A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 03

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certaines vieilles publications romantiques que j'avais feuilletées
autrefois. Tout ce qui est d'un même temps se ressemble; les artistes
qui illustrent les poèmes d'une époque sont les mêmes que font
travailler pour elles les Sociétés financières. Et rien ne fait mieux
penser à certaines livraisons de _Notre-Dame de Paris_ et d'œuvres de
Gérard de Nerval, telles qu'elles étaient accrochées à la devanture de
l'épicerie de Combray, que, dans son encadrement rectangulaire et
fleuri que supportaient des divinités fluviales, une action nominative
de la Compagnie des Eaux.
Mon père avait pour mon genre d'intelligence un mépris suffisamment
corrigé par la tendresse pour qu'au total, son sentiment sur tout ce
que je faisais fut une indulgence aveugle. Aussi n'hésita-t-il pas à
m'envoyer chercher un petit poème en prose que j'avais fait autrefois
à Combray en revenant d'une promenade. Je l'avais écrit avec une
exaltation qu'il me semblait devoir communiquer à ceux qui le
liraient. Mais elle ne dut pas gagner M. de Norpois, car ce fut sans
me dire une parole qu'il me le rendit.
Ma mère, pleine de respect pour les occupations de mon père, vint
demander, timidement, si elle pouvait faire servir. Elle avait peur
d'interrompre une conversation où elle n'aurait pas eu à être mêlée.
Et, en effet, à tout moment mon père rappelait au marquis quelque
mesure utile qu'ils avaient décidé de soutenir à la prochaine séance
de Commission, et il le faisait sur le ton particulier qu'ont ensemble
dans un milieu différent--pareils en cela à deux collégiens--deux
collègues à qui leurs habitudes professionnelles créent des souvenirs
communs où n'ont pas accès les autres et auxquels ils s'excusent de se
reporter devant eux.
Mais la parfaite indépendance des muscles du visage à laquelle M. de
Norpois était arrivé, lui permettait d'écouter sans avoir l'air
d'entendre. Mon père finissait par se troubler: «J'avais pensé à
demander l'avis de la Commission...» disait-il à M. de Norpois après
de longs préambules. Alors du visage de l'aristocratique virtuose qui
avait gardé l'inertie d'un instrumentiste dont le moment n'est pas
venu d'exécuter sa partie, sortait avec un débit égal, sur un ton aigu
et comme ne faisant que finir, mais confiée cette fois à un autre
timbre, la phrase commencée: «Que bien entendu vous n'hésiterez pas à
réunir, d'autant plus que les membres vous sont individuellement
connus et peuvent facilement se déplacer.» Ce n'était pas évidemment
en elle-même une terminaison bien extraordinaire. Mais l'immobilité
qui l'avait précédée la faisait se détacher avec la netteté
cristalline, l'imprévu quasi malicieux de ces phrases par lesquelles
le piano, silencieux jusque-là, réplique, au moment voulu, au
violoncelle qu'on vient d'entendre, dans un concerto de Mozart.
--Hé bien, as-tu été content de ta matinée? me dit mon père, tandis
qu'on passait à table, pour me faire briller et pensant que mon
enthousiasme me ferait bien juger par M. de Norpois. «Il est allé entendre
la Berma tantôt, vous vous rappelez que nous en avions parlé ensemble»,
dit-il en se tournant vers le diplomate du même ton d'allusion
rétrospective, technique et mystérieuse que s'il se fût agi d'une
séance de la Commission.
--Vous avez dû être enchanté, surtout si c'était la première fois que
vous l'entendiez. M. votre père s'alarmait du contre-coup que cette
petite escapade pouvait avoir sur votre état de santé, car vous êtes
un peu délicat, un peu frêle, je crois. Mais je l'ai rassuré. Les
théâtres ne sont plus aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a seulement
vingt ans. Vous avez des sièges à peu près confortables, une
atmosphère renouvelée, quoique nous ayons fort à faire encore pour
rejoindre l'Allemagne et l'Angleterre, qui à cet égard comme à bien
d'autres ont une formidable avance sur nous. Je n'ai pas vu Mme Berma
dans _Phèdre_, mais j'ai entendu dire qu'elle y était admirable. Et vous
avez été ravi, naturellement?
M. de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait détenir
cette vérité que je n'avais pas su extraire du jeu de la Berma, il
allait me la découvrir; en répondant à sa question, j'allais le prier
de me dire en quoi cette vérité consistait; et il justifierait ainsi
ce désir que j'avais eu de voir l'actrice. Je n'avais qu'un moment, il
fallait en profiter et faire porter mon interrogatoire sur les points
essentiels. Mais quels étaient-ils? Fixant mon attention tout entière
sur mes impressions si confuses, et ne songeant nullement à me faire
admirer de M. de Norpois, mais à obtenir de lui la vérité souhaitée,
je ne cherchais pas à remplacer les mots qui me manquaient par des
expressions toutes faites, je balbutiai, et finalement, pour tâcher de
le provoquer à déclarer ce que la Berma avait d'admirable, je lui
avouai que j'avais été déçu.
--Mais comment, s'écria mon père, ennuyé de l'impression fâcheuse
que l'aveu de mon incompréhension pouvait produire sur M. de Norpois,
comment peux-tu dire que tu n'as pas eu de plaisir? ta grand'mère nous
a raconté que tu ne perdais pas un mot de ce que la Berma disait, que
tu avais les yeux hors de la tête, qu'il n'y avait que toi dans la
salle comme cela.
--Mais oui, j'écoutais de mon mieux pour savoir ce qu'elle avait de
si remarquable. Sans doute, elle est très bien....
--Si elle est très bien, qu'est-ce qu'il te faut de plus?
--Une des choses qui contribuent certainement au succès de Mme
Berma, dit M. de Norpois en se tournant avec application vers ma mère
pour ne pas la laisser en dehors de la conversation et afin de remplir
consciencieusement son devoir de politesse envers une maîtresse de
maison, c'est le goût parfait qu'elle apporte dans le choix de ses
rôles et qui lui vaut toujours un franc succès, et de bon aloi. Elle
joue rarement des médiocrités. Voyez, elle s'est attaquée au rôle de
Phèdre. D'ailleurs, ce goût elle l'apporte dans ses toilettes, dans
son jeu. Bien qu'elle ait fait de fréquentes et fructueuses tournées
en Angleterre et en Amérique, la vulgarité je ne dirai pas de John
Bull ce qui serait injuste, au moins pour l'Angleterre de l'ère
Victorienne, mais de l'oncle Sam n'a pas déteint sur elle. Jamais de
couleurs trop voyantes, de cris exagérés. Et puis cette voix admirable
qui la sert si bien et dont elle joue à ravir, je serais presque tenté
de dire en musicienne!
Mon intérêt pour le jeu de la Berma n'avait cessé de grandir depuis
que la représentation était finie parce qu'il ne subissait plus la
compression et les limites de la réalité; mais j'éprouvais le besoin
de lui trouver des explications; de plus, il s'était porté avec une
intensité égale, pendant que la Berma jouait, sur tout ce qu'elle
offrait, dans l'indivisibilité de la vie, à mes yeux, à mes oreilles;
il n'avait rien séparé et distingué; aussi fut-il heureux de se
découvrir une cause raisonnable dans ces éloges donnés à la
simplicité, au bon goût de l'artiste, il les attirait à lui par son
pouvoir d'absorption, s'emparait d'eux comme l'optimisme d'un homme
ivre des actions de son voisin dans lesquelles il trouve une raison
d'attendrissement. «C'est vrai, me disais-je, quelle belle voix,
quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle intelligence
d'avoir été choisir _Phèdre_! Non, je n'ai pas été déçu.»
Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le
Michel-Ange de notre cuisine sur d'énormes cristaux de gelée pareils à
des blocs de quartz transparent.
--Vous avez un chef de tout premier ordre, madame, dit M. de
Norpois. Et ce n'est pas peu de chose. Moi qui ai eu à l'étranger à
tenir un certain train de maison, je sais combien il est souvent
difficile de trouver un parfait maître queux. Ce sont de véritables
agapes auxquelles vous nous avez conviés là.
Et, en effet, Françoise, surexcitée par l'ambition de réussir pour un
invité de marque un dîner enfin semé de difficultés dignes d'elle,
s'était donné une peine qu'elle ne prenait plus quand nous étions
seuls et avait retrouvé sa manière incomparable de Combray.
--Voilà ce qu'on ne peut obtenir au cabaret, je dis dans les
meilleurs: une daube de bœuf où la gelée ne sente pas la colle, et où
le bœuf ait pris le parfum des carottes, c'est admirable! Permettez-moi
d'y revenir, ajouta-t-il en faisant signe qu'il voulait encore de la
gelée. Je serais curieux de juger votre Vatel maintenant sur un mets
tout différent, je voudrais, par exemple, le trouver aux prises avec
le bœuf Stroganof.
M. de Norpois pour contribuer lui aussi à l'agrément du repas nous
servit diverses histoires dont il régalait fréquemment ses collègues
de carrière, tantôt en citant une période ridicule dite par un homme
politique coutumier du fait et qui les faisait longues et pleines
d'images incohérentes, tantôt telle formule lapidaire d'un diplomate
plein d'atticisme. Mais, à vrai dire, le critérium qui distinguait
pour lui ces deux ordres de phrases ne ressemblait en rien à celui que
j'appliquais à la littérature. Bien des nuances m'échappaient; les
mots qu'il récitait en s'esclaffant ne me paraissaient pas très
différents de ceux qu'il trouvait remarquables. Il appartenait au
genre d'hommes qui pour les œuvres que j'aimais eût dit: «Alors, vous
comprenez? moi j'avoue que je ne comprends pas, je ne suis pas
initié», mais j'aurais pu lui rendre la pareille, je ne saisissais pas
l'esprit ou la sottise, l'éloquence ou l'enflure qu'il trouvait dans
une réplique, ou dans un discours et l'absence de toute raison
perceptible pourquoi ceci était mal et ceci bien, faisait que cette
sorte de littérature m'était plus mystérieuse, me semblait plus
obscure qu'aucune. Je démêlai seulement que répéter ce que tout le
monde pensait n'était pas en politique une marque d'infériorité mais
de supériorité. Quand M. de Norpois se servait de certaines
expressions qui traînaient dans les journaux et les prononçait avec
force, on sentait qu'elles devenaient un acte par le seul fait qu'il
les avait employées et un acte qui susciterait des commentaires.
Ma mère comptait beaucoup sur la salade d'ananas et de truffes. Mais
l'Ambassadeur après avoir exercé un instant sur le mets la pénétration
de son regard d'observateur la mangea en restant entouré de discrétion
diplomatique et ne nous livra pas sa pensée. Ma mère insista pour
qu'il en reprit, ce que fit M. de Norpois, mais en disant seulement au
lieu du compliment qu'on espérait: «J'obéis, madame, puisque je vois
que c'est là de votre part un véritable oukase.»
--Nous avons lu dans les «feuilles» que vous vous étiez entretenu
longuement avec le roi Théodose, lui dit mon père.
--En effet, le roi qui a une rare mémoire des physionomies a eu la
bonté de se souvenir en m'apercevant à l'orchestre que j'avais eu
l'honneur de le voir pendant plusieurs jours à la cour de Bavière,
quand il ne songeait pas à son trône oriental (vous savez qu'il y a
été appelé par un congrès européen, et il a même fort hésité à
l'accepter, jugeant cette souveraineté un peu inégale à sa race, la
plus noble, héraldiquement parlant, de toute l'Europe). Un
aide-de-camp est venu me dire d'aller saluer Sa Majesté, à l'ordre de
qui je me suis naturellement empressé de déférer.
--Avez-vous été content des résultats de son séjour?
--Enchanté! Il était permis de concevoir quelque appréhension sur la
façon dont un monarque encore si jeune, se tirerait de ce pas
difficile, surtout dans des conjonctures aussi délicates. Pour ma part
je faisais pleine confiance au sens politique du souverain. Mais
j'avoue que mes espérances ont été dépassées. Le toast qu'il a
prononcé à l'Elysée, et qui, d'après des renseignements qui me
viennent de source tout à fait autorisée, avait été composé par lui du
premier mot jusqu'au dernier, était entièrement digne de l'intérêt
qu'il a excité partout. C'est tout simplement un coup de maître; un
peu hardi je le veux bien, mais d'une audace qu'en somme l'événement a
pleinement justifiée. Les traditions diplomatiques ont certainement du
bon, mais dans l'espèce elles avaient fini par faire vivre son pays et
le nôtre dans une atmosphère de renfermé qui n'était plus respirable.
Eh bien! une des manières de renouveler l'air, évidemment une de
celles qu'on ne peut pas recommander mais que le roi Théodose pouvait
se permettre, c'est de casser les vitres. Et il l'a fait avec une
belle humeur qui a ravi tout le monde et aussi une justesse dans les
termes, où on a reconnu tout de suite la race de princes lettrés à
laquelle il appartient par sa mère. Il est certain que quand il a
parlé des «affinités» qui unissent son pays à la France, l'expression
pour peu usitée qu'elle puisse être dans le vocabulaire des
chancelleries, était singulièrement heureuse. Vous voyez que la
littérature ne nuit pas, même dans la diplomatie, même sur un trône,
ajouta-t-il en s'adressant à moi. La chose était constatée depuis
longtemps, je le veux bien, et les rapports entre les deux puissances
étaient devenus excellents. Encore fallait-il qu'elle fut dite. Le mot
était attendu, il a été choisi à merveille, vous avez vu comme il a
porté. Pour ma part j'y applaudis des deux mains.
--Votre ami, M. De Vaugoubert, qui préparait le rapprochement depuis
des années, a dû être content.
--D'autant plus que Sa Majesté qui est assez coutumière du fait
avait tenu à lui en faire la surprise. Cette surprise a été complète
du reste pour tout le monde, à commencer par le Ministre des Affaires
étrangères, qui, à ce qu'on m'a dit, ne l'a pas trouvée à son goût. A
quelqu'un qui lui en parlait, il aurait répondu très nettement, assez
haut pour être entendu des personnes voisines: «Je n'ai été ni
consulté, ni prévenu», indiquant clairement par là qu'il déclinait
toute responsabilité dans l'événement. Il faut avouer que celui-ci a
fait un beau tapage et je n'oserais pas affirmer, ajouta-t-il avec un
sourire malicieux, que tels de mes collègues pour qui la loi suprême
semble être celle du moindre effort, n'en ont pas été troublés dans
leur quiétude. Quant à Vaugoubert, vous savez qu'il avait été fort
attaqué pour sa politique de rapprochement avec la France, et il avait
dû d'autant plus en souffrir, que c'est un sensible, un cœur exquis.
J'en puis d'autant mieux témoigner que bien qu'il soit mon cadet et de
beaucoup, je l'ai fort pratiqué, nous sommes amis de longue date, et
je le connais bien. D'ailleurs qui ne le connaîtrait? C'est une âme de
cristal. C'est même le seul défaut qu'on pourrait lui reprocher, il
n'est pas nécessaire que le cœur d'un diplomate soit aussi transparent
que le sien. Cela n'empêche pas qu'on parle de l'envoyer à Rome, ce
qui est un bel avancement, mais un bien gros morceau. Entre nous, je
crois que Vaugoubert, si dénué qu'il soit d'ambition en serait fort
content et ne demande nullement qu'on éloigne de lui ce calice. Il
fera peut-être merveille là-bas; il est le candidat de la Consulta, et
pour ma part, je le vois très bien, lui artiste, dans le cadre du
palais Farnèse et la galerie des Carraches. Il semble qu'au moins
personne ne devrait pouvoir le haïr; mais il y a autour du Roi
Théodose, toute une camarilla plus ou moins inféodée à la
Wilhelmstrasse dont elle suit docilement les inspirations et qui a
cherché de toutes façons à lui tailler des croupières. Vaugoubert n'a
pas eu à faire face seulement aux intrigues de couloirs mais aux
injures de folliculaires à gages qui plus tard, lâches comme l'est
tout journaliste stipendié, ont été des premiers à demander l'_aman_,
mais qui en attendant n'ont pas reculé à faire état, contre notre
représentant, des ineptes accusations de gens sans aveu. Pendant plus
d'un mois les ennemis de Vaugoubert ont dansé autour de lui la danse
du scalp, dit M. de Norpois, en détachant avec force ce dernier mot.
Mais un bon averti en vaut deux; ces injures il les a repoussées du
pied, ajouta-t-il plus énergiquement encore, et avec un regard si
farouche que nous cessâmes un instant de manger. Comme dit un beau
proverbe arabe: «Les chiens aboient, la caravane passe.» Après avoir
jeté cette citation, M. de Norpois s'arrêta pour nous regarder et
juger de l'effet qu'elle avait produit sur nous. Il fut grand, le
proverbe nous était connu. Il avait remplacé cette année-là chez les
hommes de haute valeur cet autre: «Qui sème le vent récolte la
tempête», lequel avait besoin de repos, n'étant pas infatigable et
vivace comme: «Travailler pour le Roi de Prusse.» Car la culture de
ces gens éminents était une culture alternée, et généralement
triennale. Certes les citations de ce genre, et desquelles M. de
Norpois excellait à émailler ses articles de la _Revue_, n'étaient point
nécessaires pour que ceux-ci parussent solides et bien informés. Même
dépourvus de l'ornement qu'elles apportaient, il suffisait que M. de
Norpois écrivit à point nommé--ce qu'il ne manquait pas de faire--:
«Le Cabinet de Saint-James ne fut pas le dernier à sentir le péril»
ou bien: «l'émotion fut grande au Pont-aux-Chantres où l'on suivait
d'un œil inquiet la politique égoïste mais habile de la monarchie
bicéphale», ou: «Un cri d'alarme partit de Montecitorio», ou encore
«cet éternel double jeu qui est bien dans la manière du Ballplatz». A
ces expressions le lecteur profane avait aussitôt reconnu et salué le
diplomate de carrière. Mais ce qui avait fait dire qu'il était plus
que cela, qu'il possédait une culture supérieure, cela avait été
l'emploi raisonné de citations dont le modèle achevé restait alors:
«Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances,
comme avait coutume de dire le Baron Louis.» (On n'avait pas encore
importé d'Orient: «La victoire est à celui des deux adversaires qui
sait souffrir un quart d'heure de plus que l'autre, comme disent les
Japonais»). Cette réputation de grand lettré, jointe à un véritable
génie d'intrigue caché sous le masque de l'indifférence avait fait
entrer M. de Norpois à l'Académie des Sciences morales. Et quelques
personnes pensèrent même qu'il ne serait pas déplacé à l'Académie
Française, le jour où, voulant indiquer que c'est en resserrant
l'alliance russe que nous pourrions arriver à une entente avec
l'Angleterre, il n'hésita pas à écrire: «Qu'on le sache bien au quai
d'Orsay, qu'on l'enseigne désormais dans tous les manuels de
géographie qui se montrent incomplets à cet égard, qu'on refuse
impitoyablement au baccalauréat tout candidat qui ne saura pas le
dire: «Si tous les chemins mènent à Rome, en revanche la route qui va
de Paris à Londres passe nécessairement par Pétersbourg.»
--Somme toute, continua M. de Norpois en s'adressant à mon père,
Vaugoubert s'est taillé là un beau succès et qui dépasse même celui
qu'il avait escompté. Il s'attendait en effet à un toast correct (ce
qui après les nuages des dernières années était déjà fort beau) mais à
rien de plus. Plusieurs personnes qui étaient au nombre des assistants
m'ont assuré qu'on ne peut pas en lisant ce toast se rendre compte de
l'effet qu'il a produit, prononcé et détaillé à merveille par le roi
qui est maître en l'art de dire et qui soulignait au passage toutes
les intentions, toutes les finesses. Je me suis laissé raconter à ce
propos un fait assez piquant et qui met en relief une fois de plus
chez le roi Théodose cette bonne grâce juvénile qui lui gagne si bien
les cœurs. On m'a affirmé que précisément à ce mot d'«affinités» qui
était en somme la grosse innovation du discours, et qui défraiera,
encore longtemps vous verrez, les commentaires des chancelleries, Sa
Majesté, prévoyant la joie de notre ambassadeur, qui allait trouver là
le juste couronnement de ses efforts, de son rêve pourrait-on dire et,
somme toute, son bâton de maréchal, se tourna à demi vers Vaugoubert
et fixant sur lui ce regard si prenant des Oettingen, détacha ce mot
si bien choisi d'«affinités», ce mot qui était une véritable
trouvaille, sur un ton qui faisait savoir à tous qu'il était employé à
bon escient et en pleine connaissance de cause. Il paraît que
Vaugoubert avait peine à maîtriser son émotion et, dans une certaine
mesure, j'avoue que je le comprends. Une personne digne de toute
créance m'a même confié que le roi se serait approché de Vaugoubert
après le dîner, quand Sa Majesté a tenu cercle, et lui aurait dit à
mi-voix: «Etes-vous content de votre élève, mon cher marquis?»
--Il est certain, conclut M. de Norpois, qu'un pareil toast a plus fait
que vingt ans de négociations pour resserrer les deux pays, leurs
«affinités», selon la pittoresque expression de Théodose II. Ce n'est
qu'un mot, si vous voulez, mais voyez, quelle fortune il a fait, comme
toute la presse européenne le répète, quel intérêt il éveille, quel
son nouveau il a rendu. Il est d'ailleurs bien dans la manière du
souverain. Je n'irai pas jusqu'à vous dire qu'il trouve tous les jours
de purs diamants comme celui-là. Mais il est bien rare que dans ses
discours étudiés, mieux encore, dans le prime-saut de la conversation
il ne donne pas son signalement--j'allais dire il n'appose pas sa
signature--par quelque mot à l'emporte-pièce. Je suis d'autant moins
suspect de partialité en la matière que je suis ennemi de toute
innovation en ce genre. Dix-neuf fois sur vingt elles sont
dangereuses.
--Oui, j'ai pensé que le récent télégramme de l'empereur d'Allemagne
n'a pas dû être de votre goût, dit mon père.
M. de Norpois leva les yeux au ciel d'un air de dire: Ah! celui-là!
«D'abord, c'est un acte d'ingratitude. C'est plus qu'un crime, c'est
une faute et d'une sottise que je qualifierai de pyramidale! Au reste
si personne n'y met le holà, l'homme qui a chassé Bismarck est bien
capable de répudier peu à peu toute la politique bismarckienne, alors
c'est le saut dans l'inconnu.»
--Et mon mari m'a dit, monsieur, que vous l'entraîneriez peut-être un
de ces étés en Espagne, j'en suis ravie pour lui.
--Mais oui, c'est un projet tout à fait attrayant et dont je me
réjouis. J'aimerais beaucoup faire avec vous ce voyage, mon cher. Et
vous, madame, avez-vous déjà songé à l'emploi des vacances?
--J'irai peut-être avec mon fils à Balbec, je ne sais.
--Ah! Balbec est agréable, j'ai passé par là il y a quelques années.
On commence à y construire des villas fort coquettes: je crois que
l'endroit vous plaira. Mais puis-je vous demander ce qui vous a fait
choisir Balbec?
--Mon fils a le grand désir de voir certaines églises du pays,
surtout celle de Balbec. Je craignais un peu pour sa santé les
fatigues du voyage et surtout du séjour. Mais j'ai appris qu'on vient
de construire un excellent hôtel qui lui permettra de vivre dans les
conditions de confort requises par son état.
--Ah! il faudra que je donne ce renseignement à certaine personne qui
n'est pas femme à en faire fi.
--L'église de Balbec est admirable, n'est-ce pas, monsieur,
demandai-je, surmontant la tristesse d'avoir appris qu'un des attraits
de Balbec résidait dans ses coquettes villas.
--Non, elle n'est pas mal, mais enfin elle ne peut soutenir la
comparaison avec ces véritables bijoux ciselés que sont les
cathédrales de Reims, de Chartres, et à mon goût, la perle de toutes,
la Sainte-Chapelle de Paris.
--Mais l'église de Balbec est en partie romane?
--En effet, elle est du style roman, qui est déjà par lui-même
extrêmement froid et ne laisse en rien présager l'élégance, la
fantaisie des architectes gothiques qui fouillent la pierre comme de
la dentelle. L'église de Balbec mérite une visite si on est dans le
pays, elle est assez curieuse; si un jour de pluie vous ne savez que
faire, vous pourrez entrer là, vous verrez le tombeau de Tourville.
--Est-ce que vous étiez hier au banquet des Affaires étrangères? je
n'ai pas pu y aller, dit mon père.
--Non, répondit M. de Norpois avec un sourire, j'avoue que je l'ai
délaissé pour une soirée assez différente. J'ai dîné chez une femme
dont vous avez peut-être entendu parler, la belle madame Swann.
Ma mère réprima un frémissement, car d'une sensibilité plus prompte que
mon père, elle s'alarmait pour lui de ce qui ne devait le contrarier
qu'un instant après. Les désagréments qui lui arrivaient étaient
perçus d'abord par elle comme ces mauvaises nouvelles de France qui
sont connues plus tôt à l'étranger que chez nous. Mais curieuse de
savoir quel genre de personnes les Swann pouvaient recevoir, elle
s'enquit auprès de M. de Norpois de celles qu'il y avait rencontrées.
--Mon Dieu ... c'est une maison où il me semble que vont surtout ...
des messieurs. Il y avait quelques hommes mariés, mais leurs femmes
étaient souffrantes ce soir-là et n'étaient pas venues, répondit
l'ambassadeur avec une finesse voilée de bonhomie et en jetant autour
de lui des regards dont la douceur et la discrétion faisaient mine de
tempérer et exagéraient habilement la malice.
--Je dois dire, ajouta-t-il, pour être tout à fait juste, qu'il y va
cependant des femmes, mais ... appartenant plutôt..., comment
dirais-je, au monde républicain qu'à la société de Swann (il
prononçait Svann). Qui sait? Ce sera peut-être un jour un salon
politique ou littéraire. Du reste, il semble qu'ils soient contents
comme cela. Je trouve que Swann le montre même un peu trop. Il nommait
les gens chez qui lui et sa femme étaient invités pour la semaine
suivante et de l'intimité desquels il n'y a pourtant pas lieu de
s'enorgueillir, avec un manque de réserve et de goût, presque de tact,
qui m'a étonné chez un homme aussi fin. Il répétait: «Nous n'avons pas
un soir de libre», comme si ç'avait été une gloire, et en véritable
parvenu, qu'il n'est pas cependant. Car Swann avait beaucoup d'amis et
même d'amies, et sans trop m'avancer, ni vouloir commettre
d'indiscrétion, je crois pouvoir dire que non pas toutes, ni même le
plus grand nombre, mais l'une au moins, et qui est une fort grande
dame, ne se serait peut-être pas montrée entièrement réfractaire à
l'idée d'entrer en relations avec Madame Swann, auquel cas,
vraisemblablement, plus d'un mouton de Panurge aurait suivi. Mais il
semble qu'il n'y ait eu de la part de Swann aucune démarche esquissée
en ce sens.... Comment encore un pudding à la Nesselrode! Ce ne sera pas
de trop de la cure de Carlsbad pour me remettre d'un pareil festin de
Lucullus.... Peut-être Swann a-t-il senti qu'il y aurait trop de
résistances à vaincre. Le mariage, cela est certain, n'a pas plu. On a
parlé de la fortune de la femme, ce qui est une grosse bourde. Mais,
enfin, tout cela n'a pas paru agréable. Et puis Swann a une tante
excessivement riche et admirablement posée, femme d'un homme qui,
financièrement parlant, est une puissance. Et non seulement elle a
refusé de recevoir Mme Swann, mais elle a mené une campagne en règle
pour que ses amies et connaissances en fissent autant. Je n'entends
pas par là qu'aucun Parisien de bonne compagnie ait manqué de respect
à Madame Swann.... Non! cent fois non! Le mari était d'ailleurs homme à
relever le gant. En tous cas, il y a une chose curieuse, c'est de voir
combien Swann, qui connaît tant de monde et du plus choisi, montre
d'empressement auprès d'une société dont le moins qu'on puisse dire
est qu'elle est fort mêlée. Moi qui l'ai connu jadis, j'avoue que
j'éprouvais autant de surprise que d'amusement à voir un homme aussi
bien élevé, aussi à la mode dans les coteries les plus triées,
remercier avec effusion le Directeur du Cabinet du Ministre des
Postes, d'être venu chez eux et lui demander si Mme Swann pourrait _se
permettre_ d'aller voir sa femme. Il doit pourtant se trouver dépaysé;
évidemment ce n'est plus le même monde. Mais je ne crois pas cependant
que Swann soit malheureux. Il y a eu, il est vrai, dans les années qui
précédèrent le mariage, d'assez vilaines manœuvres de chantage de la
part de la femme; elle privait Swann de sa fille chaque fois qu'il lui
refusait quelque chose. Le pauvre Swann, aussi naïf qu'il est pourtant
raffiné, croyait chaque fois que l'enlèvement de sa fille était une
coïncidence et ne voulait pas voir la réalité. Elle lui faisait
d'ailleurs des scènes si continuelles qu'on pensait que le jour où
elle serait arrivée à ses fins et se serait fait épouser, rien ne la
retiendrait plus et que leur vie serait un enfer. Hé bien! c'est le
contraire qui est arrivé. On plaisante beaucoup la manière dont Swann
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