Propos de peintre, première série: de David à Degas - 14

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Comment donc et _pour qui_ être «sincère»? Comment être «original», se
singulariser? Tel est le cauchemar qui trouble les nuits du quartier
latin et de Montparnasse où de pâles jeunes gens et de fiévreuses jeunes
filles venus des steppes de la Russie, des fjords et des pampas,
s'anémient entre le poêle ronflant et le modèle italien des académies de
peinture.
Ces étudiants donnent le change au premier abord; mais leur ouvrage est
celui d'un «servile imitateur» de quelque peintre moderne, et chaque
semestre ils en préfèrent un autre. C'est ce qu'on appellera désormais
_évoluer_.
Ce qu'on attend d'un professeur, c'est une Esthétique, une Philosophie
ou une formule verbale, pour le moins, comme à l'académie Ranson, où
professe M. Maurice Denis. Des estafettes de Munich, de New-York et
surtout de la Slade School de Londres, viennent de prendre le train pour
la France afin d'y pénétrer les arcanes du grand _Rythme_. Et la revue
«Rhythm» fondée à Londres, est inspirée par Paris qui n'a jamais cessé
d'être le pays de la peinture; et c'est encore sur Paris que comptent
les débutants pour y développer leur _sincérité_ et leur _originalité_,
y trouver leur _rythme_.
*
* *
On a pu remarquer, en parcourant les articles de journaux écrits au
lendemain de la vente Henri Rouart, le ton des reporters qui avaient
couru sonner à la porte de M. Degas afin d'apprendre de lui quelles
sensations lui avaient données les enchères (400.000 francs pour une
danseuse à la détrempe)--c'est-à-dire, ce que le public, jusqu'auquel le
nom de Degas parvenait enfin, appela son triomphe, puisqu'il fallait des
chiffres pour en décider. L'un de ces futurs journalistes arrêta le
maître, au seuil de sa maison et se mit en devoir _de lui prendre une
interview_. Malheureusement, le dialogue ne nous fut pas transmis; mais
il ressortait de l'article, que le signataire était un enfant, qu'il
avait jugé M. Degas, un redoutable aliéné, et qu'apparemment, si la
jeunesse ne comprenait pas le langage de ce Mathusalem, celui-ci ne
réussissait pas à l'entendre, elle non plus.
Qu'eût pensé M. Degas de conversations de banquette à banquette, entre
les curieux et les professionnels de toutes espèces qui se pressaient à
moitié asphyxiés dans la galerie Manzi, pendant les premières vacations?
C'était la tour de Babel. Je ne crois avoir souvent eu une preuve aussi
affligeante de la complète incompétence des spécialistes mêmes et de
leur puérile assurance. Les opinions s'accrochent là où elles peuvent,
au petit bonheur. Les noms sont cités pêle-mêle, les plus grands avec
les plus inférieurs. On affiche d'écrasants dédains pour tel artiste que
vous croyiez définitivement à l'abri de l'opprobre; ou l'on est
condescendant à son égard, on le protège, on plaide les «circonstances
atténuantes» en faveur d'une réputation qui a trop duré. Sans les Degas,
les Renoir, les Cézanne et les Gauguin, la vente Rouart fût passée
inaperçue.
«L'artistomanie» et le _Goût_ moderne, c'est un peu à des étrangers que
nous en sommes redevables. Depuis vingt ans, les gens qui se piquent de
raffinement et souhaitent d'avoir autour d'eux un décor «distingué»,
n'ont eu à choisir qu'entre deux styles: le français du XVIIIe siècle,
dont on a abusé au point de le rendre haïssable; le style
anglo-américain qui dégénéra en un modern-style international, plus
insupportable encore que le Louis XV et Louis XVI de chez Dufayel.
J'insiste sur ceci, parce que, j'en suis convaincu, c'est ce «bon goût
moyen», qui, à mesure qu'il faisait nos appartements peut-être plus
confortables, rendait presque impossible la peinture telle que les
Rouart l'aimèrent. Les gens fortunés n'eurent plus de cesse qu'ils ne
possédassent un Fragonard, un Watteau, au moins un Saint-Aubin ou un
Hubert Robert; les plus modestes choisirent des estampes japonaises,
puis s'évertuèrent à découvrir des «jeunes peintres d'avenir». Les
bariolages, les pochades «gaies» des Indépendants rehaussèrent, pour
quelques louis, des papiers de tenture de Maple ou des voiles des Indes.
L'orientalisme nous avait préparés à recevoir la visite des Russes.
Ceux-ci, en une saison de ballets, firent une victorieuse invasion,
achevèrent de nous tourner la tête.
Le peintre des nouveaux intérieurs parisiens aura été M. Édouard
Vuillard. Celui-ci, avec une mesure et un tact qui sauve tout, a fait de
l'art, et du plus exquis parfois, avec les bambous et les nattes des
Galeries Lafayette. Il cueillit des fleurs dans les pâles parterres du
square Vintimille et en composa de délicats bouquets à sa façon. Son
«goût» n'est pas sans rappeler en France, celui de Whistler. Il procède
du «japonisme» et continue Degas, comme observateur de la vie moderne.
Il a façonné de fragiles bibelots, parfois des panneaux décoratifs qui
tiennent de l'affiche, de l'estampe, du laque de Coromandel, de la
vignette et de la cretonne, mais avec tant d'à-propos et d'adresse, que
ses ouvrages prendront dans l'avenir une valeur documentaire, à côté de
ceux de son camarade Pierre Bonnard, peut-être plus peintre que lui--et
de Maurice Denis, imagier de la chambre d'enfant. Maurice Denis est à
Puvis de Chavannes, ce que Vuillard et Lautrec sont à Degas. La
facilité, l'adresse de main, le charme, rendent leur esthétique plus
accessible au public que celle de ces deux maîtres sévères. Ils ont su
«plaire» et pourtant gardent leur quant à soi. Ceci n'est pas le moindre
mérite de Vuillard et de Denis. Ces artistes délicieux portent en
eux-mêmes quelque chose qui répond si bien aux désirs des amateurs
d'aujourd'hui, qu'ils obtinrent dès leur apparition le succès unanime,
le prestige, jusqu'ici récompense tardive comme pour Degas, quand elle
ne venait pas après la mort.
*
* *
Rue de Lisbonne, lorsqu'une porte s'ouvrait dans l'hôtel Rouart, on
s'attendait à voir entrer M. Degas. En effet, autant que le maître du
logis, M. Degas était ici chez lui. M. Henri Rouart et M. Degas,
condisciples à Sainte Barbe, s'étaient retrouvés sur les remparts de
Paris, pendant le siège de 1870-71. M. Degas en couchant comme «moblot»
dans une cabane au toit troué et qui laissait filtrer la pluie, s'était
aperçu qu'il n'y voyait plus que d'un oeil; voulant servir tout de même,
il demanda à M. Rouart de le prendre dans sa batterie; et depuis lors,
les deux patriotes ne se quittèrent plus, ils attisèrent réciproquement
leur «nationalisme intégral».
M. Degas donnait un surcroît de prestige et l'appât du fruit défendu à
la fameuse collection. De lui, plus que d'aucun des peintres de H.
Rouart, il serait nécessaire de tracer un portrait afin de compléter ces
notes. C'est à peine cependant si l'on ose, puisque chacun sait que M.
Degas est barbelé contre toute approche du public. Mais comment se taire
plus longtemps sur un homme vers qui tous les yeux se sont tournés?
M. Edgar Degas était déjà vieux, que son nom connu de beaucoup, son
oeuvre l'était à peine. Une vie solitaire, la haine de la réclame, une
hautaine et farouche modestie, le tenaient dans son atelier de la rue
Fontaine-Saint-Georges, avec des modèles d'après lesquels il dessinait
rageusement avec le fusain, les pastels, le pinceau... ou la cire à
modeler, car sa sculpture est aussi du dessin. Tout lui était bon pour
martyriser la forme, en extraire une cruelle synthèse faite à la fois de
l'observation d'un misogyne et d'un chirurgien. Ce Parisien élevé à
Naples voit l'homme et la vie contemporaine avec l'oeil d'un moderne et
d'un Italien du XVe siècle. Les plus récents procédés le trouvent prêt à
les essayer; il n'a un intérêt bienveillant que pour la tentative
audacieuse où il découvre un mérite, lui qui a surmonté tant de
difficultés et se dit un ignorant. «Il a jeté un pont entre deux
époques, il relie le passé au plus immédiat présent...» est la phrase
courante, en parlant de lui.
M. Degas n'a point à se repentir de s'être dissimulé aux amateurs, à ses
amis presque, au lieu de se laisser envahir. C'est autour de 1875 que
les amateurs commencèrent à s'attribuer le droit de taper sur l'épaule
des artistes et de cambrioler leur atelier. M. Degas comprit la
nécessité d'être seul, et les fausses blandices de la publicité, des
expositions. Le sauvage isolement de M. Degas, sa sauvegarde d'abord,
est devenu dramatique, mais il est trop tard, même s'il en souffre
parfois, pour qu'il change. Si nous fûmes naguère quelques lévites à
mendier humblement l'aumône de ses vérités didactiques, la file des
dévots à sa porte verrouillée menaçait de faire sauter la serrure; et le
bel obstiné au visage de vieil Homère ne consentit point à se
contredire: il ne serait point visible. D'où l'admiration que l'on a
pour sa figure! Son oeuvre ne nous suffit pas: c'est lui, c'est sa vie,
c'est son maintien d'artiste qui nous émeuvent encore plus que son art,
et c'est sa présence qu'il nous faut. De le savoir là, encore debout à
côté de nous, et qui juge, nous nous sentons moins désaxés. Nous
voudrions tout de même qu'il apparût à sa fenêtre, que sa voix se fît
entendre, cette voix de patriarche redoutable et de brave homme.
Et ce qu'il nous dirait!...
Dans l'hôtel de la rue de Lisbonne, M. Degas se montra complètement
lui-même, jusqu'au jour où la mort faucha l'un de ses derniers
camarades. Il se sentait à l'aise au sein de cette famille de grands
travailleurs. Auprès de sa copie de l'_Enlèvement des Sabines_ et
quelques autres de ses oeuvres préférées, sa modestie était moins
inquiète qu'auprès de son chevalet et de ses ébauchoirs.
Chez ses amis, dont il était sûr, il débridait sa frénésie de justicier,
de fanatique et de «patriotard» des temps révolus; on y flattait ses
manies, on partageait ses préjugés. Hors de telles confréries, on n'est
plus sûr de ceux à qui l'on parle. Le manque de convictions et
d'opinions appuyées sur le savoir et le bon sens national, s'opposent à
ce qu'un tel «rabâcheur» de vérités s'exprime à sa façon. Pareil à
Cézanne, son nom restera sur l'étiquette de certaines formules d'art,
les plus «antitraditionalistes» en apparence, alors que l'homme, par
discipline autant que tempérament, restait un classique; d'où l'attrait
de ses maximes et de ses boutades pour les jeunes gens avant le jour où
la peinture allait devenir abstraite et théorique.
Si M. Degas eût été moins solitaire, son influence aurait été combien
plus bienfaisante que celle de Gustave Moreau.--Car le bel esprit de la
rue La Rochefoucauld est responsable d'une bonne part de notre
inquiétude. Comme son ancien ami Degas, il était une sorte de Savonarole
de l'esthétique; mais le peu d'humanité qui était en lui et le tour
littéraire de son esprit, l'écartèrent de «la vie», de «la laideur», il
se réfugia dans les mythes, le symbole et les abstractions
philosophiques; il fit de son atelier un souterrain sans issues où,
d'abord, quelques fervents tels des premiers Chrétiens baissaient la
voix en des rites occultes. Le grand officiant prit toute son ampleur
didactique quand on lui eut proposé d'avoir «une classe.» Moreau devait
séduire ses élèves, et il y en eut de fort distingués, d'Ary Renan à M.
Desvallières et aux «fauves». Au contraire, M. Degas ne séduisait pas:
il faisait peur.
On écrira plus tard sur les débuts, le développement et les
transformations de cette école[16] où Cézanne succéda au
peintre-orfèvre, comme «leader». De Gustave Moreau à Cézanne: voilà un
chapitre piquant dans l'histoire de la peinture à la fin du XIXe siècle.
Cette influence de l'intelligence et du savoir sur la jeunesse désireuse
d'apprendre, n'est-ce pas M. Degas qui aurait dû l'exercer?
[16] Je veux parler des néo-impressionnistes, Indépendants... les
«avant-garde» de M. Druet.
Il n'avait pas reçu des leçons d'Ingres, mais «la parole» lui fut
transmise par son professeur, Lamothe, de l'École des Beaux-Arts. Le
livre d'Amaury Duval «_l'Atelier d'Ingres_» nous prouve la domination,
religieuse en quelque sorte, sous laquelle se courbaient toutes ces
têtes d'adolescents. Les maximes, les règles, la Foi ingresque devaient
se transmettre par des apôtres, assez effacés. M. Degas les reçut de
seconde main, mais s'il assimila cette manne, il ne s'en tint pas
exclusivement à ce régime trop frugal. M. Degas, malgré ses parti pris,
a tout regardé avec un tel intérêt pour l'art et la vie, que je dirais
presque qu'il n'est de peintres auxquels il n'ait rendu justice, si même
ceux-ci étaient à l'opposé de ses tendances personnelles. Voir «de la
peinture», en exécuter, en parler, jamais il ne s'en lasse, parce qu'il
l'aime à la fois en homme de métier, en critique et en «amateur»,
presque en moraliste. Oui, M. Degas est un moraliste; sa vie entière et
son esthétique intime sont celles, aussi, d'un homme de moralité.
Delacroix l'occupa autant que Ingres. M. Degas sut jouir du génie
romantique autant que du classicisme bizarre de Jean Dominique; aussi,
quand se fit le groupement des premiers Impressionnistes après 1870,
l'ancien élève de Lamothe s'entoura de ceux qui représentaient alors
l'avant-garde. Du Salon des Refusés, avec Manet, Fantin, Courbet,
Renoir, Cézanne; des expositions Martinet, où passèrent les vrais
chefs-d'oeuvre de l'école française (du milieu du siècle dernier), il
découvrit une à une les nouveautés «importantes» que l'académisme
repoussait comme un couteau qu'on fût venu planter dans son sein. M.
Degas n'avait personne à ménager; les arrivistes et les pédants ne
rencontraient que sa lacérante ironie. «De mon temps, monsieur, on
n'arrivait pas.» Ce mot rebattu est comme un «leitmotiv», dans les
philippiques de M. Degas.
Il est très rare qu'un homme de l'éducation de cet aristocrate réunisse
à une culture aussi classique, un tel sens du moderne. Comme «sujets»,
il n'y en a de si vulgaires que M. Degas ne juge dignes d'être traités.
Par là, surtout, il prend la place, en tête des réalistes, puisque
_réalisme_, comme locution courante, évoque l'idée de sujets triviaux,
communs et dits «laids.» Il est un des premiers à sentir, en face de la
«laideur», une «beauté» fraîche et non encore vue par les peintres.
Avant lui, le paysan, l'ouvrier avait eu ses poètes et Millet l'avait
ennobli; Degas, Parisien, s'occupe du peuple des villes, du paysage
urbain, du rat d'opéra fille de concierge, de la modiste, de la
blanchisseuse, de la femme de café-concert et de plus bas encore; dans
son style classique, réagissant ainsi contre la conception idéaliste des
autres élèves d'Ingres. S'il fait du nu: des filles et des ménagères
dans leur tub, s'épongeant, s'essuyant avec leurs serviettes, nous
convient au spectacle de leurs lamentables tailles délivrées du busc. M.
Degas est un cruel ennemi de la femme. On dirait qu'il garde rancune...
Il ne voit en elle que l'animal. Une de ses amies, d'une beauté célèbre,
lui demandant s'il ne lui permettrait pas de poser chez lui:--Oui,
répond-il, je voudrais faire un portrait de vous; mais vous mettrez un
tablier et un bonnet comme une petite bonne.
Au contraire, dans sa série des _courses_, c'est la race, la finesse,
qui l'attirent. Ses chevaux sont des pur sang dont il connaît
l'anatomie, en sportsman; et la plupart de ses jockeys, vous eussiez en
eux reconnu des amis du peintre, des «gentlemen riders» à qui M. Degas
donne des bottes de chez le bon faiseur; il les habille avec leur
«_genre_» si particulier et ne se trompe jamais, comme tailleur sur les
coupes de pardessus correctes, sur le «chic»: le portrait du Comte Lepic
en est un exemple. L'observation, chez M. Degas qui, tout de même, ne
fut pas toujours un ermite, s'amusa des délicatesses subtiles de la
mode, à l'époque où il était un des habitués de l'Opéra et du pesage. Il
y a eu du «vieil abonné», chez M. de Gas (comme il signait
autrefois)[17], et même de l'homme du monde... mais on ose à peine
rappeler des souvenirs qu'il veut effacer!
[17] Le grand-père d'Edgar, un M. de Gas du XVIIIe siècle, poursuivi
sous la Terreur, s'enfuit à Naples où il s'établit. Le royaume lui
doit l'importation du «Grand Livre».
*
* *
M. Degas, peintre par volonté et intelligence, est un dessinateur par
instinct. Son dessin cruel est reconnaissable à travers de multiples
transformations, dans ses analyses et ses synthèses. Il faudrait
remonter jusqu'à l'origine de sa carrière, comparer ses derniers pastels
aux tableaux à l'huile de ses débuts: les _Jeux de Jeunes Spartiates_,
la _Didon_ et quelques autres toiles sèches, émaciées, lesquelles
étaient dissimulées dans la soupente de la rue Fontaine; je ne les ai
pas revues depuis que j'eus l'impudence, élève naïf, de monter certain
escalier en échelle que je redescendis, une fois, plus vite qu'à mon
gré.
Je voulais apprendre à dessiner et il me semblait qu'auprès de Degas
l'on devrait recueillir quelques parcelles de son savoir. Il ne trouvait
jamais la forme assez étudiée. «Faites un dessin, calquez-le,
recommencez et calquez de nouveau», toujours la même phrase revenait
dans mes rêves même, laissant le but à atteindre lointain, perdu dans
les brouillards de l'avenir. «Il ne faut pas peindre d'après nature.»
Ceci restait incompréhensible pour moi. En effet, éduqués comme nous
l'étions, les édits de M. Degas demeuraient sans application possible.
Sa forme était un mystère. Ce dessin n'est ni géométrique, ni une
arabesque comme celui d'Ingres, ni construit par de grands plans, à la
façon du sculpteur. Les plans sont même quelquefois arbitraires, sans
rapport rigoureux les uns avec les autres. M. Degas est si sensible et
si observateur qu'il n'a pas de «canons», pas même de ces «tics» qui
sont réflexes de la plupart des artistes aussi nerveux que lui. Ses
figures ont la qualité de certaines maquettes de sculpteur, dont
l'armature intérieure est si d'aplomb que, même si une jambe manque, la
figure pèse sur son socle comme s'il y avait deux jambes. Je me rappelle
M. Degas frappant le sol de ses deux pieds alternativement,
s'affermissant sur le plancher et disant d'un croquis qu'on lui
soumettait: «Non ça n'a pas de prise», et il frappait de nouveau le sol
comme pour s'y ancrer.
Pendant qu'il exécutait ce grand groupe (inachevé) où je suis représenté
avec plusieurs amis, dont Sickert, Gervex et Ludovic Halévy, il se
levait et, par le même geste nous indiquait comment «affirmer» nos
attitudes; et ces attitudes sont si bien saisies, que, même sans les
visages, d'ailleurs à peine ébauchés, l'on nous reconnaîtrait. La tête
de Daniel Halévy, garçonnet qui se penche en avant, pour regarder entre
ses deux voisins, est typique de la manière de Degas: un nez camard, un
menton cassé, la bouche vers l'oreille gauche: pourtant, la figure se
complète et c'était Daniel Halévy, dans son volume, ses aplombs, son
caractère. Le dessin n'a jamais cessé de s'élargir; non pas pour cette
seule raison, que la vue de M. Degas, mauvaise de bonne heure, ait
naturellement noyé les détails dans un ensemble, mais pensons-nous par
le développement logique de son intelligence plastique. Ses
déformations, ses faiblesses aussi, sont _à côté_ mais point _dans_
l'image qu'il trace, un peu comme ce morceau que M. Rodin laissera à
l'état de moignon, tout contre un sein, un ventre, une omoplate que son
pouce aura amoureusement caressés. Quand on a asservi la forme, on peut
se détourner de la nature. Vous verrez plus tard les cartons et les
albums de M. Degas. Portraits précieux, sous l'influence d'Ingres,
draperies aussi belles que les fameuses études de plis de Léonard, mais
recouvrant un corps vivant; chevaux, jockeys, silhouettes de vêtements
contemporains.
Le système de composition, chez lui, fut _la_ nouveauté. On lui
reprochera peut-être un jour d'avoir anticipé le cinéma et
l'instantané--et d'avoir, surtout entre 1870 et 1885--côtoyé «le tableau
de genre». La photographie instantanée, avec ses coupes inattendues, ses
différences choquantes dans les proportions, nous est devenue si
familière, que les toiles de chevalet de cette époque-là ne nous
étonnent plus; mais les _Foyers de la danse_, le _Ballet de Robert le
Diable_, et autres scènes chorégraphiques, les courses, les
blanchisseuses, les gymnasiarques, enfin tant de tableaux que se
disputent aujourd'hui les collectionneurs, personne n'avait songé avant
lui à les faire, personne, depuis, ne mit cette «gravité»--(encore une
fois!)--dans une sorte de composition qui profite des hasards du kodak.
Toulouse-Lautrec, Forain marchèrent sur les traces de leur maître; mais
leurs peintures sont plus amusantes que solides, et de la «notation
artiste» à la Huysmans ou à la Goncourt. Je ne parle pas des
lithographies où Forain est unique, et Lautrec quelquefois étonnant.
Les éclairages artificiels du soir, l'éclairage de bas en haut que donne
la rampe de la scène, renversant les lumières et les ombres; la
danseuse, l'acteur, qui cessent d'être nymphe, ou papillon ou un héros,
pour retomber dans leur misère et trahir leur vraie condition; la
tristesse, sous le fard des pâles miséreux qu'ils seront à Montmartre,
les quinquets une fois éteints: encore l'illustrateur caricaturiste, le
chroniqueur. M. Degas ne s'arrête pas à ces traits pittoresques. Il a
inventé ces «sujets» mais il les traite en peintre d'intérieur, comme un
Hollandais du XVIIe siècle (tableaux de chevalet, de 1870 à 1880); c'est
l'époque d'Alfred Stevens, de James Tissot, et de l'Anversois Henri Leys
qui, je ne sais pourquoi, était alors admiré pour «sa facture de
primitif». M. Degas, pour retenir sa trop grande facilité de main,
essaie de la détrempe, de la colle, procédés qui conviennent moins à son
expression plastique que le pastel qu'il manie en grand dessinateur et
qui excite le coloriste aux harmonies plus audacieuses. Les tableaux
peints à l'huile--danseuses surtout--auront dans cette oeuvre de
recherches, la place que les Corot, de 1860 à 1870 tiennent dans celle
de l'exquis paysagiste; ils partiront pour le cabinet des Chauchart de
l'avenir. On appelle M. Degas un «impressionniste», parce qu'il fut de
ce groupe de peintres que Claude Monet baptisa ainsi; mais M. Degas y
était à part. Il appuie, au lieu de «suggérer» par signes sommaires, ou
équivalents, comme font ces paysagistes qui n'osant encore donner leurs
esquisses pour des «tableaux», les cataloguèrent «impression».
*
* *
Il fallait écouter, lors de l'exposition de la collection Rouart, avant
la vente, les propos des visiteurs que décevaient des ouvrages si vantés
par nous autres et qui leur paraissaient de simples études d'atelier,
ternes, vieillotes et «embêtantes». C'est que, si «renseignés» que
soient les amateurs, ils passeront toujours à côté des notes intimes où
l'artiste ne songe qu'à lui-même. D'ailleurs, présentée telle qu'elle
fut par les experts, le sens de la collection était faussé, un esprit
tendancieux ayant présidé à l'accrochage. Tels Millet étaient cachés sur
des panneaux noirs, où l'on avait peine à les retrouver. La partie la
moins intéressante pour le public, de cette revue générale de l'école
moderne, si éloquente, rue de Lisbonne: les études, étaient étouffées
par des pièces de grandes enchères.
Une pareille collection est une confession; faut-il dire les raisons
qu'eurent ces Messieurs Rouart de commettre certains «petits péchés»?
Nous pardonnions leurs partialités, quand nous étions reçus par eux,
nous nous rappelions qu'un Cals, un Gustave Colin, un Tillaux avaient
vécu avec les maîtres de maison, modestement, faisant partie de la vie
d'une famille passionnée, fidèle, donc partiale. Certains voudraient
expurger le vénérable capharnaüm du Louvre, le réduire, en faire un
pendant au musée de Berlin, à la National Gallery de Londres, ou à
telles galeries d'Amérique formées vite et à coup de millions. Certes,
celles-ci montrent plus de «tenue», mais nous gardons une tendresse pour
notre vieux Louvre, plus libre où l'on est de s'écarter de la foule des
touristes et de leurs _ciceroni_.
Les collections Rouart avaient un intérêt historique et social, plus
même peut-être que pictural; aussi déplorons-nous leur dispersion.
Combien le petit cadre carré où Cézanne a représenté des baigneurs dans
un paysage élyséen, prenait plus de signification rue de Lisbonne--en
dépit de ce qu'Henri Rouart en avait pu penser--que tant d'autres,
jetés, après avoir été acquis au poids de l'or, pêle-mêle dans ces
collections de mode et de vanité que rassemble, pour une très courte
durée, un spéculateur avide!... J'aime ces perles entourées de
marcassite, qu'elle sertit et fait valoir. Grâce à Dieu! les Rouart
n'avaient pas que des chefs-d'oeuvre; mais rien n'était indifférent chez
eux.
Il faudrait décrire ces Messieurs, avec leurs amis, livrés à eux-mêmes,
causant avec cette grâce et cette liberté dans la conviction, que
l'intrus changeait en malaise silencieux. Ils ne supportent pas les
opinions d'occasion et les faux-fuyants; ces intransigeants en morale et
en politique n'attendent rien de personne, hormis l'estime qu'ils
commandent. Un Ingres, un Delacroix sont pour leurs admirateurs et leurs
élèves, comme le général pour ses soldats: tel fut M. Degas dans son
milieu. Ses façons de capitaine ne conviendraient ni à notre
complication, ni à notre souplesse d'esprit. Je gage que les jeunes
précieux d'à présent jouiraient peu du commerce avec les survivants de
ce monde qui finit. Ils ne sentiraient que le froid de la cuirasse.
L'«artiste», le genre artiste trop répandu aujourd'hui: voilà l'objet
des fameux quolibets de Degas et de sa plus profonde horreur. Il n'admet
pas l'artiste au-dessus des autres citoyens, une exception et un
privilégié. L'homme de bonnes façons ne se fait remarquer ni par ses
gestes ni par sa mise. Point de compliments inutiles, point de
flatteries. On se disait chez les Rouart ce que l'on pensait l'un de
l'autre, sans se ménager; mais aussi l'on s'entr'aidait mieux.
J'ai eu les derniers échos de la société d'artistes à qui Degas succéda
et par celui-ci nous avons connu les braves hommes qu'étaient Millet,
Rousseau, Daumier, Corot, Fromentin, Marilhat. Avant l'envoi au Salon,
ils faisaient le tour des ateliers de confrères, critiquant ensemble les
derniers ouvrages du camarade chez qui ils se rencontraient, trop
heureux de découvrir le défaut à corriger, prolongeant ainsi des moeurs
d'étudiants qui n'ont pas encore de concurrence à éviter.
On a reproché à Degas de n'avoir pas donné à Manet--qu'il tenait en si
haute estime comme peintre--toute l'approbation dont l'éternel insulté
lui aurait eu de la gratitude. C'est que l'atelier de la rue
Saint-Pétersbourg fut un des premiers rendez-vous de littérateurs et de
publicistes. Quand le portrait d'Albert Wolff était encore sur le
chevalet, attendant des séances trop espacées: «De quoi vous
plaignez-vous? Il écrit un article sur vous, c'est pour cela qu'il n'est
pas venu poser...» Le cabotinage parisien lui semblant être le plus bas
des vices, Degas s'est gourmé de plus en plus, jusqu'à devenir
impitoyable, sanglant, zélateur et martyr de la solitude. Aussi bien les
mardis de la rue de Lisbonne étaient-ils des délassements bienfaisants
après des journées de tête-à-tête avec le modèle et la fidèle servante
Zoé. Causeur éblouissant, spirituel, il connaissait son public. Plus
souvent encore que de peinture, il parlait des gens, racontait des
anecdotes de l'époque de Napoléon, dont le Mémorial était, avec de
Maistre, une de ses lectures favorites.
Pour qui travaillait-il? Voilà ce qu'on demande souvent, de celui qui
n'exposait jamais et refusait de vendre ses tableaux. En vérité une
pudeur excessive finissait par le contracter dans une paradoxale
attitude comme d'un Liszt qui n'eût voulu jouer que sur un piano au
clavier muet. Il paraît que de tous ses tableaux passés dans les
collections Rouart, pas un seul ne fut acheté directement à lui-même. Je
crois avoir discerné chez lui une méfiance, des doutes, qui augmentèrent
avec sa célébrité; il ne fut jamais content de lui. Hier encore, comme
quelqu'un l'abordait à la galerie Manzi et lui demandait s'il était fier
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