Propos de peintre, première série: de David à Degas - 01

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JACQUES-ÉMILE BLANCHE
Propos de Peintre
DE DAVID A DEGAS
PREMIÈRE SÉRIE:
Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour,
Ricard, Conder, Beardsley, etc.
Préface par Marcel PROUST
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
PLACE BEAUVAU
1919


DU MÊME AUTEUR

Cahiers d'un Artiste:
PREMIÈRE SÉRIE.--Juin-novembre 1914.
DEUXIÈME SÉRIE.--Novembre 1914-Juin 1915.
TROISIÈME SÉRIE.--_Suite du Printemps à Paris._--_Été en Normandie_,
août-novembre 1915.
QUATRIÈME SÉRIE.--_Paris_, novembre 1915-août 1916.
CINQUIÈME SÉRIE.--Août-décembre 1916.

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour
tous pays.
Copyright by Émile-Paul frères, 1919.


Justification du tirage



Ce livre est dédié à Marcel PROUST
en souvenir
de l'Auteuil de son enfance et de ma jeunesse
et
comme un hommage d'admiration pour l'auteur de
«Du côté de chez Swan»
son ami J.-E. Blanche.


PRÉFACE

Cet Auteuil de mon enfance,--de mon enfance et de sa
jeunesse,--qu'évoque Jacques Blanche, je comprends qu'il s'y reporte
avec plaisir comme à tout ce qui a émigré du monde visible dans
l'invisible, à tout ce qui, converti en souvenirs, donne une sorte de
plus-value à notre pensée, ombragée de charmilles qui n'existent plus.
Mais cet Auteuil-là m'intéresse encore davantage comme un même petit
coin de la terre observable à deux époques, assez distantes, de son
voyage à travers le Temps.
Entre ces jours anciens et ceux de maintenant, Auteuil, sans qu'il ait
eu l'air de bouger, a traversé plus de vingt années, pendant lesquelles
Jacques-Émile Blanche a conquis la célébrité comme peintre et écrivain,
alors que moi, dans les jardins voisins et au bord des mêmes vieux
«Fontis», je n'ai attrapé que la fièvre des foins. Tout ce que, dans des
pages qui sont des merveilles d'intelligence et de mélancolie, Jacques
Blanche dit à propos de Manet,--de Manet que ses amis trouvaient
charmants, mais ne prenaient pas au sérieux, ne «savaient pas si
fort»,--je l'ai vu se produire pour Blanche. Ici le milieu n'était pas
le même et son élégance donnait une forme différente au malentendu, au
fond identique, qui existe toujours entre ceux dont les yeux sont pleins
malgré eux de la peinture d'hier et les auteurs des oeuvres qui seront
dignes du passé parce qu'elles ont été placées d'avance dans l'avenir,
des oeuvres qu'il faudrait pouvoir regarder en se mettant à la distance
des années qu'elles anticipent et avec cette adaptation de la
sensibilité qui exige précisément «du temps».
Souvent, pendant que Jacques Blanche peignait, une belle dame couronnée
de fleurs faisait arrêter sa victoria devant l'atelier. Elle descendait,
contemplait, croyait juger. Comment eût-elle pu supposer qu'un
chef-d'oeuvre naissait sous les doigts d'un homme si bien habillé, avec
lequel elle avait dîné la veille, qui s'était montré un causeur si fin
et passait pour si méchant. Le proverbe--par extraordinaire--est faux
qui dit: «Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre.» Et il
devrait être retouché ainsi: «Il n'y a pas de grand homme pour ses
amphitryons, il n'y a pas de grand homme pour ses invités.» Quant à la
«méchanceté», pour ma part, je n'ai connu que l'invariable expansion
d'un grand coeur et la sérénité d'un juste. Cette «méchanceté» ou
soi-disant telle, ne fut pas inutile à Jacques Blanche et s'il y a eu
dans cette réputation un peu de sa faute, alors répétons le _Felix
Culpa_ qui était cher à Renan. Le danger pour Blanche c'était que,
élégant, spirituel, il dissipât sa vie dans la mondanité. Mais la nature
qui invente au besoin des névroses protectrices, de tutélaires
infortunes, pour que le don nécessaire ne soit pas laissé en friche,
voulut que ce renom de médisance le brouillât assez vite avec les gens
qui l'eussent empêché de peindre, et, les jours où il eût peut-être
mieux aimé aller à une garden-party, le rejetât de force dans son
atelier avec la rudesse de l'Ange baudelairien: «Car je suis ton bon
ange, entends-tu, je le veux.»
Si l'on savait mieux démêler «ces choses inconnues, où la douleur de
l'homme entre comme élément», on verrait que nous devons beaucoup plus,
dans la vie, aux choses qui nous ont été désagréables, qu'aux autres.
Cette fois-ci c'est un proverbe qui le dit avec toute la force incluse
en la plupart d'entre eux: «A quelque chose malheur est bon».
Je ne peux pas me rappeler exactement si c'est dans l'incomparable salon
de Mme Straus, dans celui de la Princesse Mathilde ou de Mme Baignères
que j'ai fait la connaissance de Jacques Blanche, vers l'époque de mon
service militaire, c'est-à-dire à peu près à vingt ans. En tout cas,
c'est dans ces trois salons que je le retrouvais le plus souvent, et une
esquisse au crayon qui a précédé mon portrait à l'huile a été faite
avant le dîner, à Trouville, dans les admirables Frémonts qui étaient
alors la résidence de Mme Arthur Baignères et où montaient du manoir des
Roches ou de la villa Persane, la marquise de Galliffet, cousine
germaine de la maîtresse de la maison, avec la princesse de Sagan,
toutes deux dans leur élégance aujourd'hui à peu près indescriptible,
d'anciennes belles de l'Empire.
Comme mes parents passaient le printemps et le commencement de l'été à
Auteuil où Jacques Blanche habitait toute l'année, j'allais sans peine
le matin poser pour mon portrait. A ce moment la maison qui s'est
construite en hauteur, sur l'atelier même, comme une cathédrale sur la
crypte de l'église primitive, était répandue, en ordre dispersé, dans
les beaux jardins; et après la séance de pose, j'allais déjeuner dans la
salle à manger du docteur Blanche, lequel, par habitude professionnelle,
m'invitait de temps à autre au calme et à la modération. Si j'émettais
une opinion que Jacques Blanche contredisait avec trop de force, le
docteur, admirable de science et de bonté, mais habitué à avoir affaire
à des fous, réprimandait vivement son fils: «Voyons, Jacques, ne le
tourmente pas, ne l'agite pas.--Remettez-vous, mon enfant, tâchez de
rester calme, il ne pense pas un mot de ce qu'il a dit; buvez un peu
d'eau fraîche, à petites gorgées, en comptant jusqu'à cent.» D'autres
fois je rentrais déjeuner tout près de la maison des Blanche, chez mon
grand-oncle, encore à une «étape», (comme dirait M. Bourget) moins
avancée, que M. et Mme Blanche, ces deux «grands bourgeois» dont
Jacques-Émile a laissé d'inoubliables portraits, qui font penser aux
Régents et Régentes de l'Hôpital, de Hals. («C'est une opinion courante
et presque banale que l'image de leur mère offre aux artistes une
occasion sans seconde d'exprimer le tréfonds d'eux-mêmes», a dit Jacques
Blanche, dans ce «Whistler» qui est la perle délicieuse et mélancolique,
la verrerie la plus délicatement irisée de la présente collection.)
Cette maison que nous habitions avec mon oncle, à Auteuil au milieu d'un
grand jardin qui fut coupé en deux par le percement de la rue (depuis
l'avenue Mozart), était aussi dénuée de goût que possible. Pourtant je
ne peux dire le plaisir que j'éprouvais, quand après avoir longé en
plein soleil, dans le parfum des tilleuls, la rue Lafontaine, je montais
un instant dans ma chambre où l'air onctueux d'une chaude matinée avait
achevé de vernir et d'isoler, dans le clair-obscur nacré par le reflet
et le glacis des grands rideaux (bien peu campagne) en satin bleu
Empire, les simples odeurs du savon et de l'armoire à glace; quand après
avoir traversé en trébuchant le petit salon, hermétiquement clos contre
la chaleur, où un seul rayon de jour, immobile et fascinateur, achevait
d'anesthésier l'air, et l'office où le cidre--qu'on verserait dans des
verres d'un cristal un peu trop épais, qui donnerait en buvant l'envie
de les mordre, comme certaines chairs de femme, à gros grains, en les
embrassant--avait tant rafraîchi que, tout à l'heure, introduit dans la
gorge, il pèserait contre les parois de celle-ci en une adhérence
totale, délicieuse et profonde,--j'entrais enfin dans la salle à manger
à l'atmosphère transparente et congelée comme une immatérielle agate que
veinait l'odeur des cerises déjà entassées dans les compotiers, et où
les couteaux, selon la mode la plus vulgairement bourgeoise, mais qui
m'enchantait étaient appuyés à de petits prismes de cristal. Les
irisations de ceux-ci n'ajoutaient pas seulement quelque mysticité à
l'odeur du gruyère et des abricots. Dans la pénombre de la salle à
manger, l'arc-en-ciel de ces porte-couteaux projetait sur les murs des
ocellures de paon qui me semblaient aussi merveilleuses que les
vitraux--préservés seulement dans les exquis relevés et transpositions
qu'en a donnés Helleu--de la cathédrale de Reims, de cette cathédrale de
Reims que de sauvages Allemands aimaient tant, que ne pouvant la prendre
de force ils l'ont vitriolée. Hélas! je ne prévoyais pas ce hideux crime
passionnel contre une Vierge de pierre, je ne savais pas prophétiser,
quand j'écrivis la «Mort des Cathédrales»[1].
[1] On peut aisément deviner que je n'ai pas attendu la défaite de
l'Allemagne pour écrire ces lignes; elles lui sont antérieures; les
gens qui crient «à mort» sur le passage d'un condamné me sont peu
sympathiques, et je n'ai pas l'habitude d'insulter les vaincus.
Blanche dit bien gentiment de Manet, ce qui est vrai aussi de lui,
Blanche, (et ce qui explique en partie le temps qu'on a mis à le faire
sortir de la catégorie des «amateurs distingués»), qu'il était modeste,
humain, sensible à la critique. Il faudrait pouvoir insister sur ces
qualités familières généralement associées au talent et qui empêchent,
pour une forte part, qu'il soit reconnu. Pour montrer que, (sans talent
compensateur, hélas!) je comprends fort bien tout de même ce genre de
caractère qui, sous une forme ou une autre, est celui de tous les grands
artistes étudiés par Jacques Blanche dans ce livre, je dirai en me
laissant aller aux souvenirs de cet Auteuil de mon adolescence, que par
nature et par éducation, il m'eût alors semblé du plus mauvais goût de
faire état d'avantages ou de prétendus avantages, que des camarades avec
qui je me trouvais ne possédaient pas. Que de fois, rencontrant à la
gare Saint-Lazare des étudiants qui rentraient aussi à Auteuil, ai-je,
en rougissant, dissimulé, pour qu'ils ne pussent pas le voir, mon billet
de première et suis-je monté en troisième comme eux, avec l'air de
n'avoir jamais connu de ma vie d'autres compartiments. Pour la même
raison, je me cachais aux yeux des mêmes collégiens d'aller déjà, et du
reste bien peu à cette époque, dans le monde, si bien que mon «manque de
relations» excitait chez eux une véritable pitié et qu'ils n'eussent pas
cru pouvoir me laisser apercevoir par les gens qu'ils considéraient
comme élégants. Je me rappelle qu'une fois, comme je sortais de chez
Blanche, je montai chez un de ces jeunes gens qui, probablement
«recevait» ce jour-là sans que je le susse. En entendant la sonnette, il
vint ouvrir lui-même croyant qu'il allait se trouver devant un de ses
invités. Mais, en me voyant, il fut pris de la terreur folle que des
personnes de ses relations pussent rencontrer un être qui avouait
lui-même n'en avoir aucune, et avec l'agilité du kangouroo boxeur ou de
l'ami qui dans un vaudeville précipite le mari hors de la chambre où il
pourrait trouver sa femme avec un amant, il me fit descendre les
escaliers, aussi vite je pense qu'un commandant de sous-marin fait
quitter un navire torpillé à ses malheureux passagers, en me criant:
«Excusez-moi, mon cher, votre présence ici est impossible, vous
comprendrez tout d'un mot, j'ai à goûter les Dutilleul.» Je ne savais
pas et n'ai jamais appris depuis qui étaient les Dutilleul et quelles
déflagrations catastrophiques auraient pu naître de mon rapprochement
avec ces personnes glorieuses. Le même soir, je devais aller à un bal
chez la princesse de Wagram. Mon grand-père ne se soucia pas de
m'emmener avec lui en voiture. Il quittait d'ailleurs trop tôt Auteuil,
car s'il venait y dîner tous les soirs, il tenait à rentrer coucher à
Paris. Il ne l'a jamais quitté un seul jour pendant les
quatre-vingt-cinq ans qu'il a vécus (et cet exemple m'aide à comprendre
mieux que tous les commentaires, la sédentarité bourgeoise à laquelle
Jacques Blanche va vous raconter tout à l'heure que Fantin-Latour était
si passionnément, si maniaquement attaché), sauf au moment du siège de
Paris où il alla mettre ma grand'mère en sûreté à Étampes. Ce fut le
seul déplacement qu'il accomplit au cours de sa longue vie. En rentrant
le soir à Paris, il passait devant le viaduc du chemin de fer, et la vue
de wagons capables d'emmener les insensés chercheurs d'inconnu, au delà
du «Point du Jour» ou de «Boulogne», lui faisait éprouver au fond de son
coupé un sentiment d'intense _Suave mari magno_.
--«Et dire, s'écriait-il, en regardant le train avec un mélange
d'étonnement, de pitié et d'effroi, et dire qu'il y a des gens qui
aiment voyager!»
Mes parents trouvant qu'un jeune homme ne doit pas dépenser son argent
inutilement, me refusèrent pour me rendre au bal de Mme de Wagram, non
seulement la voiture familiale dont les chevaux étaient dételés depuis
sept heures du soir, mais même un modeste fiacre, et mon père déclara
qu'il était tout indiqué que je prisse l'omnibus d'Auteuil-Madeleine qui
passait devant notre porte et s'arrêtait avenue de l'Alma où était
l'hôtel de la Princesse. Comme «boutonnière» je dus me contenter d'une
rose coupée dans le jardin, sans fourreau en papier d'argent.
Malheureusement, l'hôte des Dutilleul était précisément dans l'omnibus
quand j'y montai. Il s'excusa, sur l'éclat qui les environnait, de la
rude opération à laquelle il avait été obligé de procéder dans
l'après-midi et se tordant de joie, par comparaison avec sa propre
élégance, il me dit: «Alors, comme ça, vous ne connaissez personne, vous
n'allez jamais dans le monde, c'est très drôle!» Tout d'un coup le
déplacement du col de mon pardessus lui découvrit ma cravate blanche.
«Tiens! mais puisque vous n'allez jamais dans le monde, pourquoi
êtes-vous en habit?» Je finis, après toutes les défenses possibles, par
avouer que j'allais au bal. «Ah! vous allez tout de même au bal, mes
compliments, ajouta-t-il sans plaisir. Et peut-on savoir quel est ce
bal?» De plus en plus gêné et pour ôter, comme à un vêtement qu'on ne
veut pas porter trop neuf, l'éclat qu'il y aurait eu dans le mot
«Princesse», je murmurai avec humilité: «Le bal Wagram».
J'ignorais qu'il y avait pour les garçons de café et les «gens de
maison» un bal qui se donnait salle Wagram et qui s'appelait le bal
Wagram. «Ah! elle est bien bonne», dit l'ami des Dutilleul, en reprenant
sa gaîté, puis il ajouta sévèrement: «Mon cher, au moins on ne fait pas
semblant d'être invité quand on est assez dénué de relations pour en
être réduit à aller à des bals de domestiques, et payants encore!»
*
* *
La seule énumération des portraits que Jacques Blanche fit vers cette
époque (en exceptant le mien) suffit à montrer qu'en littérature aussi,
c'était l'avenir qu'il découvrait, qu'il élisait, et elle est déjà, par
là, une première explication de l'extrême valeur, du charme unique, que
possède le présent volume. En effet, tandis que les peintres illustres
alors--un Benjamin Constant, par exemple--ne faisaient le portrait que
d'écrivains chargés d'honneurs, dépourvus de mérite, et aujourd'hui
aussi oubliés que leur peintre, Jacques Blanche peignait les amis dont
il était seul ou presque seul à célébrer le talent «pour faire de
l'originalité», disaient les gens du monde, ou peut-être par l'effet
d'une méchanceté, qui, après avoir dénigré les grands hommes, trouvait
un complément satanique de satisfaction à exalter les tenants de
l'«École de l'Incompréhensible». La vérité était que tout simplement
Jacques Blanche possédait en lui, comme tous les hommes assurés de
l'avenir, cette perspective du temps où il faut savoir se placer pour
regarder les oeuvres. Et de fait, après vingt années traversées par
l'«Auteuil de sa jeunesse», les mêmes maîtresses de maison sont trop
heureuses de placer à leur droite tel ou tel de ces amis que Jacques
Blanche portraiturait et encensait alors, un Barrès, un Henri de
Régnier, un André Gide. Jacques Blanche, comme Maurice Denis, a toujours
professé pour Gide l'admiration qui convient et à laquelle il nous est
bien permis d'ajouter de la tendresse. Quant aux natures mortes de
Blanche dont c'était une plaisanterie dans certains salons, en ce
temps-là, de dire: «Il faudrait les mettre un peu plus en lumière, pour
aujourd'hui seulement, parce que nous l'avons invité en quatorzième ou
en cure-dents. On les remettra demain à un endroit où elles ne se voient
pas», elles sont à la place d'honneur aujourd'hui dans les mêmes salons.
Et la maîtresse de maison explique d'un air délicat: «N'est-ce pas?
c'est d'une beauté rare; c'est beau comme le classique. Je vous dirai
que j'ai toujours aimé cela, même au temps où cela m'obligeait à rompre
des lances.» Et il serait peut-être injuste et un peu trop facile de
dire que ces dames se contredisent ainsi parce que la peinture de
Jacques Blanche est maintenant à la mode, mais qu'elles ne l'aiment pas
davantage. Il est probable, au contraire, qu'elles l'aiment, puisque
pour une oeuvre d'art, être enfin mise à la mode, signifie qu'une telle
évolution de l'optique et du goût s'est accomplie pendant une période
plus ou moins longue, que les femmes de ce genre peuvent enfin aimer
cette oeuvre.
Le dimanche, Jacques Blanche se reposait, recevait des amis et «causait»
quelques-unes des pages qui, écrites plus tard, sont réunies dans le
volume pour lequel il m'a fait le grand honneur de me demander cette
préface. Ces anciennes «causeries du dimanche», j'ai souvent dit à des
amis quand il les eurent lues dans des revues, qu'à mon avis elles
étaient vraiment les «Causeries du Lundi» de la peinture. Et je sais
bien tout ce qu'une telle appellation renferme d'éloge. Je crois
pourtant que je faisais un peu tort à Jacques Blanche. Le défaut de
Jacques Blanche critique, comme de Sainte-Beuve, c'est de refaire
l'inverse du trajet qu'accomplit l'artiste pour se réaliser, c'est
d'expliquer le Fantin ou le Manet véritables, celui que l'on ne trouve
que dans leur oeuvre, à l'aide de l'homme périssable, pareil à ces
contemporains, pétri de défauts, auquel une âme originale était
enchaînée, et contre lequel elle protestait, dont elle essayait de se
séparer, de se délivrer par le travail. C'est notre stupéfaction quand
nous rencontrons dans le monde un grand homme que nous ne connaissons
que par ses oeuvres, d'avoir à superposer, à faire coïncider ceci et
cela, à faire entrer l'oeuvre immense (pour laquelle au besoin, quand
nous pensions à son auteur, nous avions construit un corps imaginaire et
approprié) dans la donnée irréductible d'un corps vivant tout différent.
Inscrire les polygones les plus compliqués dans un cercle ou trouver un
mot en losange est un exercice d'une facilité enfantine auprès de celui
qui consiste à _réaliser_, comme diraient les Anglais, que le monsieur à
côté de qui on déjeune est l'auteur de _Mon frère Yves_ ou de la _Vie
des Abeilles_. Or, c'est cet homme-là, celui qui n'est que le compagnon
de chaînes de l'artiste, que cherche (du moins en partie) à nous montrer
Jacques Blanche. Ainsi faisait Sainte-Beuve, et le résultat, c'est que
quelqu'un qui, ignorant de la littérature du XIXe siècle, essayerait de
l'étudier dans les _Causeries du Lundi_, apprendrait qu'il y eut alors
en France des écrivains bien remarquables, tels que M. Royer-Collard, M.
le comte Molé, M. de Tocqueville, Mme Sand, Béranger, Mérimée, d'autres
encore; qu'à la vérité Sainte-Beuve a personnellement connu certains
hommes d'esprit qui eurent leur agrément, leur utilité passagère, mais
qu'il est fou de vouloir transformer aujourd'hui en grands écrivains.
Par exemple Beyle, qui avait pris, on ne sait trop pourquoi, le
pseudonyme de Stendhal, lançait des paradoxes piquants et où il y avait
bien souvent de la justesse. Mais nous faire croire que c'est un
romancier! Passe pour ses nouvelles! Mais _le Rouge et le Noir_ et
autres ouvrages pénibles à lire sont d'un homme peu doué. Vous eussiez
étonné Beyle lui-même en parlant sérieusement de cela comme de
chefs-d'oeuvre. Encore plus eussiez-vous surpris Jacquemont, Mérimée, le
comte Daru, tous ces hommes d'un jugement si sûr chez qui Sainte-Beuve
rencontrait l'aimable Beyle et de l'opinion desquels, protestant contre
l'absurde idolâtrie du jour, il peut se porter garant. Sainte-Beuve nous
dit: _la Chartreuse de Parme_ n'est pas l'oeuvre d'un romancier». Vous
pouvez l'en croire, il a un avantage sur nous, il dînait avec l'auteur,
lequel d'ailleurs, homme de bonne Compagnie s'il en fut, eût été le
premier à vous rire au nez si vous l'aviez traité de grand romancier.
Encore un gentil garçon, Baudelaire, ayant de beaucoup meilleures
manières qu'on n'aurait pu croire. Et pas dénué de talent. Mais tout de
même l'idée de se présenter à l'Académie, ça aurait eu l'air d'une
mauvaise farce. L'ennui pour Sainte-Beuve est d'avoir ainsi des
relations avec des gens qu'il n'admire pas. Quel brave garçon que ce
Flaubert! Mais _l'Éducation sentimentale_ sera illisible. Et pourtant il
y a des traits «bien finement touchés» dans _Madame Bovary_. C'est au
fond, quoi qu'on en pense, supérieur à Feydeau.
Ce point de vue est celui auquel Jacques Blanche se place souvent (pas
toujours) dans ce volume. Quelle stupéfaction pour les admirateurs de
Manet d'apprendre que ce révolutionnaire était «ambitieux de décorations
et de médailles», voulait prouver à ma grande amie Mme Madeleine Lemaire
qu'il pouvait faire concurrence à Chaplin, ne travaillait que pour les
«Salons» et regardait plus souvent du côté de Roll que de celui de
Manet, Renoir et Degas. Or toutes proportions gardées, (puisque malgré
tout le jugement d'un peintre sur un peintre est un jugement infiniment
intéressant), ce point de vue-là c'est tout de même celui de la dame qui
dirait: «Mais je peux très bien vous parler de Jacques Blanche; il
dînait tous les mardis chez moi. Je vous assure que personne ne songeait
à le prendre au sérieux comme peintre, et lui-même sa seule ambition,
c'était d'être un homme du monde très recherché».
D'un certain Jacques Blanche peut-être, mais pas du vrai. Ainsi le point
de vue auquel se placent trop souvent Sainte-Beuve et quelquefois
Jacques Blanche n'est pas le véritable point de vue de l'Art. Mais c'est
celui de l'Histoire. Et là est son grand intérêt. Seulement tandis que
ce point de vue-là Sainte-Beuve s'y tient pour tout de bon, ce qui fait
qu'il classe souvent les écrivains de son époque à peu près dans l'ordre
où aurait pu le faire Mme de Boigne ou la Duchesse de Broglie, Jacques
Blanche ne l'adopte qu'un instant, en se jouant, pour multiplier les
contrastes, éclairer le tableau, faire revivre la scène. Mais bien au
contraire les peintres, comme les écrivains, qu'il a aimés, c'étaient
ceux qui devaient être grands un jour, un jour que lui vivait par
anticipation, de sorte que ses jugements resteront vrais et que ce livre
écrit sur les peintres par un peintre qui les a vus travailler, qui peut
nous décrire leur palette et les modifications qu'ont subies leurs
toiles (donnant ainsi de leurs chefs-d'oeuvre une gravure aussi
émouvante que celles qui furent faites jadis de _la Cène_ de Léonard,
par Morgen, avant sa dégradation), mais par un peintre qui est aussi un
étonnant écrivain, est à cause de cette dualité, unique. Fromentin?
dira-t-on. Passons l'éponge sur le peintre; et avouons que l'écrivain,
au moins dans les _Maîtres d'autrefois_, avec ses élégances à la George
Sand, sinon à la Jules Sandeau, est inférieur à celui des _Maîtres de
jadis et de naguère_. Jacques Blanche l'emporte surtout, c'est le point
le plus intéressant pour les lecteurs, comme «connaisseur en peinture».
Qu'on se rappelle que dans les _Maîtres d'autrefois_ écrits pourtant
plusieurs siècles après la mort de ces peintres hollandais, le plus
grand d'entre eux, Ver Meer de Delft, _n'est même pas nommé_.
Certainement, comme Jean Cocteau, Jacques Blanche rendrait justice au
grand, à l'admirable Picasso, lequel a précisément concentré tous les
traits de Cocteau en une image d'une rigidité si noble qu'à côté d'elle
se dégradent un peu dans mon souvenir les plus charmants Carpaccio de
Venise.
Sur la manière dont Whistler, Ricard, Fantin, Manet préparaient leur
palette, que de révélations, que peut-être lui seul pouvait faire!
D'autre part, Blanche fait retourner un instant à leur existence
périssable, tels qu'il les a connus, la table où s'asseyèrent les
amoureux chez le père Lathuile, «le miroir à pied de Nana», «le même
meuble de chêne où tant de fleurs et de fruits peints par Fantin,
achevèrent leur brève destinée», «le rideau de velours noir tendu,
devant quoi le modèle de Whistler posait». Et ainsi, comme si nous
entrions en relations avec la femme vraie d'après laquelle Flaubert
peignit _Madame Bovary_, ou Stendhal le _Sanseverina_, faisons-nous la
connaissance de chacun de ces objets de l'atelier que nous avons vus
d'abord dans l'inaltérable beauté du chef-d'oeuvre, chacun «tel qu'en
lui-même enfin l'éternité le change». Et sans doute le retour en arrière
que nous fait faire Blanche est plus que piquant, inépuisablement
instructif. Il montre l'absurdité de certaines formules qui ont fait
admirer les grands peintres pour les qualités contraires de celles
qu'ils avaient. (Opposez le Manet de Blanche à l'irréel Manet de Zola
«fenêtre ouverte sur la nature»). Tout de même ce point de vue de
l'histoire me choque en ce qu'il fait attribuer par Blanche (comme par
Sainte-Beuve) trop d'importance à l'époque, aux modèles. Sans doute il
est d'un bien agréable fétichisme de croire qu'une bonne partie du Beau
est réalisée hors de nous et que nous n'aurons pas à la créer. Je ne
puis aborder ici ces questions de doctrine. Mais je ne suis pas si
matérialiste que de croire que les modes du temps de Fantin rendaient
plus facile de faire de beaux portraits, que le Paris de Manet était
plus pictural que le nôtre, que la féerique beauté de Londres est une
moitié du génie de Whistler.
On peut trouver parfois dans les portraits que Blanche donne ici quelque
justification à l'accusation de malice. Le portrait de tel peintre, de
Fantin par exemple, prête à sourire. Mais, je le demande, un tel
portrait, criant de vérité, d'originalité et de vie, ne louera-t-il pas
plus efficacement le maître disparu (malgré les apparences d'irrespect
qui ne peuvent tromper sur la sympathie si réelle de l'écrivain) que
tant de pages uniformément dithyrambiques écrites par des critiques
d'art qui ne connaissent rien à l'art? Ont-ils mieux servi, entretenu
l'intérêt et la vie autour de la gloire de Fantin que Jacques Blanche
quand, pour l'atelier de Fantin comme pour celui de Manet, il nous donne
des détails sans prix? On peut ne pas trouver «aimables», dans le sens
banal du mot, des précisions telles que celle-ci: «Fantin était d'une
maladresse attendrissante dans l'arrangement d'un fond d'appartement ou
le choix d'un siège. Ce réaliste scrupuleux épinglait derrière le modèle
un bout d'étoffe grise, ou dressait un paravent de papier bis chargé de
représenter les boiseries d'un salon. L'atelier de Fantin n'était pas
plus subtilement éclairé que celui d'un photographe de jadis. Sa paresse
et l'effroi qu'il avait de se transporter hors de chez lui le
restreignaient encore. Il souffrait de ce plafond de verre qui d'un bout
à l'autre de la pièce baignait également les personnages d'une lumière
diffuse. La famille Dubourg m'apparaît telle que si M. Nadar avait prié
ces braves gens de venir chez lui à la sortie de l'office divin, tout
ankylosés dans leurs vêtements dominicaux». Si on faisait encore de ces
devoirs ridicules qui ne sont plus en honneur que dans certaines écoles
de jeunes filles et où Plaute écrit «des enfers» à un dramaturge
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