Propos de peintre, première série: de David à Degas - 06

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C'étaient aussi des natures mortes, macérées et saumâtres de Cézanne,
d'une lourdeur de marbre, émaillées comme de vieilles céramiques; mais
on subissait une nouvelle série de paysages tout fleuris des bords de la
Seine ou de la Marne. Cette prétendue «peinture gaie» était morne; la
claire chanson promise ne s'élevait pas. Somme toute, point de «joie de
vivre», point de «fenêtre ouverte», rien de strident, car la patine du
temps a déjà fondu et recouvert d'une poussière tenace cette peinture
claire qui devait le défier. Si l'on n'avait pas, à la _Grafton
Gallery_, la sensation de lumière, c'est que la puissance lumineuse
d'une toile ne vient pas des tons choisis pour la peindre, mais des
_oppositions_ de clair et de sombre d'où tous les maîtres, depuis les
Vénitiens jusqu'à Manet en passant par Rembrandt, Vélasquez, Watteau,
Delacroix, Diaz et Courbet, ont tiré leurs effets.
Il est inexplicable que l'on se soit imaginé soudain que la lumière ne
pût s'obtenir que par des tons clairs. L'histoire de la peinture prouve
qu'il n'en est pas ainsi, et je ne crois pas que la Saskia de Rembrandt
le cède en rien, pour l'éclat, à «l'_homme à la mentonnière_» de Van
Gogh. J'ai sous mes yeux une matinée d'avril sur les collines
d'Argenteuil par Monet et qui voisine avec d'anciens Corots d'Italie.
Or, ce sont les Corots qui restent jeunes, frais, lumineux.
Toute peinture, après vingt ans, baisse de ton. Elle se soutient par la
distribution des valeurs. Un paysage de Gainsborough, un Canaletto, un
Manet de 1867 et fait avec les vieilles recettes, j'en ai la preuve
devant moi, ont plus de puissance lumineuse qu'un Sisley. Les tons
entiers, apposés par taches pures, même chez Seurat et Signac, passent,
se ternissent; dès que leur puissance colorante s'anéantit, le tableau
meurt. _Le ton pur_ est aussi dangereux que le «bitume» tant reproché
aux peintres de 1830. Et Cézanne? me dira-t-on. Celui-là est unique, la
pureté de ses tons et de sa touche, un prodige.
L'exposition Whistler à la New Gallery était _lumineuse_ par une autre
pureté de touche. La délicieuse Miss Alexander, dès le seuil, recevait
les visiteurs avec sa grâce de petite princesse espagnole. Je sache peu
de toiles plus claires que celle-ci. Les cheveux de l'enfant, fondus
comme la croupe des chevreuils de Courbet, les verts de jade et les
blancs laiteux de la jupe sont d'une matière dont les pigments ne
sauraient se désagréger, et sa pâte unie est du cristal.
Quel repos, quelle sobriété, quel goût sûr! Whistler sait ce que la
nature permet à l'homme de reproduire avec quelques poudres. «Vouloir
rivaliser avec le soleil est absurde», disait-il, et il a écrit quelque
part:
«Quand le vent souffle d'est et que le Palais de Cristal étincelle,
l'artiste ferme les yeux et rentre dans son atelier.»
Le premier devoir du paysagiste, c'est de choisir un motif dont il y ait
un tableau à tirer. Whistler n'essaye pas de peindre ce qui est
au-dessus du ton où son instrument est accordé.
S'il peignit des feux d'artifice, ce fut pour prouver la justesse de sa
théorie. Pour ces seuls tableaux, d'ailleurs, Whistler usa de sa
mémoire, regardant longuement; puis, fermant les paupières, il redisait
à un élève chargé d'observer le même spectacle, les détails qui l'en
avaient frappé, pour les enregistrer de force. Dans ses cinq ou six
nocturnes--souvenirs de Cremorne Gardens--Whistler a illuminé la nuit.
*
* *
Whistler, dans les dernières années de sa vie, revient à Paris. Il avait
épousé la veuve de l'architecte Godwin. Le couple s'établit 110, rue du
Bac, dans un pavillon dont les fenêtres donnaient sur des jardins de
couvents. L'ameublement et la décoration étaient les mêmes qu'à Londres,
des murs peints en jaune, des porcelaines bleues et blanches de la
Chine--et quelques sièges. L'artiste avait son atelier rue
Notre-Dame-des-Champs. Mallarmé lui amena la jeunesse littéraire, et ce
fut un beau jour que celui où le poète lut sa traduction française du
_Ten o'clock_ dans le salon de Mme Eugène Manet (Berthe Morisot).
Je vis très peu Whistler à cette époque, car il était entre les mains
d'entrepreneurs de gloire et devenu le favori des petites revues,
transformé, travesti, dépaysé. Il reçut le ruban rouge de la Légion
d'honneur. J'espère qu'il fut heureux. Mais ce n'est pas ainsi qu'il
avait ambitionné de l'être, et les hommages officiels dont on le
gratifia étaient bien lourds pour sa fine personne. En tout cas, ce
bonheur ne dura pas longtemps.
Je l'aperçus pour la dernière fois, veuf lamentable, brisé, qui errait
dans la rue de Paris, à Trouville, pendant la saison des courses. Je
n'osai plus lui parler. Je l'avais beaucoup aimé et, j'ose croire,
compris. Il ne s'en doutait pas.
MARS 1905.

Note: mai 1909.--_Ces souvenirs, je les relis quatre ans après les avoir
donnés à mon ami Brancovan pour la _Renaissance Latine_, revue qu'il
dirigeait alors. Une exposition de l'oeuvre de Whistler a eu lieu depuis
à l'École des Beaux-Arts. Elle n'a même pas eu les honneurs d'une
discussion. Cette oeuvre d'élégance, de distinction, de demi-teinte, fut
malmenée par la critique «d'avant-garde» et laissa la jeunesse artiste
indifférente. «Ce n'est que cela?» dit-on un peu partout... C'est que
déjà Gauguin était le dieu du jour et les toiles du peintre américain ne
devaient pas passer en vente publique. M. Matisse préparait ses
théories. On était prêt à le suivre. Carrière allait mourir et l'on
n'osait pas encore le malmener. Quatre ans se sont écoulés. Whistler et
Carrière appartiennent à des temps déjà lointains, «les morts vont
vite.»_
Note de 1918: _Une «note» de Whistler se vend 50.000 francs.
Attendons-nous à une exhumation!_


CHARLES CONDER
_Pour Mme Misia Godebska-Edwards_.

Au coin de Cheyne Walk et de la rue qui débouche sur le vieux pont de
Chelsea, une maison à balcons de treillage vert, coiffés de toits à la
chinoise, se dissimule sous le lierre et les arbustes d'un jardinet. Là
je veux me rappeler, vivant, affairé et endormi, l'artiste délicieux,
l'ami parfait que nous venons de perdre.
En été, ce coin de la Tamise est inondé de soleil; les fenêtres des
demeures riveraines dominent une grande étendue de ce fleuve qui va,
quelques mètres plus loin, devenir une rivière; à Cheyne Walk, encore
presque un bras de mer dont la rive est comme la «Marine Parade» de
Brighton. Vers midi, en juin, par un temps chaud comme il y en a si
souvent à Londres, arriver chez Conder, c'était une détente et un
rafraîchissement. Le matin, je peignais le portrait de mon ami dans son
«parloir» de cottage, alors que la mousseline des rideaux, gonflée par
les courants d'air, se relevait sur le paysage whistlérien de cette
banlieue londonienne hérissée de cheminées d'usines, de grues et de
mâts.
Rouge mais amaigrie, les cheveux longs et se séparant en baguettes comme
au sortir du tub, la tête de Conder se découpait en sombre sur les
lambris jaunes que tachaient de noir quelques vieilles gravures en
mezzo-tinte. Il était vêtu comme ces «Messieurs» qui dans les estampes
de Boutet de Monvel et de Drésa, semblent prêts à jouer «Il ne faut
jurer de rien».
Ses doux yeux bleu sombre, au travers de la fumée de la cigarette,
regardaient au loin comme dans un rêve, quelqu'un de ces sites
coloniaux, indiens ou australiens, où se promenait sa nostalgie. Il
imaginait là, de l'autre côté du pont de la Tamise, des palais
enchantés, des bayadères, des fontaines et des esclaves noires dont il
avait rapporté de son enfance passée au delà des océans, le souvenir et
le regret, l'éternel désir.
Conder «posait» comme une statue, s'efforçant de me donner le moins de
mal possible; il me racontait, de sa sourde et lasse voix, en mots
difficiles à percevoir, des faits sans importance, de soi-disant
_grossièretés_ de ses camarades; d'imaginaires manques d'égard, des
disputes de sociétés et de clubs artistiques; puis il passait à la
description d'un meuble de laque aperçu chez un bric-à-brac; d'un
nouveau dessin de «Chintz»; d'une toilette de femme; de Mlle Adeline
Genée, la ballerine de «l'Empire»; ou encore il me parlait de la «Fille
aux yeux d'or», de Balzac, de Guys, d'Anquetin, qu'il tenait pour son
maître et le maître de sa génération. La cendre couvrait son pantalon de
nankin, le tapis, toute la pièce: il fumait soixante énormes cigarettes
par jour.
A chaque repos, furtivement, il montait à son atelier où il allait
barbouiller et détruire, en une seconde, quelque admirable esquisse, dès
sept heures du matin jetée sur la toile; et redescendait tout tremblant,
d'une agitation fiévreuse qui le consumait, sentant qu'il ne lui restait
plus que peu de mois à vivre pour accomplir tant de projets merveilleux
que son imagination formait pour lui-même et pour les autres. La plupart
des idées nouvelles que s'attribuent les illustrateurs à la mode
aujourd'hui, viennent de Charles Conder.
A deux heures, le lunch était servi dans la salle à manger, fraîche sous
ses voûtes de crypte. Il y faisait honneur en véritable ogre, toujours
reprochant à Mrs. Conder qu'il n'y eût pas sur la table plus encore de
bonnes choses. Walter Sickert ou George Moore entrait, qui contaient à
notre hôte des anecdotes de notre jeunesse et de Paris, jusqu'à
l'instant où, n'y résistant plus, Charles Conder s'élançait au deuxième
étage et se remettait à peindre, à dessiner ou à effacer.
Ce printemps-là, j'avais pris un atelier à Londres. Pénibles heures de
la «season»: dans la chaleur écrasante d'une vaste pièce sous le toit,
des hommes et des femmes, mes trop inexacts modèles, amenaient des
parents et des amis, prenaient le thé, critiquaient la ressemblance d'un
portrait.
Dans un défilé de ces aimables importuns, Conder me dit un soir, en
regardant le portrait d'une dame:
«--Comment? Vous faites encore poser Mrs. X...?» Et il nomme une
personne aussi rose et blonde, que noire et jaune était mon modèle: je
suis surpris, et alors le pauvre garçon s'excuse: «Je me trompe
peut-être? ne vous étonnez pas, je ne sais plus toujours bien ce que je
dis!...»
C'étaient les prodromes de l'horrible démence où il s'est débattu deux
longues années.
*
* *
Où avais-je connu Charles Conder? Il y a très longtemps, à Paris, mais
je l'y avais peu vu, car il sortait surtout la nuit à Montmartre, avec
des camarades trop jeunes pour moi; mais, à Dieppe, nous nous liâmes,
certain été que Beardsley et son «set» y passèrent. Jusque-là, Conder
était resté, pour moi, un amateur qui s'occupe de bibelots et qui a de
bonnes adresses d'antiquaires; particularité: il était l'_élève
d'Anquetin_. Pourtant, j'avais été frappé, au premier jury auquel
j'assistai comme membre de la Société Nationale, par ses paysages
décoratifs avec des personnages modernes, à l'allure romantique et
balzacienne; mais bientôt, je perdis la trace de ce jeune Australien
noctambule. Nul catalogue d'exposition ne mentionnait plus son nom.
J'ignorais ce qu'il était devenu, et pourtant il vivait en plein Paris.
Je fus bien surpris en retrouvant Conder chez les Fritz Thaulow, hébergé
par ces braves gens, recueilli comme le serait un petit orphelin dans un
asile. Il venait d'avoir une de ses crises d'alcoolisme, on le soignait
en le mettant sous clé avec une bouteille de lait, des pinceaux et des
couleurs.
Thaulow et Conder avaient dû se rencontrer dans la «maison de l'Art
Nouveau» de Bing. Ce japonisant ayant commis l'imprudence de renoncer à
l'Extrême-Orient, commanda des tableaux, des décorations d'ensemble, des
tapis et des modèles de meubles, à des hommes tels que Maurice Denis,
Besnard, Cottet, de Faure, Thaulow ou Conder. La tentative de Bing eut
le sort réservé aux enfants trop intelligents: elle ne vécut pas. Il y
eut pourtant à «l'Art Nouveau», rue de Provence, quelques réussites, et
l'une des plus remarquables, mais assurément la moins remarquée, fut un
boudoir en soie d'un blanc crémeux, que Charles Conder illustra de
capricieuses aquarelles bordées de franges en perles; le tout, d'un
raffinement exquis de couleur: ingénieuse transposition dans une forme
moderne, des bergeries, des galants décamérons poudrés du dix-huitième
siècle. En des médaillons et des compartiments asymétriques, c'était
Jeanne-d'Arc, Marie-Antoinette, Chinon, Trianon et Hampton-Court; des
satyres, des nymphes, Mimi-Pinson, Dame Peluche, Bajazet; des sultanes,
des bergères, des Faunes; Carmen, Esmeralda et le Postillon de
Lonjumeau!
La maison de «l'Art Moderne», à côté d'objets fort beaux de la Chine et
du Japon, groupa les premiers produits des artisans et des architectes
qui renouvelèrent le style de nos intérieurs: ce qu'on appellerait plus
tard le «style munichois» mais ce qui fut, en somme, une importation
anglaise d'objets, de tissus, de verre, de dinanderie encore inconnus à
Paris. On entendait vendeuses et employés parler «art» avec un accent
germanique. Je crois que le trop fameux gallophobe Meier Graef, avant de
fonder, rue de la Paix, une autre maison de «Modern Style», avait été le
collaborateur de Bing.
Telle quelle, l'entreprise de la rue de Provence eut de l'influence sur
le rapprochement si fructueux des artistes et des ouvriers d'art. Le
goût de Charles Conder était trop fin, trop délicat, pour s'imposer à
des amateurs qui n'eussent pas donné place, chez eux, à un vieux bibelot
français.
A propos de Conder, le nom de Watteau fut prononcé (Watteau, pourquoi
Watteau?), on cria au pastiche; et les délicats panneaux de soie furent
mis de côté comme un lot d'accessoires pour cotillon. Achetés par Mme
Thaulow, puis mis en vente à la mort du paysagiste norvégien, je les
signalai maintes fois à d'inquiètes personnes qui construisaient un
hôtel: nul n'en a voulu, en attendant que ces peintures charmantes
passent un jour sous le marteau du commissaire-priseur, chez Christie,
et soient couvertes de banknotes, car la réputation de Conder, qui
commence à rayonner dans son pays, dépassera celle d'Aubrey Beardsley.
Les dessins de Beardsley, qu'on ne peut déjà plus se procurer, à quelque
prix que ce soit, ne sont pas d'une qualité aussi rare que les
aquarelles de Conder, dont il subit si fort l'influence; Conder n'avait
pas, d'Aubrey, la sûreté de main et le fini qui plaît tant aux
bibliophiles, mais son art est bien plus naturel, plus varié, plus
riche. Beardsley ne fut qu'un illustrateur mais Conder était un vrai
peintre.
L'oeuvre de Conder est numériquement considérable: peintures à l'huile,
peintures sur soie, éventails (il y excella), pastels, sanguines,
lithographies (illustrations pour un Balzac), châles, robes peintes,
meubles, décorations de chambres entières (maison de Edmund Davis Esq.,
de Mrs. Halford, etc.). Les cinq dernières années, mon ami travaillait
jour et nuit, dans une sorte de rage, remplissait ses armoires de
projets, de croquis d'une sensualité de malade; d'où cette farandole où
il entraîna Hogarth, Rowlandson, Beaumarchais, Mürger, Fragonard, Goya,
Henri Monier, Longus, Ovide, Pierrot, Dunois, Shakespeare et Verlaine,
comme en un bal d'enfants.
Ses éventails sont des chefs-d'oeuvre d'invention et d'arrangement, dans
une gamme tendre de pastel; en camaïeu, ou coloriés comme des images à
deux sous, sans «fignolage» de miniaturiste, avec des «à plat»
qu'adoucit un trait spongieux du pinceau. A quoi les comparer? Point
certes aux éventails français du XVIIIe siècle. Conder fleurit, rompt,
allège les festons et les astragales des frères Adam, ces artistes de
génie classique qui s'inspirèrent du grec, comme les dessinateurs de la
fabrique de Wedgwood. Ses figures maladroites et pimpantes sont d'un
dessin impressionniste, sensible, capricieux comme celui de Constantin
Guys, ou même de Goya.
La «déformation», donc la vision et l'écriture de Conder, aurait dû
ravir les «critiques d'avant-garde», dont le pauvre garçon attendit en
vain les suffrages, toujours surpris de n'avoir pas l'honneur d'un
paragraphe de louanges dans le _Mercure de France_--car il était du
«quartier latin», et il se dépitait d'être exclu par le milieu «avancé»
(advanced set) où il croyait avoir sa place. Son exposition, chez
Durand-Ruel, il y a quatre ans, et pour le catalogue de laquelle il
m'avait imprudemment demandé une préface, fut sa dernière tentative
publique dans son «dear old Paris», et la cause de ses premiers troubles
cérébraux. Cet échec le confondit. Ensuite, de son subit succès à
Londres, il ne put jouir, car les applaudissements s'adressaient alors à
un malade.
Étrange fut le destin de ce déraciné, tendre, toujours amoureux, bohème,
et museur malgré son très excessif travail. Ses excentricités, comme
pour Whistler, plaideront plus en sa faveur auprès des Anglais que
n'aurait fait une existence normale. On voit déjà comment sa légende
s'organisera à côté d'Aubrey Beardsley, d'Oscar Wilde. Le peintre sera
connu plus tard.
Jusqu'à son heureux mariage avec l'Américaine dévouée qui mit sa fortune
à la disposition de Conder, celui-ci fut, tant à Paris qu'à Londres, une
sorte de Verlaine, passant de l'état d'ébriété à un demi-sommeil lucide,
ne travaillant jamais avec plus d'inspiration que sous l'empire de
l'alcool. Il serait douloureux de retracer ses pérégrinations dans les
taudis des deux villes où il connut la misère et l'abandon, lui qui
attachait tant de prix à tous les luxes, aux raretés d'un joli intérieur
et à l'élégance de ses habits. Il était fait pour un siècle enrubanné,
galant--et je ne puis m'empêcher de le voir soupirer une sérénade sous
la fenêtre de sa belle, coiffé du béret à la Watteau et la cape sur
l'épaule.
Je viens d'assister, dans son quartier de Chelsea, à une de ces
mascarades qu'il savait si bien monter, et je pensais à lui pendant
qu'un orchestre d'instruments à vent accompagnait les chants, les danses
des Cydalises et des Corisandes. La musique de Gabriel Fauré me parut
plus fiévreuse encore sous les guirlandes de fleurs, parmi les jets
d'eau et les bosquets qu'éclairait la pleine lune de juin. Le ciel de
minuit, toujours si pur à Londres même après une journée brumeuse,
dressait une coupole bleu sombre sur les murs des «mews» et des maisons
dont le jardin est encadré. Quelques vieux camarades de Conder, tandis
que le flûtiste Fleury jouait en plein air, nous nous tenions émus, dans
un salon où nous avaient attirés des éventails de notre ami, que nous
sentions présent, qui aurait dû être là dans l'orchestre ou les choeurs,
parmi ces Indifférents et ces Mignonnettes sortis de la Galerie Lacaze.
Les personnages de la Comédie italienne, de Molière et de Balzac étaient
tous un peu confondus dans le cerveau de l'Australien, qui mélangeait
volontiers l'époque de Louis XIV et celle d'Alfred de Musset; et chez
qui un joli bric-à-brac de chaises à porteur, de berlines, de
coquillages, de miroirs chinois, de cabinets de laque vénitien rococo,
des gondoles, des portiques de treillages, des rideaux de Quinze-seize
«chatouillés par Zéphir», étaient autant d'accessoires qui reviennent
sans cesse dans ses compositions, où le chapeau de Rastignac s'aplatit
en tricorne, où la souquenille du valet poudré a presque les mêmes pans
que la rheingrave de la Restauration. Postillons au fouet claquant,
facchini, soubrettes, jeunes seigneurs courtisant une almée à la Coypel,
nègres au turban à plumes, fifres et tambours: tous les invités au bal
d'Esther, dans la Chaussée d'Antin, sont les favoris de ce citoyen des
Batignolles, de Dieppe et de Chelsea.
Conder ayant acheté une des anciennes maisons de Cheyne Walk, il y
entassa des objets italiens si chers à Henri de Régnier, des tableaux et
des meubles dont il faisait un décor riant à son labeur et à sa maladie.
Certaines chambres de parade étaient, les soirs de réception, les
aquarelles mêmes de Conder, réalisées et vivantes. Des couleurs acides
réveillaient ces vieux lambris, ces chambres obscures qui, par les
après-midi brumeuses de Londres, ne s'éclairent qu'aux lampes. Un salon
bleu, tout miroitant de satins drapés et de glaces vénitiennes, était
dédié à Watteau et à Whistler. Conder peignait dans toutes les pièces,
la nuit comme le jour, sous des lustres à bougies.
L'apogée de la vie du pauvre Conder fut la redoute masquée qu'il donna
pendant le carnaval de 1904. Cette fête avait pour thème la mise en
action de «The Rape of the Lock» de Beardsley. Chacun de ses admirateurs
s'y rendit dans un équipage qui plut au peintre, et le souper, au matin,
réunit sous les guirlandes du plafond et les arcs de «trellis», les
actrices à la mode, les littérateurs pour qui Conder était alors devenu
un maître.
On était loin déjà des jours de lutte où il s'acquittait envers Thaulow
d'une hospitalité «écossaise», en brossant sur le gros coutil des sièges
et des portières, des compositions mythologiques et improvisait avec
quelques pots de couleurs un décor somptueux et bon marché; dans le
jardin de la villa, il dessinait des parterres, accrochait aux arbres
des grappes de lanternes en papier, dont la lueur n'éclaira que les
tristes repas où Conder, après l'une de ses premières attaques,
misérable, s'attablait auprès d'Oscar Wilde, furtif à sa sortie de
prison et hésitant sur l'attitude à prendre. Nous redoutions alors que
Conder ne glissât comme le pauvre Lélian vers des bas-fonds que dorait
son génie naïf. La maladie avait déjà miné son corps. La généreuse Mme
Thaulow et l'enthousiaste Fritz étaient toujours prêts à secourir, à
protéger, à accueillir, à donner. Wilde, de Berneval-sur-Mer, venait
clandestinement se réchauffer à leur foyer, contant de ses belles
histoires symboliques dans un cercle de petits enfants qui l'écoutaient
bouche béante. Conder suivait un régime sévère et, enfermé dans la villa
de Caude-Côte, il reprit des forces. Je me le rappelle un jour,
agenouillé aux pieds de son hôtesse, dans une attitude que je ne
m'expliquai pas au premier abord; et la dame le dominant de sa puissante
stature, était vêtue d'une étrange robe: Conder essayait sur elle une
jupe de sa façon, qu'il avait agrémentée de médaillons, de figures, de
rinceaux et dont la finesse eût mieux convenu pour un dessus de
bonbonnière qu'à épouser les formes plantureuses d'une Walkyrie.
Mon ami me parlait souvent de Miss X... qui, croyait-il, était à Paris.
J'avoue que j'écoutais avec mélancolie les projets matrimoniaux du
malade. Pourtant, il devait rebondir encore une fois, se marier et
connaître, pour de trop courts instants, mais en jouir pleinement aussi,
la sécurité et une pleine liberté pour réaliser ses rêves de peintre et
de collectionneur.
Aubrey Beardsley, Charles Conder, Dowson, Arthur Symons, ces
protagonistes du _Yellow Book_ et du _Savoy_, sont aujourd'hui tous
disparus, après avoir, chacun dans son genre, accompli des oeuvres
soeurs. Ils eurent tous une passion: l'esprit français, et aussi notre
langue que Whistler leur apprit à aimer. Ils forment une petite phalange
indissolublement liée dans la mémoire et la reconnaissance des quelques
Français qui fréquentèrent l'Angleterre dans les dernières années du
XIXe siècle. En littérature, en musique, en peinture, ce qu'il y eut de
plus significatif et de plus neuf chez nous trouva en eux des cerveaux
réceptifs et des voix enthousiastes pour célébrer la France moderne et
classique.
Si aucun de ceux-ci ne fut véritablement un grand homme, ils auront eu
de l'influence sur leurs contemporains. Il est remarquable que, depuis
une trentaine d'années, ce soient de moindres artistes qui aient indiqué
des directions, exercé une influence, et par un rayonnement assez
nouveau de la pensée, qui fait qu'un peintre ou un sculpteur inspire des
littérateurs; ou un écrivain, des peintres et des musiciens.
Charles Conder et Beardsley ont, comme Whistler avant eux, orienté une
génération pour qui le goût exerça peut-être plus de prestige qu'il n'en
aurait eu dans un âge de discipline et d'ordre. Les choses que ces
artistes ont aimées, ou qui les ont divertis, sont celles dont j'ai vu
faire ensuite le plus grand état par une foule incertaine et avide «du
nouveau».
Nous ne pouvons cependant rayer de l'histoire la période d'inquiétude,
grave pour quelques-uns, mais de snobisme chez la plupart, où c'était un
point d'avoir sur sa table le dernier livre; en sa demeure, l'étoffe ou
le papier, les meubles «nouveaux» que les artistes conseillaient. On se
souciait davantage de ne pas faillir, sans doute parce qu'il n'y avait
ni principes, ni règles, ni style. _On cherchait un style_, comme s'il
suffisait d'en désirer un, pour le trouver!
«L'homme de goût» n'a jamais eu une situation comparable à celle de
quiconque semblait en avoir _un_. L'on crut que le goût s'enseignait
comme l'esthétique. Point de vue très allemand.
Whistler, Charles Conder, Aubrey Beardsley, les artistes russes que M.
de Diaghilew nous a fait connaître, resteront parmi ceux qui, dans la
période d'avant 1914, ont modifié le _goût_.
J'ai tenu à montrer Charles Conder préparant les formules d'un
style qu'exploitent et répandent aujourd'hui d'innombrables
artistes-décorateurs pour lesquels mon ami reste un inconnu.
Je devais à la mémoire de cet initiateur, l'hommage de ces quelques
lignes et j'inscris à dessein son nom avant celui de Beardsley, et afin
de réparer une injustice.

Note de 1917: On doit se méfier, en relisant ces notes qui datent déjà,
de déprécier des ouvrages qui charmèrent nos heures de paix. Aujourd'hui
nous risquons d'être injustes envers les «élégances de la vie», qui
occupèrent nos loisirs.


AUBREY BEARDSLEY[7]
[7] J'aurais voulu faire, à nouveau, un portrait d'Aubrey Beardsley
pour qu'il rentrât dans le cadre de ce volume; mais le temps m'a
fait défaut et je donne ici la préface, écrite en 1907, pour la
traduction de _Under the Hill_ que me demandèrent les éditeurs
Arthur Herbert, Limited, de Bruges.
_Préface à «Under the Hill»_.

Il fut peut-être sage de ne traduire pas plus tôt l'oeuvrette que voici.
Avant que la gloire ne vînt à Aubrey Beardsley, il ne fallait pas offrir
au grand public, et privée de ses grâces originales, l'esquisse qu'est
_Sous la Colline_, et qui vaut par le style peut-être plus que par la
pensée. Qu'est-ce que l'auteur a prétendu dire? Qu'il reste pour moi
l'artiste étrange, l'intelligence merveilleuse, l'enfant prodige que
j'eus la joie de connaître pendant deux ans et qui m'a tant ébloui que
je craindrais de le diminuer à mes propres yeux, en me livrant à
l'analyse de mon plaisir!
Quelques-uns virent dans _Under the Hill_ une manière de paraphrase à la
Laforgue de _Tannhäuser_, spirituelle et légère, de ce caprice très
britannique qui renouvelle les plus anciens sujets en les assaisonnant
d'un piment moderne, en les dépaysant si l'on peut dire, ou mieux, en ne
les situant pas. Le petit abbé Fanfreluche et la belle Hélène
appartiennent à Beardsley, grand lecteur de Voltaire, et au XVIIIe
siècle français.
Beardsley, dessinateur, eut une technique presque parfaite;--écrivain,
il aurait peut-être atteint une égale perfection. Dans ce conte, il
n'est encore qu'un amateur plein de projets et de recherches
ambitieuses, mais un amateur à la veille de passer maître ouvrier.
Prenons _Sous la Colline_ pour un caprice sans commencement ni fin,
comme des phrases jetées par un adolescent qui croit à la forme et la
cisèle sans autre souci que la beauté. J'en ai entendu maintes, scandées
par lui alors qu'il venait de les griffonner sur une table de café, au
Casino de Dieppe. Il en riait, il en était heureux et fier, tel un
collégien d'une rime riche. Dans sa prose, je retrouve son procédé
précieux, des trilles, des vocalises perlées comme les entrelacs
pointillés de ses dessins. Nulle signification profonde ne se cache sous
ces mots qu'un délicat enfile l'un après l'autre comme des paillettes
multicolores sur de la soie;--plaisir des yeux; plaisir de musicien
aussi, que les harmonies pures ou bizarres captivent.
Beardsley est un dilettante, un vrai produit de fin de siècle. Le
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