A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 06

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que je ne pouvais exercer sur leur fille qu'une mauvaise influence. Ce
genre de jeunes gens peu scrupuleux auxquels Swann me croyait
ressembler, je me les représentais comme détestant les parents de la
jeune fille qu'ils aiment, les flattant quand ils sont là, mais se
moquant d'eux avec elle, la poussant à leur désobéir, et quand ils ont
une fois conquis leur fille, les privant même de la voir. A ces traits
(qui ne sont jamais ceux sous lesquels le plus grand misérable se voit
lui-même) avec quelle violence mon cœur opposait ces sentiments dont il
était animé à l'égard de Swann, si passionnés au contraire que je ne
doutais pas que s'il les eût soupçonnés il ne se fût repenti de son
jugement à mon égard comme d'une erreur judiciaire. Tout ce que je
ressentais pour lui, j'osai le lui écrire dans une longue lettre que
je confiai à Gilberte en la priant de la lui remettre. Elle y
consentit. Hélas! il voyait donc en moi un plus grand imposteur encore
que je ne pensais; ces sentiments que j'avais cru peindre, en seize
pages, avec tant de vérité, il en avait donc douté; la lettre que je
lui écrivis, aussi ardente et aussi sincère que les paroles que
j'avais dites à M. de Norpois n'eut pas plus de succès. Gilberte me
raconta le lendemain, après m'avoir emmené à l'écart derrière un
massif de lauriers, dans une petite allée où nous nous assîmes chacun
sur une chaise, qu'en lisant la lettre qu'elle me rapportait, son père
avait haussé les épaules, en disant: «Tout cela ne signifie rien, cela
ne fait que prouver combien j'ai raison.» Moi qui savais la pureté de
mes intentions, la bonté de mon âme, j'étais indigné que mes paroles
n'eussent même pas effleuré l'absurde erreur de Swann. Car que ce fût
une erreur, je n'en doutais pas alors. Je sentais que j'avais décrit
avec tant d'exactitude certaines caractéristiques irrécusables de mes
sentiments généreux que, pour que d'après elles Swann ne les eût pas
aussitôt reconstitués, ne fût pas venu me demander pardon et avouer
qu'il s'était trompé, il fallait que ces nobles sentiments, il ne les
eût lui-même jamais ressentis, ce qui devait le rendre incapable de
les comprendre chez les autres.
Or, peut-être simplement Swann savait-il que la générosité n'est
souvent que l'aspect intérieur que prennent nos sentiments égoïstes
quand nous ne les avons pas encore nommés et classés. Peut-être
avait-il reconnu dans la sympathie que je lui exprimais, un simple
effet--et une confirmation enthousiaste--de mon amour pour
Gilberte, par lequel--et non par ma vénération secondaire pour lui--seraient
fatalement dans la suite dirigés mes actes. Je ne pouvais
partager ses prévisions, car je n'avais pas réussi à abstraire de
moi-même mon amour, à le faire rentrer dans la généralité des autres
et à en supporter expérimentalement les conséquences; j'étais
désespéré. Je dus quitter un instant Gilberte, Françoise m'ayant
appelé. Il me fallut l'accompagner dans un petit pavillon treillissé
de vert, assez semblable aux bureaux d'octroi désaffectés du vieux
Paris, et dans lequel étaient depuis peu installés, ce qu'on appelle
en Angleterre un lavabo, et en France, par une anglomanie mal
informée, des water-closets. Les murs humides et anciens de l'entrée,
où je restai à attendre Françoise, dégageaient une fraîche odeur de
renfermé qui, m'allégeant aussitôt des soucis que venaient de faire
naître en moi les paroles de Swann rapportées par Gilberte, me pénétra
d'un plaisir non pas de la même espèce que les autres, lesquels nous
laissent plus instables, incapables de les retenir, de les posséder,
mais au contraire d'un plaisir consistant auquel je pouvais m'étayer,
délicieux, paisible, riche d'une vérité durable, inexpliquée et
certaine. J'aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté
de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui
m'avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation
vieillotte qui me proposait non de jouir du plaisir qu'elle ne me
donnait que par surcroît, mais de descendre dans la réalité qu'elle ne
m'avait pas dévoilée. Mais la tenancière de l'établissement, vieille
dame à joues plâtrées, et à perruque rousse, se mit à me parler.
Françoise la croyait «tout à fait bien de chez elle». Sa demoiselle
avait épousé ce que Françoise appelait «un jeune homme de famille», par
conséquent quelqu'un qu'elle trouvait plus différent d'un ouvrier que
Saint-Simon un duc d'un homme «sorti de la lie du peuple». Sans doute
la tenancière avant de l'être avait eu des revers. Mais Françoise
assurait qu'elle était marquise et appartenait à la famille de
Saint-Ferréol. Cette marquise me conseilla de ne pas rester au frais
et m'ouvrit même un cabinet en me disant: «Vous ne voulez pas entrer?
en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis.» Elle le faisait
peut-être seulement comme les demoiselles de chez Gouache quand nous
venions faire une commande m'offraient un des bonbons qu'elles avaient
sur le comptoir sous des cloches de verre et que maman me défendait,
hélas! d'accepter; peut-être aussi moins innocemment comme telle
vieille fleuriste par qui maman faisait remplir ses «jardinières» et
qui me donnait une rose en roulant des yeux doux. En tous cas, si la
«marquise» avait du goût pour les jeunes garçons, en leur ouvrant la
porte hypogéenne de ces cubes de pierre où les hommes sont accroupis
comme des sphinx, elle devait chercher dans ses générosités moins
l'espérance de les corrompre que le plaisir qu'on éprouve à se montrer
vainement prodigue envers ce qu'on aime, car je n'ai jamais vu auprès
d'elle d'autre visiteur qu'un vieux garde forestier du jardin.
Un instant après je prenais congé de la marquise, accompagné de
Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de
Gilberte. Je l'aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le
massif de lauriers. C'était pour ne pas être vue de ses amies: on
jouait à cache-cache. J'allai m'asseoir à côté d'elle. Elle avait une
toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux leur donnant ce même
regard «en dessous», rêveur et fourbe que je lui avais vu la première
fois à Combray. Je lui demandai s'il n'y avait pas moyen que j'eusse
une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu'elle la lui
avait proposée, mais qu'il la jugeait inutile. Tenez, ajouta-t-elle,
ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres
puisqu'ils ne m'ont pas trouvée.»
Si Swann était arrivé alors avant même que je l'eusse reprise, cette
lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu'il avait été si
insensé de ne pas s'être laissé persuader, peut-être aurait-il vu que
c'était lui qui avait raison. Car m'approchant de Gilberte qui,
renversée sur sa chaise, me disait de prendre la lettre et ne me la
tendait pas, je me sentis si attiré par son corps que je lui dis:
--Voyons, empêchez-moi de l'attraper, nous allons voir qui sera le
plus fort.
Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en
soulevant les nattes de ses cheveux qu'elle portait sur les épaules, soit
que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire
paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même; nous
luttions, arc-boutés. Je tâchais de l'attirer, elle résistait; ses
pommettes enflammées par l'effort étaient rouges et rondes comme des
cerises; elle riait comme si je l'eusse chatouillée; je la tenais
serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j'aurais voulu
grimper; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu'en
fût à peine augmenté l'essoufflement que me donnaient l'exercice
musculaire et l'ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de
sueur arrachées par l'effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même
m'attarder le temps d'en connaître le goût; aussitôt je pris la
lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté:
--Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu.
Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre
objet que celui que j'avais avoué, mais n'avait-elle pas su remarquer
que je l'avais atteint. Et moi qui craignais qu'elle s'en fût aperçue
(et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée
qu'elle eut un instant après, me donna à penser que je n'avais pas eu
tort de le craindre), j'acceptai de lutter encore, de peur qu'elle pût
croire que je ne m'étais proposé d'autre but que celui après quoi je
n'avais plus envie que de rester tranquille auprès d'elle.
En rentrant, j'aperçus, je me rappelai brusquement l'image, cachée
jusque-là, dont m'avait approché, sans me la laisser voir ni
reconnaître, le frais, sentant presque la suie, du pavillon treillagé.
Cette image était celle de la petite pièce de mon oncle Adolphe, à
Combray, laquelle exhalait en effet le même parfum d'humidité. Mais je
ne pus comprendre et je remis à plus tard de chercher pourquoi le
rappel d'une image si insignifiante m'avait donné une telle félicité.
En attendant, il me sembla que je méritais vraiment le dédain de M. de
Norpois: j'avais préféré jusqu'ici à tous les écrivains celui qu'il
appelait un simple «joueur de flûte» et une véritable exaltation
m'avait été communiquée, non par quelque idée importante, mais par une
odeur de moisi.
Depuis quelque temps, dans certaines familles, le nom des
Champs-Élysées, si quelque visiteur le prononçait, était accueilli par
les mères avec l'air malveillant qu'elles réservent à un médecin
réputé auquel elles prétendent avoir vu faire trop de diagnostics
erronés pour avoir encore confiance en lui; on assurait que ce jardin
ne réussissait pas aux enfants, qu'on pouvait citer plus d'un mal de
gorge, plus d'une rougeole et nombre de fièvres dont il était
responsable. Sans mettre ouvertement en doute la tendresse de maman
qui continuait à m'y envoyer, certaines de ses amies déploraient du
moins son aveuglement.
Les névropathes sont peut-être, malgré l'expression consacrée, ceux qui
«s'écoutent» le moins: ils entendent en eux tant de choses dont ils se
rendent compte ensuite qu'ils avaient eu tort de s'alarmer, qu'ils
finissent par ne plus faire attention à aucune. Leur système nerveux
leur a si souvent crié: «Au secours!» comme pour une grave maladie,
quand tout simplement il allait tomber de la neige ou qu'on allait
changer d'appartement, qu'ils prennent l'habitude de ne pas plus tenir
compte de ces avertissements qu'un soldat, lequel dans l'ardeur de
l'action, les perçoit si peu, qu'il est capable, étant mourant, de
continuer encore quelques jours à mener la vie d'un homme en bonne
santé. Un matin, portant coordonnés en moi mes malaises habituels, de
la circulation constante et intestine desquels je tenais toujours mon
esprit détourné aussi bien que de celle de mon sang, je courais
allègrement vers la salle à manger où mes parents étaient déjà à
table, et--m'étant dit comme d'ordinaire qu'avoir froid peut
signifier non qu'il faut se chauffer, mais par exemple qu'on a été
grondé, et ne pas avoir faim, qu'il va pleuvoir et non qu'il ne faut
pas manger--je me mettais à table, quand, au moment d'avaler la
première bouchée d'une côtelette appétissante, une nausée, un
étourdissement m'arrêtèrent, réponse fébrile d'une maladie commencée,
dont la glace de mon indifférence avait masqué, retardé les symptômes,
mais qui refusait obstinément la nourriture que je n'étais pas en état
d'absorber. Alors, dans la même seconde, la pensée que l'on
m'empêcherait de sortir si l'on s'apercevait que j'étais malade me
donna, comme l'instinct de conservation à un blessé, la force de me
traîner jusqu'à ma chambre où je vis que j'avais 40 degrés de fièvre,
et ensuite de me préparer pour aller aux Champs-Élysées. A travers le
corps languissant et perméable dont elle était enveloppée, ma pensée
souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d'une partie de
barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me soutenant à peine,
mais heureux à côté d'elle, j'avais la force de le goûter encore.
Françoise, au retour, déclara que je m'étais «trouvé indisposé», que
j'avais dû prendre un «chaud et froid», et le docteur, aussitôt
appelé, déclara «préférer» la «sévérité», la «virulence» de la poussée
fébrile qui accompagnait ma congestion pulmonaire et ne serait «qu'un
feu de paille» à des formes plus «insidieuses» et «larvées». Depuis
longtemps déjà j'étais sujet à des étouffements et notre médecin,
malgré la désapprobation de ma grand'mère, qui me voyait déjà mourant
alcoolique, m'avait conseillé outre la caféine qui m'était prescrite
pour m'aider à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou du
cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci avorteraient,
disait-il, dans l'«euphorie» causée par l'alcool. J'étais souvent
obligé pour que ma grand'mère permît qu'on m'en donnât, de ne pas
dissimuler, de faire presque montre de mon état de suffocation.
D'ailleurs, dès que je le sentais s'approcher, toujours incertain des
proportions qu'il prendrait, j'en étais inquiet à cause de la
tristesse de ma grand'mère que je craignais beaucoup plus que ma
souffrance. Mais en même temps mon corps, soit qu'il fût trop faible
pour garder seul le secret de celle-ci, soit qu'il redoutât que dans
l'ignorance du mal imminent on exigeât de moi quelque effort qui lui
eût été impossible ou dangereux, me donnait le besoin d'avertir ma
grand'mère de mes malaises avec une exactitude où je finissais par
mettre une sorte de scrupule physiologique. Apercevais-je en moi un
symptôme fâcheux que je n'avais pas encore discerné, mon corps était
en détresse tant que je ne l'avais pas communiqué à ma grand'mère.
Feignait-elle de n'y prêter aucune attention, il me demandait
d'insister. Parfois j'allais trop loin; et le visage aimé qui n'était
plus toujours aussi maître de ses émotions qu'autrefois, laissait
paraître une expression de pitié, une contraction douloureuse. Alors
mon cœur était torturé par la vue de la peine qu'elle avait; comme si
mes baisers eussent dû effacer cette peine, comme si ma tendresse eût
pu donner à ma grand'mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais
dans ses bras. Et les scrupules étant d'autre part apaisés par la
certitude qu'elle connaissait le malaise ressenti, mon corps ne
faisait pas opposition à ce que je la rassurasse. Je protestais que ce
malaise n'avait rien de pénible, que je n'étais nullement à plaindre,
qu'elle pouvait être certaine que j'étais heureux; mon corps avait
voulu obtenir exactement ce qu'il méritait de pitié, et pourvu qu'on
sût qu'il avait une douleur en son côté droit, il ne voyait pas
d'inconvénient à ce que je déclarasse que cette douleur n'était pas un
mal et n'était pas pour moi un obstacle au bonheur, mon corps ne se
piquant pas de philosophie; elle n'était pas de son ressort. J'eus
presque chaque jour de ces crises d'étouffement pendant ma
convalescence. Un soir que ma grand'mère m'avait laissé assez bien,
elle rentra dans ma chambre très tard dans la soirée, et s'apercevant
que la respiration me manquait: «Oh! mon Dieu, comme tu souffres»,
s'écria-t-elle, les traits bouleversés. Elle me quitta aussitôt,
j'entendis la porte cochère, et elle rentra un peu plus tard avec du
cognac qu'elle était allée acheter parce qu'il n'y en avait pas à la
maison. Bientôt je commençai à me sentir heureux. Ma grand'mère, un
peu rouge, avait l'air gêné, et ses yeux une expression de lassitude
et de découragement.
--J'aime mieux te laisser et que tu profites un peu de ce mieux, me
dit-elle, en me quittant brusquement. Je l'embrassai pourtant et je
sentis sur ses joues fraîches quelque chose de mouillé dont je ne sus
pas si c'était l'humidité de l'air nocturne qu'elle venait de
traverser. Le lendemain, elle ne vint que le soir dans ma chambre
parce qu'elle avait eu, me dit-on, à sortir. Je trouvai que c'était
montrer bien de l'indifférence pour moi, et je me retins pour ne pas
la lui reprocher.
Mes suffocations ayant persisté alors que ma congestion depuis
longtemps finie ne les expliquait plus, mes parents firent venir en
consultation le professeur Cottard. Il ne suffit pas à un médecin
appelé dans des cas de ce genre d'être instruit. Mis en présence de
symptômes qui peuvent être ceux de trois ou quatre maladies
différentes, c'est en fin de compte son flair, son coup d'œil qui
décident à laquelle malgré les apparences à peu près semblables il y a
chance qu'il ait à faire. Ce don mystérieux n'implique pas de
supériorité dans les autres parties de l'intelligence et un être d'une
grande vulgarité, aimant la plus mauvaise peinture, la plus mauvaise
musique, n'ayant aucune curiosité d'esprit, peut parfaitement le
posséder. Dans mon cas ce qui était matériellement observable pouvait
aussi bien être causé par des spasmes nerveux, par un commencement de
tuberculose, par de l'asthme, par une dyspnée toxi-alimentaire avec
insuffisance rénale, par de la bronchite chronique, par un état
complexe dans lequel seraient entrés plusieurs de ces facteurs. Or les
spasmes nerveux demandaient à être traités par le mépris, la
tuberculose par de grands soins et par un genre de suralimentation qui
eût été mauvaise pour un état arthritique comme l'asthme, et eût pu
devenir dangereux en cas de dyspnée toxi-alimentaire laquelle exige un
régime qui en revanche serait néfaste pour un tuberculeux. Mais les
hésitations de Cottard furent courtes et ses prescriptions
impérieuses: «Purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs
jours, rien que du lait. Pas de viande, pas d'alcool.»--Ma mère
murmura que j'avais pourtant bien besoin d'être reconstitué, que
j'étais déjà assez nerveux, que cette purge de cheval et ce régime me
mettraient à bas. Je vis aux yeux de Cottard, aussi inquiets que s'il
avait peur de manquer le train, qu'il se demandait s'il ne s'était pas
laissé aller à sa douceur naturelle. Il tâchait de se rappeler s'il
avait pensé à prendre un masque froid, comme on cherche une glace pour
regarder si on n'a pas oublié de nouer sa cravate. Dans le doute et
pour faire, à tout hasard, compensation, il répondit grossièrement:
«Je n'ai pas l'habitude de répéter deux fois mes ordonnances.
Donnez-moi une plume. Et surtout au lait. Plus tard, quand nous aurons
jugulé les crises et l'agrypnie, je veux bien que vous preniez
quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait.
Cela vous plaira, puisque l'Espagne est à la mode, ollé! ollé! (Ses
élèves connaissaient bien ce calembour qu'il faisait à l'hôpital
chaque fois qu'il mettait un cardiaque ou un hépatique au régime
lacté.) Ensuite vous reviendrez progressivement à la vie commune. Mais
chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs,
lavages intestinaux, lit, lait.» Il écouta d'un air glacial, sans y
répondre, les dernières objections de ma mère, et, comme il nous
quitta sans avoir daigné expliquer les raisons de ce régime, mes
parents le jugèrent sans rapport avec mon cas, inutilement
affaiblissant et ne me le firent pas essayer. Ils cherchèrent
naturellement à cacher au Professeur leur désobéissance et pour y
réussir plus sûrement, évitèrent toutes les maisons où ils auraient pu
le rencontrer. Puis mon état s'aggravant on se décida à me faire
suivre à la lettre les prescriptions de Cottard; au bout de trois
jours je n'avais plus de râles, plus de toux et je respirais bien.
Alors nous comprîmes que Cottard, tout en me trouvant comme il le dit
dans la suite, assez asthmatique et surtout «toqué», avait discerné
que ce qui prédominait à ce moment-là en moi, c'était l'intoxication,
et qu'en faisant couler mon foie et en lavant mes reins, il
décongestionnerait mes bronches, me rendrait le souffle, le sommeil,
les forces. Et nous comprîmes que cet imbécile était un grand
clinicien. Je pus enfin me lever. Mais on parlait de ne plus m'envoyer
aux Champs-Élysées. On disait que c'était à cause du mauvais air; je
pensais bien qu'on profitait du prétexte pour que je ne pusse plus
voir Mlle Swann et je me contraignais à redire tout le temps le nom de
Gilberte, comme ce langage natal que les vaincus s'efforcent de
maintenir pour ne pas oublier la patrie qu'ils ne reverront pas.
Quelquefois ma mère passait sa main sur mon front en me disant:
--Alors, les petits garçons ne racontent plus à leur maman les
chagrins qu'ils ont?
Françoise s'approchait tous les jours de moi en me disant: «Monsieur a
une mine! Vous ne vous êtes pas regardé, on dirait un mort!» Il est
vrai que si j'avais eu un simple rhume, Françoise eût pris le même air
funèbre. Ces déplorations tenaient plus à sa «classe» qu'à mon état de
santé. Je ne démêlais pas alors si ce pessimisme était chez Françoise
douloureux ou satisfait. Je conclus provisoirement qu'il était social
et professionnel.
Un jour, à l'heure du courrier, ma mère posa sur mon lit une lettre.
Je l'ouvris distraitement puisqu'elle ne pouvait pas porter la seule
signature qui m'eût rendu heureux, celle de Gilberte avec qui je
n'avais pas de relations en dehors des Champs-Élysées. Or, au bas du
papier, timbré d'un sceau d'argent représentant un chevalier casqué
sous lequel se contournait cette devise: _Per viam rectam_, au-dessous
d'une lettre, d'une grande écriture, et où presque toutes les phrases
semblaient soulignées, simplement parce que la barre des t étant
tracée non au travers d'eux, mais au-dessus, mettait un trait sous le
mot correspondant de la ligne supérieure, ce fut justement la
signature de Gilberte que je vis. Mais parce que je la savais
impossible dans une lettre adressée à moi, cette vue, non accompagnée
de croyance, ne me causa pas de joie. Pendant un instant elle ne fit
que frapper d'irréalité tout ce qui m'entourait. Avec une vitesse
vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre
coins avec mon lit, ma cheminée, mon mur. Je voyais tout vaciller
comme quelqu'un qui tombe de cheval et je me demandais s'il n'y avait
pas une existence toute différente de celle que je connaissais, en
contradiction avec elle, mais qui serait la vraie, et qui m'étant
montrée tout d'un coup me remplissait de cette hésitation que les
sculpteurs dépeignant le Jugement dernier ont donnée aux morts
réveillés qui se trouvent au seuil de l'autre Monde. «Mon cher ami,
disait la lettre, j'ai appris que vous aviez été très souffrant et que
vous ne veniez plus aux Champs-Élysées. Moi je n'y vais guère non plus
parce qu'il y a énormément de malades. Mais mes amies viennent goûter
tous les lundis et vendredis à la maison. Maman me charge de vous dire
que vous nous feriez très grand plaisir en venant aussi dès que vous
serez rétabli, et nous pourrions reprendre à la maison nos bonnes
causeries des Champs-Élysées. Adieu, mon cher ami, j'espère que vos
parents vous permettront de venir très souvent goûter, et je vous
envoie toutes mes amitiés. Gilberte.»
Tandis que je lisais ces mots, mon système nerveux recevait avec une
diligence admirable la nouvelle qu'il m'arrivait un grand bonheur.
Mais mon âme, c'est-à-dire moi-même, et en somme le principal
intéressé, l'ignorait encore. Le bonheur, le bonheur par Gilberte,
c'était une chose à laquelle j'avais constamment songé, une chose
toute en pensées, c'était, comme disait Léonard, de la peinture, _cosa
mentale_. Une feuille de papier couverte de caractères, la pensée ne
s'assimile pas cela tout de suite. Mais dès que j'eus terminé la
lettre, je pensai à elle, elle devint un objet de rêverie, elle
devint, elle aussi, _cosa mentale_ et je l'aimais déjà tant que toutes
les cinq minutes, il me fallait la relire, l'embrasser. Alors, je
connus mon bonheur.
La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les
personnes qui aiment. Il est possible que celui-ci eût été provoqué
artificiellement par ma mère qui voyant que depuis quelque temps
j'avais perdu tout cœur à vivre, avait peut-être fait demander à
Gilberte de m'écrire, comme, au temps de mes premiers bains de mer,
pour me donner du plaisir à plonger, ce que je détestais parce que
cela me coupait la respiration, elle remettait en cachette à mon guide
baigneur de merveilleuses boîtes en coquillages et des branches de
corail que je croyais trouver moi-même au fond des eaux. D'ailleurs,
pour tous les événements qui dans la vie et ses situations
contrastées, se rapportent à l'amour, le mieux est de ne pas essayer
de comprendre, puisque, dans ce qu'ils ont d'inexorable, comme
d'inespéré, ils semblent régis par des lois plutôt magiques que
rationnelles. Quand un multimillionnaire, homme malgré cela charmant,
reçoit son congé d'une femme pauvre et sans agrément avec qui il vit,
appelle à lui, dans son désespoir, toutes les puissances de l'or et
fait jouer toutes les influences de la terre, sans réussir à se faire
reprendre, mieux vaut devant l'invincible entêtement de sa maîtresse
supposer que le Destin veut l'accabler et le faire mourir d'une
maladie de cœur plutôt que de chercher une explication logique. Ces
obstacles contre lesquels les amants ont à lutter et que leur
imagination surexcitée par la souffrance cherche en vain à deviner,
résident parfois dans quelque singularité de caractère de la femme
qu'ils ne peuvent ramener à eux, dans sa bêtise, dans l'influence
qu'ont prise sur elle et les craintes que lui ont suggérées des êtres
que l'amant ne connaît pas, dans le genre de plaisirs qu'elle demande
momentanément à la vie, plaisirs que son amant, ni la fortune de son
amant ne peuvent lui offrir. En tous cas l'amant est mal placé pour
connaître la nature des obstacles que la ruse de la femme lui cache et
que son propre jugement faussé par l'amour l'empêche d'apprécier
exactement. Ils ressemblent à ces tumeurs que le médecin finit par
réduire mais sans en avoir connu l'origine. Comme elles ces obstacles
restent mystérieux mais sont temporaires. Seulement ils durent
généralement plus que l'amour. Et comme celui-ci n'est pas une passion
désintéressée, l'amoureux qui n'aime plus ne cherche pas à savoir
pourquoi la femme pauvre et légère qu'il aimait, s'est obstinément
refusée pendant des années à ce qu'il continuât à l'entretenir.
Or, le même mystère qui dérobe aux yeux souvent la cause des
catastrophes, quand il s'agit de l'amour, entoure, tout aussi
fréquemment la soudaineté de certaines solutions heureuses (telle que
celle qui m'était apportée par la lettre de Gilberte). Solutions
heureuses ou du moins qui paraissent l'être, car il n'y en a guère qui
le soient réellement quand il s'agit d'un sentiment d'une telle sorte
que toute satisfaction qu'on lui donne ne fait généralement que
déplacer la douleur. Parfois pourtant une trêve est accordée et l'on a
pendant quelque temps l'illusion d'être guéri.
En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise se refusa
à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historié, appuyé sur
un _i_ sans point avait l'air d'un A, tandis que la dernière syllabe
était indéfiniment prolongée à l'aide d'un paraphe dentellé, si l'on
tient à chercher une explication rationnelle du revirement qu'elle
traduisait et qui me rendait si joyeux, peut-être pourra-t-on penser
que j'en fus, pour une part, redevable à un incident que j'avais cru
au contraire de nature à me perdre à jamais dans l'esprit des Swann.
Peu de temps auparavant, Bloch était venu pour me voir, pendant que le
professeur Cottard, que depuis que je suivais son régime on avait
fait revenir, se trouvait dans ma chambre. La consultation étant finie
et Cottard restant seulement en visiteur parce que mes parents
l'avaient retenu à dîner, on laissa entrer Bloch. Comme nous étions
tous en train de causer, Bloch ayant raconté qu'il avait entendu dire
que Mme Swann m'aimait beaucoup, par une personne avec qui il avait
dîné la veille et qui elle-même était très liée avec Mme Swann,
j'aurais voulu lui répondre qu'il se trompait certainement, et bien
établir, par le même scrupule qui me l'avait fait déclarer à M. de
Norpois et de peur que Mme Swann me prît pour un menteur, que je ne la
connaissais pas et ne lui avais jamais parlé. Mais je n'eus pas le
courage de rectifier l'erreur de Bloch, parce que je compris bien
qu'elle était volontaire, et que s'il inventait quelque chose que Mme
Swann n'avait pas pu dire en effet, c'était pour faire savoir, ce
qu'il jugeait flatteur et ce qui n'était pas vrai, qu'il avait dîné à
côté d'une des amies de cette dame. Or il arriva que tandis que M. de
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