Propos de peintre, première série: de David à Degas - 10

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son oeuvre personnelle, d'avoir préparé la venue d'Ingres, donc le
retour de la Beauté, redescendue enfin du nuage où elle s'était trop
longtemps cachée pendant les heures où la terre était sombre? David le
révolutionnaire apprête le XIXe siècle, met dans la main du peuple de
France une clef pour ouvrir les grilles du magnifique parc royal où les
jardiniers feront des planches de légumes sous les arbres taillés des
quinconces, et cultiveront, dans les serres chaudes, des fleurs
nouvelles et rares comme les précieuses orchidées.


QUELQUES MOTS SUR INGRES
Pour la _Revue de Paris_.

En rentrant d'Italie après un assez long séjour d'études à Rome et à
Florence, je trouve à Paris une petite exposition de peintures et de
dessins d'Ingres. Le nom de Ingres, avec celui de Corot, m'a poursuivi
pendant ces derniers mois dans l'enchantement des visites aux musées et
les promenades dans la campagne et les villes d'Italie.
Pour un Français de mon âge, un peu du plaisir toujours nouveau qu'offre
cette terre de beauté et de joie, est dû au souvenir de conversations,
de récits familiaux où certains noms de poètes, de romanciers,
d'artistes depuis longtemps morts, revenaient sans cesse. Quant à moi,
je ne puis songer à Rome, sans qu'aussitôt la figure de M. Ingres
m'apparaisse, entre Corot et Stendhal.
Il y a peu de semaines de cela, par des matinées grises et douces de fin
d'hiver, un jeune pensionnaire de la Villa Médicis me contait ses
troubles, ses inquiétudes, en faisant les cent pas dans les allées
bordées de buis, sous les sombres chênes-lièges. Tous les lauréats ne
sont pas des sots et certains de nos jeunes compatriotes, forcés de
demeurer quatre ans sur les hauteurs du Pincio, souffrent d'une pénible
indécision. Ils n'ont plus de direction, car nul maître n'oserait, s'il
le pouvait, en donner une à des échappés de l'École des Beaux-Arts, le
plus souvent sans culture, sans notions de ce que la Ville Éternelle
comporte d'enseignements pour tout homme de pensée: musicien, peintre,
sculpteur, écrivain, même architecte d'aujourd'hui.
La vie à la Villa Médicis est devenue une sorte d'anomalie.
Je l'ai connue du temps de M. Hébert, déjà somnolent; mais M. Hébert,
quoique fort âgé, continuait une tradition qui lui venait de M. Ingres.
Plusieurs hommes, aujourd'hui disparus, surtout Gounod dont les récits
étaient si vifs et imagés, savaient sur M. Ingres à Rome, des anecdotes
qui ont réjoui notre enfance. Le vieux peintre reste pour nous une
figure bourgeoise, tenant du maître d'école, de Joseph Prudhomme et du
notaire de province; non sans ridicules, solennel, l'air toujours
furieux, nous l'imaginons haut cravaté dans sa redingote à la grosse
rosette rouge, se courbant bien bas pour saluer la comtesse
d'Haussonville ou Mme la duchesse de Broglie, mais sujet à emportements
et aux caprices, susceptible et pincé comme il le fut avec M. le duc de
Luynes; comique dans l'expression de ses idées, entier, buté, partial et
injuste... et, avec tout cela, sublime, touchant, admirable. M. Ingres a
dit plus de paroles importantes dans leur solennité pontifiante et
bourgeoise, que le romantique Delacroix, avec tout son génie et sa
culture.
Du petit volume d'Amaury Duval et des autres souvenirs qui furent
recueillis par des élèves ou amis du maître, il se dégage plus de sens
que de tout le journal d'Eugène Delacroix.
M. Ingres est un prodige.
On donnerait beaucoup pour avoir été gourmandé par lui, avoir nettoyé sa
palette ou subi ses exercices sur le violon que M. Jan Kubelik vient de
faire vibrer à nouveau dans les galeries de Georges Petit--non que cet
hommage naïf ne prête un peu à rire, comme d'ailleurs tout ce qui se
rapporte au singulier et vénérable bonhomme.
M. Ingres fut un professeur, un tyran, sans hésitation, sans un doute
sur les vérités qu'il enseignait et dont il s'était fait un code. Il eut
une École, des disciples, dont nul ne saurait nous être indifférent,
parce que tous surent obéir et admirer dans une absolue communion
d'idées et de foi avec le maître. Malgré ses airs guindés de pédagogue
intransigeant et étroit, il eut l'esprit le plus original et le plus
personnel... et du trouble!... Ingres fut un émotif voluptueux.
Son oeuvre est le produit de ses vertus et de ses passions cultivées
jusqu'à la folie. Nous ne voyons aujourd'hui qu'un seul peintre, M.
Degas, qui incarne de même toutes les particularités d'un maître
moderne, à la fois indépendant et original et profondément, étroitement
et pieusement traditionnel.
Rappelez-vous ce beau dessin qui représente M. Ingres de face, les
sourcils froncés, prêt à bondir sur le premier romantique qui va passer:
il écrit au-dessous: _Ingres à ses élèves_.
Quel bienfait serait-ce aujourd'hui pour les jeunes gens de la Villa
Médicis ou d'ailleurs, d'être ainsi regardés par un maître furieux, qui
sait pourquoi il l'est, contre quoi il va partir en guerre et devant
l'autel de quel dieu il s'agenouillera pour demander la victoire!
Nous connaissons au moins l'une de ces figures divines du culte le plus
cher à J.-D. Ingres: c'est la Madone aux pieds de laquelle il
agenouilla, dans le _Voeu de Louis XIII_, le monarque anguleux et froid,
sous le manteau fleurdelisé. Nous savons de quel sanctuaire sont sortis
les deux petits anges qui «hanchent» et tournent des yeux dessinés comme
des nombrils, dans le coin droit de cette toile officielle, sans charme
mais si intéressante! C'est en Italie, c'est à Rome que se produit cette
théophanie. Et M. Ingres pourrait être, lui-même, sous les plis du
velours royal, en extase, ravi d'admiration et d'amour, en face de la
Vierge et de l'Enfant divin, tels que le Sanzio nous en donna la
représentation.
Le type féminin--idéal--de M. Ingres, c'est un composé de la Fornarina
et de la première Mme Ingres. Fornarina de 1830, à moitié italienne, à
moitié française, une bonne grosse dame ronde.
Un modelé uni et plein, qui élargit les visages, arrondit les plans dans
les tableaux de fantaisie--je veux dire dans ceux qui ne sont pas des
portraits--prend une apparence soufflée, au premier abord repoussante.
Le modelé simplifie tout, mais arrondit les formes, développe le cou,
les joues, au détriment des traits. Les nez n'ont point d'ossature ou de
cartilages apparents; les yeux rentrent dans la formule d'une amande
dont le fruit serait détaché de l'écorce, tout en y étant laissé. Les
oreilles, remontées dans les tempes, deviennent des schémas d'huître
très fine.
La rondeur--le plus souvent déplaisante et molle--(elle l'est parfois
même chez J.-D. Ingres)--garde le vrai grand style. Ses «odalisques»,
modèles d'atelier, mannequins que recrée le magicien, quand il dépose
son crayon et se met à peindre en tournant le dos à la nature.
Il appartient à la grande famille des maîtres qui auraient souri d'un
tableau exécuté, séance après séance, car «la nature» arrête l'élan du
peintre et le distrait de son idéal. On dirait que M. Ingres portait
toujours sur sa rétine l'arabesque que fait «la Vierge à la Chaise» dans
la sphère où elle se love comme l'enfant dans le sein de sa mère.
Il se régale à suivre ces volutes qui se fondent l'une dans l'autre
comme des vagues: l'ininterruption de la ligne courbe, du mol paraphe
qui descend du turban de la Madone le long de son châle, et remonte avec
le bras droit pour devenir l'Enfant Jésus; il semble qu'Ingres s'en
souvienne dans la plupart de ses compositions; et même dans quelques-uns
de ses portraits (Mme Rivière, Mme de Sénonnes). Mais surtout dans ses
toiles de chevalet, il s'abandonne comme un ornemaniste, qui
supprimerait de la géométrie les angles.
Dans le _Saint Symphorien_, l'arabesque va jusqu'au vice et la
déformation est sur le point de devenir difformité. Cette toile reste
pourtant la dernière expression d'une manière. Les corps masculins d'une
anatomie michelangélesque, des sortes d'écorchés stylisés, avec des
muscles que nous ne connaissons plus: tout est concerté en vue de
l'effet et du style, tout est réduit presque à des formules. L'artiste
semble donner les règles du rythme qui allait dans l'avenir préoccuper
tant de peintres et de sculpteurs.
Malheureusement, ce surprenant tableau n'est pas à la galerie Georges
Petit. Rappelez-vous la mère qui serre son bébé dans ses bras enflés;
les autres enfants bouffis et caricaturaux; le cheval de bois du
soldat-joujou qui domine la composition pyramidale. Chaque figure, en
vue de l'équilibre général, n'est plus qu'un signe dans un langage
convenu, nouveau, créé par le peintre.
Le _Bain turc_, commande du Prince Napoléon, carré d'abord, fut coupé en
un rond: la cause en fut, soi-disant, l'indécence de l'almée qui, à
droite, dans une esquisse dont j'ai la photographie, se renverse avec
une attitude si voluptueuse, que l'auteur dut par la suite supprimer les
parties basses du corps. Ici, la déformation est plus marquée, si c'est
possible, que dans le _Saint Symphorien_. C'est un étrange tableau,
froid d'aspect et pourtant aussi capiteux qu'un ballet russe ou qu'une
miniature persane. Ces dames aux yeux hagards sont des chattes
amoureuses dont les membres se confondent dans un grouillement de vers
de terre, si j'ose m'exprimer ainsi à propos de ces «damnées»... Les
poèmes de Baudelaire n'ont pas plus de fiévreuse emprise, que cette
toile singulière; vision érotique d'un vieillard qui fut un prêtre
exalté de la beauté féminine. OEuvre morbide, sensuelle et peinte avec
la continence d'un primitif. Dans la première version (carrée), deux
négresses coiffées de pointus capuchons, les yeux blancs brillant dans
l'encre de leur peau, ajoutent encore à la bizarrerie de ce savoureux et
glacial tableau. Qui possède donc, et qui nous montrera cette
préparation?
La perle de l'Exposition n'est-ce pas l'exquise _Odalisque_ à l'esclave,
réduction de l'_Odalisque_ de la collection Péreire? Ici, la couleur a
la séduction et l'inattendu, le piquant d'un Piero della Francesca ou
d'une gouache hindoue. Et quel «métier invisible»! Métier de miniature
et de fresque.
Terburg, Vermeer de Delft, Giorgione, Titien, enfin tous les plus
prestigieux «exécutants» sont battus par le raphaélisant J.-D. Ingres.
Dans l'_Angélique_,--dont la réduction est belle comme un précieux joyau
d'émail,--dans les différentes Odalisques, dans la Thétis, il siérait de
distinguer, sous l'exécution qui déconcerte nos yeux--et que Gérome
enseigna plus tard.--Sous ce «_linoleum_», admirez la sensibilité de la
ligne et la transposition si subtile de formes classiques, grecques, en
une «chinoiserie» qui choqua tant les contemporains de M. Ingres,
auxquels il s'imposa par une apparence d'académisme. Incompris, il
fallut la perspicacité de Baudelaire pour rendre justice à M. Ingres--et
un peu à contre-coeur, semble-t-il.
Ingres est à la mode... enfin! Lui aussi, comme Poussin? Mais... Ingres
aurait un accès de colère, s'il voyait la peinture de ceux qui se
réclament de lui[12].
[12] Dans ce livre, fait d'articles de revues, l'auteur ne s'est pas
cru permis de supprimer les «redites». Ces articles s'adressaient à
des publics différents et traitaient d'une matière où ces «redites»
sont inévitables, à propos d'artistes modernes.
Pourquoi est-il à la mode? Toutes les écoles le revendiquent.
Connaissez-vous quelqu'un, à l'heure présente, qui le nie?... Il faut
beaucoup de courage ou de naïveté, ou venir de la province, pour
attaquer le grand homme, soit dans un atelier, soit dans le monde.
Ingres est tabou!
Il sera tenu pour «un initiateur», _surtout_ pour n'avoir pas cherché à
rendre en peinture la troisième dimension... On ne veut plus de la
troisième dimension dans la représentation des objets sur une surface
verticale... Ingres sera loué par «l'avant-garde» pour son sens de la
_déformation_.
M. Bernard Berenson, historien américain de l'art italien, dans un
brillant morceau sur «Raphaël, aboutissant de la Renaissance», ne
dénie-t-il pas à Raphaël «le génie»? A côté de Michel-Ange et de Paul
Cézanne,--favoris en 1911,--M. Ingres est «assis» de force par nos
théoriciens. Est-ce donc pour les raisons qu'en donnent les plus
audacieux «déformistes», que, l'oeuvre de M. Ingres est si
«important»[13]?
[13] «_Important_»--comme tant d'autres mots que je souligne sont dans
le jargon du jour. M. Druet l'emploie, dans son magasin, comme ses
prédécesseurs le mot «_amusant_»--au temps où la peinture s'achetait
dans la rue Laffitte.
Il faudrait, en faisant le tour des galeries Georges Petit, commencer
par le torse d'homme qui obtint le prix «de la demi-figure peinte» à
l'École des Beaux-Arts de Paris en 1800. Ce torse explique l'oeuvre
entier du maître. Un élève, presque un enfant, en 1800, a vu ainsi, et
rendu avec cette noblesse, ce scrupule, un modèle d'atelier. Pas le
moindre trompe-l'oeil; point de bitume, aucune trace de l'enseignement
en faveur chez David. Regardons cette «académie» de rapin, car cet
écolier sera l'auteur des portraits de Mme de Sénonnes et de M. Bertin,
de l'_Hémicycle_ et de l'_Age d'or_. Attardons-nous devant ces
innombrables petits cadres de dessins,--têtes ou «nus». Ingres est
transporté d'une frénésie sacrée dès qu'il est en face de la nature,
mais il ne donne pas un coup de crayon sans se référer à l'antique, à
Raphaël; il est de Florence et de Rome. Voyez deux paysages minuscules
de la Ville Éternelle: deux Fra Angelico modernes. Un dessin, étude de
femme nue pour cet _Age d'or_ qui est à Dampierre: la réalisation, tout
ingénue, de ce que Puvis de Chavannes a poursuivi sans jamais
l'atteindre. Ne laissez passer aucun des portraits à la mine de plomb
qui vont de 1797 à 1840, surtout! Car ce sont les tours de force d'un
virtuose à la Paganini, et qui aurait l'âme d'un Holbein.
Il faut se placer au milieu de la grande salle, de façon à voir
d'ensemble tous tes panneaux: puis comparer le portrait de la _Duchesse
de Broglie_ (1853) à celui de _Madame de Sénonnes_, ou à la _Vicomtesse
de Tournon_ (1812); le _Bartolini_ (Florence, 1820), au _Comte Molé_
(1834). Le sculpteur, avec ses tons chauds, la matière grasse de ses
chairs, de son habit, des breloques pendues à sa chaîne, est traité
comme un étourdissant morceau de nature morte, où la rigidité de la
forme cernée ne nuit point à la puissance évocatrice de la physionomie.
_Le comte Molé_, au contraire, lisse et comme en toile cirée, est par
endroits d'un modelé creux; sa main exagérément «écorchée», comme une
pièce anatomique, se tend en avant... L'harmonie serait terne et
ennuyeuse, sans ce surprenant fauteuil de damas amarante et vert,
qu'aurait pu peindre Van Eyck; ce meuble assez banal, joue dans tout ce
gris-olive, le rôle d'une verrière dans la nef d'une cathédrale.
Ce portrait du _Duc d'Orléans_, fils de Louis-Philippe, fait qu'on
oublie les lithographies et autres documents sur la famille royale de
France. Du type si falot, si édulcoré de ce prince blond, aux yeux
vagues, qui dans ses habits civils était un dandy à la manière anglaise
de 1830, voilà ce que M. Ingres a fait: un Alcibiade, un prince Charmant
et plein de majesté dans son froid uniforme, la tête prise dans un
carcan. Le génie du portraitiste a su donner à un bras, à un gant, à un
pantalon, la majesté, et par le même prestige d'interprétation qui fait
du _Fifre_ de Manet une figure aussi noble qu'un Masaccio: par _le
dessin_.
Ces ors, dont pas un détail de passementerie n'est omis, sembleraient
fastidieux, n'était leur mystérieuse «enveloppe», et l'on ne
supporterait pas ce drap rouge, les bandes noires du pantalon, si Ingres
ne modelait les vêtements comme à la fresque. Le fond lie-de-vin, si
bien harmonisé, est de la même exécution, et au même plan que la figure,
et néanmoins tout imprégné d'atmosphère; oh! ce motif d'or vert, comme
les volutes des cheveux calamistrés du Prince! M. Ingres fait d'une
gravure de mode quelque chose comme une statue d'Antinoüs.
Dirigeons-nous, en sortant, vers le portrait de la seconde madame
Ingres,--peint alors que l'artiste avait soixante-dix neuf ans!--Le plus
rebutant de tous, à première vue, mais qui vous fera vite penser à
Vermeer, pour la franchise de la couleur. De même, avec la _Duchesse de
Broglie_ dont la robe bleu acide, donnerait l'idée de ce qu'était le
_Linge_ de Manet, quand il fut exposé pour la première fois.
Un doyen de la critique d'art envoyé par un journal officiel de Londres,
pour prendre le «rythme» de Paris au Salon des Indépendants, m'avoua en
s'en retournant après une visite qui ne l'avait point rajeuni: «Je suis
passé à la Galerie de la rue de Sèze... quel malheur que votre Ingres
ait, à ce point, manqué de goût!»
Pour conclure, il suffirait peut-être d'affirmer le contraire. Mais que
vaut une affirmation, en matière d'art? Ce que vaut le critique.


SUR LES ROUTES DE LA PROVENCE DE CÉZANNE A RENOIR
_Revue de Paris_, 15 janvier 1915.

I
_Pour Joachim Casquet._
_Arrivée._--Quelle bonne fortune, Olive, que faute de temps pour aller
jusqu'en Italie, ces Pâques m'aient conduit sur votre route provençale!
Avec vous, ce pays admirable m'apparaît bien plus séduisant encore. Je
le vois, enfin, sous un ciel oriental et l'on a pu se dévêtir après
l'hiver, s'abriter d'un chapeau de paille. Aux gorges du Loup, à Vence
et à Tourette, les femmes filent au crépuscule sur le pas de leur porte,
hument la fraîcheur du soir déjà chargée, mais non point suffocante, des
premières fleurs de l'oranger.
La Méditerranée est bleue comme dans les mauvais tableaux;
conventionnelle, diriez-vous, napolitaine; douce telle que la
souhaitent, apparemment, les malades et les oisifs. A l'approche de la
pluie, une trame d'acier, une gaze de robe de danseuse, pénétrée des
rayons d'un soleil boudeur, transforme le décor, scintille et s'argente
comme la feuille de l'olivier. C'est déjà presque l'été; dans quelques
jours je ne supporterais plus ce faste et les langueurs qui prolongent
la sieste. Déjà les papillons jaunes strient de leur vol le rideau
d'azur à ma fenêtre, les mouches bourdonnent, et vous m'annoncez la
visite des insidieux moustiques. La bonne crème Chantilly de madame
Pibarot va tourner, je vous laisserai donc, Olive, toute à vos récoltes
de cerises, à vos baignades nocturnes dans les vagues phosphorescentes.
Hâtons-nous.
_Vers Cézanne._--C'est avec vous qu'il convient de faire le pèlerinage
au Jas de Bouffan, puisque Cézanne est votre maître préféré, ô jeune
fille d'aujourd'hui. Vous avez su faire table rase des préjugés de vos
bons parents, et vous voilà en équipage pour attendre frémissante tout
ce que l'avenir vous réserve de surprises. Vous croyiez me choquer,
mais, chère amie, il y a trente ans de cela, des jeunes gens se
délectaient déjà dans une petite boutique de Montmartre, à remuer les
toiles dont Cézanne paya son marchand de couleurs. Pour vingt francs,
vous auriez eu un paysage, une tête, une de ces natures mortes qui
valent maintenant la rançon d'un roi.
Marseille n'était point encore un centre du néo-impressionnisme. Nous
admirions Cézanne comme un prestigieux coloriste; les demoiselles
étaient plus familiarisées, alors, avec les aquarelles de Madeleine
Lemaire. Mais puisque vous voulez bien me prêter votre automobile,
allons! nous reparlerons de tout cela, car la route est longue, de
Toulon au Jas de Bouffan.
Nous avons laissé pour une autre fois les bois de pins de la
Sainte-Baume, comme il nous fallait arrêter, par convenance, à
Saint-Maximin. Dans les replis de la montagne, nous avons grimpé au
milieu des vergers assoupis, des villages silencieux. Tout le monde est
aux champs. Point de signes du printemps, rien de cette floraison
neigeuse des environs de Paris. Les feuilles sont vert-cru, ce serait
plutôt un mois de juin de l'Ile-de-France. Arrivés au plateau d'où l'on
redescend sur Aix, c'est déjà la pureté d'une toile de Cézanne. Je
reconnais, au loin, le profil familier de ces crêtes de pierre violetée,
la Sainte-Victoire, les lignes classiques de terrasses naturelles, la
terre rose, les cyprès, la route. Point un paysage sublime, mais d'une
ordonnance pleine de mesure. Ce n'est partout que blondeur,
transparence, tranquillité. Août embrasera ce qui est froid encore, un
peu pâle, _pur_ surtout, et ce matin dans la gamme mineure du maître
d'Aix.
Il fut un peintre propre, méticuleux, habile à réserver des blancs; le
contraire d'un «barboteur»; on le crut grossier et violent, alors qu'il
eut la main d'un vieil officier à la retraite, les scrupules d'un novice
et l'oeil d'un premier communiant. Je le vois, un linge dans sa main
gauche, qui tient la palette et des martres, penché sur son chevalet,
essuyant après chaque touche son pinceau, de peur que ne se mélange un
ton avec un autre. Il pose sa touche, comme un mosaïste ses petits cubes
de verre. Et s'il n'est pas content, il efface, il gratte, il nettoie,
pour retrouver le canevas vierge, il le veut immaculé. Maintes fois, il
laisse l'étude, par crainte de la ternir par des reprises et des
surcharges. Cependant, très capable aussi «d'empâter». Ses séances sont
nombreuses, il retourne sans cesse au même motif, et «reprend» l'étude.
Alors, comme Manet, Cézanne a le don si rare d'accumuler les
stratifications, conservant tout de même la fraîcheur de l'épiderme. A
l'aquarelle, ou brandissant le couteau, il a l'air d'effleurer.
La magie de cette matière colorante est propre à Cézanne. C'est par elle
qu'il exerça son incroyable influence, son règne tyrannique. Avec les
moyens les plus humbles, les matériaux les plus vulgaires, il se
rapprocha des primitifs. Ses couleurs à l'huile ont la diaphanéité de la
peinture à l'oeuf et le mat de la détrempe. Pas un coin, dans aucun de
ses tableaux, qui ne soit enrichi d'un beau ton; pas un ton de hasard,
même dans une pochade. S'il hésite, alors il laisse voir le blanc de la
préparation; s'il recouvre cette nappe de céruse, c'est de marbres
précieux, d'un revêtement d'orfèvre et de joaillier.
Ce sol a produit l'artiste qui devait, seul entre tous, trouver sur sa
palette l'équivalent de ces rapports si unis, si soutenus, nécessaires
dirait-on, entre le ciel et la terre, la végétation et l'architecture.
L'art de Cézanne fait corps avec le pays qui se déroule devant nous, à
mesure que les bornes kilométriques nous annoncent qu'approche l'heure
du déjeuner.
Dans le jardin public de Pérouse, d'où l'on domine l'âpre plaine
ombrienne, je pensais naguère à la majesté un peu farouche de Cézanne.
Il me semblait le retrouver là, comme, un matin d'avril, je regardais du
côté d'Assise l'ondulation des Apennins, les lilas, les bleutés et les
roses, que nul maître de jadis n'a comme lui rendus: le gris, le mat,
obtenus par des tons entiers. Corot nous donne des gris forts, colorés,
mais d'où les noirs, les ocres, les bruns ne sont pas exclus. Dans cette
Provence idyllique et païenne, le noir et le brun? des inconnus! Il n'y
a que du bleu, du jaune, du rouge, les tons primaires, affaiblis ou
renforcés par l'heure ou la saison. Ces tons, Olive, vous m'avez
aujourd'hui donné de les goûter en plein air, comme d'un miel pâle et
Cézanne me les avait fait pressentir par ses subtils équivalents.
_Aix._--La situation de la ville est sans attraits. Midi sonnait quand
nous entrâmes dans Aix. Le cours Mirabeau, sinon ses deux rangées de
platanes, ses hôtels sévères et endormis, m'a, vous l'avouerai-je un peu
déçu. J'attendrai, pour le mieux connaître, que vous m'ayez, Olive, mené
chez vos cousines. Vous décrivez les stucs, les plafonds peints, les
vastes escaliers des demeures aristocratiques d'où se sont répandues sur
toute la France des générations aux noms illustres, aux blasons à
partager. J'entr'ouvre une porte, je cogne un heurtoir en cuivre
reluisant, comme en Hollande astiqué. Une chaise à porteurs s'émiette
dans le vestibule. On troqua les Gobelins du mur contre des tapisseries
du Bon Marché. Un relent d'huile chaude dans la loge du concierge. Vos
cousines sont sorties.
Encore que cette sous-préfecture soit tombée dans l'uniforme médiocrité
démocratique, une tradition s'y perpétue de coutumes mondaines. Visites,
réceptions, fêtes. Une société ne pénètre pas l'autre, le grand plaisir
d'être «à part» et «au-dessus» est ici souverain; mais chacun sait
toujours ce que font ceux qu'il ne saluerait pas. Des têtes, derrière
les grilles du rez-de-chaussée, se penchent et observent les promeneurs
du Cours: Marius est passé tout à l'heure, en avance pour se rendre chez
la cousine Sidonie. Le baron de D. revient de chez madame de Y.
Commérages.
Puisque les cousines ne sont pas chez elles, allons au musée; les
_Aïeules_ de ces Dames, peintes par Largillière, nous accueilleront dans
leurs cadres vermoulus. Je sais, Olive, car vous me l'avez dit avec
emportement: vous ne pouvez souffrir Largillière, il vous paraît
pompeux, tourmenté, «conventionnel» (ah! c'est là le grand mot!). Vous
n'aimez pas, non plus, les portraits de vos autres tantes de Marseille,
alanguies par Gustave Ricard.
A Aix, Largillière, portraitiste d'apparat, déploie tous ses avantages,
toute l'intensité de la _matière colorante_ que Cézanne obtint si
discrètement. Comme les étoffes du XVIIe siècle, ces tableaux sont «bon
teint». Et trouvez-vous que les draperies maniérées de ces Dianes
chasseresses, nuisent au caractère du visage? La grosse, la maigre, la
brune et la blonde, mettez-leur une jaquette de M. Poiret, et ce sera
l'une de vos cousines de Nice, Olive: je ne les connais pas, mais je
suis sûr qu'elles ne sont autres que celles-ci... Vous-même... oh! ce
bistre rosé comme l'Orient des perles fines...
Une station dans un musée de province, toujours déprimante, l'est plus
encore si une Olive y bâille d'ennui. J'ai tenté de réveiller ma jeune
amie, et la _Thétis_ de M. Ingres fut notre prochaine station.
--Je ne comprends pas! a déclaré Olive.
--Une néo-impressionniste doit réfléchir devant cette arabesque bizarre.
Ingres est un maître difficile, mais, Olive, pour cela même, vous
finirez par le comprendre, à moins que vous ne compreniez pas votre
Cézanne non plus. D'ailleurs, laissez-moi croire que vous êtes, quant à
lui, suggestionnée. Êtes-vous sûre que vous l'ayez de vous-même compris,
Olive?
Puisque la déformation, la «stylisation», sont les règles de votre
école, que dites-vous de ce goître? Et ce bras de Thétis, si féminin, si
sensuel, qui monte droit vers la barbe de Jupiter roulée en feuille
d'acanthe? Et ce Zeus ridicule et homérique? Et cette polychromie
sauvage? Vous trouvez cela «trop réalisé», c'est le «fini» qui vous en
choque?
Une barre, d'un centimètre épaisse, si elle cerne une blouse de carrier,
vous l'appelleriez «stylisation»; ici, la volonté savante du médailliste
vous met en défiance. L'habileté de la main-d'oeuvre ne compte pas pour
vous, jeunes filles qui ne faites plus de longs travaux à l'aiguille,
mais tenez un journal de vos sensations. Qu'une chose soit difficile à
accomplir, qu'importe? la difficulté vaincue, la maîtrise, sont lettre
morte pour votre génération. Votre morale et votre esthétique ne datent
pas de loin. Elles se formèrent devant moi depuis le début de ce siècle,
dans les ateliers d'élèves et sous la poussée de vos camarades,
munichoises, polonaises, hongroises et finlandaises. Mais vous, Olive,
attendez; attendez! retournez en arrière, s'il coule encore dans vos
veines un peu du sang bleu des modèles de Largillière. Je ne vous
demande pas de bouder au temps présent dans les hôtels moisis du Cours
Mirabeau; mais réfléchissez, et n'allez pas trop vite comme
démolisseuse! Vous déplairiez à votre maître Cézanne.
_Chez mademoiselle Cézanne._--Sous de plus humbles lambris, de l'autre
côté de la place, mademoiselle Cézanne, la soeur de Paul, nous fera
montrer par sa servante, entre la pannetière arlésienne et le buffet de
chêne, une toile de son frère, vis-à-vis d'un crucifix qui préside au
Benedicite. Croyez-vous que cette dévote, si elle ne cultivait en son
coeur le respect du nom et la soumission domestique, eût donné la place
d'honneur à ce qu'elle doit appeler un barbouillage?
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