Propos de peintre, première série: de David à Degas - 12

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loin l'Esterel, la baie de Cannes. Le rococo de la villa d'Andon,
cinéraires, géraniums, lys en touffes rutilantes, le peigné, brossé,
astiqué des premiers plans, laisse sa valeur aux lointains d'un
dramatique revêche, à la romaine. Je respire plus librement près de
Frago qu'à l'ombre des Pan de Vignola, ces moussus joueurs de flûte sur
le rocher de Caprarola.
_Vers Nice._--Partons!--L'automobile attend à la grille. C'est la route
de Cagnes, une Normandie provençale, des bois, des prairies piquées de
boutons d'or. Les bergères, couleur de bronze sous l'énorme cloche de
paille des pastourelles, paissent leurs brebis maigres, brunes aussi,
patinées par le mistral. C'est ici que Renoir est venu réassortir ses
pelotons de soie. Je voudrais, ce matin, surprendre le vieux maître au
milieu de sa nichée d'enfants... mais mon conducteur n'entend pas qu'on
s'arrête, car nous sommes dus vers midi, du côté de Menton. Peut-être
serai-je plus heureux ce soir?
A partir de Cagnes, c'est la banlieue de Nice, bouchons, auberges,
affiches, réclames pour les touristes, bientôt l'entrée d'une grande
ville, Suresnes, Puteaux au bord de la mer. Deauville aussi bien; et les
gens ont l'air de n'avoir rien à faire, qui traînent leur oisiveté sur
cette côte bénie, comme si le ciel ne pardonnait qu'on cessât un instant
de le regarder. A ces gens en une éternelle vacance, leur paresse
donnera l'allure de la contemplation.--Mais je devine vos pensées,
promeneurs qui édifiez vos maisons de plaisance, ces mosquées pour
ex-cocottes, ce simili Orient d'exposition universelle; je douterais de
la beauté du site, à voir l'architecture qu'il inspire. Pourtant, Nice
désemplie par sa fin de saison, reprend, vue du Montboron, cousinage
avec Gênes. C'est une Gênes où les palais sont des sanatoriums, fière de
rues à l'instar de Paris, aguichantes et bondées de tout ce qui est
inutile.
Blanche et rose, Nice rendue à elle-même, lave ses fards, redevient la
contadine au fichu bariolé...
_Retour._--Nous repassâmes par Nice; avons longé la mer. Un court orage
humecta l'atmosphère, lavant toute la poussière qui poudrait la route.
Dans l'écume des vagues, joujou de sportsman, qui a des prétentions
belliqueuses pour des combats à la Wells, un hydravion s'exerçait!
Quand nous parvînmes à Cagnes, le soleil avait reparu dans un ciel de
turquoise pâlie, claironnant la fin de la journée; comme il était tard,
j'osais à peine m'arrêter pour saluer Renoir; mais j'aurais un remords,
venu si près, de n'entrer pas. Comment le trouverais-je, après tant
d'années, le bon conseiller de mes débuts, l'ami, l'encourageant ami
dont l'indulgence à mon zèle obtint de mes parents que je fisse de la
peinture, sans plus d'entraves? Il est peu de peintres pour l'oeuvre de
qui j'aie eu, d'abord, plus d'admiration, puis des doutes plus cruels,
de nouveau une admiration un peu inquiète, sans toujours me départir
d'une certaine gêne.
Il faut prendre Renoir comme un bloc et ne jamais le discuter, ni
l'analyser, dès que le sortilège du coloriste vous a conquis. Jeune
homme, je dus subir ce charme et cette puissance, peu soucieux de la
forme ronde, molle, flottante, qu'il emprisonnait dans de l'émail, ou
tricotait avec des bouts de soie et de laine. J'assistais à ses
recherches successives d'exécution.
La première fois que je le vis peindre, c'était à Berneval-sur-Mer, près
de ce château de Normandie où M. Paul Bérard lui donnait, chaque saison,
l'hospitalité. Il faisait poser des enfants de pêcheurs, en plein air;
de ces blondins à la peau rose, mais hâlée, qui ont l'air de petits
norvégiens. Il décorait, cette année-là, des panneaux de la salle à
manger de Wargemont et avait entrepris une série de fleurs, des
géraniums surtout, dans des bassines de cuivre; tantôt, pour se
délasser, il faisait du paysage: alors un travail singulier, comme d'un
pastelliste, des hachures, du treillis multicolore, où les laques
envahissaient les bleus et les verts «de la confiture de groseille»,
disait-on, mais le temps a fondu déjà en une seule surface riche et
unie, d'indiscrètes couleurs dont Renoir savait, apparemment, qu'elles
se soumettraient plus tard à leurs voisines.
Le visage de Renoir était déjà ravagé, creux, plissé, les poils de sa
barbe clairsemés, et deux petits yeux clignotants brillaient, humides,
sous des sourcils que cette broussaille ne parvenait à rendre moins doux
et moins bons. Son parler était d'un ouvrier parisien, qui grasseye et
traîne; chaque phrase était accompagnée d'un geste nerveux: il frottait,
par deux fois, son nez avec l'index, son coude appuyé sur l'un de ses
genoux qu'il avait toujours, dès qu'il était assis, croisés; son corps
en boule, et voûté par habitude de se pencher vers le chevalet. Renoir,
pétrisseur de la chair féminine, caresse la toile, comme cette chair
même; fleurs, ciels, arbres, fruits, tout est pour lui sujet à colloques
amoureux, prétexte à satisfaire sa violente sensualité païenne.
«Un sein, c'est rond, c'est chaud! Si Dieu n'avait créé la gorge de la
femme, je ne sais si j'aurais été peintre!»--a-t-il dit.
La nature lui offre des tentations très prosaïques du gourmand. Les
Parisiennes, ses modèles d'élection, trottins, blanchisseuses, modistes,
flore mousseuse du ruisseau faubourien, sont, dans son oeuvre, comme des
pêches, des pommes et des cerises en une corbeille de fine sparterie; il
tresse des guirlandes de pivoines pâles ou cramoisies, il souffle et en
gonfle les pétales,--en ajoute même, tant il a de plaisir à ce
jeu,--jusqu'aux proportions d'énormes choux; des ondes colorées, de plus
en plus vibrantes, autour du ton central qu'il jette comme une pierre
dans l'eau, propagent jusqu'au cadre des cercles mouvants.
Vous niez Renoir dessinateur? Sans doute, Olive, son dessin n'est pas
une ossature, mais un vêtement bigarré, que son pinceau amplifie quitte
à trahir le corps. Si le corps est nu, la forme est le plus souvent
magnifique de santé, débordante de plénitude et l'idéal même du grand
amant toujours inassouvi. Plus il se développe, plus Renoir renforce et
nourrit ses volumes, jusqu'à souvent atteindre l'équilibre d'un
bas-relief antique. Entre la Grèce et le XVIIIe siècle français, il
bâtit un temple où, après ses douze lustres de joyeux labeur, il
installera sa Déesse. Pygmalion frémit devant son idéal incarné: une
Aphrodite qui est à lui:--la Vénus des bords de la Seine.
Son tableau _les Baigneuses_, que j'ai le bonheur de posséder (1889),
marque la fin de la libre course dans les Bougivals et les Argenteuils,
annonce, malgré sa sécheresse, si exceptionnelle dans l'oeuvre de
Renoir, de nouvelles tendances vers le style. Ces _Baigneuses_
inspirées, comme l'on sait, par une sculpture de Coysevox, sur une
fontaine de Versailles, se placent juste à mi-chemin, entre les fêtes
ensoleillées du Moulin de la Galette et les Panathénées du village de
Cagnes.
Le grand admirateur de Cézanne (car Renoir eut pour lui une réelle
dévotion), le voilà, lui aussi, établi dans ce pays où l'hiver
n'embrunit pas les ateliers.
J'étais ému, Olive, en attendant à la barrière, au seuil de la
propriété. Je n'avais pas revu Renoir depuis si longtemps! Il y a
quelques années de cela, à une représentation des Russes, je fus frappé
par la présence inattendue dans une loge, d'un manteau et d'une
casquette de voyageur, sur un visage de vieillard qui s'y enfouissait.
Autour de ce singulier spectateur, des femmes en robe de bal,
s'empressaient comme des courtisans auprès d'un souverain. Je pris ma
lorgnette: c'était Renoir avec Misia. Des amis avaient tenu à lui offrir
le régal d'un de ces ballets qui enchantent les peintres. Depuis lors,
je le savais malade et de plus en plus retiré. Comment, malade? Celui
dont l'oeuvre chaque an s'enrichit, se renouvelle en une moisson plus
copieuse? Je n'ai jamais voulu le croire que jeune, et après l'avoir
retrouvé si tard, je me demande s'il ne fait pas semblant de ne l'être
plus, pour nous étonner davantage.
Son fils, un bambin, s'avance à ma rencontre dans le jardin; comme il
m'assure que son père vient d'être plus malade et ne reçoit personne, je
donne ma carte, et j'allais vous rejoindre dans l'auto, mais l'enfant
ayant lu mon nom, me dit:--Venez, venez, monsieur, venez voir
maman.--Celle-ci n'hésita pas: je ne pouvais passer si près et n'entrer
point. Renoir ne me l'eût pardonné.
--Il parlait de vous hier encore, venez, vous lui ferez plaisir...
Elle me poussa devant elle...
La villa, toute gaie, est à mi-côte, dans des vergers; une ferme, une
exploitation agricole. Renoir se livre à la culture de l'oranger.
Entre les villages de Cagnes et de Saint-Paul-du-Var, une vallée
fertile, verdoyante s'étend: une oasis dans ce pays aux lignes âpres qui
fait songer, dit-on, à la Palestine. Les Alpes, au loin s'étagent et le
soleil en illumine les cimes neigeuses. Les premiers plans sont intimes,
Virgile y aurait écrit ses _Géorgiques_, Renoir peint et peindra les
siennes: lavandières savonnant et tapant la lessive dans le ruisseau,
caracos rouges, chaperons de paille, oliviers nains, qui retombent sur
l'eau comme des saules de chez nous. Il picote de touches polychromes
toutes ces rondeurs, ces gentillesses à la _Paul et Virginie_. Il y a du
Bernardin de Saint-Pierre chez le peintre de Cagnes; sa mythologie à la
bonne franquette se transporte souriante au milieu de ces bergeries à la
Longus.
Je savais de quelles difficultés s'accompagne aujourd'hui l'acte de
peindre, pour Renoir. C'est à peine si la main, nouée par les
rhumatismes, peut encore diriger le pinceau.
--Tantôt,--me dit madame Renoir,--il acheva, en plein air, un _Jugement
de Pâris_.
Enfin, me voici devant mon vieil ami. Il est assis, protégé par un
paravent, immobile et qui regarde une fois de plus le couchant derrière
l'Esterel. Est-ce lui qui, tout à l'heure, travaillait encore? J'ai
envie de l'embrasser, je balbutie...
Comment remercier ces êtres magnifiques, énergiques et enthousiastes,
pour la leçon qu'ils nous donnent? La maladie ne compte, pour qui porte
en son coeur cette foi, cet amour d'adolescent. L'art a vaincu la
souffrance ou l'ignore. Les yeux du septuagénaire de Provence, sont
encore les mêmes que ceux du Renoir de Berneval. Il n'y a plus que ces
yeux dans ce visage immatérialisé, ils sont exquis de bonté, et tels que
des primevères dans un pré dénudé par le gel.
Renoir ordonne qu'on me fasse passer par l'atelier; je prends congé.
C'est cette main, noueuse comme un bois de poirier mort (je la touche,
mais elle ne pourrait serrer la mienne), qui emmanchée d'une brosse
qu'une courroie attache au bras droit, évoque des théophanies, donne un
nouveau galbe au jeune Anacharsis, coupe la ceinture des bacchantes et
dévoile le sein des Hélènes.
Dans des casiers de bois blanc, les châssis se pressent l'un contre
l'autre, des douzaines de toiles attendues à Paris. Pour chacune, le
maître, aidé de collaborateurs bénévoles, recommence l'exercice
indescriptible d'une séance d'après le modèle. Quelqu'un lève, l'autre
baisse le chevalet, on le pousse à droite, à gauche, selon l'ordre du
maître, pour économiser les mouvements et les cris de douleur. Chaque
fois que le pinceau doit être rechargé sur la palette, c'est un travail,
comme de soulever une pierre. Mais l'oeuvre s'achève, blonde, sereine,
robuste. L'esprit a triomphé de la matière.
Que n'ai-je osé, vous emmenant avec moi, chère Olive, vous donner la
réconfortante vue de ces choses, de la patriarcale existence d'un
artiste déjà installé dans la gloire!
Dans la salle, des hommes, des jeunes filles; ces gens semblaient
attendre là pour servir, surveiller, aider le Patron. Des élèves, des
admirateurs? On ne sait qui sont ces satellites; maîtres et domestiques,
enfants et adultes, sont là _pour lui_, chacun joue son rôle utile et
anonyme.
Et nous ne pûmes retrouver votre chauffeur, Olive, car le vin du cru à
pleins verres était versé dans la cuisine; la villa de Cagnes est une
bonne halte.
Rentrons! Après-demain, je serai à Paris; vous reprendrez vos visites
aux bric-à-brac de Toulon; vous achèterez des Vuillemancin. Nous nous
écrirons.
AVRIL 1914.


NOTES SUR LA PEINTURE MODERNE
(A PROPOS DE LA COLLECTION ROUART[15])
DEGAS.--_Revue de Paris_, 1913.
[15] Deux ventes aux enchères ont dispersé la collection Rouart, du 9
au 18 décembre 1912.
_Pour Paul Valéry._

I
«Il est de très inoffensifs révolutionnaires...»
Nous n'étions pas retourné, depuis dix ans, dans l'hôtel qui porte le
deuil de M. Henri Rouart. Peu avant la dispersion, sous le marteau du
commissaire-priseur, des oeuvres d'art qui nous attiraient jadis à la
rue de Lisbonne, il fut une fois encore permis à d'anciens habitués, de
revoir cette incomparable collection de peintures et de dessins,
accrochés aux murs que nul d'entre eux n'avait plus quittés depuis qu'il
y avait trouvé sa place. Ces appartements, marqués au coin du second
Empire et décelant un total mépris de l'arrangement décoratif comme on
le recherche aujourd'hui, avaient l'aspect un peu négligé des maisons
sans femmes; les cadres se chevauchaient l'un l'autre ou venaient bord à
bord, créant une confusion. Il fallait prendre de la peine, pour ne voir
qu'une chose à la fois et, l'ayant trouvée, l'isoler, la mettre en
valeur. Tout ici, d'ailleurs, semblait hors de notre temps, appartenait
à des hommes qui pensaient, parlaient, agissaient d'autre façon que
nous.
Pût-on laisser intacte cette collection, comme un musée Plantin, pour
apprendre ce que fut hier à ceux de demain, qui n'auront pas connu cette
race d'amis maniaques de la peinture: leurs goûts, les idées qu'ils
eurent de l'art et de la vie; et les fils Rouart nous diraient dans
quelles conditions leurs pères ont formé leurs trésors, comment ils
vivaient. Il y a autant de dissemblances entre ce type d'hommes et les
amateurs du XXe siècle, qu'entre la peinture du milieu du XIXe siècle et
celle de 1912. Aujourd'hui tout s'étale. Hier, on cachait ses biens et
ses amours.
Voici quelques notes, sans ordre, quelques réflexions que nous inspire
une dernière et très mélancolique visite à la rue de Lisbonne.
* * * * *
Le commencement du XXe siècle aura marqué une séparation brusque entre
une certaine manière d'être artiste _pour soi_ (qui ne se prolonge plus
que comme un malade, à force de soins) et la condition d'une société où
la peinture semble livrée au litige indéfini d'innombrables certitudes.
A force de tirer sur la chaîne, des maillons cèdent, que rien ne
ressoudera. Pour les «traditionalistes», si le branle-bas sonne au
milieu de leur carrière, et s'ils ne sont pas endormis, qu'ils collent
l'oreille au sol et écoutent le bruit de la jeunesse en marche; curieux,
intéressés, préoccupés même; mais non sans pitié pour leurs aînés ou
leurs cadets, qui restent impassibles comme des sourds devant une
locomotive d'express.
Il y a des artistes pour qui toute nouveauté est négligeable et
mauvaise; d'autres qu'attire _a priori_ l'inconnu et qui, d'avance,
applaudissent même l'inventeur dont l'expérience infirme la leur. Bien
peu qui ne se sentent inféodés à un parti et ne deviennent les esclaves
d'amitiés, de camaraderies ou d'habitudes. Parmi les plus intelligents
et les plus fiers, combien osent confesser leur émoi? Ils ont peur;
aussi est-ce la louange aussi emphatique que l'insulte, ou bien le
silence pusillanime des timides qu'on dirait tapis dans leurs demeures
pendant que les coups s'échangent dans la rue. Plus répandue et plus
grave encore, l'indifférence. Elle augmente chaque jour: l'indifférence
du spectateur, las d'entendre trop parler d'art, de voir trop de choses
et qui se retire, à mesure qu'on le sollicite plus de se mêler aux
acteurs et aux auteurs du drame; car on ne peut longtemps parler de ce
qu'on feint seulement de connaître et d'aimer, et l'on passe vite sur un
autre terrain où le pied est plus solide; enfin l'indifférence du
producteur dont le mouvement devient machinal au milieu des disputes et
des théories qui se succèdent. J'allais omettre celui qu'ahurit le zèle
même de ses suivants, qui le dépassèrent si vite!
Afin d'aider le public artiste à s'y reconnaître, il serait de saison
que ceux qui consacrèrent l'exercice de leur esprit à l'étude de ces
questions d'hier et d'aujourd'hui, essayassent d'y mettre un peu
d'ordre. Élevés dans une religion qui périclite, certains pourraient du
moins célébrer les douceurs qu'ils y goûtèrent, déplorer la tiédeur de
ses fidèles et rappeler à ses détracteurs quels furent son éclat et sa
beauté. Plaidons pour de «nobles victimes». Épargnez-les, messieurs les
bourreaux!
Quelques-uns chérissent encore ces vieilles rues chaque jour menacées,
abattues, décor dans lequel ils furent élevés, auquel ils souhaitent
qu'on ajoute tout ce que commande la vie moderne, mais jugent néfaste
qu'on anéantisse au lieu de construire plus loin. Hélas! le terrain
manque; il faut de plus larges voies, de l'air, et, à côté des façades
d'un intérêt rétrospectif, celles qui accusent le dispositif intérieur
dicté par des usages récents. Mais ne nions pas le charme des boiseries
sombres et des pignons sans prétention de jadis. Fussions-nous enclins à
préférer à ces choses désuètes la clarté des couleurs fragiles et des
combinaisons à la mode, il convient qu'une pudeur nous retienne d'en
faire trop état.
Il est dur d'être l'exproprié d'un bel hôtel qu'on transformera pour le
commerce. La mélancolie de Chateaubriand est légitime, d'embrasser deux
mondes et de pouvoir comparer deux siècles dont il est. Parfois on
préférerait d'être né plus tôt ou plus tard et s'épargner des doutes et
l'inquiétude particulière à l'ère présente. C'est une sorte de devoir,
semble-t-il, pour ceux qui ont un pied dans deux sociétés, de saluer
celle qui s'en va, d'essayer de la rendre compréhensible et aimable à
ceux qui viennent. L'occasion leur est fournie, par la mort des deux
frères Rouart, de revoir comme un album de photographies tout un monde
français, parisien de bonne souche, des visages, des intérieurs, des
réunions animées par le plus vif sentiment de l'art, dans une atmosphère
qu'on ne respire plus; celle où vivaient les modèles de Fantin-Latour.
*
* *
La maison de M. Henri Rouart se ferme aujourd'hui après celle de M.
Alexis Rouart. Hélas! les collections fameuses, comme les terres, ne
passent plus de père en fils. Les fortunes plus fluctuantes, l'humeur
changeante, un désir immodéré d'essais, d'aventures, de voyages, les
distances abolies par des moyens de transport rapides et divertissants,
nous désaccoutumèrent de la stabilité. Des tribus sans cesse en
migration emportent avec elles et déposent le long de la route, au
hasard des relais et des rencontres, leurs fragiles possessions. Un
objet, si précieux soit-il par lui-même, ou par des souvenirs qui
devraient tenir à la chair de son propriétaire, qui sait où il ira?
Nulle oeuvre que nous puissions croire destinée à se détruire
normalement sur le coin de terre pour lequel l'artiste la créa.
Mélancolique destin des pierres de nos églises, des meubles de nos
châteaux, de nos portraits d'aïeux et de nos parchemins qui, chaque
jour, passent la frontière ou l'Océan, perdant de ce fait la plus belle
part de leur sens et de leur valeur profonde de racine.
Reconnaissons avec gratitude la contre-partie de cette émigration
quotidienne: des êtres généreux ou peut-être mus par un désir d'attacher
leur nom à quelques glorieux noms d'artistes, et pour laisser une trace
d'eux-mêmes, comme l'acteur en quête de photographes ou de biographes à
fin de se «prolonger» après que sa voix se sera tue, des collectionneurs
magnifiques lèguent aux musées des trésors inestimables. Mais la
spéculation et la montée scandaleuse des prix offerts pour les oeuvres
d'art classées, rendent souvent irréalisable le désir d'un
collectionneur. Il faudrait que celui-ci fût toujours un célibataire!
Oui, mais il y a plus: léguer une collection à l'État n'est point un
geste simple à faire. Vous ne savez jamais qui décidera de l'acceptation
ou du rejet de votre don, quel esprit inspirera les Comités dont dépend
l'avenir de votre legs--du moins dans notre pays de France. Je me
rappellerai toujours les pathétiques précautions et les craintes
touchantes dans leur exagération, celles de M. Degas, alors qu'il
combinait les systèmes les plus extravagants afin d'hospitaliser, de son
vivant, les toiles et les dessins d'Ingres, les Delacroix, les Manet et
autres pièces choisies avec une admirable sagacité pour sa plus intime
satisfaction. Tout plutôt qu'une _vente publique_, de ses études, de ses
cartons pleins de chefs-d'oeuvre.
Nous n'avons pas un vrai Musée moderne; on sait les lenteurs
administratives à construire un nouveau Luxembourg. Quant au Louvre, il
faudrait qu'il pût s'étendre en tous sens. Des grincheux se plaindraient
d'un énorme cimetière au coeur de Paris, dont les émanations vicient
l'air. Vous savez le lieu commun sur le musée-tombeau. Les musées ont,
du moins, des vitrines gardées! La Joconde?... dira-t-on. Les gardiens
somnolent... Oui certes; la Commune de 1871 a failli incendier le
Louvre.
Une guerre est à craindre... Les dangers sont partout.
L'École des futuristes, dans un retentissant manifeste, a demandé la
fermeture des musées ou leur suppression par mesure d'hygiène. Tout ce
qui date, tout ce qui a duré est désormais menacé dans un monde qui
bâille d'ennui et voudrait oublier son passé.
*
* *
Si l'hôtel Henri Rouart était devenu un musée, à nos esprits il eût
donné une direction et des assises. Les collections Henri et Alexis
Rouart ne devraient point quitter la France. Nous avons eu l'espoir
pendant quelque temps de garder parmi nous, dans son intégralité, celle
de Henri, grâce à la piété unanime de ses enfants. Puisque tout
arrangement fut impossible, disons adieu à tant d'oeuvres d'art qui sont
l'honneur de notre XIXe siècle. Pour ceux qui ont connu ces messieurs
Rouart, et plus, fait partie de cette classe de vieux Parisiens, «grands
bourgeois», artistes, les images et les souvenirs qu'évoque leur nom
seront doux et précieux. Avec ces amateurs à l'ancienne manière,
disparaissent à peu près les derniers d'une génération forte et l'on
saura peut-être plus tard l'importance du rôle qu'ils auront utilement
joué dans notre pays. Bientôt la trace s'effacera des Marcotte, des F.
Moreau, des Dutuit, des Tomy Thierry, des Doria, continuateurs des
Lacaze; et sous la ruée des milliardaires irresponsables d'Amérique,
aussi bien que de la nouvelle aristocratie industrielle et financière
d'Allemagne et de Russie, le type si agréable du modeste chasseur de
peinture sera anéanti, du chasseur dédaigneux des rabatteurs et de
l'appareil un peu théâtral qu'exhibe le propriétaire de Seine-et-Marne
pour abattre beaucoup de pièces, sans quitter presque la salle où il
mange dans de la vaisselle plate. Aujourd'hui, les gens du monde, les
plus authentiques aristocrates, s'ils n'ont pas hérité, avec les
portraits d'ancêtres dont ils se séparent d'un coeur léger, une ample
fortune, non seulement se font marchands de curiosités,--mais
«intermédiaires». Dans une société où tout est à vendre, d'aimables gens
de cercle, jadis contempteurs de tout, hormis les sports, accourent, le
monocle à l'oeil, tâchent de distinguer un Fragonard d'un Dubufe le
père, au premier appel d'une famille dans la gêne et que tente l'appât
d'une grosse somme. Ils accourent pour se charger de «placer» le
chef-d'oeuvre et tendre la main. Peut-être, d'ailleurs, l'éducation de
ces singuliers professionnels (inavoués!) se fera-t-elle avec le temps.
Les ventes célèbres, les catalogues illustrés, l'incessante réclame des
marchands qui publient les cotes d'une nouvelle Bourse artistique: voilà
plus que de nécessaire pour se faire une opinion de club. Il y aura,
cependant, cet obstacle à se prononcer sur des ouvrages un peu anciens:
les «pedigrees» dont on se munissait naguère seront faussés ou l'on en
fabriquera, comme on fabrique des meubles anciens, des Boucher et des
Gainsborough.
Le public commence à s'inquiéter. Les originaux qui, dans les familles,
furent déjà remplacés par d'adroits fac-simile, seront bientôt confondus
avec ceux-ci et de successives copies, de moins en moins fidèles,
tiendront sur les panneaux du salon la place de l'ancêtre, exilé aux
Amériques. Chacun sait qu'il y a dans le Paris moderne trois catégories
de peintres: 1º ceux qui font du néo-impressionnisme et en vivent plus
ou moins bien, mais célèbres ou en passe de le devenir; 2º ceux qui
languissent, attachés à l'académisme; 3º les plus habiles, qui préfèrent
l'incognito, et travaillent à la manière des maîtres--sans signer.
Je connais en province un brave notaire tout fier de posséder un faux
Corot qu'il tient d'un parent _ami intime du maître_. Ici l'histoire et
la vérité sont dans des rapports mystérieux, mais comment le détromper,
l'excellent homme? Je ne m'étonne plus de ce que me disait un
«réparateur» auquel j'avais porté un pastel à nettoyer. Ne l'ayant pas
trouvé chez lui, j'avais dû écrire «l'objet de ma visite» sur une
feuille imprimée, que je remis à un serviteur en habit et cravate
blanche. Le «réparateur» venant ensuite chez moi me demanda si, en
l'attendant, j'avais jeté un regard sur les murs de son «appartement
particulier.» Comme j'excipais de ma discrétion, il me pria de revenir
dans son «somptueux rez-de-chaussée», qu'égayent ses enfants, de
charmantes jeunes filles souvent au piano, et de prendre la peine de
considérer sa collection: «Il n'y a pas un de mes tableaux--dit-il--qui
ne soit l'oeuvre de _mes jeunes artistes_, monsieur, et vous devez avoir
eu plusieurs d'entre ceux-ci parmi vos élèves. Ils sont assez pratiques,
maintenant, pour préférer une carrière lucrative aux difficultés où
s'énervent des garçons plus ambitieux.»
Et comme je lui exprimais mon dégoût, qui le faisait rire, il ajouta:
«Je ne trompe personne; je ne les vends pas, ces arrangements, pour des
originaux. Plus tard, au loin, ce qu'ils deviennent... serait-ce à nous
de nous le demander?»
Mais si ce réparateur «ne veut rien savoir»; ce que deviennent ses faux,
nous, nous le savons. Ils peuplent les collections et achèvent de semer
le soupçon dans l'âme déjà trop inquiète de ceux qui collectionnent.
*
* *
Les frères Rouart étaient des ingénieurs, anciens élèves de l'École
Polytechnique; Henri, l'aîné, celui dont nous déplorons que l'admirable
galerie soit mise en vente, gagna dans l'industrie une fortune dont il
fit l'emploi que vous savez. Il se destinait au métier des armes et
comptait faire, en amateur au moins, de la peinture, pour laquelle il
avait un goût très vif et des dispositions; tel semblait être son
avenir, si des événements ne l'eussent placé à la tête d'un
établissement métallurgique, ensuite prospère sous son intelligente
direction. On cite de lui plusieurs découvertes dans l'ordre de la
mécanique. «Il apporte aux problèmes de la science nouvelle--écrit M.
Arsène Alexandre dans une excellente étude--le même instinct précurseur
qu'il a prouvé à l'égard des questions artistiques.» «C'est ainsi que
successivement, les applications du froid, les tubes pneumatiques pour
la correspondance, les moteurs à gaz et à pétrole, attirent dès la
première heure ses facultés d'invention et de compréhension.»--«Sa vie
active a été vouée à la science, sa vie idéale s'est complue dans
l'art--harmonie que l'on voyait jadis couramment», ajoute M. Alexandre.
En effet, c'est là un des traits si significatifs des générations qui
nous ont précédés. J'ai connu nombre d'amis de mon père dont le
principal souci était la musique et la peinture, quoiqu'ils fussent,
quant à elles, d'une modeste réserve, dans leurs entretiens, par une
jolie crainte, si souvent dénuée de fondement, de parler d'art à la
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