilberte ne faisait-elle que m'avouer longtemps après, et
afin que je fusse plus prudent, un état de choses déjà ancien? Comme
je lui disais combien j'admirais son père et sa mère, elle prit cet
air vague, plein de réticences et de secret qu'elle avait quand on lui
parlait de ce qu'elle avait à faire, de ses courses et de ses visites,
et tout d'un coup finit par me dire: «Vous savez, ils ne vous gobent
pas!» et glissante comme une ondine--elle était ainsi--elle éclata
de rire. Souvent son rire en désaccord avec ses paroles semblait,
comme fait la musique, décrire dans un autre plan une surface
invisible. M. et Mme Swann ne demandaient pas à Gilberte de cesser de
jouer avec moi, mais eussent autant aimé, pensait-elle, que cela n'eût
pas commencé. Ils ne voyaient pas mes relations avec elle d'un œil
favorable, ne me croyaient pas d'une grande moralité et s'imaginaient
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