Propos de peintre, première série: de David à Degas - 08

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efface, recommence: le modelé est de plus en plus raboteux, le noir
domine, cerne les contours. «C'est un corbeau!» dit Aurélien Scholl.
«Vous êtes dur, pour les femmes!»
*
* *
Manet ne travaillait guère que pour le Salon. Les tableaux qui restent
de lui sont _ses Salons_ ou des projets de Salons abandonnés. Il fit
relativement peu d'études, presque pas de dessins ou de croquis; ses
petites natures mortes de fruits, de fleurs très soignées étaient encore
«des tableaux» par lesquels il espérait tenter les marchands. Ses
esquisses sont «des tableaux» arrêtés en route. Sans commandes, sans
acquéreurs, sans «débouchés», disait sa mère, il peignait cependant,
parce que peindre est sa fonction sur terre. Les «défauts» qui
écartaient de lui le public étaient ses qualités essentielles, la
«fatalité» de son don. Et il voulait être un portraitiste _agréable_!
Ses chefs-d'oeuvre manqués se couvraient de poussière, dans une soupente
où personne ne songeait à les retourner, car on n'allait chez lui que
pour la conversation. On croyait qu'il «cherchait quelque chose», que
d'autres plus habiles «trouveraient». On croyait qu'il «donnait des
idées» dont les plus habiles «tireraient parti.» Au contraire, il «prit
les idées» des impressionnistes, tout en restant, inconsciemment,
peintre de musée. Il fut, avec Courbet, le dernier peintre de tradition.
Au lieu d'être un _précurseur_ il était un _aboutissant_. Il n'y eut
peut-être jamais d'artistes plus incompris, plus mal définis de leur
vivant: incompris des autres, et de lui-même. Et un _amateur_, dans le
vrai sens du mot; célèbre pour des théories qu'il n'avait pas, mais que
des journalistes et des littérateurs formulaient pour lui un peu par
blague, ou par intérêt, comme Zola. La noblesse de ses oeuvres les plus
sommaires--non pas légères, car elles ont toute une singulière
pesanteur--échappait encore, même à M. Degas, un autre _amateur_, mais
aussi _intellectuel_ que Manet l'était peu.
*
* *
En dehors du Louvre, Manet ne connut guère que l'Ile de France, le
paysage des bords de la Seine dans la banlieue, les villas blanches et
roses, les plates-bandes fleuries de géraniums, autour d'une boule
miroir; les bancs verts et les arrosoirs, les canots à voile sur la
rivière, chez lui la riche qualité de la pâte et la nervosité de son
pinceau, son dessin surtout, donnent le style et la noblesse des
maîtres, aux choses que les impressionnistes ont diluées dans
l'atmosphère. Sa touche est brusque et réfléchie à la fois. C'est avec
un soin extrême qu'il «borde» sa pâte soigneusement appliquée. Tandis
que Courbet «beurrait» au couteau à palette, un beau ton qui bientôt
noircit, Manet se sert de pinceaux de martre, ou de brosses carrées,
fines; et si tout ce qui vient de sa main est _peiné_, on dirait
pourtant d'esquisses; la fraîcheur de ton d'une première heure d'ébauche
n'est salie ni par ses dessous, ni par les demi-pâtes qu'il accumule; il
sait _reprendre_ sans que se fane la fleur de sa palette.
Et je ne l'ai vu peindre que lorsqu'il était déjà malade, à la fin de sa
vie, longtemps après sa période espagnole, qui fut le beau temps. Il
gardait encore sa matière drue et comme conservée dans un appareil
frigorifique. On ne «respire» pas dans ses tableaux, qui ne sont que «de
la peinture».
Ces souvenirs sont du second atelier de la rue Saint-Pétersbourg. J'ai
vu peindre _le Pertuiset_, _le tueur de Lions_; _Jeanne_; _le Bar_. Les
réactions chimiques qui se produisent dans ces tableaux-là tiennent du
prodige: la violence et la crudité des couleurs furent d'abord presque
inharmoniques. Les colorations se calment en prenant la patine de
l'émail (tels _le Pertuiset_, _Jeanne_ et _le Bar_). Les tons de la
lourde pâte se sont harmonisés et clarifiés _comme des glacis_. Les gris
actuels du _Pertuiset_ furent des violets fouettés de rose; les chairs
étaient rouges comme la tomate, le paysage était fait de carmin, de
lilas vineux et de verts bleutés assez désagréables. Le temps travaille
_pour_ Manet et _contre_ les autres peintres modernes.
Après des séances laborieuses, mais courtes, Manet, vite fatigué, allait
s'étendre sur un canapé bas, à contre-jour sous la fenêtre, et
contemplait ce qu'il venait de peindre, en tordant sa moustache, ayant
le geste d'un gamin qui dirait: «Chic! chouette!» On riait; on le
menaçait des foudres du jury, il se ferait encore «recaler» au Salon. Il
ne s'en désolait plus, parce qu'alors «son nom était un drapeau»; il
était chef d'école, sans école. Il était soutenu par un parti qui se
servait de lui comme d'un candidat auquel on fait signer des professions
de foi révolutionnaires, pendant la période électorale, pour ouvrir la
voie à d'autres «plus sérieux».
*
* *
Le deuxième atelier de la rue Saint-Pétersbourg fut le siège de grandes
réunions politiques. Il recevait le jour du nord, il était banal et
froid, au fond d'une cour qu'habitaient de nombreux artistes; à côté,
c'était celui d'Henry Dupray, le joyeux peintre militaire, qui sonnait
de la trompe, jouait du tambour et amusait tout le monde avec son esprit
de sous-officier tapageur et sentimental. Devant la porte de Manet,
quelques pots de fleurs et des bacs verts avec des lauriers, comme à la
terrasse des restaurants de ce temps-là. Une grande promiscuité régnait
entre voisins, mais après la séance, tout le monde avait rendez-vous
chez Manet.
Je le revois s'appuyant sur une canne plombée, se tenant difficilement
en équilibre sur ses semelles de caoutchouc. Il était vain de son joli
pied, chaussé de «bottines anglaises»; il était souvent vêtu d'une
Norfolk jacket à plis et à ceinture, comme un sportsman anglais. Il
détestait le genre rapin. Dans un coin, à droite de l'entrée, affalés
sur un divan rouge, Albert Wolff, Aurélien Scholl, des boulevardiers et
des demi-mondaines l'entouraient. Charles Ephrussi et quelques
financiers israélites commençaient à acheter ses pastels, non qu'ils
jugeassent la peinture de Manet digne de figurer à côté des gouaches de
Gustave Moreau, sur des boiseries Louis XV authentiques; mais on aimait
Manet et puis on ne savait pas, après tout, ce que réservait l'avenir.
On pouvait tenter le coup!...
Emmanuel Chabrier faisait des mots. Manet adorait les calembours, dont
la mode est si passée. Vers cinq heures, on pouvait à peine trouver
place auprès de l'artiste. Sur un guéridon de fer, accessoire qui
revient souvent dans l'oeuvre de Manet, un garçon servait des bocks de
bière et des apéritifs. Les habitués montaient du boulevard tenir
compagnie à leur camarade, qui ne pouvait plus descendre au café de
Bade.
Un jour, Manet me dit:
--Apportez une brioche, je veux vous en voir peindre une: la
nature-morte est la pierre de touche du peintre.
J'ai encore chez moi la petite toile que je barbouillai sous ses yeux et
dont il parut content.
--Cet animal-là, dit-il, il vous fait une brioche comme père et mère!
La toile est datée 27 octobre 1881, 77, rue Saint-Pétersbourg.
*
* *
Je crois bien que si Manet approuvait les intentions de Cézanne, c'était
plutôt pour un maniaque qu'il le prenait. Je portai chez Manet les
paysages et la nature-morte (pommes rouges et pot au lait en fer-blanc)
que j'avais achetés chez Tanguy, convaincu qu'il aimait, comme Renoir,
la rareté de leur pâte et de leur ton, comme d'un émail ou d'un fragment
de poterie persane. La forme même m'en paraissait curieuse. Manet me
dit:
--C'est de la peinture, comme la musique de Cabaner[9] est de la
musique. Et il se tourna vers Chabrier: n'est-ce pas, Emmanuel?
[9] Cabaner, musicien bohème et excentrique qui avait alors, à
Montmartre, une réputation analogue un peu à celle de M. Erik Satie,
avant qu'on rendît justice à ce pré-debussyste.
Pendant les deux ans que j'ai fréquenté Manet, il jouissait d'être le
chef d'une école dont se réclamaient Gervex, Duez, Bastien Lepage, Roll,
et autres peintres de «plein air» et dont le succès allait grandissant
au Salon. Il avait vers eux les yeux plus souvent tournés que vers
Renoir, Monet, Pissarro, ou Degas, dont l'acharnement spirituel le
torturait. On était très simple dans ce temps-là. Quel serrement de
coeur quand j'entendis: «Il était plus grand que nous le croyions!»
consenti par M. Degas, alors qu'à cinquante ans, Manet s'en alla dans un
corbillard où était épinglée une croix de la Légion d'honneur. Opinion
trop tardive et qu'on ne se permit qu'en allant au cimetière de Passy!
L'atelier du 77, rue de Saint-Pétersbourg n'était guère, comme l'on
voit, celui où l'on se figure un maître dont le nom remplit la fin du
XIXe siècle et le commencement du XXe: Hangar à vieilles toiles oubliées
alors, roulées pour la plupart, il ressemblait à ceux où mes camarades
faisaient semblant de travailler, mais recevaient des femmes. Quelques
rares meubles de hasard, un buffet de restaurant, où appuya ses mains la
fille au corsage bleu du _Bar aux Folies-Bergère_; quelques vases à
fleurs, des «litres», des fioles à liqueurs, quelques bouteilles de
champagne sur une table où s'assirent les deux amoureux de _chez le père
Lathuile_; le miroir à pied de _Nana_, un tub de zinc. Sur des
chevalets, quelques pastels, dont George Moore et Méry Laurent, l'amie
de Henry Dupray et de Mallarmé, visiteuse quotidienne de Manet, à
l'heure où l'on vient bavarder et rire. Sur les chaises, un corsage de
soie, un chapeau, qu'après le départ du modèle, Manet copie avec effort
et application pour le «faire tenir sur la tête».
--Un chapeau haut de forme, c'est ce qu'il y a de plus difficile à
dessiner, disait Manet.
Celui d'Antonin Proust fut bien recommencé vingt fois en ma présence! Je
me rappelle la robe de _Jeanne_ et son ombrelle traînant longtemps à
côté des rhododendrons fanés qui avaient servi de fond; et combien
différente du modèle était l'interprétation de Manet! Le maître me
disait:
--N'est-ce pas, c'est bien ça? C'est soyeux, riche, _c'est bien d'une
élégante_?
Et son gentil geste du bras, comme fauchant l'air, et la main droite
faisant claquer ses doigts, donnait plus d'autorité à une voix affaiblie
de malade. Il y avait peu de gêne, peu de respect, trop peu, autour de
cet ami qu'on aimait, mais qu'on ne pouvait décidément pas prendre au
sérieux, sans doute à cause de sa gentillesse. Marcel Bernstein, le père
d'Henri, Manet une fois mort, me donna le _Moine en prière_ en échange
d'une pochade de Daubigny.
--Eh! là, l'amateur! Voilà qu'il file avec son cadre sous le bras...!
Allez donc dire aux marchands que ce n'est tout de même pas plus mal que
Duez... et Manet riait de me voir emporter une tête au pastel, Méry
Laurent coiffée d'une toque de lophophore, vêtue d'une jaquette grise
garnie de skungs; comme j'avais obtenu que mon père achetât pour moi
cette jolie chose.
Je regrette de n'avoir pas mieux connu l'excellent Manet, de ne pas lui
avoir parlé avec la tendresse et la vénération qu'il méritait. Mais
peut-être préférait-il alors, à ma réserve silencieuse de petit jeune
homme bien dressé, la camaraderie libre et gouailleuse qui me choquait
tant chez les autres. Alfred Stevens, ce gros Belge de Paris, si bon
peintre, jadis, mais d'intelligence trop limitée, et qui ne travaillait
plus que pour le commerce, paraissait le pontife dans ce milieu artiste,
un pontife au chapeau penché sur l'oreille, type de préfet du second
Empire, ou de colonel de cavalerie en goguette.
Fanfin avait une affection fraternelle pour Manet, mais... distante et
effrayée! Il ne se serait pas risqué au 77, rue de Saint-Pétersbourg. Il
avait été quelquefois, jadis, chez M. et Mme Manet aux séances de
musique de chambre, que donnait le vieux magistrat; Mme Édouard Manet ne
paraissait jamais à l'atelier qui était, selon elle, «une annexe du café
de Bade». Édouard, dans son «antre», n'était plus le fils de M. et Mme
Manet. Celle-ci disait:
--Pourtant, il a copié la _Vierge au Lapin_, de Tintoret, vous viendrez
voir cela chez moi, c'est bien copié. Il pourrait peindre autrement;
seulement il a un mauvais entourage!... S'il pouvait, au moins, peindre
des portraits comme Tony-Robert Fleury!
Édouard n'aurait pas demandé mieux, peut-être, mais avec le caractère,
le dessin appuyé et dur de ses têtes, c'était malgré lui et à son insu
qu'il «défigurait ses modèles» et faisait des chefs-d'oeuvre.
M. Degas fut blessé et cessa de voir son ami. Degas avait peint un
portrait double de M. et Mme Édouard Manet. Mme Édouard Manet, vue de
profil, jouait du piano. Manet coupa la toile en deux, supprima l'image
«enlaidie» de sa femme. Quant à la ressemblance de Manet, assis en boule
sur un canapé, si j'en juge par une photographie de ce beau fragment,
c'était la vie, c'était l'homme que j'ai connu. _La femme au gant_ que
j'achetai 500 francs chez Durand-Ruel, en 1884, «un monstre de laideur»,
fut reconnue par un enfant de ma famille:--Ah! c'est la tante Aurore!...
dit-il. Les parents firent taire le petit sot: mais je sus que _La femme
au gant_ était bien Mme de X..., célèbre beauté du Second Empire, la
tante Aurore. Herr von Tschudi, qui la convoitait pour Berlin, me
disait:--C'est la Joconde française.
«Si l'on aime la peinture de Manet, on l'aime comme Corot, comme
Tourgueneff», a écrit George Moore, l'«Anglais des Batignolles», ainsi
qu'on désigna Moore quand Manet fit de lui l'étonnant pastel «aux yeux
mauves, au teint vert de noyé». Plus d'un quart de siècle après la mort
du peintre, Moore parle encore de lui comme si Manet venait de
disparaître; pour lui Paris est vide sans Manet et l'on n'y fait plus de
peinture.
*
* *
Manet pasticheur?
Il n'y a pas deux tableaux dans toute son oeuvre, qui n'aient été
inspirés par un autre tableau, ancien ou moderne. Manet prenait
résolument la composition d'une toile de maître, la traduisait à sa
façon, la recréait; les Espagnols dont il a été si impressionné dans sa
plus belle manière, il les pastichait avec une volonté de faire des
tableaux de musée. Personne plus que lui n'a «démarqué», et personne
n'est plus original. Plus tard, influencé par Claude Monet, il fera du
plein air, aussi polychrome que ses premières oeuvres étaient blanches
et noires; mais toujours et partout, la _touche_ est du Manet, sa pâte
est unique; la maladresse, la précision et la décision à la fois du
pinceau n'appartiennent qu'à lui. C'est _bien fait_ jusque dans le lâché
apparent. Il y a une plénitude dans son dessin simplifié et gauche, il y
a une déformation dans le sens de la grandeur. Son modelé plat qui
supprime certains plans, donne une qualité unique à la nature-morte, aux
objets. Rappelez-vous le _Jambon_ sur un plateau d'argent, la _Botte
d'asperges_. On n'a jamais peint comme cela avant lui. Cela paraît plus
simple et plus mystérieux que la pâte de Chardin.
Du _Guitariste_ au _Linge_, une révolution s'est opérée chez Manet; on
croit à peine que les mêmes yeux aient pu voir, à quelques ans de
distance, si différemment. Toutefois, la main est reconnaissable. Toutes
mes préférences sont pour la période espagnole et surtout pour
l'_Olympia_ qui m'apparaît comme une oeuvre sans rivale dans notre âge,
un réservoir de lumière, un soleil blanc dans la «Salle des États»
qu'elle éclaire, avec son étrange, métallique beauté de chair, sa
_stylisation_ involontaire, sa sensualité moderne, «baudelairienne»--et
combien plus femme par la vie qu'elle dégage, que la _Maîtresse du
Titien_, ou que l'_Odalisque_ d'Ingres, à laquelle elle fait pendant, au
Louvre!
On a parlé de Goya, à propos de l'_Olympia_ qui serait un pastiche de la
Duchesse d'Albe, nue sur un lit. Il existe aussi une Duchesse d'Albe en
costume de Maya; Manet a peint une Espagnole travestie en torero; le
_Balcon_ est composé comme un des «Caprices» de Goya. Nul doute que
Manet avait songé à l'Espagnol dans ses scènes de Plaza et sa _Lola de
Valence_; mais je ne crois pas qu'il ait connu les originaux, ni qu'il
soit même allé en Espagne, et ses toiles sont très supérieures à celles
dont il se serait inspiré. Ses «pastiches» sont des créations aussi
originales que _le Linge_.
Un peintre de grand métier peut s'inspirer, doit s'inspirer de ce qu'il
aime et le recréer à sa façon. Il y a des artistes sans nulle invention
ni personnalité, dont la manière n'évoque le souvenir d'aucune autre
manière, et qui sont pourtant banals et sans intérêt. L'originalité
réside moins dans la _conception_ que dans l'_exécution_. Les moyens
sont _tout_ en peinture. Ingres a pillé--puisque l'on dit ainsi--tout ce
qui lui semble en valoir la peine. Son admirable _Thétis_ est comme un
agrandissement d'une pierre gravée antique du musée de Naples. Les
statues grecques, les miniatures persanes étaient familières à Ingres.
L'_OEdipe et le Sphinx_ est fait d'après un patron très fréquent sur les
vases étrusques. L'_OEdipe_ n'est-il pas cependant le tableau le plus
caractéristique du maître français?
C'est par la façon dont elle est «faite» que l'oeuvre de Manet s'impose
et vivra. C'est par son _métier_[10] que Manet aurait dû influer sur ses
contemporains. Or, de sa maîtrise de technicien, il n'était pas
question, jusqu'à ce que nous l'ayons découverte, beaucoup plus tard.
[10] «L'atelier de Vélasquez», que je possède, est un exemple curieux
du _pastiche-original_ de Manet.
Nous voyons donc le même fait se reproduire pour tous les peintres.
Certains hommes bénéficient de l'heure à laquelle ils ont paru, d'une
circonstance fortuite de leur carrière; pourquoi le nom de Manet est-il
devenu une sorte de référence pour les impressionnistes et les
néo-impressionnistes? Il n'a pas de parents dans l'art moderne. Claude
Monet combina une palette nouvelle, Manet crut l'emprunter. N'étant pas
théoricien, ses phrases coutumières sur l'art étaient d'aimables
enfantillages; il parlait d'art comme un _communard_ amateur, de la
révolution.


GUSTAVE RICARD[11]
[11] Exposition de Ricard et de Carpeaux, à la salle du Jeu de Paume,
15 mai-15 juin 1912. Article paru dans la _Revue de Paris_.

Il est mort trop tôt pour que j'aie pu le connaître; mais on m'en a tant
parlé dans ma jeunesse, qu'à l'aide de mes souvenirs j'essaierai
d'évoquer cette figure mélancolique, si peu épargnée par l'injustice de
ceux qui aiment les nouvelles formules, la spontanéité, la lumière, la
vie joyeuse. Enfermé dans son atelier, par crainte de ses contemporains,
Ricard vécut presque ignoré du public, et adulé de quelques-uns.
L'expérience à laquelle nous assistâmes ce temps-ci prouve l'inutilité
de certains essais de réparation. Moi-même, qui possède plusieurs de ses
oeuvres, recherchées et entourées de vénération par ma famille, cette
réunion de plus de cent portraits m'a d'abord déçu autant que les gens
pressés qui n'ont pas pris la peine de forcer la porte de ce reclus
volontaire. Ricard a fait la nuit autour de lui: munissez-vous d'une
lanterne et pénétrez à pas discrets dans son laboratoire de chimiste.
On lui refuse la personnalité. Il faudrait pourtant s'entendre sur cette
question: en quoi consiste l'originalité? Il nous arrive trop souvent de
prendre pour de l'originalité une simple transposition de ton, comme
dans un orchestre l'usage d'un instrument au son bizarre et nouveau.
Nous sommes en pleine brutalité. Nos yeux sont assaillis par les pires
extravagances de colorations crues, de tons entiers, réaction toute
légitime contre un excès de fadeur et de demi-teinte. Le soin dans le
«métier» est sacrifié à la recherche de la couleur pure, qui, moins on
la travaille, mieux elle chante. Aussi bien une exposition de Ricard,
après la malencontreuse rétrospective de Whistler, laisse froid un
public perverti par les savantes roueries de la réclame, et qui veut à
tout prix découvrir des maîtres à bon marché, et féconds, dont la
spéculation s'empare.
Ce que nous appelons couramment «originalité», est-ce le piment qui
réveille, pour un temps, un appétit endormi? D'autre part, le retour à
des préoccupations plastiques décoratives ne fut, dans plus d'un cas,
qu'une confusion du tableau avec le décor, un entraînement des sens
souvent assez heureux, et qui semble très particulier aux races
orientales et sémitiques.
Or, l'on choisit cette heure pour rouvrir la chapelle désaffectée de
Gustave Ricard et sonner des carillons au lieu d'un glas. Nous voici
chez un homme qui fermait les rideaux de son atelier pour peindre dans
la pénombre, arracha du cadran de son horloge les aiguilles--symbolisme
qui vous fera sourire--s'exerce à y voir dans les ténèbres comme un
oiseau de nuit, au moment où Cézanne se fixait à Aix dans le soleil de
sa Provence.
*
* *
Un vieil ami de Ricard écrit: «C'était un être exquis, un causeur
charmant, curieux de toutes choses. Très modeste, il n'était jamais tout
à fait content de ses oeuvres, qu'il comparait en admirateur forcené des
maîtres, avec celles de Titien, de Velasquez, Rubens et Van Dyck, ses
dieux. Il adorait les primitifs allemands et surtout italiens.»
Cette modestie-là n'est qu'une douloureuse ambition cachée dont meurent
ceux à qui manque une robuste vitalité.
Ricard, dans un sombre rez-de-chaussée de Montmartre, mélange les huiles
et les siccatifs, compose des tons de préparation et des glacis, d'après
des recettes retrouvées du XVIe siècle. Il fait peu poser et peint sans
relâche après le départ du modèle, corrigeant, effaçant les traces trop
vulgaires du travail d'après nature; la séance continue dans la
solitude; le peintre suit son idée et s'égare comme dans un labyrinthe
où nul gardien ne le dirigera vers l'issue, en cas de découragement; il
revient sur ses pas, parcourt des kilomètres, harassé, en pure perte. Il
y a dans ce travail solitaire une jouissance morbide, dangereuse comme
la morphine; pour le portraitiste, presque un non-sens; tout de même,
qui en essaie y reviendra, inconscient des heures et de leur fuite...
et, la nuit, quelle tentation de prendre une lampe, de retourner au
chevalet revoir déformée par le pinceau l'image que l'imagination
déforme plus encore, lui prêtant des beautés dont l'aurore dissipera le
mirage! Et le lendemain, de recommencer! Si les maîtres d'autrefois ne
peignaient pas d'après le modèle, ils dessinaient d'après lui; les
portraits, aussi, étaient peints avec des recettes, coloriés à la façon
des gravures que les enfants enluminent. Ces recettes, on les
enseignait. Pour les retrouver, Ricard a fait un ouvrage de Pénélope.
Par ses recherches, ses essais, son inquiétude, il est d'aujourd'hui, et
peut-être le premier portraitiste qui, au lieu d'avoir exploité une
formule, ne laissera que des études.
Ricard a mis trop de _sentiment_ dans ses portraits. C'est la qualité du
«sentiment» qui a le plus de chance de «faire dater» un tableau. Rien ne
se démode comme le «sentiment», cause des succès rapides et des chutes
dans l'oubli; péril pour un J.-F. Millet, si grand artiste tant qu'il
n'est pas sentimental. Ricard fait penser dans certaines de ses toiles,
mais avec un plus beau métier, à ce Lembach dont le «sentiment» est pour
beaucoup dans l'illusion que ses contemporains se firent sur le peintre.
Sans préférer la lourdeur d'esprit d'un Courbet ou d'un Alfred Stevens,
méfions-nous des psychologues sentimentaux. Ricard, cependant, va
parfois assez loin et exprime l'âme d'un temps dont Stevens nous
conserva les costumes. Nous lui devons, comme à Carpeaux, nombre
d'images typiques de cette époque impériale qui réapparaît sur la scène
quand des directeurs de théâtre tentent de rajeunir les pièces de Dumas
fils, d'Augier ou de Sardou, en revêtant les acteurs de toilettes
oubliées depuis quarante ans.
Dans les familles moisissent, au fond d'armoires, les émouvants albums
de photographies qui devraient avoir leur place dans les bibliothèques.
Je m'y retrouve dans les bras d'une nourrice bourguignonne à bonnet
tuyauté et couronné des coques d'un immense ruban écossais; puis petit
garçon en chapeau de paille de riz, orné d'une écharpe à franges, et,
sur les oreilles, deux pompons, à l'effet de me garantir des courants
d'air si redoutés alors par de tendres mères en crinoline. Nos pères
étaient charmants, mais un peu comiques, avec leurs favoris bouclés,
leur cravate à trois tours, et fort bien pris, ma foi! dans leurs
redingotes et leurs étroits pantalons à sous-pieds. La photographie ne
nous permet plus d'ignorer nos propres avatars ni la tournure de nos
aînés; mais les cartes-albums se détruisent, l'image pâlit, et seules
survivent les oeuvres peintes, ou modelées par le sculpteur. Et les bons
portraitistes sont rares, à cause même du portraituré; car si le
portrait commandé par une famille est jugé d'une présentation flatteuse,
les intéressés sont contents et surpris d'un résultat toujours incertain
dans l'aventure qu'est le choix d'un artiste; au point que si je devais
en prendre la responsabilité, je frémirais, et peut-être
m'abstiendrais-je, à moins de désirer un «simple morceau», peint pour
moi seul d'après l'infortuné que je condamnerais à subir des séances de
pose, qui sont un peu du viol.
En général, les considérations relatives à un portrait peuvent se
réduire à celles-ci: ressemblance, présentation satisfaisante, valeur
d'art, mérite technique. Qui ne demande à un portrait que la
ressemblance flattée et l'agrément, le destine à une prochaine
relégation dans le grenier, une fois disparu le Monsieur ou la Dame, et
si la toile ne possède les mérites intrinsèques d'une oeuvre d'art.
Celles de Ricard étaient ensemble un portrait et un tableau grave,
digne; Ricard était qualifié pour peindre un beau portrait qui ne passe
pas de mode. Le cercle de ses clients, presque tous ses amis, fut
restreint, mais une élite; son nom, ignoré des cours qui s'étaient
attaché Winterhalter, Chaplin, Dubufe le père, Pérignon et Cabanel;
quelques autres encore étaient assaillis de commandes et recueillaient
une fortune. A côté d'eux, n'exposant point au Salon, Ricard exécutait
un portrait, non sans se faire beaucoup prier, car il craignait de ne
pas réussir. A défaut d'une couleur chatoyante et claire, agréable sur
les boiseries d'un appartement luxueux, il vous donnait «de la
distinction» et une certaine expression rêveuse fort au goût des clients
dont l'idéal sera toujours de passer à la postérité, non sous leur
aspect véritable, mais «idéalisé». Moins affecté qu'Ernest Hébert, le
peintre des têtes penchées, maladives, aux yeux «chargés de nonchaloir»,
Ricard inclinait sur des poitrines plates des visages de mélancolie où
«couve la passion». Aux hommes, il donnait une langueur rêveuse,
romantique, un front «chargé de fatalité»; il nouait joliment une
cravate sous une barbe soigneusement brossée, répandue en éventail sur
une «veste de chambre» en velours; il prêtait à un financier l'allure
d'Alfred de Musset. Un monsieur du temps de Bertall et de Cham, qui se
voit tel accommodé, ne craint plus le jugement de ses petits-fils; ils
ne le renieront point. Enfin, les gens du monde qui se piquaient d'être
connaisseurs, croyaient faire preuve d'audace en allant à Ricard, comme
en achetant des meubles anciens qu'on commençait de rechercher, ainsi
que les vieux tableaux; or, le plus vif désir de Ricard était que les
siens parussent, sitôt finis, dater au moins d'un siècle. Il était prêt
à faire de vous un «Rembrandt», un «Titien» ou un «Reynolds». Chenavard,
infatigable causeur, devait aviver, avec cette éloquence à laquelle nul
de ses confrères ne résista, le mépris de Ricard pour la peinture
moderne; néanmoins, une toile de Ricard est reconnaissable de loin,
avant même qu'on ne déchiffre le monogramme G. R., et malgré le désir
qu'eut le peintre de «faire» du Vénitien, du Flamand ou de l'Anglais. La
durée de la peinture à l'huile, sa conservation: grand souci de Ricard
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