A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 01

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MARCEL PROUST

A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS

PREMIÈRE PARTIE

Ma mère, quand il fut question d'avoir pour la première fois M. de
Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le Professeur Cottard fût
en voyage et qu'elle-même eût entièrement cessé de fréquenter Swann,
car l'un et l'autre eussent sans doute intéressé l'ancien ambassadeur,
mon père répondit qu'un convive éminent, un savant illustre, comme
Cottard, ne pouvait jamais mal faire dans un dîner, mais que Swann,
avec son ostentation, avec sa manière de crier sur les toits ses
moindres relations, était un vulgaire esbrouffeur que le marquis de
Norpois eût sans doute trouvé selon son expression, «puant». Or cette
réponse de mon père demande quelques mots d'explication, certaines
personnes se souvenant peut-être d'un Cottard bien médiocre et d'un
Swann poussant jusqu'à la plus extrême délicatesse, en matière
mondaine, la modestie et la discrétion. Mais pour ce qui regarde
celui-ci, il était arrivé qu'au «fils Swann» et aussi au Swann du
Jockey, l'ancien ami de mes parents avait ajouté une personnalité
nouvelle (et qui ne devait pas être la dernière), celle de mari
d'Odette. Adaptant aux humbles ambitions de cette femme, l'instinct,
le désir, l'industrie, qu'il avait toujours eus, il s'était ingénié à
se bâtir, fort au-dessous de l'ancienne, une position nouvelle et
appropriée à la compagne qui l'occuperait avec lui. Or il s'y montrait
un autre homme. Puisque (tout en continuant à fréquenter seul ses amis
personnels, à qui il ne voulait pas imposer Odette quand ils ne lui
demandaient pas spontanément à la connaître) c'était une seconde vie
qu'il commençait, en commun avec sa femme, au milieu d'êtres nouveaux,
on eût encore compris que pour mesurer le rang de ceux-ci, et par
conséquent le plaisir d'amour-propre qu'il pouvait éprouver à les
recevoir, il se fût servi, comme d'un point de comparaison, non pas des
gens les plus brillants qui formaient sa société avant son mariage,
mais des relations antérieures d'Odette. Mais, même quand on savait
que c'était avec d'inélégants fonctionnaires, avec des femmes tarées,
parure des bals de ministères, qu'il désirait de se lier, on était
étonné de l'entendre, lui qui autrefois et même encore aujourd'hui
dissimulait si gracieusement une invitation de Twickenham ou de
Buckingham Palace, faire sonner bien haut que la femme d'un sous-chef
de cabinet était venue rendre sa visite à Madame Swann. On dira
peut-être que cela tenait à ce que la simplicité du Swann élégant,
n'avait été chez lui qu'une forme plus raffinée de la vanité et que,
comme certains israélites, l'ancien ami de mes parents avait pu
présenter tour à tour les états successifs par où avaient passé ceux
de sa race, depuis le snobisme le plus naïf et la plus grossière
goujaterie, jusqu'à la plus fine politesse. Mais la principale raison,
et celle-là applicable à l'humanité en général, était que nos vertus
elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de quoi
nous gardions la disponibilité permanente; elles finissent par
s'associer si étroitement dans notre esprit avec les actions à
l'occasion desquelles nous nous sommes fait un devoir de les exercer,
que si surgit pour nous une activité d'un autre ordre, elle nous prend
au dépourvu et sans que nous ayons seulement l'idée qu'elle pourrait
comporter la mise en œuvre de ces mêmes vertus. Swann empressé avec ces
nouvelles relations et les citant avec fierté, était comme ces grands
artistes modestes ou généreux qui, s'ils se mettent à la fin de leur
vie à se mêler de cuisine ou de jardinage, étalent une satisfaction
naïve des louanges qu'on donne à leurs plats ou à leurs plates-bandes
pour lesquels ils n'admettent pas la critique qu'ils acceptent
aisément s'il s'agit de leurs chefs-d'œuvre; ou bien qui, donnant une
de leurs toiles pour rien, ne peuvent en revanche sans mauvaise humeur
perdre quarante sous aux dominos.
Quant au Professeur Cottard, on le reverra, longuement, beaucoup plus
loin, chez la Patronne, au château de la Raspelière. Qu'il suffise
actuellement, à son égard, de faire observer ceci: pour Swann, à la
rigueur le changement peut surprendre puisqu'il était accompli et non
soupçonné de moi quand je voyais le père de Gilberte aux
Champs-Élysées, où d'ailleurs ne m'adressant pas la parole il ne
pouvait faire étalage devant moi de ses relations politiques (il est
vrai que s'il l'eût fait, je ne me fusse peut-être pas aperçu tout de
suite de sa vanité car l'idée qu'on s'est faite longtemps d'une
personne, bouche les yeux et les oreilles; ma mère pendant trois ans
ne distingua pas plus le fard qu'une de ses nièces se mettait aux
lèvres que s'il eût été invisiblement dissous entièrement dans un
liquide; jusqu'au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien quelque
autre cause amena le phénomène appelé sursaturation; tout le fard non
aperçu cristallisa et ma mère devant cette débauche soudaine de
couleurs déclara, comme on eût fait à Combray, que c'était une honte et
cessa presque toute relation avec sa nièce). Mais pour Cottard au
contraire, l'époque où on l'a vu assister aux débuts de Swann chez les
Verdurin était déjà assez lointaine; or les honneurs, les titres
officiels viennent avec les années; deuxièmement, on peut être
illettré, faire des calembours stupides, et posséder un don
particulier, qu'aucune culture générale ne remplace, comme le don du
grand stratège ou du grand clinicien. Ce n'est pas seulement en effet
comme un praticien obscur, devenu, à la longue, notoriété européenne,
que ses confrères considéraient Cottard. Les plus intelligents d'entre
les jeunes médecins déclarèrent,--au moins pendant quelques années,
car les modes changent étant nées elles-mêmes du besoin de changement,--que
si jamais ils tombaient malades, Cottard était le seul maître
auquel ils confieraient leur peau. Sans doute ils préféraient le
commerce de certains chefs plus lettrés, plus artistes, avec lesquels
ils pouvaient parler de Nietzsche, de Wagner. Quand on faisait de la
musique chez Madame Cottard, aux soirées où elle recevait, avec
l'espoir qu'il devînt un jour doyen de la Faculté, les collègues et
les élèves de son mari, celui-ci au lieu d'écouter, préférait jouer
aux cartes dans un salon voisin. Mais on vantait la promptitude, la
profondeur, la sûreté de son coup d'œil, de son diagnostic. En
troisième lieu, en ce qui concerne l'ensemble de façons que le
Professeur Cottard montrait à un homme comme mon père, remarquons que
la nature que nous faisons paraître dans la seconde partie de notre
vie, n'est pas toujours, si elle l'est souvent, notre nature première
développée ou flétrie, grossie ou atténuée; elle est quelquefois une
nature inverse, un véritable vêtement retourné. Sauf chez les Verdurin
qui s'étaient engoués de lui, l'air hésitant de Cottard, sa timidité,
son amabilité excessives, lui avaient, dans sa jeunesse, valu de
perpétuels brocards. Quel ami charitable lui conseilla l'air glacial?
L'importance de sa situation lui rendit plus aisé de le prendre.
Partout, sinon chez les Verdurin où il redevenait instinctivement
lui-même, il se rendit froid, volontiers silencieux, péremptoire
quand il fallait parler, n'oubliant pas de dire des choses
désagréables. Il put faire l'essai de cette nouvelle attitude devant
des clients qui ne l'ayant pas encore vu, n'étaient pas à même de
faire des comparaisons, et eussent été bien étonnés d'apprendre qu'il
n'était pas un homme d'une rudesse naturelle. C'est surtout à
l'impassibilité qu'il s'efforçait, et même dans son service d'hôpital,
quand il débitait quelques-uns de ces calembours qui faisaient rire
tout le monde, du chef de clinique au plus récent externe, il le
faisait toujours sans qu'un muscle bougeât dans sa figure d'ailleurs
méconnaissable depuis qu'il avait rasé barbe et moustaches.
Disons pour finir qui était le marquis de Norpois. Il avait été
ministre plénipotentiaire avant la guerre et ambassadeur au Seize Mai,
et, malgré cela, au grand étonnement de beaucoup, chargé plusieurs
fois, depuis, de représenter la France dans des missions
extraordinaires--et même comme contrôleur de la Dette, en Égypte, où
grâce à ses grandes capacités financières il avait rendu d'importants
services--par des cabinets radicaux qu'un simple bourgeois
réactionnaire se fût refusé à servir, et auxquels le passé de M. de
Norpois, ses attaches, ses opinions eussent dû le rendre suspect. Mais
ces ministres avancés semblaient se rendre compte qu'ils montraient
par une telle désignation quelle largeur d'esprit était la leur dès
qu'il s'agissait des intérêts supérieurs de la France, se mettaient
hors de pair des hommes politiques en méritant que le _Journal des
Débats_ lui-même, les qualifiât d'hommes d'État, et bénéficiaient enfin
du prestige qui s'attache à un nom aristocratique et de l'intérêt
qu'éveille comme un coup de théâtre un choix inattendu. Et ils
savaient aussi que ces avantages ils pouvaient, en faisant appel à M.
de Norpois, les recueillir sans avoir à craindre de celui-ci un manque
de loyalisme politique contre lequel la naissance du marquis devait
non pas les mettre en garde, mais les garantir. Et en cela le
gouvernement de la République ne se trompait pas. C'est d'abord parce
qu'une certaine aristocratie, élevée dès l'enfance à considérer son
nom comme un avantage intérieur que rien ne peut lui enlever (et dont
ses pairs, ou ceux qui sont de naissance plus haute encore,
connaissent assez exactement la valeur), sait qu'elle peut s'éviter,
car ils ne lui ajouteraient rien, les efforts que sans résultat
ultérieur appréciable, font tant de bourgeois pour ne professer que
des opinions bien portées et de ne fréquenter que des gens bien
pensants. En revanche, soucieuse de se grandir aux yeux des familles
princières ou ducales au-dessous desquelles elle est immédiatement
située, cette aristocratie sait qu'elle ne le peut qu'en augmentant
son nom de ce qu'il ne contenait pas, de ce qui fait qu'à nom égal,
elle prévaudra: une influence politique, une réputation littéraire ou
artistique, une grande fortune. Et les frais dont elle se dispense à
l'égard de l'inutile hobereau recherché des bourgeois et de la stérile
amitié duquel un prince ne lui saurait aucun gré, elle les prodiguera
aux hommes politiques, fussent-ils francs-maçons, qui peuvent faire
arriver dans les ambassades ou patronner dans les élections, aux
artistes ou aux savants dont l'appui aide à «percer» dans la branche
où ils priment, à tous ceux enfin qui sont en mesure de conférer une
illustration nouvelle ou de faire réussir un riche mariage.
Mais en ce qui concernait M. de Norpois, il y avait surtout que, dans
une longue pratique de la diplomatie, il s'était imbu de cet esprit
négatif, routinier, conservateur, dit «esprit de gouvernement» et qui
est, en effet, celui de tous les gouvernements et, en particulier,
sous tous les gouvernements, l'esprit des chancelleries. Il avait
puisé dans la carrière, l'aversion, la crainte et le mépris de ces
procédés plus ou moins révolutionnaires, et à tout le moins
incorrects, que sont les procédés des oppositions. Sauf chez quelques
illettrés du peuple et du monde, pour qui la différence des genres est
lettre morte, ce qui rapproche, ce n'est pas la communauté des
opinions, c'est la consanguinité des esprits. Un académicien du genre
de Legouvé et qui serait partisan des classiques, eût applaudi plus
volontiers à l'éloge de Victor Hugo par Maxime Ducamp ou Mézières,
qu'à celui de Boileau par Claudel. Un même nationalisme suffit à
rapprocher Barrès de ses électeurs qui ne doivent pas faire grande
différence entre lui et M. Georges Berry, mais non de ceux de ses
collègues de l'Académie qui ayant, ses opinions politiques mais un
autre genre d'esprit, lui préfèreront même des adversaires comme MM.
Ribot et Deschanel, dont à leur tour de fidèles monarchistes se
sentent beaucoup plus près que de Maurras et de Léon Daudet qui
souhaitent cependant aussi le retour du Roi. Avare de ses mots non
seulement par pli professionnel de prudence et de réserve, mais aussi
parce qu'ils ont plus de prix, offrent plus de nuances aux yeux
d'hommes dont les efforts de dix années pour rapprocher deux pays se
résument, se traduisent,--dans un discours, dans un protocole--par
un simple adjectif, banal en apparence, mais où ils voient tout un
monde, M. de Norpois passait pour très froid à la Commission, où il
siégeait à côté de mon père, et où chacun félicitait celui-ci de
l'amitié que lui témoignait l'ancien ambassadeur. Elle étonnait mon
père tout le premier. Car étant généralement peu aimable, il avait
l'habitude de n'être pas recherché en dehors du cercle de ses intimes
et l'avouait avec simplicité. Il avait conscience qu'il y avait dans
les avances du diplomate, un effet de ce point de vue tout individuel
où chacun se place pour décider de ses sympathies, et d'où toutes les
qualités intellectuelles ou la sensibilité d'une personne ne seront
pas auprès de l'un de nous qu'elle ennuie ou agace une aussi bonne
recommandation que la rondeur et la gaieté d'une autre qui passerait,
aux yeux de beaucoup pour vide, frivole et nulle. «De Norpois m'a
invité de nouveau à dîner; c'est extraordinaire; tout le monde en est
stupéfait à la Commission où il n'a de relations privées avec
personne. Je suis sûr qu'il va encore me raconter des choses
palpitantes sur la guerre de 70.» Mon père savait que seul, peut-être,
M. de Norpois avait averti l'Empereur de la puissance grandissante et
des intentions belliqueuses de la Prusse, et que Bismarck avait pour
son intelligence une estime particulière. Dernièrement encore, à
l'Opéra, pendant le gala offert au roi Théodose, les journaux avaient
remarqué l'entretien prolongé que le souverain avait accordé à M. de
Norpois. «Il faudra que je sache si cette visite du Roi a vraiment de
l'importance, nous dit mon père qui s'intéressait beaucoup à la
politique étrangère. Je sais bien que le père Norpois est très
boutonné, mais avec moi, il s'ouvre si gentiment.»
Quant à ma mère, peut-être l'Ambassadeur n'avait-il pas par lui-même
le genre d'intelligence vers lequel elle se sentait le plus attirée.
Et je dois dire que la conversation de M. de Norpois était un
répertoire si complet des formes surannées du langage particulières à
une carrière, à une classe, et à un temps--un temps qui, pour cette
carrière et cette classe-là, pourrait bien ne pas être tout à fait
aboli--que je regrette parfois de n'avoir pas retenu purement et
simplement les propos que je lui ai entendu tenir. J'aurais ainsi
obtenu un effet de démodé, à aussi bon compte et de la même façon que
cet acteur du Palais-Royal à qui on demandait où il pouvait trouver
ses surprenants chapeaux et qui répondait: «Je ne trouve pas mes
chapeaux. Je les garde.» En un mot, je crois que ma mère jugeait M. de
Norpois un peu «vieux jeu», ce qui était loin de lui sembler
déplaisant au point de vue des manières, mais la charmait moins dans
le domaine, sinon des idées--car celles de M. de Norpois étaient
fort modernes--mais des expressions. Seulement, elle sentait que
c'était flatter délicatement son mari que de lui parler avec
admiration du diplomate qui lui marquait une prédilection si rare. En
fortifiant dans l'esprit de mon père la bonne opinion qu'il avait de
M. de Norpois, et par là en le conduisant à en prendre une bonne aussi
de lui-même, elle avait conscience de remplir celui de ses devoirs qui
consistait à rendre la vie agréable à son époux, comme elle faisait
quand elle veillait à ce que la cuisine fût soignée et le service
silencieux. Et comme elle était incapable de mentir à mon père, elle
s'entraînait elle-même à admirer l'Ambassadeur pour pouvoir le louer
avec sincérité. D'ailleurs, elle goûtait naturellement son air de
bonté, sa politesse un peu désuète (et si cérémonieuse que quand,
marchant en redressant sa haute taille, il apercevait ma mère qui
passait en voiture, avant de lui envoyer un coup de chapeau, il jetait
au loin un cigare à peine commencé); sa conversation si mesurée, où il
parlait de lui-même le moins possible et tenait toujours compte de ce
qui pouvait être agréable à l'interlocuteur, sa ponctualité tellement
surprenante à répondre à une lettre que quand, venant de lui en envoyer
une, mon père reconnaissait l'écriture de M. de Norpois sur une
enveloppe, son premier mouvement était de croire que par mauvaise
chance leur correspondance s'était croisée: on eût dit qu'il existait,
pour lui, à la poste, des levées supplémentaires et de luxe. Ma mère
s'émerveillait qu'il fut si exact quoique si occupé, si aimable
quoique si répandu, sans songer que les «quoique» sont toujours des
«parce que» méconnus, et que (de même que les vieillards sont
étonnants pour leur âge, les rois pleins de simplicité, et les
provinciaux au courant de tout) c'était les mêmes habitudes qui
permettaient à M. de Norpois de satisfaire à tant d'occupations et
d'être si ordonné dans ses réponses, de plaire dans le monde et d'être
aimable avec nous. De plus, l'erreur de ma mère comme celle de toutes
les personnes qui ont trop de modestie, venait de ce qu'elle mettait
les choses qui la concernaient au-dessous, et par conséquent en dehors
des autres. La réponse qu'elle trouvait que l'ami de mon père avait eu
tant de mérite à nous adresser rapidement parce qu'il écrivait par
jour beaucoup de lettres, elle l'exceptait de ce grand nombre de
lettres dont ce n'était que l'une; de même elle ne considérait pas
qu'un dîner chez nous fût pour M. de Norpois un des actes innombrables
de sa vie sociale: elle ne songeait pas que l'Ambassadeur avait été
habitué autrefois dans la diplomatie à considérer les dîners en ville
comme faisant partie de ses fonctions, et à y déployer une grâce
invétérée dont c'eût été trop lui demander de se départir par
extraordinaire quand il venait chez nous.
Le premier dîner que M. de Norpois fit à la maison, une année où je
jouais encore aux Champs-Élysées, est resté dans ma mémoire, parce que
l'après-midi de ce même jour fut celui où j'allai enfin entendre la
Berma, en «matinée», dans _Phèdre_, et aussi parce qu'en causant avec M.
de Norpois je me rendis compte tout d'un coup, et d'une façon
nouvelle, combien les sentiments éveillés en moi par tout ce qui
concernait Gilberte Swann et ses parents différaient de ceux que cette
même famille faisait éprouver à n'importe quelle autre personne.
Ce fut sans doute en remarquant l'abattement où me plongeait
l'approche des vacances du jour de l'an pendant lesquelles, comme elle
me l'avait annoncé elle-même, je ne devais pas voir Gilberte, qu'un
jour, pour me distraire, ma mère me dit: «Si tu as encore le même
grand désir d'entendre la Berma, je crois que ton père permettrait
peut-être que tu y ailles: ta grand'mère pourrait t'y emmener.»
Mais c'était parce que M. de Norpois lui avait dit qu'il devrait me
laisser entendre la Berma, que c'était pour un jeune homme un souvenir
à garder, que mon père, jusque-là si hostile à ce que j'allasse perdre
mon temps à risquer de prendre du mal pour ce qu'il appelait, au grand
scandale de ma grand'mère, des inutilités, n'était plus loin de
considérer cette soirée préconisée par l'Ambassadeur comme faisant
vaguement partie d'un ensemble de recettes précieuses pour la réussite
d'une brillante carrière. Ma grand'mère qui, en renonçant pour moi au
profit que, selon elle, j'aurais trouvé à entendre la Berma, avait
fait un gros sacrifice à l'intérêt de ma santé, s'étonnait que
celui-ci devînt négligeable sur une seule parole de M. de Norpois.
Mettant ses espérances invincibles de rationaliste dans le régime de
grand air et de coucher de bonne heure qui m'avait été prescrit, elle
déplorait comme un désastre cette infraction que j'allais y faire et,
sur un ton navré, disait: «Comme vous êtes léger» à mon père qui,
furieux, répondait: «Comment, c'est vous maintenant qui ne voulez
pas qu'il y aille! c'est un peu fort, vous qui nous répétiez tout le
temps que cela pouvait lui être utile.»
Mais M. de Norpois avait changé sur un point bien plus important pour
moi, les intentions de mon père. Celui-ci avait toujours désiré que je
fusse diplomate, et je ne pouvais supporter l'idée que même si je
devais rester quelque temps attaché au ministère, je risquasse d'être
envoyé un jour comme ambassadeur dans des capitales que Gilberte
n'habiterait pas. J'aurais préféré revenir aux projets littéraires que
j'avais autrefois formés et abandonnés au cours de mes promenades du
côté de Guermantes. Mais mon père avait fait une constante opposition
à ce que je me destinasse à la carrière des lettres qu'il estimait
fort inférieure à la diplomatie, lui refusant même le nom de carrière,
jusqu'au jour où M. de Norpois, qui n'aimait pas beaucoup les agents
diplomatiques de nouvelles couches, lui avait assuré qu'on pouvait,
comme écrivain, s'attirer autant de considération, exercer autant
d'action et garder plus d'indépendance que dans les ambassades.
--Hé bien! je ne l'aurais pas cru, le père Norpois n'est pas du tout
opposé à l'idée que tu fasses de la littérature, m'avait dit mon père.
Et comme, assez influent lui-même, il croyait qu'il n'y avait rien qui
ne s'arrangeât, ne trouvât sa solution favorable dans la conversation
des gens importants: «Je le ramènerai dîner un de ces soirs en sortant
de la Commission. Tu causeras un peu avec lui pour qu'il puisse
t'apprécier. Écris quelque chose de bien que tu puisses lui montrer;
il est très lié avec le directeur de la _Revue des Deux-Mondes_, il t'y
fera entrer, il réglera cela, c'est un vieux malin; et, ma foi, il a
l'air de trouver que la diplomatie, aujourd'hui!...»
Le bonheur que j'aurais à ne pas être séparé de Gilberte me rendait
désireux mais non capable d'écrire une belle chose qui pût être
montrée à M. de Norpois. Après quelques pages préliminaires, l'ennui
me faisant tomber la plume des mains, je pleurais de rage en pensant
que je n'aurais jamais de talent, que je n'étais pas doué et ne
pourrais même pas profiter de la chance que la prochaine venue de M.
de Norpois m'offrait de rester toujours à Paris. Seule, l'idée qu'on
allait me laisser entendre la Berma me distrayait de mon chagrin. Mais
de même que je ne souhaitais voir des tempêtes que sur les côtes où
elles étaient les plus violentes, de même je n'aurais voulu entendre
la grande actrice que dans un de ces rôles classiques où Swann m'avait
dit qu'elle touchait au sublime. Car quand c'est dans l'espoir d'une
découverte précieuse que nous désirons recevoir certaines impressions
de nature ou d'art, nous avons quelque scrupule à laisser notre âme
accueillir à leur place des impressions moindres qui pourraient nous
tromper sur la valeur exacte du Beau. La Berma dans _Andromaque_, dans
_Les Caprices de Marianne_, dans _Phèdre_, c'était de ces choses
fameuses que mon imagination avait tant désirées. J'aurais le même
ravissement que le jour où une gondole m'emmènerait au pied du Titien des
Frari ou des Carpaccio de San Giorgio dei Schiavoni, si jamais j'entendais
réciter par la Berma les vers: «On dit qu'un prompt départ vous
éloigne de nous, Seigneur, etc.» Je les connaissais par la simple
reproduction en noir et blanc qu'en donnent les éditions imprimées;
mais mon cœur battait quand je pensais, comme à la réalisation d'un
voyage, que je les verrais enfin baigner effectivement dans
l'atmosphère et l'ensoleillement de la voix dorée. Un Carpaccio à
Venise, la Berma dans _Phèdre_, chefs-d'œuvre d'art pictural ou
dramatique que le prestige qui s'attachait à eux rendait en moi si
vivants, c'est-à-dire si indivisibles, que si j'avais été voir des
Carpaccio dans une salle du Louvre ou la Berma dans quelque pièce dont
je n'aurais jamais entendu parler, je n'aurais plus éprouvé le même
étonnement délicieux d'avoir enfin les yeux ouverts devant l'objet
inconcevable et unique de tant de milliers de mes rêves. Puis,
attendant du jeu de la Berma des révélations sur certains aspects de
la noblesse, de la douleur, il me semblait que ce qu'il y avait de
grand, de réel dans ce jeu, devait l'être davantage si l'actrice le
superposait à une œuvre d'une valeur véritable au lieu de broder en
somme du vrai et du beau sur une trame médiocre et vulgaire.
Enfin, si j'allais entendre la Berma dans une pièce nouvelle, il ne me
serait pas facile de juger de son art, de sa diction, puisque je ne
pourrais pas faire le départ entre un texte que je ne connaîtrais pas
d'avance et ce que lui ajouteraient des intonations et des gestes qui
me sembleraient faire corps avec lui; tandis que les œuvres anciennes
que je savais par cœur, m'apparaissaient comme de vastes espaces
réservés et tout prêts où je pourrais apprécier en pleine liberté les
inventions dont la Berma les couvrirait, comme à fresque, des
perpétuelles trouvailles de son inspiration. Malheureusement, depuis
des années qu'elle avait quitté les grandes scènes et faisait la
fortune d'un théâtre de boulevard dont elle était l'étoile, elle ne
jouait plus de classique, et j'avais beau consulter les affiches,
elles n'annonçaient jamais que des pièces toutes récentes, fabriquées
exprès pour elle par des auteurs en vogue; quand un matin, cherchant
sur la colonne des théâtres les matinées de la semaine du jour de
l'an, j'y vis pour la première fois--en fin de spectacle, après un
lever de rideau probablement insignifiant dont le titre me sembla
opaque parce qu'il contenait tout le particulier d'une action que
j'ignorais--deux actes de _Phèdre_ avec Mme Berma, et aux matinées
suivantes _Le Demi-Monde_, _Les Caprices de Marianne_, noms qui,
comme celui de _Phèdre_, étaient pour moi transparents, remplis seulement de
clarté, tant l'œuvre m'était connue, illuminés jusqu'au fond d'un
sourire d'art. Ils me parurent ajouter de la noblesse à Mme Berma
elle-même quand je lus dans les journaux après le programme de ces
spectacles que c'était elle qui avait résolu de se montrer de nouveau
au public dans quelques-unes de ses anciennes créations. Donc,
l'artiste savait que certains rôles ont un intérêt qui survit à la
nouveauté de leur apparition ou au succès de leur reprise, elle les
considérait, interprétés par elle, comme des chefs-d'œuvre de musée
qu'il pouvait être instructif de remettre sous les yeux de la
génération qui l'y avait admirée, ou de celle qui ne l'y avait pas
vue. En faisant afficher ainsi, au milieu de pièces qui n'étaient
destinées qu'à faire passer le temps d'une soirée, _Phèdre_, dont le
titre n'était pas plus long que les leurs et n'était pas imprimé en
caractères différents, elle y ajoutait comme le sous-entendu d'une
maîtresse de maison qui, en vous présentant à ses convives au moment
d'aller à table, vous dit au milieu des noms d'invités qui ne sont que
des invités, et sur le même ton qu'elle a cité les autres: M. Anatole
France.
Le médecin qui me soignait--celui qui m'avait défendu tout
voyage--déconseilla à mes parents de me laisser aller au théâtre;
j'en reviendrais malade, pour longtemps peut-être, et j'aurais en fin de
compte plus de souffrance que de plaisir. Cette crainte eût pu
m'arrêter, si ce que j'avais attendu d'une telle représentation eût
été seulement un plaisir qu'en somme une souffrance ultérieure peut
annuler, par compensation. Mais--de même qu'au voyage à Balbec, au
voyage à Venise que j'avais tant désirés--ce que je demandais à
cette matinée, c'était tout autre chose qu'un plaisir: des vérités
appartenant à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles
l'acquisition une fois faite ne pourrait pas m'être enlevée par des
incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de mon
oiseuse existence. Tout au plus, le plaisir que j'aurais pendant le
spectacle, m'apparaissait-il comme la forme peut-être nécessaire de la
perception de ces vérités; et c'était assez pour que je souhaitasse
que les malaises prédits ne commençassent qu'une fois la
représentation finie, afin qu'il ne fût pas par eux compromis et
faussé. J'implorais mes parents, qui, depuis la visite du médecin, ne
voulaient plus me permettre d'aller à _Phèdre_. Je me récitais sans
cesse la tirade: «On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous»,
cherchant toutes les intonations qu'on pouvait y mettre, afin de mieux
mesurer l'inattendu de celle que la Berma trouverait. Cachée comme le
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