Propos de peintre, première série: de David à Degas - 07

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caractère tourmenté et malsain de son art, qui attirait certain public,
me repousserait si le hasard ne m'eût fait voir de près le petit malade.
Sa grande intelligence étincelait comme ses yeux; il avait une charmante
culture, un goût délicat et varié, beaucoup d'esprit.
Ce qui me touche avant tout chez Beardsley, écrivain, c'est son amour de
la langue française, laquelle il ne parlait pas volontiers bien qu'elle
eût peu de secrets pour lui. Il rêvait d'incorporer à la sienne certains
de nos mots qui l'enchantaient. Mais comment était-il parvenu à se
faire, dans notre littérature classique, une éducation dont il donnait
la preuve le plus simplement du monde, à la vérité? La connaissance
superficielle des choses de chez nous, qui nous flatte chez les
étrangers pour la bonne volonté dont elle témoigne, elle nous irrite
parfois aussi un peu. Aubrey la dépassa vite. _Le Courrier français_,
auquel il collabora, représente assez «l'article de Paris», cette
fantaisie dont la mousse grise les cerveaux des Américains, des Anglais
et des Allemands; mais le flair et la lucidité de Beardsley le menèrent
plus loin, et comme il n'était pas un à se contenter de peu, s'étant
mis, avec sa soeur Mabel, à lire du français, ils allèrent tous deux au
meilleur et au plus difficile.
Ai-je jamais entendu l'un de mes compatriotes parler de Molière et de
Racine, comme Beardsley, de Racine, surtout, qui reste obscur aux
étrangers? Et il récitait les choeurs d'_Athalie_ et d'_Esther_ comme
des prières. Il vivait dans le dix-septième et le dix-huitième siècles.
On sait qu'il songea à traduire les _Confessions_, à écrire un ouvrage
sur Jean-Jacques et un essai sur les _Liaisons dangereuses_. Il étudia à
fond George Sand, Chateaubriand, Balzac. Il connaissait les personnages
de _la Comédie humaine_ comme des membres de sa famille.
Nous passions des heures dans sa chambre où Charles Conder exécutait ses
ingénieuses lithographies pour la _Fille aux yeux d'or_. Conder voyait
en Dieppe un décor pour tous les actes de la _Comédie Humaine_; il
n'était alors question que de Balzac; et dans ce petit monde où certains
étaient à peine capables de désigner par son nom un objet dans un
magasin, Balzac était discuté comme par des lettrés français. Gautier,
Baudelaire, Verlaine furent les autres dieux de Beardsley.
La _Dame aux Camélias_ prenait à ses yeux de malade une importance
spéciale, il la parait de sa propre poésie. Il exigea que je le menasse
à Puys chez Alexandre Dumas, bien touchante visite où le romancier, qui
n'aimait pas les étrangers, fut conquis par le charme juvénile du
visiteur dont je traduisais au cours de l'entretien les questions et les
habiles compliments. Mrs. Mabel Beardsley-Wright doit avoir encore, sur
quelque rayon de sa bibliothèque, le volume de la _Dame aux Camélias_
que Dumas offrit à Aubrey, et précédé d'une belle dédicace.
Mais me voici tenté de conter mes souvenirs et, pour ce, suis-je dans
l'embarras, car c'est une préface qu'on m'a fait l'honneur de me
demander. D'abord, je m'en étais réjoui, mais une préface pour _Under
the Hill_ serait l'entreprise d'un homme de lettres!... Cependant, comme
on m'assura que tout ce que je savais de l'homme mériterait d'être dit,
ma mémoire à contribution fut mise.
Des souvenirs surgirent en foule et pendant quelques jours je revécus
par la pensée avec le cher garçon dont j'avais fait la connaissance,
deux ans avant sa mort, déjà atteint d'un mal qui ne pardonne pas, mais
encore enthousiaste et brillant à ses heures de répit. J'évoquais nos
journées de flânerie ou de travail, les bavardages que nous avions
ensemble le matin sur la plage, au milieu des baigneurs; l'après-midi,
en arpentant les pelouses de la rue Aguado, et à l'hôtel des Étrangers
où sa mère, bonne et tendrement inquiète, attendait toujours, regardait
son fils en frémissant, quand nous rentrions d'une promenade trop
fatigante pour lui.
J'avais déjà rédigé ces souvenirs quand je repris le livre d'Arthur
Symons sur mon ami: je ne faisais que répéter des choses si bien dites
avant moi! En effet nous passâmes, Symons et moi, l'été de 1895 à
Dieppe, en compagnie de Beardsley. Nous le voyions à chaque instant; une
perpétuelle agitation et la terreur de la solitude lui faisaient saisir
le moindre prétexte d'abandonner les dessins dont il avait la commande,
seules ressources pour faire vivre une famille qui dépendait de lui. Et
Aubrey n'avait pas des goûts modestes! Il venait nous chercher ou nous
le rencontrions dehors, portant sous son bras la vieille reliure Louis
XIV de maroquin rouge à fers dorés, qui lui servait d'enveloppe pour ses
notes écrites. Symons et moi étions les auditeurs attentifs de ses
boutades et des paradoxes d'une liberté telle, qu'il les faudrait dire
en latin. Peut-être, en ma qualité de Français, ai-je été plus touché
que Symons par l'étrangeté du personnage et m'apparut-elle plus
exceptionnelle, si habitué que je sois à l'humeur britannique, à
l'excentricité anglo-saxonne. Le décor de notre vieille ville normande,
si provinciale, en dépit de son Casino et de ses bains cosmopolites, où
je vis passer tant de curieuses figures depuis trente ans; la lumière de
cet endroit où s'écoulèrent toutes mes vacances, mettaient en un vif
relief la silhouette du fin artiste, de cet élégant et anguleux dandy
encore tout imprégné de la forte odeur de Londres.
Son visage émacié présentait un nez fort busqué et très osseux, entre
deux petits yeux perçants, couleur de noisette, sous des cheveux de ce
blond acajou dit «auburn», que séparait en bandeaux, sur un front bombé,
une raie soigneusement faite. Deux «grains de beauté» me semblaient
arrondis par lui comme des «mouches». Il ressemblait au jeune héros du
_Mariage à la mode_ de Hogarth. Toujours vêtu, le jour, d'un costume
gris clair, une fleur à la boutonnière, ganté, il tenait verticalement,
par le milieu, une grosse canne de jonc dont il frappait le sol pour
scander ses phrases et affirmer ses paradoxes. Il avait de l'esprit de
mots à la française, un langage recherché, des façons cérémonieuses. Un
peu voûté, il tâchait de redresser sa haute taille dans un sinistre
effort de ne pas paraître malade. La maladie lui faisait horreur, et dès
que le sourire retombait, son expression devenait poignante. A la
moindre brise, il s'enveloppait d'un plaid de voyage ou dans un
mac-farlane dont les ailes gonflées par le vent du large le faisaient
ressembler à une énorme chauve-souris.
Beardsley vint sonner à ma porte, accompagné par des amis qui ont déjà
presque tous disparu et dont certains--lui le premier--auraient à peine
atteint à la maturité aujourd'hui.
Le bon géant Fritz Thaulow--mort, lui aussi--vivait à Dieppe avec son
heureuse et blonde famille. Il ouvrait sa maison aux artistes de
passage. Thaulow et Charles Conder me présentèrent le groupe d'Anglais
que le même bateau avait amené. C'était le poète Alfred Dowson, bohème à
la Verlaine, qui fut vite enlevé, après avoir signé de beaux vers;
c'était Arthur Symons et quelques autres, suivis de l'éditeur Smithers,
à l'éternel gibus, au nez rouge d'Agoust et flanqué d'une demoiselle de
bar ensevelie sous un immense chapeau de plumes. On aurait dit une
troupe venue sur le continent pour une Bank Holiday. C'étaient pourtant
les rédacteurs et les principaux artistes du magazine _Savoy_, dont
j'attendais avec impatience chaque nouveau fascicule à la couverture
rose et parée d'un dessin d'Aubrey Beardsley. Ces jeunes gens
s'ingéniaient à scandaliser leur pays et n'auraient reculé devant rien
pour se signaler.
Intéressante époque de l'histoire artistique et littéraire de
l'Angleterre: 1895. Le long règne de la pieuse et sévère Victoria,
impératrice des Indes, décline. Burne-Jones vient d'être créé baronnet;
Whistler commence à faire école, après ses batailles livrées à la
Grosvenor Gallery, où les snobs se pâment de confiance devant toute
oeuvre que refuse la Royal Academy, et recueillie par Comyns Carr. Oscar
Wilde, triomphant, se promène dans Piccadilly, un grand tournesol à la
main. Les opéras de Wagner sont donnés dans deux théâtres à la fois où
se presse religieusement ce public d'esthètes, si bien croqués par
Aubrey Beardsley dans une de ses fameuses planches: _Wagnerites_. Sarah
Bernhardt et Réjane jouent des pièces françaises; George Moore célèbre
Manet, Degas, Zola et Goncourt. Le seul nom de Balzac gonfle la gorge de
ceux-là mêmes qui n'ont rien lu de lui; William Morris, poète,
sociologue et tapissier, poursuit de sa haine l'acajou victorien et met
dans le home du bourgeois un ameublement dans le goût des
préraphaélites.
La société anglaise se réveille d'un long sommeil et secoue son
indifférence pour tout ce qui n'est pas le sport. Un nouveau snobisme va
la jeter dans les bras des artistes; elle attend un miracle et se
prépare à s'amuser d'autre façon que naguère. Dans cette aube
rafraîchie, parmi les révoltés et les novateurs, voici venir le jeune
Beardsley. D'un pas mesuré, il va, élégant et fluet, allonger
subrepticement un coup de pied dans les vitres de Buckingham Palace,
d'où la vieille souveraine observe et condamne ses sujets. On sait que
sa majestueuse indulgence ne s'accorde qu'aux Philistins. Beardsley,
grave et ironique, s'avance, tenant au-dessus de sa tête des plats et
des corbeilles chargés de paons, de poissons rares et de fruits
exotiques. Des parfums énervants fument dans des cassolettes. En
cadence, suivi d'un cortège de masques, de nains, de mauvais drôles, il
présente, en une bouffonne entrée de ballet, des objets bizarres qu'on
dirait tirés du fourgon des rois mages, des mets à l'arome inquiétant...
Aussi bien le chef qui en prépare les sauces et en dresse la parure,
dédaigne la cuisson classique des rôtis nationaux.
Beardsley rénove la fantaisie anglaise, cruelle et poétique, froide, ou
qui dissimule ses émotions; il fait la chasse au «sentimentalism» d'un
art désuet; il est cynique, gouailleur et poète à la façon d'un clown
shakespearien, exubérant tour à tour et retenu, amer dans ses éclats de
gaieté.
Beardsley me rappelait un autre très cher de mes amis, le candide et
mystérieux Jules Laforgue que j'avais vu dix ans plus tôt passer,
toussant lui aussi et blême comme ce Pierrot qu'ils aimèrent tous deux.
L'humour de _Under the Hill_ reçoit un reflet lointain des _Moralités
Légendaires_. J'imagine ces deux jeunes malades se rencontrant dans la
nuit élyséenne, qui se saluent avec cérémonie, dansent un grave menuet
dans un pâle rayon de la lune, puis s'évanouissent comme deux ombres...
Ils ont beaucoup souffert et beaucoup ri tous les deux quand ils étaient
parmi les vivants et si la mort n'avait pas si vite convoité ces deux
frêles proies, l'un ne serait pas devenu le Chrétien, ni l'autre
l'amoureux candide et sanctifié qu'ils devinrent avant de nous dire
adieu. Beardsley et Laforgue furent les «fleurs de bitume» de deux
grandes capitales modernes. Laforgue, quoique provincial du Midi,
incarne le gavroche parisien de l'heure inquiète qu'il vécut. Quant à
Beardsley il est un «blackguard» de Londres, le vrai cockney au rire
bref et qui retombe dans une morne tristesse après les bonds d'une
gaieté de parade foraine.
On ne peut dire de lui: «Il n'eut pas le temps de s'exprimer; que
serait-il devenu?» En quelques années, comme suivant la marche rapide de
l'aiguille sur le cadran, il donna, haletant mais avec méthode, tout ce
qu'il avait peut-être en lui. Il eut la chance, dans ce temps de fébrile
course au clocher, de choisir sa piste et l'arabesque qu'il y tracerait.
L'enfant prodige des soirées de Brighton, le petit pianiste faiseur de
_Christmas cards_ et de _Menus_ à l'aquarelle, trouve à quinze ans sa
formule.
Élève de Burne-Jones, admirateur de Leighton, il fut l'un des premiers
qui les rapprochent de Whistler--c'était alors marier le feu à l'eau.
Les deux Académiciens donnèrent à Aubrey sa vision tout anglaise de
l'antiquité classique, de la Renaissance italienne; Whistler lui révéla
les estampes japonaises, le pittoresque et le style qu'un artiste peut
mettre dans les costumes contemporains; puis Beardsley alla, avec
Conder, aux grands siècles français; son goût du «grotesque» moderne et
du masque fit le reste. Il déforme les gens de son temps, les habille à
l'antique ou à la Louis XIV, les dévêt ou les pare d'atours empruntés,
mais leurs gestes sont d'aujourd'hui, comme les personnages des romans
d'Henri de Régnier. Les salles bizarres et les jardins fantastiques où
ces comédiens minaudent, en des galanteries poudrées, donnent sur la rue
bruyante de hansom cabs et d'omnibus. Ses dessins sont prêts à être
agrandis en affiches pour les murs de Londres. Malgré les paraphes et
les préciosités calligraphiques dont il la charge, son écriture, même de
loin, reste lisible et se reproduit bien. Beardsley, l'inventeur «du
blanc et noir»[8] est stimulé par la feuille de papier; le graveur
héraldique et l'imagier médiéval prêtent leurs moyens exacts au caprice
du jeune décadent. Ce satiriste irrespectueux n'est pas peintre, mais un
maître _en blanc et noir_, c'est pour l'imprimerie qu'il travaille.
[8] Le «blanc et noir», dont je parle ici, est celui dont la mode nous
est venue peu avant la guerre, dans les toilettes et l'ameublement,
et qui, en 1918, apparaît sur la scène dans la Revue du Casino de
Paris--chambre à coucher de Mlle Gaby Deslys.
«L'illustration et l'affiche ne sont-elles pas l'art même de ce temps?»
disait souvent Beardsley, que les tableaux ennuyaient un peu.
Il ne fit pas de peinture à l'huile, mais projeta d'en faire quand il
était avec moi. Qu'aurait été sa peinture? Un jour, le sachant tenté par
ma boîte à couleurs, je le laissai seul dans l'atelier du Bas-Fort-Blanc
dont la baie laisse voir les rochers où les enfants pêchent la crevette.
C'était un après-midi glorieux d'août. Je partis en promenade afin de ne
le déranger pas. Quand je rentrai, la grande toile que j'avais mise à sa
disposition était couverte d'un très beau dessin au fusain que je ne me
console pas encore d'avoir vu effacer d'un coup de gant. C'était un
épisode rapporté par George Sand: Liszt marche dans la campagne,
s'enfonce dans un champ de pavots dont les têtes sont pour lui autant
d'instrumentistes. Le musicien inspiré brandit sa canne comme un bâton
de kappelmeister et bat la mesure, croyant conduire un orchestre
innombrable.
Ce fantastique personnage aux longs cheveux bouclés, coiffé d'un feutre
mou, avait un geste superbe; en vérité, le bâton dirigeait une symphonie
macabre, et l'on eût dit qu'il voulût faucher ces têtes aux corolles
impertinentes de fraîcheur. Tout ce que faisait Beardsley exhalait
l'odeur de la mort.
Je ne le connus qu'affaibli et se préparant à prendre congé de nous,
implorant avec résignation le Crucifix qu'avait mis entre les doigts
moites du malade un prêtre catholique. La Foi rendit moins déchirantes
ses rêveries de jeune condamné, à la porte du cimetière.
Je le surpris souvent penché sur sa table, dessinant dans sa chambre
d'hôtel; il était rentré las de ses marches d'un bout à l'autre de la
terrasse du Casino. Grisé des flonflons du bal et du bruit des «Petits
chevaux» dans lequel _Under the Hill_ fut écrit presque en entier, il
revenait sagement à son ouvrage commandé, attendu par ses éditeurs.
Travail appliqué, minutieux, sans ratures, conduit comme celui d'un
moine enluminant une page de missel. Ainsi courbé sur la feuille de
papier bristol, des petites plumes d'or, des grattoirs rangés avec
ordre, Aubrey accomplissait une tâche au-dessus de ses forces, sous le
regard du Christ accroché au mur. Ce nouveau Tannhäuser était obsédé par
des visions du Venusberg, de la bacchanale dont les cuivres et les
tambourins vibrant dans ses oreilles, ramenaient sur ses joues deux
taches de sang. Il y a comme la déformation d'une cagoule de frère de la
Miséricorde, dans certains de ses personnages ambigus, arlequins,
dominos qu'il faisait rôder dans ses mascarades, où ils répandent une
odeur de cadavre et l'épouvante de l'Enfer. Ces créations sont autant de
doubles de sa personne.
Même affaibli, comme il l'était en 1895, et tenaillé par l'effroi du
lendemain, son imagination d'illustrateur était follement libertine,
hantée de monstres aux gestes douteux, qui offrent à la malveillance
toute liberté de graveleuse interprétation. Les amateurs ne furent
indulgents que pour les légères vignettes de la _Mort d'Arthur_, et son
premier public devait être bien peu naïf, car il attribua un sens
obscène aux moindres détails des dessins parus dans le _Savoy_ et dans
le _Yellow Book_; on voulut découvrir des intentions et des symboles
jusque dans les fruits et les fleurs de la si curieuse Madone, peut-être
le chef-d'oeuvre de Beardsley. Tant de choses étaient contées sur sa vie
privée, et il s'était volontairement créé une telle réputation de
dépravé et de blasphémateur, qu'on le voyait toujours plus ou moins
célébrant une messe noire. On pouvait se demander si la ferveur du
catéchumène n'était pas trop souvent attisée par le souffle des satyres
et des démons. Il ne s'expliquait point sur sa piété et demeura plein de
retenue, la seule fois que je lui avouai mon malaise à ce sujet.
Il y eut vers les années quatre-vingt, beaucoup de conversions à
Londres. Ce fut une mode et un engouement dans le monde des arts,
d'embrasser le catholicisme au moment où s'achevait la surprenante
cathédrale byzantine, le plus bel édifice moderne de la ville sinon la
plus belle église élevée de nos jours; théâtrale, sombre--elle n'était
pas encore revêtue de ces mosaïques à fond d'or, des marbres et des onyx
sous lesquels doit disparaître sa paroi de briques, mais elle était
pleine d'encens et d'une mise en scène somptueuse. Ce temple dont les
coupoles rappellent le décor de _Parsifal_, attirait ceux que le culte
protestant rebute par sa froideur. Amfortas et la démoniaque Kundry
semblaient se cacher derrière les piliers de la nef. Aubrey trempait son
doigt dans le bénitier de la basilique, au retour de ses randonnées
nocturnes. Pour d'aucuns, le plaisir est d'autant plus vif qu'il sera
suivi de prières et de repentir; l'Anglais imagine volontiers l'ombre du
pasteur rôdant dans la ruelle du lit comme une menace.
Je rejoignis Aubrey dans l'automne 97, à Paris, avant son départ pour le
Midi, où il devait hiverner. Il était descendu à l'hôtel Foyot, au
milieu du Quartier Latin, dont il était si curieux. Nous dînions parfois
ensemble dans le restaurant. Les lumières et les conversations de nos
voisins de table lui communiquaient une passagère excitation, à peine
suffisante pour chasser pendant quelques secondes ses lugubres visions
de mort. Il tenait alors les propos qui m'aidèrent à le mieux
comprendre. C'est un écrivain, surtout, qu'il ambitionnait d'être;
apparemment chez lui, une sorte de coquetterie. Sa passion pour l'art
français du XVIIIe siècle était alors dans toute son intensité et
l'influence de notre littérature le dominait. Notons que les meilleurs
artistes anglais, depuis un quart de siècle, ont subi l'influence
française, comme nos romantiques de 1830 celle de l'Angleterre.
Si l'on établit aisément sa généalogie artistique et si son oeuvre de
dessinateur se suffit à elle-même, telle qu'il nous la laisse, qu'est-ce
donc qu'il souhaita d'être comme écrivain? Il m'a parlé de longs poèmes
qu'il comptait écrire, qui eussent tenu de Dante, de la _Légende Dorée_
et de Choderlos de Laclos! Il était de cette génération «cérébrale»
raisonneuse, trop instruite de ce qui a été fait avant elle, qui ne
voyait la nature qu'au travers de l'art, et dont la spontanéité fut
retenue par le poids d'une trop lourde chaîne de souvenirs. Surtout
avide de jouir vite et beaucoup,--trait commun à la plupart des Anglais
d'alors,--Beardsley n'était attiré dans la vie que par ce qu'elle a
d'excitant, de brillant, de rare et par le grotesque, le monstrueux, le
comique. Le commun des êtres et des choses était inexistant pour lui. La
pitié n'était pas son fait; mais il faut attribuer à son état physique
une part de son égoïsme. Il était personnel et d'une façon presque
risible, tant il y avait de l'enfant chez lui. Je me rappelle qu'il
disait: «Ce dont j'aurais besoin, ce serait d'une bonne nourrice qui me
dorloterait.» Et il avait pourtant avec lui son excellente mère et sa
soeur Mabel, l'ex-compagne plus que complaisante de ses heures de joie,
alors esclave de ses caprices funèbres, et s'ingéniant à rendre plus
douce sa longue agonie. Une fois je le vis encore, à Londres, plus
faible et plus creusé, et me disant: «Je ne puis plus me supporter chez
moi! J'irai jouer à Monte-Carlo». Les médecins le firent voyager. Il
voulait aller à Venise, étudier Longhi.
Aubrey, chassé par le climat de son pays, passerait l'automne à Paris,
où il avait tant souhaité de venir à ses débuts. Les bouquinistes des
quais de la Seine l'occupèrent, les plaisirs auxquels il ne prit point
part, mais qu'il devinait autour de lui, lui donnèrent l'illusion de
l'activité et de la vie brillante. Chaque jour, c'était un nouvel
ouvrage dont il établissait les plans. Il notait des phrases détachées
d'abord, des mots d'esprit, comme les motifs dont un musicien composera
une partition. Avant de composer son «grand poème dantesque», il voulait
faire des essais en prose, dont les sujets avaient beaucoup d'analogie
avec ceux des _Moralités légendaires_; sachant qu'il ne connaissait pas
Laforgue, je m'interdis de les lui signaler. Si affectueux qu'il fût
pour moi et quelques autres amis, je dois à la vérité qu'il n'y avait
pas dans les belles histoires qu'il voulait conter, l'émotion et la
tendresse humaine de Laforgue. Je n'y distinguai jamais une philosophie,
une doctrine--et, pourtant, l'heure avait sonné, pour lui, des
réflexions graves. Même dans ses livres, il est probable qu'il eût été
un pur et simple amant de la forme et de l'art pour l'art. Peut-être,
après tout, craignait-il de se faire trop connaître, peut-être se
dissimulait-il, par «artisterie».
Celui qui doit vivre peu de temps a le droit de beaucoup garder pour
soi-même: Beardsley s'arrêtait en route pour tout voir et peut-être trop
souvent pour en rire. Il y a assez de beauté autour de nous, et de
hideur aussi, pour se réjouir ou se moquer avant d'atteindre le terme,
ou que la lassitude ne vienne; mais l'ironie est l'esprit des êtres
tristes. Le dégoût ne vint pas au pauvre Beardsley, car les dernières
lettres que je reçus de lui révélaient une curiosité de plus en plus
vive, et il ne croyait plus à son mal. Il mourait.


QUELQUES NOTES SUR MANET.
_Pour George Moore._

Une vieille amie de Mme Manet mère me montrait une photographie: la
_Charlotte Corday_ de Tony-Robert Fleury, fils d'une autre de ses
camarades d'enfance. Mme X... me proposait cet exemple:
--Regarde! Au moins, cela, c'est distingué! Ce n'est pas comme ce pauvre
Édouard! Il est bien gentil garçon, Édouard; mais ce qu'il fait est si
commun! C'est pénible pour une femme comme Mme Manet, d'avoir un tel
fils. Voilà le portrait de ses parents; on dirait deux concierges!
Pourtant cela me semblait très beau, à moi! J'aimais la tête fine de
cette bourgeoise en bonnet à rubans, debout à côté de son vieux
magistrat de mari, renfrogné, l'air furieux et têtu, sous sa calotte de
soie brodée de grecques, et à gland.
Mon père me dit une fois:
--Oui, c'est drôle, cette peinture! _Il y a quelque chose là dedans._
J'ai été en pourparlers pour acheter à Édouard son _Déjeuner sur
l'herbe_, il y avait un panneau de mesure, dans notre salle à manger. Ta
maman a craint la nudité de la baigneuse. Après tout, elle avait
peut-être raison; mais on aurait pu mettre ce tableau de côté, et tu
l'aurais eu pour toi, plus tard, puisque tu aimes cette peinture. Je
crois que tu n'as pas tort.
Il est au Louvre, aujourd'hui, grâce à Moreau-Nélaton.
Je devais avoir treize ou quatorze ans, quand on me conduisit dans
l'atelier de Manet, son premier atelier de la rue Saint-Pétersbourg, et
qui donnait sur le pont de l'Europe, en plein midi. C'était un salon à
boiseries brunes et dorées, un rez-de-chaussée de dentiste. Sur le mur,
une toile représentait M. et Mme Astruc, jouant de la mandoline. Nous
étions conviés à voir un portrait de Desboutin, et de son fameux lévrier
rose; mais je me rappelle, à droite du personnage, une chaise de jardin,
verte, et d'un genre appelé X, qui m'avait beaucoup frappé: il n'y en a
plus trace dans la toile, telle qu'elle existe aujourd'hui.
Fut-ce cette fois, ou plus tard, que je vis sur le chevalet, _le Linge_,
tout frais alors, et si éblouissant de clarté, d'un bleu si vif et si
gai, qu'on avait envie de chanter? Comme la peinture moderne se plombe!
A peine quelques années, et un tableau, le plus brillant, est déjà
calciné, détruit. Nous admirons des ruines, des ruines d'hier. Vous ne
savez pas ce que fut _le Linge_, à son apparition! Je croirais devoir
m'en prendre à moi-même, ou à déplorer l'état de mes yeux si, depuis
cinq ans, je n'avais assisté à la destruction d'un chef-d'oeuvre, _le
Trajan_ de Delacroix, au musée de Rouen. Je l'ai vu se ternir, se
craqueler, et maintenant, il n'est qu'une bouillie brune. Chez Raymond
de Madrazo, une copie qu'il fit vers 1860, de l'_Entrée des Croisés à
Constantinople_, et peignit sur plâtre, perpétuera le souvenir d'une
palette claire dont les «jus» de Delacroix ont corrompu la pâte.
L'_Entrée des Croisés_ fut un bouquet de fleurs.
Comment Manet pouvait-il travailler dans ce salon qu'envahissait le
soleil? Est-ce là que furent achevés _le Linge_, _le Chemin de fer_,
_Argenteuil_? «L'école du plein-air», se tenait souvent à l'intérieur.
_Le Bal de l'Opéra_, _Le Bar_ furent peints dans l'atelier, sans que
Manet prétendît même de donner l'illusion d'un effet du soir: cela au
moment où Zola professe le «réalisme», ce romantique, oui, la «_vérité
crue_»! Or, Manet n'est ni un romantique attardé et déformé par le
«naturalisme» de Zola, ni un réaliste, mais un peintre classique; dès
qu'il met une touche de couleur sur une toile, il pense toujours à des
tableaux, plus qu'à la nature. Ce n'est pas un excès de «réalisme» qui
le faisait passer pour _vulgaire_, mais la _distinction_ de son style et
sa vision trop spéciale pour être appréciée tout de suite.
Leur vieille amie n'aurait pas trouvé _commun_ le portrait du père et de
la mère de Manet, si Manet eût été un peintre faible et vulgaire.
*
* *
On connaît le visage de Manet, ce joli homme blond, gracieux, élégant, à
la cravate Lavallière bleue, à pois blancs. Un agent de change? Un homme
de cercle? oui, charmant, spirituel, aimable, souriant. Sa voix un peu
enrouée avait des caresses, sa parole, l'accent du gamin de Paris.
Qu'il fût un artiste, mettait dans l'embarras ses familiers, qui
l'aimaient, mais l'admiraient peu et ne savaient quelle attitude choisir
quand il leur fallait s'exprimer sur son compte, ne prenant pas le
peintre au sérieux. M. Degas qui, depuis, a souvent répété: «Nous ne
savions pas qu'il était si fort!», M. Degas parlait de lui avec une
ironie malveillante. «Il est plus connu que Garibaldi, dites, quoi?». Il
était trop connu et l'on ne pouvait le lui pardonner, même sur les cimes
altières où M. Degas construisait son aire.
Manet, lui, était ici-bas, beaucoup plus modeste, plus humain, sensible
à la critique comme les autres, ambitieux de médailles, de décorations.
Il désirait faire des portraits de jolies femmes, et plaire. D'un autre
artiste qui aurait fait de la peinture comme la sienne, Manet eût
peut-être parlé comme ses amis parlaient de lui.
*
* *
Une séance: Mlle Suzette Lemaire pose pour un pastel; Manet peine, se
courbe, se retourne vers le petit miroir qu'il tient à sa gauche, et où
se reflète, inverti, le joli visage de la jeune fille. Manet veut
prouver à Mme Madeleine Lemaire qu'il peut faire concurrence à Chaplin,
le maître portraitiste de ces dames. Il croit enjoliver, flatter, il
choisit les roses les plus tendres, fond les couleurs du pastel. Il
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