A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Première partie - 09

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surnaturels plaisirs. (Le nom de Noël était du reste inconnu à Mme
Swann et à Gilberte qui l'avaient remplacé par celui de Christmas, et
ne parlaient que du pudding de Christmas, de ce qu'on leur avait donné
pour leur Christmas, de s'absenter--ce qui me rendait fou de douleur--pour
Christmas. Même à la maison, je me serais cru déshonoré en
parlant de Noël et je ne disais plus que Christmas, ce que mon père
trouvait extrêmement ridicule.)
Je ne rencontrais d'abord qu'un valet de pied qui, après m'avoir fait
traverser plusieurs grands salons m'introduisait dans un tout petit,
vide, que commençait déjà à faire rêver l'après-midi bleu de ses
fenêtres; je restais seul en compagnie d'orchidées, de roses et de
violettes qui--pareilles à des personnes qui attendent à côté de
vous mais ne vous connaissent pas--gardaient un silence que leur
individualité de choses vivantes rendait plus impressionnant et
recevaient frileusement la chaleur d'un feu incandescent de charbon,
précieusement posé derrière une vitrine de cristal, dans une cuve de
marbre blanc où il faisait écrouler de temps à autre ses dangereux
rubis.
Je m'étais assis, mais me levais précipitamment en entendant ouvrir la
porte; ce n'était qu'un second valet de pied, puis un troisième, et le
mince résultat auquel aboutissaient leurs allées et venues inutilement
émouvantes était de remettre un peu de charbon dans le feu ou d'eau
dans les vases. Ils s'en allaient, je me retrouvais seul, une fois
refermée la porte que Mme Swann finirait bien par ouvrir. Et, certes,
j'eusse été moins troublé dans un antre magique que dans ce petit
salon d'attente où le feu me semblait procéder à des transmutations,
comme dans le laboratoire de Klingsor. Un nouveau bruit de pas
retentissait, je ne me levais pas, ce devait être encore un valet de
pied, c'était M. Swann. «Comment? vous êtes seul? Que voulez-vous, ma
pauvre femme n'a jamais pu savoir ce que c'est que l'heure. Une heure
moins dix. Tous les jours c'est plus tard. Et vous allez voir, elle
arrivera sans se presser en croyant qu'elle est en avance.» Et comme
il était resté neuro-arthritique, et devenu un peu ridicule, avoir une
femme si inexacte qui rentrait tellement tard du Bois, qui s'oubliait
chez sa couturière, et n'était jamais à l'heure pour le déjeuner, cela
inquiétait Swann pour son estomac, mais le flattait dans son
amour-propre.
Il me montrait des acquisitions nouvelles qu'il avait faites et m'en
expliquait l'intérêt, mais l'émotion, jointe au manque d'habitude
d'être encore à jeun à cette heure-là, tout en agitant mon esprit y
faisait le vide, de sorte que, capable de parler, je ne l'étais pas
d'entendre. D'ailleurs aux œuvres que possédait Swann, il suffisait
pour moi qu'elles fussent situées chez lui, y fissent partie de
l'heure délicieuse qui précédait le déjeuner. La Joconde se serait
trouvée là qu'elle ne m'eût pas fait plus de plaisir qu'une robe de
chambre de Mme Swann, ou ses flacons de sel.
Je continuais à attendre, seul, ou avec Swann et souvent Gilberte, qui
était venue nous tenir compagnie. L'arrivée de Mme Swann, préparée par
tant de majestueuses entrées, me paraissait devoir être quelque chose
d'immense. J'épiais chaque craquement. Mais on ne trouve jamais aussi
hauts qu'on avait espérés, une cathédrale, une vague dans la tempête,
le bond d'un danseur; après ces valets de pied en livrée, pareils aux
figurants dont le cortège, au théâtre, prépare, et par là même diminue
l'apparition finale de la reine, Mme Swann entrant furtivement en
petit paletot de loutre, sa voilette baissée sur un nez rougi par le
froid, ne tenait pas les promesses prodiguées dans l'attente à mon
imagination.
Mais si elle était restée toute la matinée chez elle, quand elle
arrivait dans le salon, c'était vêtue d'un peignoir en crêpe de Chine
de couleur claire qui me semblait plus élégant que toutes les robes.
Quelquefois les Swann se décidaient à rester à la maison tout
l'après-midi. Et alors, comme on avait déjeuné si tard, je voyais bien
vite sur le mur du jardinet décliner le soleil de ce jour qui m'avait
paru devoir être différent des autres, et les domestiques avaient beau
apporter des lampes de toutes les grandeurs et de toutes les formes,
brûlant chacune sur l'autel consacré d'une console, d'un guéridon,
d'une «encoignure» ou d'une petite table, comme pour la célébration
d'un culte inconnu, rien d'extraordinaire ne naissait de la
conversation et je m'en allais déçu, comme on l'est souvent dès
l'enfance après la messe de minuit.
Mais ce désappointement là n'était guère que spirituel. Je rayonnais
de joie dans cette maison où Gilberte, quand elle n'était pas encore
avec nous, allait entrer, et me donnerait dans un instant, pour des
heures, sa parole, son regard attentif et souriant tel que je l'avais
vu pour la première fois à Combray. Tout au plus étais-je un peu
jaloux en la voyant souvent disparaître dans de grandes chambres
auxquelles on accédait par un escalier intérieur. Obligé de rester au
salon, comme l'amoureux d'une actrice qui n'a que son fauteuil à
l'orchestre et rêve avec inquiétude de ce qui se passe dans les
coulisses, au foyer des artistes, je posai à Swann, au sujet de cette
autre partie de la maison, des questions savamment voilées, mais sur
un ton duquel je ne parvins pas à bannir quelque anxiété. Il
m'expliqua que la pièce où allait Gilberte était la lingerie, s'offrit
à me la montrer et me promit que chaque fois que Gilberte aurait à s'y
rendre il la forcerait à m'y emmener. Par ces derniers mots et la
détente qu'ils me procurèrent, Swann supprima brusquement pour moi une
de ces affreuses distances intérieures au terme desquelles une femme
que nous aimons nous apparaît si lointaine. A ce moment-là, j'éprouvai
pour lui une tendresse que je crus plus profonde que ma tendresse pour
Gilberte. Car maître de sa fille, il me la donnait et elle, elle se
refusait parfois; je n'avais pas directement sur elle ce même empire
qu'indirectement par Swann. Enfin elle, je l'aimais et ne pouvais par
conséquent la voir sans ce trouble, sans ce désir de quelque chose de
plus, qui ôte, auprès de l'être qu'on aime, la sensation d'aimer.
Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la maison, nous
allions nous promener. Parfois avant d'aller s'habiller, Mme Swann se
mettait au piano. Ses belles mains, sortant des manches roses, ou
blanches, souvent de couleurs très vives, de sa robe de chambre de
crêpe de Chine, allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette
même mélancolie qui était dans ses yeux et n'était pas dans son cœur.
Ce fut un de ces jours-là qu'il lui arriva de me jouer la partie de la
Sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que Swann avait tant
aimée. Mais souvent on n'entend rien, si c'est une musique un peu
compliquée qu'on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus
tard on m'eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la
connaître parfaitement. Aussi n'a-t-on pas tort de dire «entendre pour
la première fois». Si l'on n'avait vraiment, comme on l'a cru, rien
distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient
autant de premières, et il n'y aurait pas de raison pour qu'on comprît
quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut,
la première fois, ce n'est pas la compréhension, mais la mémoire. Car
la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle
a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que
la mémoire d'un homme qui en dormant pense mille choses qu'il oublie
aussitôt, ou d'un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle
pas la minute d'après ce qu'on vient de lui dire. Ces impressions
multiples, la mémoire n'est pas capable de nous en fournir
immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et,
à l'égard des œuvres qu'on a entendues deux ou trois fois, on est comme
le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s'endormir une
leçon qu'il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le
lendemain matin. Seulement je n'avais encore, jusqu'à ce jour, rien
entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une
phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire
qu'un nom qu'on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne
trouve que du néant, un néant d'où une heure plus tard, sans qu'on y
pense, s'élanceront d'elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes
d'abord vainement sollicitées. Et non seulement on ne retient pas tout
de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces
œuvres-là, et cela m'arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les
parties les moins précieuses qu'on perçoit d'abord. De sorte que je ne
me trompais pas seulement en pensant que l'œuvre ne me réservait plus
rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l'entendre)
du moment que Madame Swann m'en avait joué la phrase la plus fameuse
(j'étais aussi stupide en cela que ceux qui n'espèrent plus éprouver
de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur
a appris la forme de ses dômes). Mais bien plus, même quand j'eus
écouté la sonate d'un bout à l'autre, elle me resta presque tout
entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne
laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui
s'attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se
réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate
de Vinteuil se découvrit à moi, déjà entraîné par l'habitude hors des
prises de ma sensibilité, ce que j'avais distingué, préféré tout
d'abord, commençait à m'échapper, à me fuir. Pour n'avoir pu aimer
qu'en des temps successifs tout ce que m'apportait cette sonate, je ne
la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais,
moins décevants que la vie, ces grands chefs-d'œuvre ne commencent pas
par nous donner ce qu'ils ont de meilleur. Dans la Sonate de Vinteuil,
les beautés qu'on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se
fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est
qu'elles diffèrent moins de ce qu'on connaissait déjà. Mais quand
celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que
son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion
nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors elle devant
qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s'était
réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue
invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous
la quitterons aussi en dernier. Et nous l'aimerons plus longtemps que
les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l'aimer. Ce
temps du reste qu'il faut à un individu--comme il me le fallut à moi
à l'égard de cette Sonate--pour pénétrer une œuvre un peu profonde,
n'est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles
parfois, qui s'écoulent avant que le public puisse aimer un
chef-d'œuvre vraiment nouveau. Aussi l'homme de génie pour s'épargner
les méconnaissances de la foule se dit peut-être que les contemporains
manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne
devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu'on juge
mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter
les faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est
cause qu'une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite,
c'est que celui qui l'a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui
ressemblent. C'est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares
esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier. Ce
sont les quatuors de Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui
ont mis cinquante ans à faire naître, à grossir le public des quatuors
de Beethoven, réalisant ainsi comme tous les chefs-d'œuvre un progrès
sinon dans la valeur des artistes, du moins dans la société des
esprits, largement composée aujourd'hui de ce qui était introuvable
quand le chef-d'œuvre parut, c'est-à-dire d'être capables de l'aimer.
Ce qu'on appelle la postérité, c'est la postérité de l'œuvre. Il faut
que l'œuvre (en ne tenant pas compte, pour simplifier, des génies qui à
la même époque peuvent parallèlement préparer pour l'avenir un public
meilleur dont d'autres génies que lui bénéficieront) crée elle-même sa
postérité. Si donc l'œuvre était tenue en réserve, n'était connue que
de la postérité, celle-ci, pour cette œuvre, ne serait pas la postérité
mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante
ans plus tard. Aussi faut-il que l'artiste--et c'est ce qu'avait
fait Vinteuil--s'il veut que son œuvre puisse suivre sa route, la
lance, là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir.
Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des chefs-d'œuvre, si
n'en pas tenir compte est l'erreur des mauvais juges, en tenir compte
est parfois le dangereux scrupule des bons. Sans doute, il est aisé de
s'imaginer dans une illusion analogue à celle qui uniformise toutes
choses à l'horizon, que toutes les révolutions qui ont eu lieu
jusqu'ici dans la peinture ou la musique respectaient tout de même
certaines règles et que ce qui est immédiatement devant nous,
impressionnisme, recherche de la dissonance, emploi exclusif de la
gamme chinoise, cubisme, futurisme, diffère outrageusement de ce qui a
précédé. C'est que ce qui a précédé on le considère sans tenir compte
qu'une longue assimilation l'a converti pour nous en une matière
variée sans doute, mais somme toute homogène, où Hugo voisine avec
Molière. Songeons seulement aux choquants disparates que nous
présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps à venir et des
changements qu'il amène, tel horoscope de notre propre âge mûr tiré
devant nous durant notre adolescence. Seulement tous les horoscopes ne
sont pas vrais et être obligé pour une œuvre d'art de faire entrer dans
le total de sa beauté le facteur du temps mêle à notre jugement
quelque chose d'aussi hasardeux et par là aussi dénué d'intérêt
véritable que toute prophétie dont la non réalisation n'impliquera
nullement la médiocrité d'esprit du prophète, car ce qui appelle à
l'existence les possibles ou les en exclut n'est pas forcément de la
compétence du génie; on peut en avoir eu et ne pas avoir cru à
l'avenir des chemins de fer, ni des avions, ou, tout en étant grand
psychologue, à la fausseté d'une maîtresse ou d'un ami, dont de plus
médiocres eussent prévu les trahisons.
Si je ne compris pas la Sonate je fus ravi d'entendre jouer Mme Swann.
Son toucher me paraissait, comme son peignoir, comme le parfum de son
escalier, comme ses manteaux, comme ses chrysanthèmes, faire partie
d'un tout individuel et mystérieux, dans un monde infiniment supérieur
à celui où la raison peut analyser le talent. «N'est-ce pas que c'est
beau cette Sonate de Vinteuil? me dit Swann. Le moment où il fait nuit
sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la fraîcheur.
Avouez que c'est bien joli; il y a là tout le côté statique du clair
de lune, qui est le côté essentiel. Ce n'est pas extraordinaire qu'une
cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur les muscles,
puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger. C'est cela
qui est si bien peint dans cette petite phrase, c'est le bois de
Boulogne tombé en catalepsie. Au bord de la mer c'est encore plus
frappant, parce qu'il y a les réponses faibles des vagues que
naturellement on entend très bien puisque le reste ne peut pas remuer.
A Paris c'est le contraire; c'est tout au plus si on remarque ces
lueurs insolites sur les monuments, ce ciel éclairé comme par un
incendie sans couleurs et sans danger, cette espèce d'immense fait
divers deviné. Mais dans la petite phrase de Vinteuil, et du reste dans
toute la Sonate, ce n'est pas cela, cela se passe au Bois, dans le
gruppetto on entend distinctement la voix de quelqu'un qui dit: «On
pourrait presque lire son journal.» Ces paroles de Swann auraient pu
fausser, pour plus tard, ma compréhension de la Sonate, la musique
étant trop peu exclusive pour écarter absolument ce qu'on nous suggère
d'y trouver. Mais je compris par d'autres propos de lui que ces
feuillages nocturnes étaient tout simplement ceux sous l'épaisseur
desquels, dans maint restaurant des environs de Paris, il avait
entendu, bien des soirs, la petite phrase. Au lieu du sens profond
qu'il lui avait si souvent demandé, ce qu'elle rapportait à Swann,
c'était ces feuillages rangés, enroulés, peints autour d'elle (et
qu'elle lui donnait le désir de revoir parce qu'elle lui semblait leur
être intérieure comme une âme), c'était tout un printemps dont il
n'avait pu jouir autrefois, n'ayant pas, fiévreux et chagrin comme il
était alors, assez de bien-être pour cela, et que (comme on fait, pour
un malade, des bonnes choses qu'il n'a pu manger), elle lui avait
gardé. Les charmes que lui avaient fait éprouver certaines nuits dans
le Bois et sur lesquels la Sonate de Vinteuil pouvait le renseigner,
il n'aurait pu à leur sujet interroger Odette, qui pourtant
l'accompagnait comme la petite phrase. Mais Odette était seulement à
côté de lui, alors (non en lui comme le motif de Vinteuil)--ne
voyant donc point--Odette eût-elle été mille fois plus compréhensive--ce
qui, pour nul de nous (du moins j'ai cru longtemps que cette
règle ne souffrait pas d'exceptions), ne peut s'extérioriser. «C'est
au fond assez joli n'est-ce pas, dit Swann, que le son puisse
refléter, comme l'eau, comme une glace. Et remarquez que la phrase de
Vinteuil ne me montre que tout ce à quoi je ne faisais pas attention à
cette époque. De mes soucis, de mes amours de ce temps-là, elle ne me
rappelle plus rien, elle a fait l'échange.--Charles, il me semble que
ce n'est pas très aimable pour moi tout ce que vous me dites là.--Pas
aimable! Les femmes sont magnifiques! Je voulais dire simplement à ce
jeune homme que ce que la musique montre--du moins à moi--ce n'est
pas du tout la «Volonté en soi» et la «Synthèse de l'infini», mais,
par exemple, le père Verdurin en redingote dans le Palmarium du Jardin
d'Acclimatation. Mille fois, sans sortir de ce salon, cette petite
phrase m'a emmené dîner à Armenonville avec elle. Mon Dieu c'est
toujours moins ennuyeux que d'y aller avec Mme de Cambremer.» Mme
Swann se mit à rire: «C'est une dame qui passe pour avoir été très
éprise de Charles», m'expliqua-t-elle du même ton dont, un peu avant,
en parlant de Ver Meer de Delft, que j'avais été étonné de voir
qu'elle connaissait, elle m'avait répondu: «C'est que je vous dirai
que monsieur s'occupait beaucoup de ce peintre-là au moment où il me
faisait la cour. N'est-ce pas, mon petit Charles?--Ne parlez pas à
tort et à travers de Mme de Cambremer, dit Swann, dans le fond très
flatté.--Mais je ne fais que répéter ce qu'on m'a dit. D'ailleurs il
paraît qu'elle est très intelligente, je ne la connais pas. Je la
crois très «pushing», ce qui m'étonne d'une femme intelligente. Mais
tout le monde dit qu'elle a été folle de vous, cela n'a rien de
froissant.» Swann garda un mutisme de sourd, qui était une espèce de
confirmation, et une preuve de fatuité. «Puisque ce que je joue vous
rappelle le Jardin d'Acclimatation, reprit Mme Swann en faisant par
plaisanterie semblant d'être piquée, nous pourrions le prendre tantôt
comme but de promenade si ça amuse ce petit. Il fait très beau et vous
retrouveriez vos chères impressions! A propos du Jardin
d'Acclimatation, vous savez ce jeune homme croyait que nous aimions
beaucoup une personne que je «coupe» au contraire aussi souvent que je
peux, Mme Blatin! Je trouve très humiliant pour nous qu'elle passe
pour notre amie. Pensez que le bon Docteur Cottard qui ne dit jamais
de mal de personne déclare lui-même qu'elle est infecte.--Quelle
horreur! Elle n'a pour elle que de ressembler tellement à Savonarole.
C'est exactement le portrait de Savonarole par Fra Bartolomeo.» Cette
manie qu'avait Swann de trouver ainsi des ressemblances dans la
peinture était défendable, car même ce que nous appelons l'expression
individuelle est--comme on s'en rend compte avec tant de tristesse
quand on aime et qu'on voudrait croire à la réalité unique de
l'individu--quelque chose de général, et a pu se rencontrer à
différentes époques. Mais si on avait écouté Swann, les cortèges des
rois mages, déjà si anachroniques quand Benozzo Gozzoli y introduisait
les Médicis, l'eussent été davantage encore puisqu'ils eussent contenu
les portraits d'une foule d'hommes, contemporains non de Gozzoli, mais
de Swann, c'est-à-dire postérieurs non plus seulement de quinze siècles
à la Nativité, mais de quatre au peintre lui-même. Il n'y avait pas
selon Swann, dans ces cortèges, un seul Parisien de marque qui
manquât, comme dans cet acte d'une pièce de Sardou, où, par amitié
pour l'auteur et la principale interprète, par mode aussi, toutes les
notabilités parisiennes, de célèbres médecins, des hommes politiques,
des avocats, vinrent pour s'amuser, chacun un soir, figurer sur la
scène. «Mais quel rapport a-t-elle avec le Jardin d'Acclimatation?--Tous!--Quoi,
vous croyez qu'elle a un derrière bleu-ciel comme les
singes?--Charles vous êtes d'une inconvenance! Non, je pensais au mot
que lui a dit le Cynghalais.--Racontez-le lui, c'est vraiment un «beau
mot».--C'est idiot. Vous savez que Mme Blatin aime à interpeller tout
le monde d'un air qu'elle croit aimable et qui est surtout
protecteur.--Ce que nos bons voisins de la Tamise appellent
_patronising_, interrompit Odette.--Elle est allée dernièrement au
Jardin d'Acclimatation où il y a des noirs, des Cynghalais, je crois,
a dit ma femme, qui est beaucoup plus forte en ethnographie que moi.--Allons,
Charles, ne vous moquez pas.--Mais je ne me moque nullement.
Enfin, elle s'adresse à un de ces noirs: «Bonjour, négro!»--C'est un
rien!--En tous cas ce qualificatif ne plut pas au noir: «Moi
négro, dit-il avec colère à Mme Blatin, mais toi, chameau!»--Je
trouve cela très drôle! J'adore cette histoire. N'est-ce pas que c'est
«beau»? On voit bien la mère Blatin: «Moi négro, mais toi chameau!» Je
manifestai un extrême désir d'aller voir ces Cynghalais dont l'un
avait appelé Mme Blatin: chameau. Ils ne m'intéressaient pas du tout.
Mais je pensais que pour aller au Jardin d'Acclimatation et en revenir
nous traverserions cette allée des Acacias où j'avais tant admiré Mme
Swann, et que peut-être le mulâtre ami de Coquelin, à qui je n'avais
jamais pu me montrer saluant Mme Swann, me verrait assis à côté d'elle
au fond d'une victoria.
Pendant ces minutes où Gilberte, partie se préparer, n'était pas dans
le salon avec nous, M. et Mme Swann se plaisaient à me découvrir les
rares vertus de leur fille. Et tout ce que j'observais semblait
prouver qu'ils disaient vrai; je remarquais que, comme sa mère me
l'avait raconté, elle avait non seulement pour ses amies, mais pour
les domestiques, pour les pauvres, des attentions délicates,
longuement méditées, un désir de faire plaisir, une peur de
mécontenter, se traduisant par de petites choses qui souvent lui
donnaient beaucoup de mal. Elle avait fait un ouvrage pour notre
marchande des Champs-Élysées et sortit par la neige pour le lui
remettre elle-même et sans un jour de retard. «Vous n'avez pas idée
de ce qu'est son cœur, car elle le cache», disait son père. Si jeune,
elle avait l'air bien plus raisonnable que ses parents. Quand Swann
parlait des grandes relations de sa femme, Gilberte détournait la tête
et se taisait, mais sans air de blâme, car son père ne lui paraissait
pas pouvoir être l'objet de la plus légère critique. Un jour que je
lui avais parlé de Mlle Vinteuil, elle me dit:
--Jamais je ne la connaîtrai, pour une raison, c'est qu'elle n'était
pas gentille pour son père, à ce qu'on dit, elle lui faisait de la
peine. Vous ne pouvez pas plus comprendre cela que moi, n'est-ce pas,
vous qui ne pourriez sans doute pas plus survivre à votre papa que moi
au mien, ce qui est du reste tout naturel. Comment oublier jamais
quelqu'un qu'on aime depuis toujours!
Et une fois qu'elle était plus particulièrement câline avec Swann,
comme je le lui fis remarquer quand il fut loin:
--Oui, pauvre papa, c'est ces jours-ci l'anniversaire de la mort de
son père. Vous pouvez comprendre ce qu'il doit éprouver, vous
comprenez cela, vous, nous sentons de même sur ces choses-là. Alors,
je tâche d'être moins méchante que d'habitude.--Mais il ne vous
trouve pas méchante, il vous trouve parfaite.--Pauvre papa, c'est
parce qu'il est trop bon.
Ses parents ne me firent pas seulement l'éloge des vertus de Gilberte--cette
même Gilberte qui même avant que je l'eusse jamais vue
m'apparaissait devant une église, dans un paysage de l'Ile-de-France
et qui ensuite m'évoquant non plus mes rêves, mais mes souvenirs,
était toujours devant la haie d'épines roses, dans le raidillon que je
prenais pour aller du côté de Méséglise;--comme j'avais demandé à
Mme Swann, en m'efforçant de prendre le ton indifférent d'un ami de la
famille, curieux des préférences d'une enfant, quels étaient parmi les
camarades de Gilberte ceux qu'elle aimait le mieux, Mme Swann me
répondit:
--Mais vous devez être plus avancé que moi dans ses confidences,
vous qui êtes le grand favori, le grand crack comme disent les
Anglais.
Sans doute dans ces coïncidences tellement parfaites, quand la réalité
se replie et s'applique sur ce que nous avons si longtemps rêvé, elle
nous le cache entièrement, se confond avec lui, comme deux figures
égales et superposées qui n'en font plus qu'une, alors qu'au
contraire, pour donner à notre joie toute sa signification, nous
voudrions garder à tous ces points de notre désir, dans le moment même
où nous y touchons--et pour être plus certain que ce soit bien eux--le
prestige d'être intangibles. Et la pensée ne peut même pas
reconstituer l'état ancien pour le confronter au nouveau, car elle n'a
plus le champ libre: la connaissance que nous avons faite, le souvenir
des premières minutes inespérées, les propos que nous avons entendus,
sont là qui obstruent l'entrée de notre conscience, et commandent
beaucoup plus les issues de notre mémoire que celles de notre
imagination, ils rétroagissent davantage sur notre passé que nous ne
sommes plus maîtres de voir sans tenir compte d'eux, que sur la forme,
restée libre, de notre avenir. J'avais pu croire pendant des années
qu'aller chez Mme Swann était une vague chimère que je n'atteindrais
jamais; après avoir passé un quart d'heure chez elle, c'est le temps
où je ne la connaissais pas qui était devenu chimérique et vague comme
un possible que la réalisation d'un autre possible a anéanti. Comment
aurais-je encore pu rêver de la salle à manger comme d'un lieu
inconcevable, quand je ne pouvais pas faire un mouvement dans mon
esprit sans y rencontrer les rayons infrangibles qu'émettait à
l'infini derrière lui, jusque dans mon passé le plus ancien, le homard
à l'américaine que je venais de manger? Et Swann avait dû voir, pour
ce qui le concernait lui-même, se produire quelque chose d'analogue:
car cet appartement où il me recevait pouvait être considéré comme le
lieu où étaient venus se confondre, et coïncider, non pas seulement
l'appartement idéal que mon imagination avait engendré, mais un autre
encore, celui que l'amour jaloux de Swann, aussi inventif que mes
rêves, lui avait si souvent décrit, cet appartement commun à Odette et
à lui qui lui était apparu si inaccessible, tel soir où Odette l'avait
ramené avec Forcheville prendre de l'orangeade chez elle; et ce qui
était venu s'absorber, pour lui, dans le plan de la salle à manger où
nous déjeunions, c'était ce paradis inespéré où jadis il ne pouvait
sans trouble imaginer qu'il aurait dit à leur maître d'hôtel ces
mêmes mots: «Madame est-elle prête?» que je lui entendais prononcer
maintenant avec une légère impatience mêlée de quelque satisfaction
d'amour-propre. Pas plus que ne le pouvait sans doute Swann, je
n'arrivais à connaître mon bonheur, et quand Gilberte elle-même
s'écriait: «Qu'est-ce qui vous aurait dit que la petite fille que vous
regardiez, sans lui parler, jouer aux barres serait votre grande amie
chez qui vous iriez tous les jours où cela vous plairait», elle
parlait d'un changement que j'étais bien obligé de constater du
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