Propos de peintre, première série: de David à Degas - 11

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La servante, elle, ne savait pas bien.--Ce doit être ceci,--disait-elle,
en désignant de l'index deux gravures d'après Rubens. Peut-être que
Cézanne fit de ces estampes, présent à sa soeur. Par crainte du modèle
vivant, l'on rapporte qu'il s'inspirait de gravures, les copiait même,
tout en s'exerçant à intensifier la plénitude de la coloration. _Le
Magasin Pittoresque_ (admirable recueil, ma chère Olive), était le fond
de sa bibliothèque.
Vos amis marseillais, les lettrés d'avant-garde, vont, dans l'élan de
leur enthousiasme, fausser l'image du grand vieillard de Bouffan.
D'ailleurs, les gens de votre âge ignorent ce que fut naguère un
bourgeois aisé, un notable de son village ou de sa sous-préfecture,
latiniste, lettré et grossier en paroles, fin et lourdaud à la fois. Ce
type a disparu.
Que put assimiler de Paris, dans ses visites furtives à la capitale, un
Paul Cézanne? Qu'est-ce qu'il prit à ses confrères, les Renoir, les
Monet, les Manet? Que leur laissa-t-il voir du vrai lui-même? Les eût-il
reçus chez lui? Ils n'ouvraient pas comme cela leur porte, eux autres,
les cauteleux fils de tabellions et de marguilliers, gourmés au fond de
leur province!
Eut-il conscience du don qu'il avait reçu de Dieu? Je reste sceptique
quand les historiographes me content qu'un jour, quelque indiscret
s'attardant à le regarder peindre dans la campagne, impatienté il cria:
«Ne sait-il donc pas qu'il est devant Cézanne?» Nervosité.
Fier de lui-même, soit! et d'où qu'ils viennent, l'on ne refuse pas
toujours les tardifs applaudissements. Vers la fin de sa vie, le battage
commençait, et la pernicieuse spéculation. Tant mieux, s'il prêta
l'oreille aux hommages, alors que nul souffle ne pouvait embuer son
enfantine candeur. Il en fut quitte pour lâcher quelques gros mots de
plus. Ses biographes enregistrent les jurons de Cézanne. Chacun a sa
manière de garder l'incognito. Il fut jaloux de rester jusqu'au bout,
son pliant sous le bras, sa pipe à la bouche, le maniaque qui s'en va,
grommelant, «au motif», s'entretenir avec la nature. Ses colloques avec
elle sont dans chacune de ses toiles.
Je m'attarde dans ce logis, malgré votre hâte d'aller au Jas. Je vois le
peintre à cette table, mangeant la bouillabaisse. J'aime l'odeur
d'encaustique, la bonne aux mains jointes sur son tablier bleu, ce
ménage de curé, les fleurs de papier dans les cache-pots, ce silence; je
suis sûr que l'âme de Cézanne flotte là, tout près de nous.
J'aime à penser qu'il en soit si souvent ainsi: les plus terribles, les
plus intransigeants, semblent avoir vécu rangés, simples, réguliers, de
vrais petits fonctionnaires. Cézanne fait son oeuvre comme l'on découpe
du bois avec un tour, comme l'on met du vin en bouteille.
Y a-t-il encore de ces hommes-là? L'âme d'un Cézanne serait-elle
maintenant «_viable_»?
Revenir à la grande tradition: on nous assure que tel était son but.
Mais son esthétique de bonhomme, ami du _Magasin Pittoresque_, dut être
moins raisonnée que ne le dit M. Vollard. Je voudrais qu'elle eût été
moins consciente. Il fut classique comme un pâtre provençal prend un air
grec dans le crépuscule.
J'essayerai, Olive, de vous dire plus tard ce qui différencie un Gauguin
d'un Paul Cézanne, là où la littérature entre en jeu, où j'aperçois le
maniérisme. Mais Cézanne? C'est le tuf. D'avisés horticulteurs plantent,
dans une terre rapportée, mille boutures, autour du sauvage pin parasol.
Qu'ils prennent garde de déraciner le grand arbre. Pour un peu vous le
mettriez en serre, comme un arbuste nain du Japon. Laissez-le seul, rien
ne pousse à l'ombre du géant.
La vision de Cézanne n'en condamne aucune autre, ni les formules d'hier,
ni celles de demain. Cézanne est à part. Si sa musique, Olive, avait le
triste effet de vous rendre les autres fades, cela ne prouverait que
l'indigence de votre réceptivité. Excusez ma franchise. J'ai l'air de
rétrécir le champ de votre admiration, si je réduis Cézanne à la taille
d'un beau peintre, d'un coloriste subtil et fort, mais d'un «incomplet».
Non pas! Si sa couleur me donne des jouissances nonpareilles, certains
de ses groupes de figures nues sont, quoique chaotiques, raboteuses,
monstrueuses, d'un rythme magnifiquement cadencé. Mais je sais, moi,
comment il me fait penser à Poussin.--Pour vous, Olive, que Poussin
ennuie, je ne m'aventurerais pas en des analyses prématurées; si je me
reconnais un droit d'établir la filiation, vous me permettrez, gentille
amie, de le refuser à vous. Je distingue mal le blé, de l'orge en
graines, et ne m'en cache point comme d'une honte. Il est des enfants
dont les dessins évoquent les dieux de l'Olympe mieux que ne font les
plus savants académiciens. Décidez du rang que doit occuper la science
par rapport à l'instinct... Vous donnez l'avantage à l'instinct? Mais
que faites-vous de la _cérébralité_, jeune imprudente? Vous ne venez
plus assez à Paris! Donc, vous êtes pour l'_instinct_? Dans le «cas
Cézanne», vous avez raison. Sa sensation, sa couleur, sa matière, son
instinct: plus qu'assez pour faire de lui un grand artiste--mais à la
façon d'un manchot ou d'un innocent de village. Vos louanges nous
rendraient injustes.--Je demande à ne pas abdiquer mon sens critique. Je
voudrais examiner ses oeuvres, tout seul, comme jadis chez le père
Tanguy, ou dans la salle à manger de la vieille demoiselle; pour un peu,
ma chère Olive, je vous prierais de ne m'en plus parler... Pardon.
_Au Jas de Bouffan._--Nous quittons la ville d'Aix par une route
poudreuse. Au loin, toujours les fonds lilas et roses dont Cézanne
divisa si finement les nuances de nacre. On tourne à gauche, la grille
est ouverte: c'est le Jas. Une allée droite conduit à une maison
blanche, simple au dehors, mais élégante, parfaite de proportions,
provençale et italienne. Toujours de caractère mixte, cette réduction
d'un grand style à des besoins modestes, fait l'agrément de notre
Toscane gauloise. La bastide est cossue, agreste et souriante. A
l'intérieur, que reste-t-il intact, des chambres habitées par Cézanne?
Voici un vestibule en stuc, que peuplent des statues et des vases; le
grand salon inondé de lumière; l'ancien atelier du maître fut une
buanderie ou un fruitier, aujourd'hui converti en galerie de
bric-à-brac, brocards au mur, encombré de meubles de Boulle, de
paravents, de chinoiseries, de dorures et de laques. Le nouveau
propriétaire, industriel et collectionneur, est devenu l'aimable
entrepreneur et le cicerone de la gloire de Cézanne. On va me faire la
leçon, m'apprendre ce que je sais depuis longtemps. Des photographies,
par Druet, traînent sur les sièges, il y a des livres partout, bientôt
ce seront aussi des _Guides Conti_.
Au fond de la pièce, les fresques de l'hémicycle, que le peintre signa
«Ingres 1811» (touchante plaisanterie), furent nettoyées de leur couche
de plâtre[14]. Pastiches sans intérêt, elles ont ici l'aspect triste
d'un décor de café 1830. A côté, c'est le portrait noirâtre et
caricatural du père de Cézanne; un Christ, une Madeleine, oeuvres de
jeunesse, romantiques, violentes et sans accent; encore, une copie
d'après Lancret, un vaste panneau inspiré par une gravure du cher
_Magasin Pittoresque_. Ces exercices d'écolier se guindent jusqu'au
chef-d'oeuvre, d'être ainsi présentés dans des bordures à volutes
dorées, entre des bandes de soie trop riche. Sommes-nous à Chicago, chez
un milliardaire? Chez un auteur dramatique très chic? Ces toiles
partiront un jour pour l'autre côté de l'Océan ou plutôt pour Berlin. Il
a suffi qu'elles prissent une valeur marchande, pour qu'on les installât
solennellement dans ce mobilier de luxe. Et voilà le Jas de Bouffan,
presque un tourniquet à la porte; la gloire y construit une légende. Et
c'est ainsi que s'écrit l'histoire, Olive! Allez donc au jardin, pendant
que votre mécanicien fera chauffer l'auto. On vous montrera les «motifs
favoris» de Cézanne, l'abreuvoir aux lions de pierre, les cyprès, les
peupliers et certain coin, là-bas... mais ne croyez que la moitié de ce
qu'on vous dira; le monsieur transplanta la rangée d'ifs en vue d'un
meilleur effet; il ajoute des mascarons au-dessus du porche, la
maisonnette du bonhomme se travestit et fait la coquette en l'honneur
des touristes. Les tableaux de Cézanne sont des valeurs en banque; il
est temps qu'ils appartiennent à qui ne les comprend pas.
[14] Aujourd'hui, 1918, tableaux acquis par des marchands parisiens.
Tiens! voici une bande de professeurs à lunettes; ils parlent
l'allemand... J'oubliais les vacances de Pâques!
Avouez, Olive, que l'on était mieux, tout à l'heure, dans la salle à
manger cirée à l'encaustique, sous le regard de la servante...
* * * * *
En regagnant Toulon, vous êtes d'abord restée silencieuse, j'ai deviné
que vous m'en vouliez, Olive. Enfin, vous vous êtes trahie:
--Est-ce donc cela? Vous avez le droit d'admirer Cézanne, vous, et ce
droit vous me le refusez. Voilà qui est humiliant!
Non, pardon si j'ai été trop loin--non! je ne vous dénie aucun droit. Ce
qui me gêne vis-à-vis des personnes de votre âge, c'est qu'elles aiment
les oeuvres d'art pour leurs imperfections. Votre ami Suarez écrit:
«En temps de décadence, tout le monde est anarchiste et ceux qui le sont
et ceux qui se vantent de ne pas l'être, car chacun prend sa règle en
soi.»
Lisez donc la parfaite étude de Maurice Denis, qui cite aussi cette
phrase d'André Suarez. Réfléchissez. Laissez Cézanne aux musées et aux
bibliothèques. Il est déplacé partout ailleurs. Je crains que vous ne
deveniez comme certaine baronne de la finance qui, mettant la main sur
son coeur, soupirait:
--Si je n'avais en face de mon lit l'esquisse de la _Maison du Pendu_,
je ne me sentirais pas la force, tout le jour, d'accomplir mes devoirs
de société.
Il y a vingt ans, la même dame, qui n'est plus une petite fille, je vous
assure, épinglait tranquillement sa voilette près de deux pastels de
Jacquet et son père et sa mère l'ont fait peindre par Lembach, en
Cendrillon, quand à cinq ans, elle était encore viennoise.
Votre cerveau est de trop bonne qualité pour qu'il ne vous retienne et
ne tombiez dans le piège. Cézanne est aussi grave que Poussin. Mais!
mais! mais! attendez... Nous y reviendrons tout à l'heure.
_Retour._--Le crépuscule allait se fermer sur les gorges d'Ollioules.
L'automobile ralentissait sa course, c'était déjà les faubourgs de la
ville, et les ouvriers revenaient de leurs chantiers, traînant dans la
poussière leurs pieds douloureux, l'échine courbée par le travail.--Vous
avez dit:--«Ce soir je vous ferai entendre de la musique, c'est un
enseigne de vaisseau qui sait par coeur toutes les compositions
modernes; lui ferez-vous grise mine, si vous apprenez qu'il achète des
Vuillemancin? Ne faut-il pas être de son temps? M. X... vient dîner à la
maison.»
La soirée fut charmante. D'habiter un sous-marin ne semble pas empêcher
un jeune Basque d'étudier son piano. Malgré les objurgations de M. votre
père, si entiché du _bel canto_ et des mélodies qui se prolongent en une
courbe molle et voluptueuse, l'officier, pour vous plaire, exécuta des
pièces de Debussy, de Stravinsky, de Séverac et d'Albeniz, enfin toutes
musiques dont vous êtes curieuse. Vous approuviez, vous étiez ravie et
vous me crûtes prendre en défaut de logique, comme je plaidais pour ces
musiciens, auprès de M. l'amiral.
--Ce n'est pas juste! vous vous moquez de nos paysages de Vuillemancin,
avec papa--vous le flattez!--et maintenant, vous voudriez lui expliquer
Stravinsky!
Ah! Là, précisément, que je comptais en venir, je n'attendais qu'une
occasion de me mieux faire entendre.
A vous, Olive, je dirai toujours que Cézanne fut un manchot. Ceci vous
fait bondir. Cent autres que vous, que choquerait ce crime de
lèse-majesté! Avec les cézannisants, on est obligé d'enfler la voix,
d'en venir aux gros mots. La peinture est plus inaccessible que les
autres branches de l'art. Vous la regardez, comme les littérateurs. Ce
qui, d'elle, émeut votre sensibilité, n'est point ce qui, pour nous,
fait son prix: d'où notre presque fatale déroute, si nous autres
professionnels en discutons avec vous.
Gasquet (nous aurons bientôt son livre sur Cézanne) nommant les plus
grands peintres de la fin du XIXe siècle, propose Manet,
Cézanne.--Jusqu'ici nous sommes d'accord--puis Seurat, contre Puvis de
Chavannes; il le substituerait à ce maître, comme Lautrec à Degas, qui
ne tardera plus à être traité de photographe par les esthéticiens
d'avant-garde. Ne nous fâchons pas, dès lors, si le portrait du père de
Cézanne est confondu avec un Rembrandt. Il n'y a plus de valeurs que
vous jugiez incommensurables.
Jeunes liseurs de revues, vos esprits furent initiés à la peinture
moderne par des Charles Morice, des Commandeur Roger Marx et des
professeurs de rhétorique détogés. Peut-être un jour, plus mûris, vous
rendrez-vous compte que Lautrec est à Degas ce que fut Bertall à Daumier
(je force un peu la note, je mets de lourds points sur les I) et que le
chétif Seurat fut une de ces «chandelles» des bords de la Seine, dont le
moindre souffle de septembre éparpille le frêle duvet.
Ce sont les mêmes critiques qui virent en Chéret un successeur de
Watteau; en Willette un Fragonard; en Carrière, un Michel-Ange; en
Constantin Meunier, un Verrocchio. A quoi n'a-t-on pas cru ces temps
derniers? Combien de procès politiques à reviser, Olive! vous aurez de
quoi occuper vos loisirs jusqu'à votre mariage et après...
Et le cas si bizarre d'un Cézanne s'élucidera pendant ce temps-là, cas
unique, cas tragique.
Cézanne sent que la peinture à l'huile est un art moribond et il se
débat, dégoûté, au milieu de la production moderne; mécontent de son
ouvrage: pleurant sur son impuissance, mais fier de ce qu'il veut et ne
peut réaliser. Il prêche dans le désert, obstiné, ivre de foi, passionné
pour les maîtres qui ne sont plus; humble et méprisant, sans doutes
quant au but qu'il poursuit, mais désarmé. L'outil se brise trop souvent
dans sa main. Il reconstruit comme un maçon amateur, moellon à moellon,
le temple aboli, croit qu'il retrouvera sous les décombres la voie
sacrée; mais quels élèves seront dignes de l'y suivre?
Il s'étonne devant Claude Monet.
Le drame se passe aux champs et à l'atelier des Batignolles, près de son
clocher ou dans le faubourg parisien, ici ou là, dans le silence et
l'abandon. On le comparera à Gustave Flaubert, on voudra le canoniser.
La littérature est grosse de menaces, autant que la peinture des
imitateurs. Une jeune armée munie de tubes et de pinceaux, marche
derrière le vieux capitaine à la barbiche de grognard. Vous êtes, Olive,
enrôlée dans le bataillon de Provence, le plus bruyant de tous. Comment
ne vous en féliciterais-je, tout en riant un peu? Vous avez vos clients,
vous croyez en Vuillemancin le plus avancé des Cézannistes de Marseille.
Déjà, douze, quinze toiles égayent votre logis comme des accessoires de
cotillon, vous les piquez au mur, convaincue, décidée, jalouse de
provoquer les algarades paternelles. Mais ces ébauches truculentes et
faciles, croyez-vous que Cézanne les eût approuvées? Ne le rendez pas
responsable de ces amusettes.--Attendez, je vous le répète. Olive,
attendez.
Voilà ce à quoi je pense, pendant que l'enseigne de vaisseau-pianiste
évoque si bien des paysages, des atmosphères, des reflets, des ombres
légères. Vous, Olive, ne paraissiez plus écouter, lasse de notre
expédition à Aix.
La pendule marqua minuit. M. votre père, qui avait un peu sommeillé,
éteignit quelques lampes. Nous allions nous coucher, quand, le pianiste
faisant l'obscurité complète, attaqua le sublime opus 102. Ce serait
lâche à moi, ma chère amie, de me prévaloir ici de Beethoven.
M. votre père s'étant tout à fait réveillé, traverse le salon, au risque
de briser les verres d'orangeade sur les guéridons. Dans un élan de
reconnaissance, il veut embrasser le jeune enseigne de vaisseau, car
l'opus 102, c'est pour M. l'amiral «comme si l'on avait brûlé du sucre.»
Et vous, quand je descendis l'escalier:
--Cette musique moderne est délicieuse, mais trop extérieure...
Beethoven va plus loin.
Oui, Olive, mais le moindre de ces impressionnistes de la musique
pourrait écrire une fugue comme Bach; ils sont aussi savants dans leur
technique que le grand Ludwig Van Beethoven. Nos peintres le sont moins,
croyez-moi. Ne décrochez pas, malgré cela, les Vuillemancin de la salle
à manger. Ils n'y font pas plus mauvais effet que des bibelots de chez
«Martine» et font penser à Sacha Guitry. Qu'ils décorent, c'est tout ce
que vous désirez.
_Dans la villa de San Salvadour._--La route d'Hyères, les Salines, les
bois de pins parasols, sont si drus, si pressés l'un contre l'autre, que
ce soir, comme le rouge du couchant les éclairait d'en dessous, nous
nous crûmes transportés dans les environs d'Ostie. Combien cela était
beau! Pourquoi n'y aurait-il pas une Renaissance de la peinture, sur
cette côte méditerranéenne?
Dans sa villa de San Salvadour, un parent de mon amie exhibe trois cent
soixante et onze toiles par le Marseillais Vuillemancin. Mais avant
d'assister les débuts du jeune Phocéen, l'amateur acheta des Diaz, des
Monticelli, des Ziem; il possède des Corot, des Daumier, des pièces
fameuses de l'école française, de 1830 jusqu'à nos jours. Deux cents
cadres à canaux se débordent du haut en bas de la galerie. Quand Olive
m'y introduit, la baie vitrée qui donne sur la mer, est barricadée--car
les Méridionaux vivent dans les ténèbres; inexperte à manoeuvrer la
manivelle, Olive renonce à soulever le tablier de fer. Le jour tombait
de vasistas inscrits dans la haute corniche, il faisait sombre dehors et
des branches d'eucalyptus obscurcissaient encore la chambre. Ces
tableaux sont discrets, ils ne vous sautent pas aux yeux. Olive
négligemment me les signala; mais, a-t-elle dit:--Mon oncle n'a pu
résister à la tentation, voyez ces Vuillemancin: quel tempérament!
Une frise, au-dessus des cadres, est faite de vues de Marseille, de
l'Estaque, de La Seyne, toutes signées Vuillemancin. Et qui pourraient
être des maquettes pour le ballet russe. A distance, cela est lisible,
décoratif extrêmement, gai, «amusant».
--N'est-ce point joli, ces tons vifs, ces tartanes, ces tas d'oranges,
ces maisons bariolées, ce ciel indigo? Rien ne tient à côté! Je vous
défie de dénicher un Corot, dans les coins; pourtant mon oncle en
possède de magnifiques... Les Vuillemancin les tuent!
Oui, mais, Olive, un Corot peut passer inaperçu, un beau tableau n'est
point du papier de tenture. Je n'ai pas mon binocle. Si vous voulûtes me
faire subir la première épreuve de votre franc-maçonnerie, vous auriez
aussi bien pu me bander les yeux... un tableau est autre chose qu'une
affiche; encore un point à élucider; vous vous contentez de l'affiche.
Un Degas est parfois un tableau, un Lautrec est une affiche. Nous
reparlerons de cela une autre fois.
Les Vuillemancin tapissent les murs comme de la vigne vierge. Les
chambres à coucher en sont pleines jusqu'à la ruelle des lits; les
cabinets de toilette, les corridors en regorgent. Dans la lingerie, une
brave femme repasse des chemises devant des Vuillemancin. C'est cela,
Olive, que vous appelez l'école de Cézanne?
Combien avais-je raison, l'autre jour, de ne vous rien céder! Vous
n'êtes pas encore capable de juger Cézanne d'ensemble, attendez pour
«prendre un point de vue», car il vaudrait mieux que vous discerniez
l'_esprit_ de la _lettre_, vous arrêtant aux stations de ce chemin de la
Croix, par où le maître a progressé vers sa gloire paradoxale et
confuse. Vous doutez-vous du sens vrai de cet étrange génie, qui clôt
une période, au lieu «d'en ouvrir une», comme vous dites? Sur sa tombe,
on aurait pu écrire: «_Ci-gît l'État organisé._» Victime expiatoire de
la peinture, lui qui tant peina et, orgueilleux, convaincu, dénonça la
décadence, que pense-t-il, si de Là-Haut où monta son âme catholique, il
entend les prêcheurs de sa bonne parole? Vous ne voyez en Cézanne que
les plaies dont il saigna de ne pouvoir se guérir, sa faiblesse, sa
paralysie. Un initiateur? Jusqu'ici, un troubleur de consciences, un
fauteur de désordre, malgré lui.
Son oeil est un isolateur, comme les pieds de verre du tabouret où
l'enfant grimpe pour des expériences de physique amusante. Gare à celui
qui reçoit l'étincelle électrocutrice! L'oeuvre de Cézanne est un piège
aux innocents tendu. Vous qui avez de la lecture, Olive, rappelez-vous
la correspondance de Flaubert! Il y avoue ses difficultés, souhaite
qu'un autre, mieux doué que lui, puisse réussir là où il échoua. Si
l'esprit de Cézanne devait un jour se réincarner en un peintre mieux
équipé qu'il ne le fut, ce serait à une époque lointaine et moins
inquiète, où l'art ne serait plus un passe-temps d'amateur, un rayon de
magasin de nouveautés.
Nous nous promenons sur les routes de Provence, vous toute neuve à
l'esthétique, moi, qui le suis moins, hélas! et pendant que nous
discutons, se déroulent les panoramas familiers au néo-impressionnisme,
dont c'est ici la patrie d'élection. De Marseille à Vintimille, sur la
côte et dans les terres, il n'est guère de bourg où quelqu'un ne soit
venu planter un chevalet en songeant à Cézanne. Je ne vois que motifs
connus, couleurs, lignes «banalisées» par les peintres. On nous a rendu
votre terre plus insipide que la forêt de Fontainebleau. Toutes les
bicoques, aux «Indépendants», comme chez votre Vuillemancin, m'ont l'air
d'être sur le point de tomber. Ai-je le vertige? Arbres, montagnes,
nuages, d'horizon, la mer, tout danse!--et c'est pour cette farandole
que Cézanne aurait battu la mesure? Je ne respire à l'aise que si la
pluie efface le bleu du ciel. Entre Toulon et Hyères, la route du cap
Brun et de San Salvadour est, cet après-midi, d'un vert de salade
confite, coeur de laitue, concombre, pastèque à peine rose, blanc
d'amande, grise en somme, et fait songer à Corot, plus qu'à nul autre.
Pourtant il fut sensible, celui-là, à toutes les harmonies, rendit tous
les ciels, du nord et du midi; quant à construire, il me semble qu'il ne
fut pas un médiocre architecte... Qu'entendez-vous par «construction»
dans le cas de Cézanne? Lui, un _constructeur_? Entendons-nous.
Peu de peintres se sont, autant que lui, embrouillés dans les «plans».
Vous ne me citerez guère de visages ou de corps, dans l'ensemble de son
oeuvre, qui ne signent l'aveu d'un pénible effort, d'un échec. La _Femme
au chapelet_? les _Joueurs de cartes_? Laissons ces mauvais tableaux aux
milliardaires. L'apparence de plans et de construction est due à
l'unité, à la qualité du ton et de la pâte. Ses toiles sont _pleines_,
_unes_, la composition y forme bloc, remplit la surface de bord à bord.
Même en un visage dont les yeux, le nez, la bouche se situent dans des
plans désaccordés, il y a _ensemble_, _masse_,--mais c'est par un
miracle du prodigieux, de l'unique et inimitable coloriste. Le ton
équilibre les volumes. La recherche du ton rare et pur fait crouler un
compotier de pommes, choir une serviette, zigzaguer les dessins du
papier dans le fond de la nature morte, mais rapproche un ton de celui
qui l'appelle et l'harmonie chromatique est, à elle seule, une sorte de
«construction».
Dangereux exemple, Cézanne est un maître pour des maîtres, non pour des
élèves.
Les plans, chez Cézanne, s'organisent dans l'atmosphère, par la magie
d'une couleur inanalysable de céramiste et d'émailleur, d'une matière
aussi précieuse que le radium, lentement accumulée ou qu'échantillonne
une main de brodeur oriental. Quelques coups de pinceau, à l'aquarelle,
ou un kilo de pâte sur la panse d'une pomme, et il obtient la surface
irradiante des coquilles de nacre ou des verres irisés qu'un long séjour
dans la terre y déposa. L'ordre ne s'établit que par le mariage des
tons, toutes «_valeurs_» supprimées.--Je ne connais pas un beau dessin
de Cézanne, en dehors de croquis griffonnés, quelques compositions
mythologiques, dont je jurerais qu'elles suivirent une première version
en couleurs. La noblesse? Oui, elle est partout, car Cézanne était un
noble esprit qui ne retenait des musées que des rythmes majestueux. Ici,
la _beauté_ n'est que suggérée par une main qui tremble. De respect? Par
infirmité? Peu m'importe, à moi essayiste d'une époque décadente, car je
suis de mon temps, tout comme vous, ma chère Olive.
Mes sens sont autrement satisfaits que ma raison, qui parfois cède... à
la minute même où je me veux comme un diable défendre. La chair est
faible, Olive, me permettrez-vous ce truisme?
Mais, Olive, vous m'avez alors dit:--Je ne vous comprends plus. Vous
vous contredisez tout le temps. Vous donnez, puis vous retirez votre
don! Vous abusez de la restriction mentale.
Le cas Cézanne égare le fidèle, parce qu'à côté du Dieu, il y a les
grands-prêtres, les diacres, les acolytes porteurs d'encens, et,
jusqu'au bas de la nef, des paroissiens épouvantés. Il en est de même
dans toutes nos églises. Excusez-moi et reprenons l'auto! Nous irons
voir, un de ces jours, le peintre de Cagnes. Montrez-moi d'autres coins,
d'autres horizons.
* * * * *
Ce soir-là, nous rentrâmes fort tard. Les cafés de Toulon regorgeaient
de buveurs au boulevard de la République. Nous sommes allés sur le quai,
au bord de l'eau, c'était une Ripa dei Schiavoni, toute égayée de
fanaux. Les deux figures marines que modela Puget, comme tout d'ailleurs
ici, compliquent l'ambiguïté de l'impression. Vous ne savez jamais si
vous êtes d'un côté ou de l'autre des Alpes. Ayant insisté pour aller
chez Mme Pibarot choisir les pâtisseries de notre dessert, nous
longeâmes des ruelles peu avouables, où vous ne vous seriez aventurée si
votre désir n'eût été aussi vif de m'entendre qui m'exclame: «Ce sont
des _calli_ de Venise.» N'eussiez-vous été là, j'aurais dit un mot à ces
filles à la coiffure de perles, fardées et grasses, qui se tenaient sur
le pas de leur porte... j'ai feint de croire que c'étaient des échoppes
de coiffeur et vous avez ri de mon inexpérience.
* * * * *
_Vers Grasse._--La corniche d'or forme la vraie limite de la côte
provençale et de la Riviera; c'est en sortant de l'Esterel que le
paysage change; il va s'élargir et perdre, petit à petit, le peu qui lui
restât encore de français. Hélas! les boulevards maritimes de Cannes,
les palmiers en zinc, les villas anglaises et le casino municipal font
de cette plage cosmopolite une sorte de Brighton qui voudrait être
Alger. Nous avons hâte de nous enfoncer dans les terres et de gravir le
long lacet qui aboutit à Grasse. Le monument à Fragonard, devant ce
charmant hôtel du XVIIIe siècle, blanc et majestueux dans ses
proportions bourgeoises, rappelle seul au passant l'élégance du peintre
des Nymphes et des Cupidons. Je ne sais pourquoi, à toute heure du jour,
la ville de briques cuites et de tuiles rousses, a quelque chose de
mauresque. Elle est dure et peu accueillante, il faut s'habituer à elle,
lui faire des avances de toutes sortes. Elle offre aux étrangers peu
d'accommodations modernes, et c'est peut-être pourquoi l'on s'y sent si
loin de tout et, au premier abord, dépaysé.

II
_Sur la terrasse d'Andon._--Soyons francs: ceci est plus grand et plus
touchant encore que Florence. La fontaine Louis XVI, le jet d'eau du
bassin rustique, les platanes qui laissent filtrer le soleil, étalant
ses pièces d'or sur le sable, c'est, plus que les fastes médicéens,
proche de nos coeurs modernes; petits paliers retenus par des cailloux,
étages d'arbrisseaux gris, cyprès, eucalyptus, bordures de fleurs
potagères le long de la balustrade, vous témoignez d'un ordre ménager,
égal pour la cuisine et la bibliothèque. La fraîcheur, dans cette
bastide que Fragonard décora, imbibe tous nos sens: c'est le bruit sans
arrêt du jet d'eau sous les platanes, c'est le vert d'aquarium, les
persiennes mi-closes, le marbre de l'escalier, le carrelage du salon
surbaissé, et l'orangeade. Derrière les balustres de la terrasse, un sol
volcanique, convulsé, où l'habitacle humain ne joue point de rôle; plus
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