Propos de peintre, première série: de David à Degas - 13

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légère. Ils étaient respectueux, parce qu'ils _comprenaient_ et
_sentaient_, mais ils évitaient le jargon d'atelier pour ne pas assumer
un ridicule si fréquent parmi nous. Les convives de M. Henri Rouart
étaient presque tous d'anciens polytechniciens, ingénieurs, officiers
d'artillerie, ou des industriels comme leur hôte; et ces messieurs
avaient l'habitude de la _précision_, ils étaient des spécialistes dont
le langage technique, les connaissances scientifiques, l'esprit d'ordre
et de discipline plaisaient tant à M. Degas. Aux dîners du mardi, ils
écoutaient M. Degas: ces _hommes de la partie_ écoutaient l'homme _de la
partie_.
Passionné d'art, M. Henri vécut à l'époque où, avec quelques moyens, il
était encore possible d'acquérir des tableaux, sans avoir à passer par
l'intermédiaire, professionnel ou non. Henri et Alexis, liés avec M.
Degas dont nous parlerons tout à l'heure, durent connaître la plupart
des grands artistes de leur époque; et quelle époque fut la leur! Ces
Messieurs se trouvèrent au milieu de l'école dite de Fontainebleau,
assistèrent à la fin de l'école de 1830, à l'apparition des
Impressionnistes, puis à celle de leurs continuateurs. C'est-à-dire que
la plus «racée» production du génie français, ils l'ont vue éclore.
Ingres, Delacroix, Th. Rousseau, Barye, Decamps, Diaz, Corot, J.-F.
Millet, Daumier, Degas, Renoir, Manet, Puvis de Chavannes: voilà
quelques-uns de ceux qu'ils ont connus, d'abord contestés et ignorés,
puis montant vers la gloire; et c'est dans le grenier de ces peintres-là
que les Rouart firent leur choix, paisiblement, sans la fièvre ni le
trouble de leurs continuateurs. Ils collectionnèrent, comme des peintres
fortunés, pour leur joie et leur instruction.
L'hôtel Drouot, où ils passaient tous les jours, si l'on considère ce
qu'il est encore aujourd'hui pour les fureteurs qui savent voir et qui
ont les loisirs du pêcheur à la ligne--fut l'abri temporaire
d'inépuisables viviers. La rue Laffitte, Durand-Ruel, comme les magasins
borgnes de Montmartre, surtout les ateliers d'artistes, les meilleurs en
relations avec les Rouart: voilà une vaste zone d'exploration. Le tout
est qu'on ne se disperse en de vaines curiosités et d'avoir un _goût
déterminé_. Or les deux frères, sans être exclusifs, avaient de fortes
préférences, je dirais, des vices. Alexis, tout dévoué aux petits
maîtres de 1830--peintres, graveurs, sculpteurs, à la céramique et à la
gravure chinoise et japonaise; Henri, le peintre amateur, se cantonnait
dans la peinture et le dessin.
Comment définirons-nous ce qu'il appelait «un tableau»? Eh! quoi?
simplement: ce qui est _de la peinture_ et ne veut être que cela. Celui
qui a le sens inné «_de la peinture_», s'il commet des erreurs, elles ne
sont jamais bêtes. Son intérêt se portera peut-être quelquefois vers des
pièces de moindre valeur, pour une simple qualité de vision ou de
coloris; mais il sera toujours en garde contre les faux-semblants et les
charmes éphémères des lauréats du Salon et des gros succès de presse. On
serait tenté de dire qu'au temps des Rouart, il n'y eût encore que deux
genres; le succès académique était celui de la seule mauvaise peinture,
des toiles qui racontent une histoire amusante, touchante ou noble, dans
une langue banale--le reste (la bonne peinture) étant la cible du
public. Au choix du collectionneur s'offrait un espace plus circonscrit
qu'il ne l'est devenu, où l'on ne s'attendait point à rencontrer à
chaque pas un jeune maître en herbe. Le collectionneur savait où il
allait, sans tourment à la pensée qu'après tout, il y a peut-être du
génie dans une _tache_, dans une «_intention_». On se faisait d'une
peinture une idée très définie; une certaine correction grammaticale
était de rigueur. Les généralités extra-picturales, on s'en souciait
peu; on était ignifugé contre le terrible snobisme et peu défiant de son
propre instinct. Le problème avait moins de facteurs qu'aujourd'hui; il
se bâclait beaucoup moins de tableaux, il y a trente ans, et les
théoriciens ne primaient point le peintre.
Deux ou trois toiles de Cézanne, dans l'hôtel de la rue de Lisbonne,
signalent la clairvoyance de Henri Rouart; mais son fils Louis me dit
que son père, charmé par les dons du coloriste, «n'y attachait pas trop
d'importance». Je me rappelle en effet, comment on discutait alors
Cézanne. A part Renoir, je ne crois pas que les Impressionnistes aient
prévu l'avenir de l'étonnant peintre d'Aix. Ils n'étaient pas des
théoriciens.
Ceci m'amène à parler d'un homme que j'aime et que j'admire, mon
confrère M. Maurice Denis; son livre _Théories_, remarquable par le fond
et la forme, est d'un grand artiste et d'une intelligence merveilleuse,
mais «il est fort dangereux»--comme aurait dit M. Ingres. Denis s'est
fait une «_Théorie_» logiquement issue de son talent et applicable à son
oeuvre. Sa fertile moisson de décorateur et d'incomparable illustrateur
est là qui nous l'atteste.
Mais la charge à fond contre _l'imitation_, «dada» des
néo-impressionnistes, aboutirait à des formules où la raison seule
interviendrait, ou à un art strictement ornemental et décoratif, à peine
différent de celui des Persans et des Chinois. Ce serait la fin du
tableau comme l'ont conçu les hommes de notre race sensible.
Le plus exact rendu des objets: c'est ce à quoi s'appliquent les Grecs,
les Romains et les Occidentaux en particulier. Des exemples historiques
si connus qu'il serait oiseux de les rappeler ici, abondent chez les
auteurs. Depuis le collège nous les savons. Le trompe-l'oeil _date de
l'Antiquité_. Les Italiens du XVIe siècle s'y délectent et le décor
architectural en tire de très heureux effets. Or c'est contre
_l'imitation_ que les susceptibilités doctrinales du néo-impressionnisme
se déclarent.
*
* *
La collection H. Rouart aura été l'une des dernières à passer sous nos
yeux, et que ne déshonora nulle trace de complaisance à _la mode_, d'un
désir de paraître audacieux, «averti», «avancé», «_fauve_». Le bourgeois
français qui la forma, qui aurait pu être peintre professionnel et dont
la vie avait fait un métallurgiste, n'était pas un homme d'argent, et
qui achète des oeuvres d'art ainsi que des valeurs de bourse. Ces braves
gens-là avaient de la tendresse--qu'ils cachaient souvent comme l'objet
de cet amour--pour des tableaux, pour des bibelots.
Je crois que tous les maîtres de la galerie H. Rouart furent sans
théories, sans «manifestes», et leurs oeuvres sont d'avant l'heure où le
peintre devint _conscient_ et commença de tenir plus à ses idées qu'à
l'acte joyeux de peindre, sans obéir à d'autres ordres que ceux de son
instinct. D'où cette diversité, et certain air de famille aussi, chez
des artistes d'une même éducation. Vous lasserez-vous moins vite de la
palette monotone des néo-impressionnistes et de l'unique emploi des tons
complémentaires ou systématiquement divisés? Le jour où Gauguin ramena
le tableau au brutal coloriage d'un Calvaire breton ou d'un jouet russe,
plus de toiles de chevalet, et le beau «métier» de peintre tombe en
désuétude. Que l'on ne dise plus, de grâce! que notre technique, sûre
désormais d'être inférieure à celle des maîtres, il est inutile de s'en
préoccuper; si l'on a décrété cela, ce fut dans les premières heures
d'une allégresse nouvelle de néophytes. La nouveauté des effets subtils
qui frappaient une rétine ultra-sensible, enivra des hommes «libérés»
récemment de vieux idéaux; leur hâte à rendre des mouvements et une
qualité de lumière tenus pour extra-picturaux par leurs prédécesseurs,
leur présomption d'initiateurs encensés par la camaraderie et la
littérature, la nécessité de se singulariser à tout prix: voilà ce qui,
en quelques ans, fit du peintre cette sorte de monstre qu'il est devenu.
La vie et le rôle de l'artiste actuel sont d'un «_halluciné_». Il ne lui
reste plus rien des conditions naturelles du peintre. La société lui
demande de produire des oeuvres pour lesquelles il n'y a l'emploi, d'où
rapide transformation en une sorte de décorateur tapissier, que rend
médiocre la médiocrité de son employeur et de l'habitacle moderne. Je ne
jetterai pas la pierre à ceux qui ramenèrent notre art vers des
préoccupations nouvelles, vers un goût des couleurs pures et
décoratives. Mais il semble que la peinture actuelle soit, plus
qu'aucune autre, «un mode d'hallucination» (comme dit M. Denis) où l'on
veuille mettre trop d'esthétique, où le calcul, la mathématique se
glissent malencontreusement. Cette menace ne sera-t-elle pas plus
alarmante, à mesure que la raison voudra contrôler, pis encore:
réclamera des théories? Ici se pose à nous un problème dont nous pouvons
à peine entrevoir la solution, dans le tohu-bohu de nos incessantes
réformes. Et c'est en considérant le calme où il semble qu'aient produit
nos prédécesseurs à l'époque des Rouart, que l'on déplore davantage
notre trouble et notre trépidation.
On ne saurait trop insister sur ceci: de nos jours, il n'y a plus
d'opinion en matière d'art. Celle des peintres est plus que suspecte,
elle est tenue pour nulle par cette meute de critiques professionnels ou
d'hommes de lettres-critiques qui reçoivent une demi-information du
peintre qu'ils expliquent ensuite à lui-même. Artistes, critiques d'art,
marchands de tableaux, amateurs et financiers, réunis en un syndicat de
publicité et d'affaires, précipitent la déroute; et bientôt s'ouvrira
une ère de désintéressement total de l'art, et d'industrialisme, d'où
l'artiste sera chassé comme un parasite indiscret et encombrant.
*
* *
Dans la galerie Henri Rouart, tout était serein et lucide, logique,
stable et rassurant. Je ne devrais pas dire «galerie», car les
innombrables cadres, pressés l'un contre l'autre dans cette maison si
«vieux-jeu», semblaient faire corps avec le mur et les meubles. L'argent
dépensé par «le richard» de la veille ne donnera pas cet attrait
charmant des chambres où chaque chose a son histoire dans la famille.
Les tableaux chez les frères Rouart, on sentait qu'ils étaient comme des
parents aimés, mais discutés. Ce n'étaient pas des numéros de catalogue,
des pièces de vitrine, ni ces fantômes de livres précieux, dans des
bibliothèques-cercueils où l'on dirait que le dos de la reliure compte
plus que le texte. Le long de l'escalier, de la basse cimaise jusqu'au
plafond, des étages de cadres ternis, «_à canaux_». Une soixantaine de
dessins ou pastels de J.-F. Millet. Avec Corot, Daumier et M. Degas,
notre cher Millet fut au plus près du coeur d'Henri Rouart--et quel plus
tendre compagnon pourrait-on s'élire? Pourtant le nom de Millet aura
connu les oscillations de la mode. Une gloire tardive, après les pires
angoisses, gloire déjà pâlie, et suivie d'une pédante ingratitude.
Millet commence d'_ennuyer_, avec sa palette monotone; on le trouve
sentimental, terne et un peu factice! Or, pour le Français de l'Ouest,
s'il jouit du bienfait de la vie aux champs, point une minute de la
journée, de chaque saison, un geste ni une figure de Normand; et point
d'arbre, de haie, d'instrument aratoire qui ne s'embellissent de la
sainte onction et de la majesté que J.-F. Millet leur a départies. Il
semble que ce maître peintre soit un des plus grands classiques de notre
race. Il eut tout pour lui: l'imagination, la sensibilité, une âme de
poète et une forte intelligence directe (lisez ses lettres)! et doué si
magnifiquement pour la plastique, qu'on ne sait s'il n'eût fait un aussi
beau sculpteur qu'un peintre. A l'huile? sa matière est précieuse,
robuste et délicate comme celle des Hollandais et pourtant l'exécution
est moderne, vibrante, aux tons plus savamment ponctués que ceux de
Pissarro, parfois _divisés_. Sans doute sa couleur est souvent roussie
ou grise. M. Signac qui s'autorise de Delacroix pour pointiller et
diviser des tons de chromo-photographie, des confetti niçois, l'auteur
du plus récent manifeste post-impressionniste, reprochera à Millet de
l'attrister et de n'être pas «décoratif». Non, Millet n'est pas
décoratif dans le sens actuel de ce mot. Mais n'est-il pas plus que
cela? Tel que les autres artistes de la collection H. Rouart, Millet ne
prétendait qu'à exprimer dans un cadre, ses joies, sa sympathie, ses
tristesses, son émotion en présence de l'homme rural, son frère. Tant
que nos semblables auront un coeur pour s'émouvoir des inquiétudes du
paysan, de son labeur sur la terre exigeante, sous le ciel menaçant;
tant que l'aube, midi, le crépuscule du soir auront un sens pathétique,
comment J.-F. Millet saurait-il être contesté? Son oeuvre, touchante
comme sa vie, est, plus que ses modèles si près eux aussi de la nature,
une synthèse de la nature elle-même. Il a supprimé les détails
secondaires, pour faire un bas-relief dont le style nous fait songer à
l'antique.
On voudrait pouvoir s'étendre sur le cas de Millet. L'indifférence d'une
notable partie du public artiste à son égard nous désespérerait, si nous
ne nous rappelions qu'il faut au moins un demi-siècle après la mort d'un
génie--un génie reconnu de son vivant, fût-ce trop tard--pour que l'on
réapprenne à le vénérer. Il n'est pas une des phrases courantes du
critique contemporain sur Cézanne, dont on ne puisse décrire Millet;
mais pour Cézanne, afin de mettre en évidence ce qu'il a parfois de
supérieure naïveté, pour ne voir que sa «noblesse», on ferme les yeux
sur ses défaillances, tandis que pour Millet, maître ouvrier qui se
réalise au total dans un tableau complet comme dans un croquis au crayon
noir, sa perfection se dresse entre lui et nous, telle qu'une grille
entre le religieux cloîtré et ses parents.
Je rapproche ces deux noms à dessein, parce qu'il me semble que
l'appellation de «grand classique», devenue banale, chaque fois que
revient une toile de Cézanne dans une exposition, le mot _classique_ (si
_utile_ dans les manifestes et les doctrines du post-impressionnisme),
nul peintre qui ne le portât mieux que Millet. Poussin, autre
nom-bouclier d'avant-garde, n'est-il pas un ancêtre de Jean-François?
Tant pis pour ceux que ne touche plus la symphonie pastorale de J.-F.
Millet. Nulle part je ne l'ai mieux entendue que dans l'hôtel de la rue
de Lisbonne, à la dernière visite que j'y fus.
M. Henri Rouart, malade et pouvant à peine se lever d'un fauteuil
qu'entourait la famille anxieuse du vieillard, tint à me reparler de
Millet, et s'appuyant sur mon bras, se traîna jusqu'à un coin obscur où
il alluma une bougie, pour me montrer un tout petit dessin dont
j'avouais ne pas me souvenir. Ce jour-là, plus encore que de coutume
attiré par des vues de Rome par Corot et par sa _Femme en bleu_,
avais-je écouté plus froidement certain discours ému sur le moderne
Virgile? Je ne m'en souviens. Mais je parus tiède au maître de la
maison, dont le ton ne permettait point une pareille inconvenance, et
heureusement je me ressaisis.
Pas une de ces feuilles d'album, nul de ses légers croquis à l'encre ou
au crayon Conté, qui ne soit _un tout_ construit, réalisé. Agrandi à la
lanterne magique, le dessin de Millet, loin qu'il se déforme, prend plus
de force encore et de cohérence. Ses paysages ne sauraient être mis en
parallèle qu'avec les pointes sèches de Rembrandt. Est-ce du
trompe-l'oeil? Non, mais c'est si caractérisé, si défini, vu d'un oeil
si juste! ceci est un bouleau; là, c'est un hêtre; derrière ce hêtre, le
dôme des marronniers autour du manoir normand, dont on pourrait
reconnaître la brique, le grès, le silex. Pourtant, comme cela est
libre, large, «synthétique»!...
Un autre maître de la galerie Rouart, Barye, aussi remarquable dans ses
gouaches et ses études dessinées, que dans sa sculpture, s'apparente aux
médailleurs grecs et florentins. Ses fauves sont si savamment copiés,
que parfois dans un dessin au trait, le modelé, l'épaisseur de l'animal,
son poil, sa couleur presque, ses zébrures sont suggérés par la justesse
de ce trait.
Il fallait voir encore Daumier, chez Henri Rouart: Delacroix, Millet,
Barye et Daumier, les «vices» du collectionneur.
*
* *
Cette galerie fut, bien auparavant, l'occasion d'une scène que je me
reproche encore d'avoir provoquée. Fritz Thaulow ne connaissait de la
peinture que les oeuvres des deux Salons. Quant aux musées, ils
attristaient Fritz. Les rapports étaient donc embarrassants avec lui,
dès qu'on souhaitait plus que de jouir paisiblement de son exquise
cordialité. Ce Wotan scandinave était un enfant. Heureux de ses succès,
dans toutes les parties du monde expédiant des paysages enlevés en
quelques coups de brosse pour les pinacothèques et les collections
particulières, le bon Thaulow était trop décoré, trop assis dans la
gloire pour s'être inquiété sur son propre mérite. Mais vers la fin de
sa vie, Thaulow eut le malheur de vouloir enfin connaître ce que nous
appelions «peinture» et qui jamais ne semblait désigner ni la sienne ni
celles des lauréats des concours internationaux. Les mots de M. Degas
répétés devant lui l'énervaient, car il devinait du mépris et un blâme
pour ce dont il était la plus «mondiale» personnification. Alors il me
pria de lui faire voir _de la peinture_, et, un mardi, je l'accompagnai
chez M. Henri Rouart. Dès l'entrée, il ne put retenir cette exclamation:
«--Planche! vous n'aimeriez pas vivre dans cette maison! comment, vous
dites que M. Rouart est un homme de goût? Mais regardez ces meubles, ces
tentures, comme chez un dentiste... les murs sont «prune», les étoffes
sont chocolat; et ces lampadaires dorés? Non, Planche, cela c'est de la
province et du Louis-Philippe.»
Thaulow se croyait à l'avant-garde. Entre Munich, Berlin, Copenhague, il
s'était fait une conception de l'ameublement dont le salon d'automne de
1912 révéla aux Pouvoirs publics les teutonnes audaces. Mettez un
tableau de Delacroix dans une chambre modern-style, et vous saurez
incontinent qu'un fossé s'est creusé entre l'art de naguère et l'art
d'une société en formation. Thaulow (le beau-frère de Gauguin!) était
béat devant les plus violentes recherches de couleur. Les tons vifs et
frais le charmaient, comme les verroteries les sauvages. J'insinuai à
mon cher Thaulow que certains meubles étaient signés Jacob, que Jacob le
fameux ébéniste était l'aïeul de ces messieurs Rouart. Thaulow erra dans
le vaste atelier où M. Rouart avait peint au milieu des Chardin, des
Corot, des Goya et des Greco. La copie par Degas de l'_Enlèvement des
Sabines_ du «Poussin» et _le Poète_ de Delacroix, firent déborder
l'amertume de Fritz, qui dit:
«--Si c'est cela «de la peinture» je puis bien me pendre. Tout cela est
_prune_! (brun)».
Thaulow ne se pendit pas. Mais, à dater de cette visite, s'inquiéta; il
voulut faire de «la peinture» et il mourut mécontent, soucieux. Il y a
des choses qu'on ne dit pas aux enfants.
J'ai plusieurs fois parcouru la collection Rouart avec des étrangers que
l'espérance de voir «du Degas» excitait, et, s'ils étaient francs, la
plupart s'avouaient déçus. C'est que, dans son ensemble, cette
collection avait un aspect sombre et sérieux auquel on n'est plus
accoutumé. Mises à part quelques oeuvres de l'Américaine Mary Cassatt,
qui doit à l'amitié de son maître, Degas, l'honneur d'y avoir été
admise, l'ensemble était purement français et de ce style qui étonne et
éloigne par ses qualités mêmes, par son maintien austère. Non, les
personnes désireuses de choisir quelques coloriages propres à orner une
demeure moderne, n'étaient pas alléchées; Corot lui-même les réfrigérait
par la merveilleuse série des vues d'Italie et autres études datant
plutôt de sa jeunesse et pourtant de la même main qui, plus tard,
enlevait trop rapidement ces paysages flous et trop gentils, lesquels
montent, en tous pays, à des prix fantastiques: le Corot de la
collection Chauchart, le Corot qui voisine sous les lambris dorés, avec
Ziem, Meissonier et Henner, enfin les «Corots chers», M. Rouart les
évita, étant trop artiste pour ne leur préférer ces petits prodiges de
vérité, de délicate poésie du maître au seuil de la popularité.
Ces Corot de 1830 à 1880, les musées les recherchent aujourd'hui; mais
le temps n'est pas loin où l'on n'en voulait pas. Fritz Thaulow n'avait
assez de sarcasmes pour certaine fabrique sous un divin ciel bleu
d'août, qui éclaire le cabinet où j'écris ces lignes. Le propriétaire de
cette fabrique avait commandé à Corot, en 1831, deux tableaux de même
dimension, deux «pendants»: l'usine de ce filateur de Beauvais, et la
fameuse _Cathédrale_. L'_usine_ fut à la portée de mes modestes
ressources; pour la _Cathédrale_, le marchand savait qu'il ne manquerait
de la caser plus avantageusement; mais c'est moi qui possède le
chef-d'oeuvre: un ciel aussi lumineux, aussi transparent qu'un Fra
Angelico, fait d'on ne sait quelle matière précieuse, de turquoise
peut-être. Sous cet azur immaculé, un jeu de lumière inanalysable change
en un écrin de plusieurs ors, les pignons et les toits d'une sorte de
caserne banale; quelques personnages sont assis ou se promènent sur la
place provinciale où s'étendent de longues ombres limpides. Je juge les
soi-disant connaisseurs à leur attitude en présence de mon Corot. Les
Hollandais seuls et les Français du temps des frères Rouart ont fait
vibrer cette corde-là. C'est une musique à la française, claire,
mélodique, mais si discrète, si intime, qu'elle risque de ne pas se
faire entendre.
Aussi bien est-ce cette «musique de chambre», qui sonnait si juste dans
l'hôtel de la rue de Lisbonne. Rien de surprenant à ce que des visiteurs
venus de loin sans bagage, fussent, sur le seuil un peu tristes. Les
oeuvres d'art, les meubles, les tentures, comme les habitants, avaient
le caractère du Paris qui s'en va. Libre à vous de ne pas le regretter.
Il vous eût été moins accueillant que le Paris cosmopolite
d'aujourd'hui--mais ne lui refusez pas le mérite d'une âpre saveur.

II
L'utopie du Progrès a mis un bandeau sur toutes les intelligences.
RENOUVIER, _Derniers Entretiens_.
Après la fermeture des Salons du printemps--combien de fois ne vous
a-t-on fait cette question: Où vont tous ces tableaux? D'où
viennent-ils? Qu'espèrent, à quoi tendent ceux qui les exposent?
N'est-ce rien qu'un plaisir, un sport, puisque c'est si rarement un
métier lucratif?
La pensée ne prend sa valeur totale que sur le papier, écrite, quand, de
vague, il lui faut devenir précise, ou s'évaporer en quelque sorte:
épreuve la plus concluante à laquelle nous puissions soumettre notre
cerveau.
L'acte de peindre, pour des êtres intelligents, est une épreuve
analogue, et qui se mêle, comme pour le pianiste, à la satisfaction d'un
exercice physique où le corps est engagé comme l'esprit. Elle
«matérialise» la pensée, lui donne une forme que nos sens contrôlent.
Elle grave dans la mémoire, le contour et la couleur des sites qui se
déroulent devant nous, le volume des êtres et des choses. L'acte de
peindre, dessiner ou écrire est un adjuvant mnémotechnique. Aussi bien,
les arts graphiques auraient leur place dans un programme «réformé» de
classes pour les enfants, au même titre que l'écriture. En couvrant une
feuille de papier horizontale de lettres, afin de m'exprimer moi-même,
ou si je reproduis l'apparence des objets sur une surface verticale, au
moyen d'un jeu de signes qui suggèrent le volume de ces objets, j'ai la
conscience de pénétrer plus avant dans la connaissance de l'univers dont
je fais partie, et ceci est mon droit. Je ne commence à dépasser ce
droit, que si je soumets aux autres ces devoirs d'élèves. Or ces devoirs
vont aujourd'hui chez le marchand de tableaux et aux expositions.
Avant la photographie et la carte postale, le voyageur tenait, soit un
carnet de poche, journal relu plus tard en famille, ou un album de
«croquis de route».--Cela était charmant. Parmi les incomparables
dessins choisis par les frères Rouart et signés des grands noms de
l'école française du XIXe siècle, maint léger feuillet ne semble pas
avoir eu d'autre ambition.
Laissons les crayons, très poussés, de J.-F. Millet. La plupart d'entre
ceux-ci précèdent des peintures à l'huile ou des pastels, qui en donnent
la formule définitive. Degas a dit que ces «dessins rehaussés», d'après
lesquels était peint le tableau, n'étaient pas _tachés en peintre_ et ne
se prêtaient pas au jeu d'une riche et chaude palette, comme ceux d'un
Delacroix. Le cavalier qui lutte, sur sa monture essoufflée, contre la
rafale,--magnifique invention d'ailleurs,--aurait plus d'autorité
encore, si la «valeur» du ciel et de la mer était autre; la «gamme»
manque d'une note claire, aigre, que Delacroix eût fait chanter dans ce
gris. Il y a parfois trop d'«égalité» dans ces études. Tout de même,
c'est en noir et blanc, que Millet dit l'essentiel, et d'un style
laconique et dense. Ce sont tour à tour d'aiguës analyses ou de fortes
synthèses. Millet reste en pleine nature loin de ce symbolisme
rudimentaire et de cette déformation soi-disant décorative que M.
Maurice Denis décrit avec tant de bonheur, mais un peu trop de
complaisance, peut-être, dans ses «Théories» à la gloire de l'époque où
l'art allait choir dans la littérature, l'abstraction, l'algèbre. Le
Salon d'Automne annonçait déjà des expositions de dessins d'enfants,
source de fraîcheur et de «renouvellement». Bon, pour les dessins de
vrais petits enfants! je les adore; mais à moins d'être le charmant
douanier Rousseau, les grands enfants sont bien ennuyeux!
Qu'un homme ait pu, avec une plume, de l'encre et un chiffon de papier,
en quelques traits exacts et définitifs, suggérer l'immensité d'une
plaine, la lumière, la distance, comme Millet; ou encore Théodore
Rousseau à travers d'épaisses frondaisons taillé son chemin, la plume à
la main, parmi les ronces et les épines d'un de ses paysages favoris:
c'est un mystère, pour nous autres maladroits, du moins. Or ils
faisaient cela en se jouant.
Quelle avait donc été l'éducation de ces grands rustiques? A l'origine,
le peintre étant un artisan, après avoir débuté par un long
apprentissage, à l'âge où d'apprendre est un amusement, sans
préoccupations d'avenir, sans plus que ses camarades des autres métiers,
il savait où le mènerait la route dans laquelle il s'engageait, quels
ouvrages lui seraient commandés. Et quant à la façon de les exécuter,
n'avait-il pas à côté de lui l'exemple du Patron?
Le titre d'élève dont nous ne voulons plus, l'on s'en targuait. Et comme
cela devait rendre toutes choses unies!
Les tours de force, la science à la fois de l'architecte, du
perspecteur, du paysagiste, celle aussi de l'anatomie; le dessin, le
modelé, la préparation des tons, les glacis, la composition, le _goût_,
dont il ne devait même pas être question, étaient «enseignés»
successivement, en allant du plus simple au plus complexe.
Les lettres de maîtrise reçues, le jeune artiste n'allait pas avoir à se
demander: Quoi faire? Et les murs des demeures à décorer étaient si
nombreux, et les brevetés du certificat si rares, que le talent trouvait
son emploi.
Mais soudain, chaque manieur du pinceau et de l'ébauchoir s'avisa
qu'étant un citoyen libre, il était un génie; l'originalité «moderne»
était, du coup, _inventée_, _codifiée_.
Nous aurons pu suivre le développement de cette maladie: _la recherche
de l'originalité_. Celle-ci se transforma très vite et eut ses accidents
secondaires et même tertiaires, tels que la _sincérité (moderne!)_.
«Être sincère» a signifié tour à tour «faire de l'idéal», de la beauté
classique, puis de l'académique; copier la nature «servilement»; peindre
en plein air et fuir les noirceurs de l'atelier; prendre pour modèle des
types populaires ou grossiers; éclaircir les colorations; diviser les
tons; que l'artiste n'ait pour but que d'«extérioriser» plastiquement
ses incomparables sensations et les transcendantales visions de son
génie... et nous ne sommes qu'au début du siècle!
Toute personne passe pour «manquer de sincérité», dont le talent est de
tendances contraires aux vôtres. Un jeune cubiste me dit: «je ne sais
pas ce qu'on appelle «_tendances_», je ne connais que les nôtres...»
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