A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 10

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dehors, mais que je ne possédais pas intérieurement, car il se
composait de deux états que je ne pouvais, sans qu'ils cessassent
d'être distincts l'un de l'autre, réussir à penser à la fois.
Et pourtant cet appartement, parce qu'il avait été si passionnément
désiré par la volonté de Swann, devait conserver pour lui quelque
douceur, si j'en jugeais par moi pour qui il n'avait pas perdu tout
mystère. Ce charme singulier dans lequel j'avais pendant si longtemps
supposé que baignait la vie des Swann, je ne l'avais pas entièrement
chassé de leur maison en y pénétrant; je l'avais fait reculer, dompté
qu'il était par cet étranger, ce paria que j'avais été et à qui Mlle
Swann avançait maintenant gracieusement pour qu'il y prit place, un
fauteuil délicieux, hostile et scandalisé; mais tout autour de moi, ce
charme, dans mon souvenir, je le perçois encore. Est-ce parce que, ces
jours où M. et Mme Swann m'invitaient à déjeuner, pour sortir ensuite
avec eux et Gilberte, j'imprimais avec mon regard--pendant que
j'attendais seul--sur le tapis, sur les bergères, sur les consoles,
sur les paravents, sur les tableaux, l'idée gravée en moi que Mme
Swann, ou son mari, ou Gilberte allaient entrer? Est-ce parce que ces
choses ont vécu depuis dans ma mémoire à côté des Swann et ont fini
par prendre quelque chose d'eux? Est-ce parce que sachant qu'ils
passaient leur existence au milieu d'elles, je faisais de toutes comme
les emblèmes de leur vie particulière, de leurs habitudes dont j'avais
été trop longtemps exclu pour qu'elles ne continuassent pas à me
sembler étrangères même quand on me fit la faveur de m'y mêler?
Toujours est-il que chaque fois que je pense à ce salon que Swann
(sans que cette critique impliquât de sa part l'intention de
contrarier en rien les goûts de sa femme), trouvait si disparate--parce
que tout conçu qu'il était encore dans le goût moitié serre,
moitié atelier qui était celui de l'appartement où il avait connu
Odette, elle avait pourtant commencé à remplacer dans ce fouillis
nombre des objets chinois qu'elle trouvait maintenant un peu «toc»,
bien «à côté», par une foule de petits meubles tendus de vieilles
soies Louis XIV (sans compter les chefs-d'œuvre apportés par Swann de
l'hôtel du quai d'Orléans)--il a au contraire dans mon souvenir, ce
salon composite, une cohésion, une unité, un charme individuel que
n'ont jamais même les ensembles les plus intacts que le passé nous ait
légués, ni les plus vivants où se marque l'empreinte d'une personne;
car nous seuls pouvons, par la croyance qu'elles ont une existence à
elles, donner à certaines choses que nous voyons une âme qu'elles
gardent ensuite et qu'elles développent en nous. Toutes les idées que
je m'étais faites des heures, différentes de celles qui existent pour
les autres hommes, que passaient les Swann dans cet appartement qui
était pour le temps quotidien de leur vie ce que le corps est pour
l'âme, et qui devait en exprimer la singularité, toutes ces idées
étaient réparties, amalgamées--partout également troublantes et
indéfinissables--dans la place des meubles, dans l'épaisseur des
tapis, dans l'orientation des fenêtres, dans le service des
domestiques. Quand, après le déjeuner, nous allions, au soleil, prendre
le café, dans la grande baie du salon, tandis que Mme Swann me
demandait combien je voulais de morceaux de sucre dans mon café, ce
n'était pas seulement le tabouret de soie qu'elle poussait vers moi
qui dégageait avec le charme douloureux que j'avais perçu autrefois--sous
l'épine rose, puis à côté du massif de lauriers--dans le nom de
Gilberte, l'hostilité que m'avaient témoignée ses parents et que ce
petit meuble semblait avoir si bien sue et partagée que je ne me
sentais pas digne, et que je me trouvais un peu lâche d'imposer mes
pieds à son capitonnage sans défense; une âme personnelle le reliait
secrètement à la lumière de deux heures de l'après-midi, différente de
ce qu'elle était partout ailleurs dans le golfe où elle faisait jouer
à nos pieds ses flots d'or parmi lesquels les canapés bleuâtres et les
vaporeuses tapisseries émergeaient comme des îles enchantées; et il
n'était pas jusqu'au tableau de Rubens accroché au-dessus de la
cheminée qui ne possédât lui aussi le même genre et presque la même
puissance de charme que les bottines à lacets de M. Swann et ce
manteau à pèlerine dont j'avais tant désiré porter le pareil et que
maintenant Odette demandait à son mari de remplacer par un autre, pour
être plus élégant, quand je leur faisais l'honneur de sortir avec eux.
Elle allait s'habiller elle aussi, bien que j'eusse protesté qu'aucune
robe «de ville» ne vaudrait à beaucoup près la merveilleuse robe de
chambre de crêpe de Chine ou de soie, vieux rose, cerise, rose
Tiepolo, blanche, mauve, verte, rouge, jaune unie ou à dessins, dans
laquelle Mme Swann avait déjeuné et qu'elle allait ôter. Quand je
disais qu'elle aurait dû sortir ainsi, elle riait, par moquerie de mon
ignorance ou plaisir de mon compliment. Elle s'excusait de posséder
tant de peignoirs parce qu'elle prétendait qu'il n'y avait que
là-dedans qu'elle se sentait bien et elle nous quittait pour aller
mettre une de ces toilettes souveraines qui s'imposaient à tous, et
entre lesquelles pourtant j'étais parfois appelé à choisir celle que
je préférais qu'elle revêtit.
Au Jardin d'Acclimatation, que j'étais fier quand nous étions
descendus de voiture de m'avancer à côté de Mme Swann! Tandis que dans
sa démarche nonchalante elle laissait flotter son manteau, je jetais
sur elle des regards d'admiration auxquels elle répondait coquettement
par un long sourire. Maintenant si nous rencontrions l'un ou l'autre
des camarades, fille ou garçon, de Gilberte, qui nous saluait de loin,
j'étais à mon tour regardé par eux comme un de ces êtres que j'avais
enviés, un de ces amis de Gilberte qui connaissaient sa famille et
étaient mêlés à l'autre partie de sa vie, celle qui ne se passait pas
aux Champs-Élysées.
Souvent dans les allées du Bois ou du Jardin d'Acclimatation nous
croisions, nous étions salués par telle ou telle grande dame amie des
Swann, qu'il lui arrivait de ne pas voir et que lui signalait sa
femme. «Charles, vous ne voyez pas Mme de Montmorency?» et Swann, avec
le sourire amical dû à une longue familiarité se découvrait pourtant
largement avec une élégance qui n'était qu'à lui. Quelquefois la dame
s'arrêtait, heureuse de faire à Mme Swann une politesse qui ne tirait
pas à conséquence et de laquelle on savait qu'elle ne chercherait pas
à profiter ensuite, tant Swann l'avait habituée à rester sur la
réserve. Elle n'en avait pas moins pris toutes les manières du monde,
et si élégante et noble de port que fût la dame, Mme Swann l'égalait
toujours en cela; arrêtée un moment auprès de l'amie que son mari
venait de rencontrer, elle nous présentait avec tant d'aisance,
Gilberte et moi, gardait tant de liberté et de calme dans son
amabilité, qu'il eût été difficile de dire de la femme de Swann ou de
l'aristocratique passante, laquelle des deux était la grande dame. Le
jour où nous étions allés voir les Cynghalais, comme nous revenions,
nous aperçûmes, venant dans notre direction et suivie de deux autres
qui semblaient l'escorter, une dame âgée, mais encore belle,
enveloppée dans un manteau sombre et coiffée d'une petite capote
attachée sous le cou par deux brides. «Ah! voilà quelqu'un qui va vous
intéresser», me dit Swann. La vieille dame, maintenant à trois pas de
nous souriait avec une douceur caressante. Swann se découvrit, Mme
Swann s'abaissa en une révérence et voulut baiser la main de la dame
pareille à un portrait de Winterhalter qui la releva et l'embrassa.
«Voyons, voulez-vous mettre votre chapeau, vous», dit-elle à Swann,
d'une grosse voix un peu maussade, en amie familière. «Je vais vous
présenter à Son Altesse Impériale», me dit Mme Swann. Swann m'attira
un moment à l'écart pendant que Mme Swann causait du beau temps et des
animaux nouvellement arrivés au Jardin d'Acclimatation, avec
l'Altesse. «C'est la princesse Mathilde, me dit-il, vous savez, l'amie
de Flaubert, de Sainte-Beuve, de Dumas. Songez, c'est la nièce de
Napoléon 1er! Elle a été demandée en mariage par Napoléon III et par
l'empereur de Russie. Ce n'est pas intéressant? Parlez-lui un peu.
Mais je voudrais qu'elle ne nous fît pas rester une heure sur nos
jambes.» «J'ai rencontré Taine qui m'a dit que la Princesse était
brouillée avec lui, dit Swann.--Il s'est conduit comme un cauchon,
dit-elle d'une voix rude et en prononçant le mot comme si ç'avait été
le nom de l'évêque contemporain de Jeanne d'Arc. Après l'article qu'il
a écrit sur l'Empereur je lui ai laissé une carte avec P.P.C.»
J'éprouvais la surprise qu'on a en ouvrant la correspondance de la
duchesse d'Orléans, née princesse Palatine. Et, en effet, la princesse
Mathilde, animée de sentiments si français, les éprouvait avec une
honnête rudesse comme en avait l'Allemagne d'autrefois et qu'elle
avait hérités sans doute de sa mère wurtemburgeoise. Sa franchise un
peu fruste et presque masculine, elle l'adoucissait, dès qu'elle
souriait, de langueur italienne. Et le tout était enveloppé dans une
toilette tellement second empire que bien que la princesse la portât
seulement sans doute par attachement aux modes qu'elle avait aimées,
elle semblait avoir eu l'intention de ne pas commettre une faute de
couleur historique et de répondre à l'attente de ceux qui attendaient
d'elle l'évocation d'une autre époque. Je soufflai à Swann de lui
demander si elle avait connu Musset. «Très peu, Monsieur,
répondit-elle d'un air qui faisait semblant d'être fâché, et, en
effet, c'était par plaisanterie qu'elle disait Monsieur à Swann,
étant fort intime avec lui. Je l'ai eu une fois à dîner. Je l'avais
invité pour sept heures. A sept heures et demie, comme il n'était pas
là, nous nous mîmes à table. Il arriva à huit heures, me salua,
s'assied, ne desserre pas les dents, part après le dîner sans que
j'aie entendu le son de sa voix. Il était ivre-mort. Cela ne m'a pas
beaucoup encouragée à recommencer.» Nous étions un peu à l'écart,
Swann et moi. «J'espère que cette petite séance ne va pas se
prolonger, me dit-il, j'ai mal à la plante des pieds. Aussi je ne sais
pas pourquoi ma femme alimente la conversation. Après cela c'est elle
qui se plaindra d'être fatiguée et moi je ne peux plus supporter ces
stations debout.» Mme Swann en effet, qui tenait le renseignement de
Mme Bontemps, était en train de dire à la princesse que le
gouvernement comprenant enfin sa goujaterie, avait décidé de lui
envoyer une invitation pour assister dans les tribunes à la visite que
le tsar Nicolas devait faire le surlendemain aux Invalides. Mais la
princesse qui malgré les apparences, malgré le genre de son entourage
composé surtout d'artistes et d'hommes de lettres était restée au fond
et chaque fois qu'elle avait à agir, nièce de Napoléon: «Oui, Madame,
je l'ai reçue ce matin et je l'ai renvoyée au ministre qui doit
l'avoir à l'heure qu'il est. Je lui ai dit que je n'avais pas besoin
d'invitation pour aller aux Invalides. Si le gouvernement désire que
j'y aille, ce ne sera pas dans une tribune, mais dans notre caveau, où
est le tombeau de l'empereur. Je n'ai pas besoin de cartes pour cela.
J'ai mes clefs. J'entre comme je veux. Le gouvernement n'a qu'à me
faire savoir s'il désire que je vienne ou non. Mais si j'y vais, ce
sera là ou pas du tout.» A ce moment nous fûmes salués, Mme Swann et
moi, par un jeune homme qui lui dit bonjour sans s'arrêter et que je
ne savais pas qu'elle connût: Bloch. Sur une question que je lui
posai, Mme Swann me dit qu'il lui avait été présenté par Mme Bontemps,
qu'il était attaché au Cabinet du ministre, ce que j'ignorais. Du
reste, elle ne devait pas l'avoir vu souvent--ou bien elle n'avait
pas voulu citer le nom, trouvé peut-être par elle, peu «chic», de
Bloch--car elle dit qu'il s'appelait M. Moreul. Je lui assurai
qu'elle confondait, qu'il s'appelait Bloch. La princesse redressa une
traîne qui se déroulait derrière elle et que Mme Swann regardait avec
admiration. «C'est justement une fourrure que l'empereur de Russie
m'avait envoyée, dit la princesse et comme j'ai été le voir tantôt, je
l'ai mise pour lui montrer que cela avait pu s'arranger en manteau.--Il
paraît que le prince Louis s'est engagé dans l'armée russe, la
princesse va être désolée de ne plus l'avoir près d'elle, dit Mme
Swann qui ne voyait pas les signes d'impatience de son mari.--Il avait
bien besoin de cela! Comme je lui ai dit: Ce n'est pas une raison
parce que tu as eu un militaire dans ta famille», répondit la
Princesse, faisant avec cette brusque simplicité, allusion à Napoléon
1er. Swann ne tenait plus en place. «Madame, c'est moi qui vais faire
l'Altesse et vous demander la permission de prendre congé, mais ma
femme a été très souffrante et je ne veux pas qu'elle reste davantage
immobile.» Mme Swann refit la révérence et la princesse eut pour nous
tous un divin sourire qu'elle sembla amener du passé, des grâces de sa
jeunesse, des soirées de Compiègne et qui coula intact et doux sur le
visage tout à l'heure grognon, puis elle s'éloigna suivie des deux
dames d'honneur qui n'avaient fait, à la façon d'interprètes, de
bonnes d'enfants, ou de gardes-malades, que ponctuer notre conversation
de phrases insignifiantes et d'explications inutiles. «Vous devriez
aller écrire votre nom chez elle, un jour de cette semaine, me dit Mme
Swann; on ne corne pas de bristol à toutes ces _royalties_, comme disent
les Anglais, mais elle vous invitera si vous vous faites inscrire.»
Parfois dans ces derniers jours d'hiver, nous entrions avant d'aller
nous promener dans quelqu'une des petites expositions qui s'ouvraient
alors et où Swann, collectionneur de marque, était salué avec une
particulière déférence par les marchands de tableaux chez qui elles
avaient lieu. Et par ces temps encore froids, mes anciens désirs de
partir pour le Midi et Venise étaient réveillés par ces salles où un
printemps déjà avancé et un soleil ardent mettaient des reflets
violacés sur les Alpilles roses et donnaient la transparence foncée de
l'émeraude au Grand Canal. S'il faisait mauvais nous allions au
concert ou au théâtre et goûter ensuite dans un «Thé». Dès que Mme
Swann voulait me dire quelque chose qu'elle désirait que les personnes
des tables voisines ou même les garçons qui servaient ne comprissent
pas, elle me le disait en anglais comme si c'eût été un langage connu
de nous deux seulement. Or tout le monde savait l'anglais, moi seul je
ne l'avais pas encore appris et étais obligé de le dire à Mme Swann
pour qu'elle cessât de faire sur les personnes qui buvaient le thé ou
sur celles qui l'apportaient, des réflexions que je devinais
désobligeantes sans que j'en comprisse, ni que l'individu visé en
perdît un seul mot.
Une fois à propos d'une matinée théâtrale, Gilberte me causa un
étonnement profond. C'était justement le jour dont elle m'avait parlé
d'avance et où tombait l'anniversaire de la mort de son grand-père.
Nous devions elle et moi, aller entendre avec son institutrice, les
fragments d'un opéra et Gilberte s'était habillée dans l'intention de
se rendre à cette exécution musicale, gardant l'air d'indifférence
qu'elle avait l'habitude de montrer pour la chose que nous devions
faire, disant que ce pouvait être n'importe quoi pourvu que cela me
plût et fût agréable à ses parents. Avant le déjeuner, sa mère nous
prit à part pour lui dire que cela ennuyait son père de nous voir
aller au concert ce jour-là. Je trouvai que c'était trop naturel.
Gilberte resta impassible mais devint pâle d'une colère qu'elle ne put
cacher, et ne dit plus un mot. Quand M. Swann revint, sa femme
l'emmena à l'autre bout du salon et lui parla à l'oreille. Il appela
Gilberte, et la prit à part dans la pièce à côté. On entendit des
éclats de voix. Je ne pouvais cependant pas croire que Gilberte, si
soumise, si tendre, si sage, résistât à la demande de son père, un
jour pareil et pour une cause si insignifiante. Enfin Swann sortit en
lui disant:
--Tu sais ce que je t'ai dit. Maintenant, fais ce que tu voudras.
La figure de Gilberte resta contractée pendant tout le déjeuner, après
lequel nous allâmes dans sa chambre. Puis tout d'un coup, sans une
hésitation et comme si elle n'en avait eue à aucun moment: «Deux
heures! s'écria-t-elle, mais vous savez que le concert commence à deux
heures et demie.» Et elle dit à son institutrice de se dépêcher.
--Mais, lui dis-je, est-ce que cela n'ennuie pas votre père?
--Pas le moins du monde.
--Cependant, il avait peur que cela ne semble bizarre à cause de cet
anniversaire.
--Qu'est-ce que cela peut me faire ce que les autres pensent. Je
trouve ça grotesque de s'occuper des autres dans les choses de
sentiment. On sent pour soi, pas pour le public. Mademoiselle qui a
peu de distractions se fait une fête d'aller à ce concert, je ne vais
pas l'en priver pour faire plaisir au public.
Elle prit son chapeau.
--Mais Gilberte, lui dis-je en lui prenant le bras, ce n'est pas
pour faire plaisir au public, c'est pour faire plaisir à votre père.
--Vous n'allez pas me faire d'observations, j'espère, me
cria-t-elle, d'une voix dure et en se dégageant vivement.
Faveur plus précieuse encore que de m'emmener avec eux au Jardin
d'Acclimatation ou au concert, les Swann ne m'excluaient même pas de
leur amitié avec Bergotte, laquelle avait été à l'origine du charme
que je leur avais trouvé quand, avant même de connaître Gilberte, je
pensais que son intimité avec le divin vieillard eût fait d'elle pour
moi la plus passionnante des amies, si le dédain que je devais lui
inspirer ne m'eût pas interdit l'espoir qu'elle m'emmenât jamais avec
lui visiter les villes qu'il aimait. Or, un jour, Mme Swann m'invita à
un grand déjeuner. Je ne savais pas quels devaient être les convives.
En arrivant, je fus, dans le vestibule, déconcerté par un incident qui
m'intimida. Mme Swann manquait rarement d'adopter les usages qui
passent pour élégants pendant une saison et ne parvenant pas à se
maintenir sont bientôt abandonnés (comme beaucoup d'années auparavant
elle avait eu son «handsome cab», ou faisait imprimer sur une invitation
à déjeuner que c'était «to meet» un personnage plus ou moins
important). Souvent ces usages n'avaient rien de mystérieux et
n'exigeaient pas d'initiation. C'est ainsi que, mince innovation de
ces années-là et importée d'Angleterre, Odette avait fait faire à son
mari des cartes où le nom de Charles Swann était précédé de «Mr».
Après la première visite que je lui avais faite, Mme Swann avait corné
chez moi un de ces «cartons» comme elle disait. Jamais personne ne
m'avait déposé de cartes; je ressentis tant de fierté, d'émotion, de
reconnaissance, que réunissant tout ce que je possédais d'argent, je
commandais une superbe corbeille de camélias et l'envoyai à Mme Swann.
Je suppliai mon père d'aller mettre une carte chez elle, mais de s'en
faire vite graver d'abord où son nom fût précédé de «Mr». Il n'obéit à
aucune de mes deux prières, j'en fus désespéré pendant quelques jours,
et me demandai ensuite s'il n'avait pas eu raison. Mais l'usage du
«Mr», s'il était inutile, était clair. Il n'en était pas ainsi d'un
autre qui, le jour de ce déjeuner me fut révélé, mais non pourvu de
signification. Au moment où j'allais passer de l'antichambre dans le
salon, le maître d'hôtel me remit une enveloppe mince et longue sur
laquelle mon nom était écrit. Dans ma surprise, je le remerciai,
cependant je regardais l'enveloppe. Je ne savais pas plus ce que j'en
devais faire qu'un étranger d'un de ces petits instruments que l'on
donne aux convives dans les dîners chinois. Je vis qu'elle était
fermée, je craignis d'être indiscret en l'ouvrant tout de suite et je
la mis dans ma poche d'un air entendu. Mme Swann m'avait écrit
quelques jours auparavant de venir déjeuner «en petit comité». Il y
avait pourtant seize personnes, parmi lesquelles j'ignorais absolument
que se trouvât Bergotte. Mme Swann qui venait de me «nommer» comme
elle disait à plusieurs d'entre elles, tout à coup, à la suite de mon
nom, de la même façon qu'elle venait de le dire (et comme si nous
étions seulement deux invités du déjeuner qui devaient être chacun
également contents de connaître l'autre), prononça le nom du doux
Chantre aux cheveux blancs. Ce nom de Bergotte me fit tressauter comme
le bruit d'un revolver qu'on aurait déchargé sur moi, mais
instinctivement pour faire bonne contenance je saluai; devant moi,
comme ces prestidigitateurs qu'on aperçoit intacts et en redingote
dans la poussière d'un coup de feu d'où s'envole une colombe, mon
salut m'était rendu par un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à
nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire.
J'étais mortellement triste, car ce qui venait d'être réduit en
poudre, ce n'était pas seulement le langoureux vieillard dont il ne
restait plus rien, c'était aussi la beauté d'une œuvre immense que
j'avais pu loger dans l'organisme défaillant et sacré que j'avais
comme un temple construit expressément pour elle, mais à laquelle
aucune place n'était réservée dans le corps trapu, rempli de
vaisseaux, d'os, de ganglions, du petit homme à nez camus et à
barbiche noire qui était devant moi. Tout le Bergotte que j'avais
lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme une
stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là
se trouvait d'un seul coup ne plus pouvoir être d'aucun usage du
moment qu'il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la
barbiche noire; comme n'est plus bonne à rien la solution que nous
avions trouvée pour un problème dont nous avions lu incomplètement la
donnée et sans tenir compte que le total devait faire un certain
chiffre. Le nez et la barbiche étaient des éléments aussi inéluctables
et d'autant plus gênants que, me forçant à réédifier entièrement le
personnage de Bergotte, ils semblaient encore impliquer, produire,
sécréter incessamment un certain genre d'esprit actif et satisfait de
soi, ce qui n'était pas de jeu, car cet esprit-là n'avait rien à voir
avec la sorte d'intelligence répandue dans ces livres, si bien connus
de moi et que pénétrait une douce et divine sagesse. En partant d'eux,
je ne serais jamais arrivé à ce nez en colimaçon; mais en partant de
ce nez qui n'avait pas l'air de s'en inquiéter, faisait cavalier seul
et «fantaisie», j'allais dans une tout autre direction que l'œuvre de
Bergotte, j'aboutirais, semblait-il à quelque mentalité d'ingénieur
pressé, de la sorte de ceux qui quand on les salue croient comme il
faut de dire: «Merci et vous» avant qu'on leur ait demandé de leurs
nouvelles et si on leur déclare qu'on a été enchanté de faire leur
connaissance, répondent par une abréviation qu'ils se figurent bien
portée, intelligente et moderne en ce qu'elle évite de perdre en de
vaines formules un temps précieux: «Également». Sans doute, les noms
sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays
des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons souvent une sorte
de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imaginé, le
monde visible (qui d'ailleurs, n'est pas le monde vrai, nos sens ne
possédant pas beaucoup plus le don de la ressemblance que
l'imagination, si bien que les dessins enfin approximatifs qu'on peut
obtenir de la réalité sont au moins aussi différents du monde vu que
celui-ci l'était du monde imaginé). Mais pour Bergotte la gêne du nom
préalable n'était rien auprès de celle que me causait l'œuvre connue, à
laquelle j'étais obligé d'attacher, comme après un ballon, l'homme à
barbiche sans savoir si elle garderait la force de s'élever. Il
semblait bien pourtant que ce fût lui qui eût écrit les livres que
j'avais tant aimés, car Mme Swann ayant cru devoir lui dire mon goût
pour l'un d'eux, il ne montra nul étonnement qu'elle en eût fait part
à lui plutôt qu'à un autre convive, et ne sembla pas voir là l'effet
d'une méprise; mais, emplissant la redingote qu'il avait mise en
l'honneur de tous ces invités, d'un corps avide du déjeuner prochain,
ayant son attention occupée d'autres réalités importantes, ce ne fut
que comme à un épisode révolu de sa vie antérieure, et comme si on
avait fait allusion à un costume du duc de Guise qu'il eût mis une
certaine année à un bal costumé, qu'il sourit en se reportant à l'idée
de ses livres, lesquels aussitôt déclinèrent pour moi (entraînant dans
leur chute toute la valeur du Beau, de l'univers, de la vie) jusqu'à
n'avoir été que quelque médiocre divertissement d'homme à barbiche. Je
me disais qu'il avait dû s'y appliquer, mais que s'il avait vécu dans
une île entourée par des bancs d'huîtres perlières, il se fût à la
place livré avec succès au commerce des perles. Son œuvre ne me
semblait plus aussi inévitable. Et alors je me demandais si
l'originalité prouve vraiment que les grands écrivains soient des
Dieux régnant chacun dans un royaume qui n'est qu'à lui, ou bien s'il
n'y a pas dans tout cela un peu de feinte, si les différences entre
les œuvres ne seraient pas le résultat du travail, plutôt que
l'expression d'une différence radicale d'essence entre les diverses
personnalités.
Cependant on était passé à table. A côté de mon assiette je trouvai un
œillet dont la tige était enveloppée dans du papier d'argent. Il
m'embarrassa moins que n'avait fait l'enveloppe remise dans
l'antichambre et que j'avais complètement oubliée. L'usage, pourtant
aussi nouveau pour moi, me parut plus intelligible quand je vis tous
les convives masculins s'emparer d'un œillet semblable qui accompagnait
leur couvert et l'introduire dans la boutonnière de leur redingote. Je
fis comme eux avec cet air naturel d'un libre penseur dans une église,
lequel ne connaît pas la messe, mais se lève quand tout le monde se
lève et se met à genoux un peu après que tout le monde s'est mis à
genoux. Un autre usage inconnu et moins éphémère me déplut davantage.
De l'autre côté de mon assiette il y en avait une plus petite remplie
d'une matière noirâtre que je ne savais pas être du caviar. J'étais
ignorant de ce qu'il fallait en faire, mais résolu à n'en pas manger.
Bergotte n'était pas placé loin de moi, j'entendais parfaitement ses
paroles. Je compris alors l'impression de M. de Norpois. Il avait en
effet un organe bizarre; rien n'altère autant les qualités matérielles
de la voix que de contenir de la pensée: la sonorité des diphtongues,
l'énergie des labiales, en sont influencées. La diction l'est aussi.
La sienne me semblait entièrement différente de sa manière d'écrire et
même les choses qu'il disait de celles qui remplissent ses ouvrages.
Mais la voix sort d'un masque sous lequel elle ne suffit pas à nous
faire reconnaître d'abord un visage que nous avons vu à découvert dans
le style. Dans certains passages de la conversation où Bergotte avait
l'habitude de se mettre à parler d'une façon qui ne paraissait pas
affectée et déplaisante qu'à M. de Norpois, j'ai été long à découvrir
une exacte correspondance avec les parties de ses livres où sa forme
devenait si poétique et musicale. Alors il voyait dans ce qu'il disait
une beauté plastique indépendante de la signification des phrases, et
comme la parole humaine est en rapport avec l'âme, mais sans
l'exprimer comme fait le style, Bergotte avait l'air de parler presque
à contre-sens, psalmodiant certains mots et, s'il poursuivait
au-dessous d'eux une seule image, les filant sans intervalle comme un
même son, avec une fatigante monotonie. De sorte qu'un débit
prétentieux, emphatique et monotone était le signe de la qualité
esthétique de ses propos, et l'effet, dans sa conversation, de ce même
pouvoir qui produisait dans ses livres la suite des images et
l'harmonie. J'avais eu d'autant plus de peine à m'en apercevoir
d'abord que ce qu'il disait à ces moments-là, précisément parce que
c'était vraiment de Bergotte n'avait pas l'air d'être du Bergotte.
C'était un foisonnement d'idées précises, non incluses dans ce «genre
Bergotte» que beaucoup de chroniqueurs s'étaient approprié; et cette
dissemblance était probablement--vue d'une façon trouble à travers
la conversation, comme une image derrière un verre fumé--un autre
aspect de ce fait que quand on lisait une page de Bergotte, elle
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