Propos de peintre, première série: de David à Degas - 09

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qui fut si malheureux dans la recherche des procédés chimiques et de la
fabrication des couleurs, des vernis, des «véhicules», des enduits pour
panneaux, alors que Monticelli, le grand coloriste marseillais, son
compatriote, avec des couleurs médiocres et sur des planches de sapin
mal rabotées, obtint une matière si durable!
* * * * *
Après la tentative d'une réunion aussi complète de ses ouvrages, le
peintre nous laisse dans le malaise et l'incertitude; sa peinture
«préparée» s'assombrit au point qu'elle recouvre certaines toiles comme
d'un suaire. A l'aide de mes souvenirs, je dégage de son enveloppe cette
oeuvre non pas difficile, mais qui veut être énigmatique. Une petite
santé; des chairs grises ou jaunes se corrompent dans des vernis épais
et craquelés. D'ici cinquante ans que restera-t-il de cet artiste
incomplet, trop peu spontané, qui réalisa si rarement son beau rêve?
Ricard a dit un mot typique à propos d'un portrait datant déjà de
quelques années: «Mme X... commence de ressembler à son portrait.» A
force de scruter les visages, d'y vouloir «lire entre les lignes», il
croyait pénétrer des secrets qui ne se révèlent que plus tard. Les yeux,
dont il fit une étude spéciale, n'ont-ils pas tous de l'analogie avec
les siens, qui, dans son bel et ardent visage, semblent faire pencher
par leur poids la tête sur la poitrine?
La plupart de ses portraits sont comme une reconstitution posthume
d'après des souvenirs et des photographies. La tête de _Mlle Louise
Baignières_ enfant, n'aurait pas plus de réalité que Ricard ne lui en
accorda, ce délicieux portrait eût-il été peint de mémoire. On a dit un
Reynolds; non point! un Ricard.
L'opération d'esprit qu'inconsciemment il recommença en face de chaque
modèle, substitue Ricard à son modèle. Or, ce n'est point la
personnalité de l'artiste qui doit primer dans un portrait si c'est la
ressemblance qu'on lui demande; et tout de même nous devons reconnaître
à la fois l'artiste et le modèle. Si le peintre veut avant tout
«s'exprimer», il risque de faire oeuvre de mauvais portraitiste, ou de
ne pas faire de portrait du tout. On dit couramment aujourd'hui:
«Qu'importe la ressemblance? Il est puéril de la chercher». Mais le
client a sa conception à lui de la ressemblance, et cette conception est
médiocre, exigeante, à la fois terre à terre et d'un idéalisme
assurément fort confus. Enfin le modèle refuse son secret à
l'investigation du peintre, à moins que celui-ci ne le force.
Un Courbet, un Renoir ou un Monet sont exaltés par le plaisir de manier
de la pâte; un ton les contentera par sa seule beauté. Ricard,
«psychologue portraitiste», effacera un joli ton, le gâtera pour
exprimer la vérité psychologique ou plutôt son idéal. Mais cette vérité
psychologique, le dessin seul la crée. Un dessin sans caractère de
vérité est nécessairement faible. Un dessinateur comme Ingres, qui
autant que Ricard songe à un maître, à un style devant un visage, sa
main lui obéissant sans peine trace une effigie ressemblante où se
marque sa griffe.
L'intelligence sans l'outil de l'ouvrier fait d'un peintre une sorte de
martyr. Ricard s'étiole dans son cabinet d'alchimiste où il manipule les
dangereuses éprouvettes qui contiennent des poisons. Voici Armand Rolle,
le galant conseiller d'État et député du second Empire: nous l'avons
connu âgé mais portant beau, quand le dos tourné à une cheminée, il
contait une anecdote, un pouce passé dans son gilet, la main droite
soulignant d'un geste élégant une jolie phrase qu'il arrondit. Dans un
cadre ovale d'ébène, Ricard nous présente ce «beau ténébreux» en héros
d'Octave Feuillet; ceci est juste; mais le peintre a voulu mettre une
énigme dans ces yeux vifs du Bourguignon, et nous donne un
agrandissement de Nadar, qui aurait le sourire de la Joconde!
La Joconde?... Le sourire de la Joconde et ses yeux? Je me rappelle une
visite de Gustave Moreau chez une jeune fille dont je peignais le
portrait. Le vieil artiste au lieu de me donner un conseil technique
comme Degas ou Manet, me dit: «C'est bien, vous aimez la Joconde!
Retournez au Louvre, interrogez encore ce chef-d'oeuvre, non pour le
métier invisible que nul ne peut imiter, mais pour la Beauté, le
Mystère...» J'avais vingt ans et du respect, je faillis obéir, mais
qu'est-ce que Moreau appelait la beauté? Ricard qui fréquentait
assidûment l'ermite de la rue de La Rochefoucauld, trop de fois tenta de
recommencer la toile du Vinci.
Il faudrait pourtant mettre à part des portraits plus directs que ces
Jocondes des Tuileries et retenir _MM. Charles Le Senne_, _Paul
Chenavard_, _Gustave Dreyfus_, _Heilbuth_, _Ziem_, _Diaz_, _Hamon_,
_Marcotte de Quivières_, les trois membres de la _famille Abram_;
plusieurs encore, sont de délicats portraits vivants et de la plus jolie
facture. Dans l'exposition où nous les admirions une fois de plus, ils
étaient un repos à côté de plus célèbres, telle la _madame de Calonne_,
inspiratrice et amie passionnément aimée de Ricard, figure blême, dont
les yeux trop grands sont aussi sombres que le halo de bistre qui
s'étend jusqu'aux minces narines. Ce sont des gouffres, ces yeux
ardents, fixes, terribles, de goule en «mantelet». _L'enveloppe_
savoureuse de cette face lunaire évoque pourtant un cadavre plus qu'une
belle femme amoureuse. Il semble qu'un spectre s'interpose entre Mme de
Calonne et le peintre qui, à force d'évoquer une âme, n'est plus
conscient d'une très charnelle présence. Ce tableau si connu, et qui
établit la réputation de Ricard, est, je crois, l'oeuvre la plus
irritante qu'il ait achevée. Laissons cette erreur d'amoureux pour
considérer les toiles où l'artiste fut plus désintéressé et plus calme.
Il existe de lui quelques chefs-d'oeuvre complets: le portrait de _Mme
Paul Borel, née Formeville_; celui de son fils _Maurice Borel_, le
délicieux petit garçon en velours noir et à bas rouges que l'on admirait
à l'exposition.
Mme Paul Borel, au fin visage de blonde émaciée porte un petit livre
rouge dans ses belles mains, parfaites de dessin et de modelé plat, qui
reposent sur une jupe du noir le plus délicat; les manches de mousseline
blanche, où transparaissent les bras, relient à un fond gris de perle la
gorge découverte et les mains. Cette toile me rappelle à la fois Holbein
et Whistler.
Un autre chef-d'oeuvre: _la mère de Mme Borel, Mme de Formeville_, reste
à l'état de préparation dans une buée grise qui fait pressentir les
vapeurs et l'ouate de Carrière; mais Carrière n'a jamais eu cette
finesse spirituelle, ce charme féminin, et quand il ponctuait son
camaïeu d'une lèvre rouge, il le désaccordait.
Rappelons encore: _la Marquise de Carcano, Mlle de Carcano_ (Musée
municipal de la ville de Paris); _l'Inconnue_ de la collection Sarlin;
_Mme Henry Fouquier_; _Mme Gaston Pâris_; _Fromentin_; _Mme Félix
Abram_; _le Comte et la Comtesse de Brigode_; _Mme Charles Roux_ et
surtout _Mistress Stephenson et son enfant_ (collection de M. le Duc de
Guiche) qui font oublier les _Mme Szarvady_ et autres dames d'une
agaçante mièvrerie ou d'une passion trop littéraire.
Il n'eût pas été pour déplaire au modeste et orgueilleux Ricard qu'un
jour à venir une partie de son oeuvre détruite, une seule de ses toiles
fût retrouvée par quelque amateur, chef-d'oeuvre impossible à attribuer
à aucun peintre moderne et à propos duquel des experts savants
discuteraient comme d'un Giorgione ou d'un Léonard. Supposons que ce fût
la tête véritablement «énigmatique» de Mlle de Carcano, ou qu'au fond
d'un magasin fût découvert le portrait de Mistress Stephenson. Quelle
surprise!... La composition en est classique; une mère tient sur ses
genoux un enfant nu, la main sur la bouche comme le divin Bambino; la
jeune femme tourne vers son fils une petite tête fine aux mâchoires
accusées d'Anglaise; cette madone porte un «canezou» de velours noir, de
mode à la fin de l'Empire. Le fond est un paysage fantastique et réel de
primitif italien, sur un ciel de Gainsborough.
Le portrait de la marquise de Carcano est d'une somptueuse polyphonie.
Le rouge, le jaune bouton d'or et le bleu de lapis-lazuli dansent une
ronde joyeuse autour d'un blanc moiré et lamé de laque rosée, de gris
bleuté et de maïs, à peine plus clair que le visage, seul irréel au
milieu d'accessoires très rendus. Cet étrange et captivant tableau était
le début d'un développement original, que la mort interrompit quand la
lumière allait peut-être faire irruption dans la caverne du sorcier.
Ricard, qui fut le portraitiste de l'École de Fontainebleau, des Diaz,
des Théodore Rousseau, n'appartient pas plus à leur époque qu'à la
nôtre; on ne sait comment le classer. Aussi bien, son exposition
rétrospective fut inopportune à côté d'une collection radieuse de
l'école dite «impressionniste», école où les élèves bénéficient du
prestige de leurs maîtres; or, parmi ces élèves, combien d'eux
inférieurs, en tant qu'hommes, à Ricard sont déjà classés dans
l'histoire!
Le malchanceux Ricard est comme une nébuleuse dans un ciel chargé
d'étoiles. Il pâlit même à côté du fragile Fromentin et de ses camarades
dont il se serait plus tard séparé: liaisons que son amitié l'empêcha de
juger dangereuses.


APRES UNE VISITE A LOUIS DAVID
Paru dans _la Nouvelle Revue Française_, 1913.

Si l'on dressait une liste d'artistes français qui ne pouvaient être que
des Français, il faudrait inscrire le nom de Louis David en première
ligne. Aucun n'eut, autant que lui, les caractères particuliers à notre
race. J'en fus deux fois frappé au retour d'un voyage en Toscane. Je
m'étais arrêté à Avignon, où je savais trouver une étude de nu pour le
_Bara_ de David. Une journée pluvieuse dans l'affairée ville de Lyon, me
permit encore de voir un portrait plus qu'aucun autre significatif: _la
Maraîchère_, dit le catalogue, mais en vérité une Tricoteuse de la
Révolution.
Je ne sais pourquoi, Lyon me parut un cadre approprié pour la sèche et
déplaisante figure de ce grand peintre, de cet homme qui repousse notre
sympathie, malgré l'admiration qu'il commande. Lyon offre l'aspect dur
de notre vie nationale et, dans les rues, les visages ont l'expression
tendue des gens d'affaires et des ouvriers d'usines, pour qui le repos
n'est pas un loisir. Je passai plusieurs heures dans le magnifique
musée, si riche en oeuvres de toutes sortes, si bien classé, et égal aux
meilleurs d'Italie. Mais parmi tant de chefs-d'oeuvre, c'est la
Tricoteuse de David qui me retint. Encore pénétré de beauté voluptueuse,
tendre ou noble, la mémoire remplie de souvenirs charmants, je rentre
chez moi pour être accueilli par cette virago: une Parisienne de
93.--Ah! ces cheveux en broussailles sous la fanchon, ce cou, cet oeil
envieux, le rictus de cette bouche faubourienne prête à lancer
l'invective! Regardez cette mégère: David, à certaines minutes, sentit
comme cette femme, agit peut-être comme elle. Ils eurent les mêmes
haines de parti.
Dès mon arrivée à Paris, je m'en fus au Petit-Palais, où l'on expose,
deux ans après l'oeuvre d'Ingres, celle de son maître, et quelques
toiles de l'école davidienne. Il paraît que cette exposition est un
triomphe; elle étonne. Ne vous étiez-vous pas avisés que David fût un
grand peintre?
Et cependant _la Distribution des Aigles_ est à Versailles, et _le
Sacre_ au Louvre, avec tant de portraits aussi vivants dans leur
simplicité un peu froide, que les plus beaux qui jamais aient été
peints... Vous croyez réhabiliter David? Vous l'aviez oublié. Vous
retrouvez, dans un local nouveau, David entouré de son école et ce fort
«ensemble» comme toute oeuvre ordonnée s'impose aujourd'hui dans
l'attente, l'inquiétude et la division.
Je croise Pierre Bonnard, qui me dit devant _la Lecture de l'Enéide_,
par Ingres:--C'est la révélation de David! Dans cette école, Ingres est
le commencement de la décadence: avec lui la littérature et l'afféterie
vont tout gâter...
Loin de partager cette opinion, je sens croître mon admiration pour
Ingres, pour son goût, sa volupté, son trouble d'artiste, je l'aime
encore plus, de le voir ici près de son maître et de ses camarades. Tout
de même, une visite à David aura peut-être en nous des répercussions
plus directes et je comprends la surprise de P. Bonnard, qui sort des
Indépendants et rencontre Louis David, «le colonel des pompiers», le
«rotulard», «le Romain», l'académique contempteur de notre XVIIIe siècle
pimpant, facile et féminin, dont Renoir et Bonnard sont l'ultime
descendance. On ne se souvenait que des _Horaces_ et du _Bélisaire_,
gravures reléguées dans les arrière-boutiques du bric-à-brac avec des
pendules de bronze de la Restauration. Verhaeren n'écrivait-t-il pas ici
même: «Je sais combien le bibelot séculaire évoque de joie rare et
discrète; je sais la beauté des ruines: je leur préfère pourtant
_n'importe quoi_ de ce qui vit et se crée à cette heure et tout ce qui
resplendit grâce à l'effort d'aujourd'hui»? Or David est avant tout
vivant, ce farouche doctrinaire affirme, et c'est du doute que nous
souffrons.
J'avais eu l'imprudence de faire un tour au Salon en me rendant au
Petit-Palais. Après l'Italie, les Salons sont toujours une épreuve
pénible. Que j'y participe, ou que plus sage je les aie évités, je n'y
pénètre jamais sans angoisse. Pourquoi tant de talent et de travail
jetés comme à plaisir dans le torrent qui emporte tout indistinctement
vers l'oubli définitif? Sensation d'inutilité décourageante,
insupportable, d'être dans une bande de cosmopolites, les bateleurs
d'une permanente rue des Nations où se tient notre théâtre: Entrez!
Admirez-nous, promeneur! nous sommes si faciles et si complaisants!...
Mais le promeneur s'éloigne, car il ne sait pas choisir dans ce concert
de voix discordantes.
J'ai traversé l'avenue Alexandre-III pour saluer Louis David, un vrai
Français, celui-là. Désagréable, dur, oui! comme la Maraîchère ou la
Tricoteuse du musée de Lyon. Je regimbe, j'ai peine à reconnaître en lui
un ancêtre. Sommes-nous faits de même? Avons-nous cette sécheresse et ce
prosaïsme raisonneur? Mais si j'écarte le politicien, le triste
politicien à la française que fut David, «faible et versatile», comme
l'écrit naïvement Delécluze--je ne puis m'empêcher de me dire tout bas:
voilà peut-être _notre_ vérité: un art direct, facile même quand il
paraît tendu, un art réaliste, un bon métier d'ouvrier consciencieux à
la Jacob ou à la Riesener; quelque chose de «bien fait», de discret, qui
ne jette pas de la poudre aux yeux; une langue qui exprime au plus près
ce qu'elle veut dire, avec précision, la bonne langue française, qui
dans sa pauvreté de mots, a toujours raison contre l'écrivain prêt à
s'en plaindre.
La technique française se signale pendant deux siècles par sa
simplicité, sa logique et sa clarté. A part quelques peintres
qu'influèrent les Flandres ou Venise, tel que Watteau, la technique
française n'a pas beaucoup de saveur, dédaigne ou ignore les jus, les
pâtes compliquées et les épices. C'est Delacroix, le romantique, qui
traverse la Manche, découvre Constable, Reynolds et nous rapporte
d'Angleterre des façons plus mystérieuses de rendre le clair-obscur
ambré, le jeu des reflets et les chaudes harmonies. Le bitume alors
coulera avec les huiles et les siccatifs; ce ne seront plus que recettes
étonnantes de «fonds de jus» dans des cuisines de gourmets. Et les
tableaux commenceront à mal se conserver, car les sauces trop savantes
sont nocives. Le «métier» du XVIIe et du XVIIIe siècle, celui d'un
Lesueur, d'un Poussin, d'un David, c'est souvent, sur un «dessous»
roussâtre, un dessin plus ou moins nerveux, qui laisse transparaître le
panneau ou la toile. C'est un dessin colorié, du dessin au pinceau,
plutôt que de la peinture à proprement dire; non pas un coloriage
d'imagier à la manière des primitifs, mais une sorte d'improvisation sur
un thème très simple; de la liberté que règlent l'intelligence, les lois
apprises et la Raison.
Jusqu'à 89, David eut beaucoup en commun avec ses prédécesseurs
immédiats. Mettez à part le tempérament et l'esprit de l'homme, vous
discernerez dans maintes de ses compositions académiques, des procédés,
des tours de main où Fragonard lui-même s'est complu dans sa jeunesse.
Un frottis monochrome recouvre d'abord la toile entière; ensuite, les
accents de la lumière sont posés en touches vives; puis une demi-teinte
plate; une ombre chaude, ponctuée de touches froides et moins empâtées.
Pour finir, la forme est cernée par des indications rouges qui
délimitent la lumière et l'ombre: excellent système enseigné dans les
ateliers et le meilleur pour donner rapidement du relief aux figures.
Regardez le _Sénèque_, le _Bélisaire_, l'_Andromaque_, le _Stanislas
Potocki_, _Apollon et Diane_; même dans _Pâris et Hélène_, David est
encore un peintre du XVIIIe siècle.
D'où vient l'ennui que dégagent ces toiles conçues dans le même temps,
ou peu après, que le maître de Grasse vaporisait ses parfums sur les
murs des boudoirs? J'ai relu l'histoire du théoricien et de l'odieux
sectaire, l'un de ces bourgeois français de la Révolution, qui crurent
être de sublimes Catons et portèrent le bonnet phrygien comme une tiare
pontificale. Le grave et pompeux Homais! capable d'ailleurs de s'adapter
aux différents régimes, ayant le tempérament du classique fonctionnaire
français. La Révolution allait donner à cet homme ennuyeux une occasion
de manifester ses plus vilains penchants. Quel Prudhomme brutal et sans
pitié! Il célèbre le Bien, le Beau et le Vrai, un pistolet dans sa
poche. Ce moralisateur a une mission. Il purifiera l'atmosphère; il
morigène la société et en la décapitant croit ramener l'Age d'Or. Je
pense à David en lisant les pages papelardes de Michelet: _Religion
nouvelle. Fédérations. Juillet 89-90: «Le vieillard entouré d'enfants a
pour enfants tout le peuple». «Les hommes se voient alors, se
reconnaissent semblables, ils s'étonnent d'avoir pu s'ignorer si
longtemps, ils ont regret aux haines insensées qui les isolèrent tant de
siècles, ils les expient, s'avancent les uns au-devant des autres, ils
ont hâte d'épancher leur coeur.»... «Les coeurs débordèrent, la prose
n'y suffit pas, une éruption poétique put soulager, seule, un sentiment
si profond; le curé entonna un hymne à la Liberté; le maire répondit par
des stances; sa femme, mère de famille respectable, au moment où elle
mena ses enfants à l'autel, répandit aussi son coeur dans quelques vers
pathétiques...»_
Il était fatal que David inventât le néo-romain, le faux grec de
tragédie et répudiât le XVIIIe siècle aimable. D'un coeur tranquille, il
eût conduit son meilleur ami à l'échafaud, et, soignant les plis de sa
toge, eût cru d'agir en héros de l'antiquité. David, sans sa peinture,
eût été le type le plus médiocre d'un révolutionnaire du second plan.
Michelet et combien d'autres grands artistes, issus de générations
élevées dans le culte anti-clérical de la Révolution, la parèrent pour
nous d'une beauté épique et sentimentale. Une terreur sacrée paralysa
les cerveaux; depuis cent ans, toute critique était interdite; mais ces
héros, nous les voyons maintenant plus prosaïquement humains. Dans _Les
dieux ont soif_, ce curieux livre de M. Anatole France, le drame ne se
joue plus derrière les feux de la rampe, mais bien parmi nous; et nous
reconstituerions vite un David préparant sans inquiétude le portrait de
Mme Chalgrin, tandis que le couperet, sur l'ordre du peintre, s'apprête
à trancher cette maigre gorge.
Ce portrait est resté à l'état d'ébauche, parce que la tête du modèle
tomba sur l'échafaud avant que...? et ainsi eûmes-nous l'occasion
d'apercevoir «les dessous» d'une peinture de David, qui n'eut pas le
temps de l'achever et de la refroidir: la violence des convictions du
Terroriste avait anéanti celles du peintre.
Dans les temps modernes, nous nous lassons vite des Muses et des Héros,
même si ceux-ci revêtent la forme néo-impressionniste; qu'est-ce qui
nous prouve que le «nouveau style» décoratif, le plus en faveur, ne se
démodera pas plus rapidement que les Bélisaires et les Sabines de David?
Ce grand artiste n'avait pas d'hésitations, il savait ce qu'il voulait
et ses toiles académiques devaient servir de décor à d'énormes
événements.
Je sens d'odieuses réactions se préparer dans la coulisse; on va tenter
de galvaniser les Grecs et les Romains académiques; déjà certains
délicats sortent de sous son globe à ganse de peluche, la pendule au
_Serments des Horaces_; casques et boucliers nous menacent d'un regain
de popularité. Pas plus que M. Verhaeren, nous ne voulons de ce
bibelot-là. Gardons un peu de mesure et jugeons. David, en tant que
peintre d'histoire, perd dans cette exposition une part de notre
admiration, si complète d'ailleurs pour le portraitiste. Je vois bien ce
qu'il y a de raisonnable, d'équilibré, d'_organisé_, dans cet art de la
composition; mais qu'on ne nous dise pas que le Bélisaire est un
chef-d'oeuvre. Si l'École française devait se soumettre au dogmatisme de
David, elle serait encore plus menacée qu'elle ne l'est de décadence.
«La doctrine que David a professée sur les arts et dont on peut chercher
l'ensemble dans ses divers discours prononcés à la Convention, elle est
toute théorique et se rapproche des doctrines dogmatiques que quelques
philosophes de l'antiquité et surtout les corps ecclésiastiques ou
sacerdotaux des temps modernes ont voulu établir. L'art dans ce cas
n'est plus un but, mais un moyen...» écrit Delécluze.
Ceci serait d'ailleurs au goût d'aujourd'hui, mais le système et les
idées de David sont d'un «primaire» et d'un cuistre à la fois.
D'enthousiastes disciples allèrent jusqu'à établir un parallèle entre
David et Platon, comparer leur «génie», parce que chacun d'eux avait
adopté un principe et soi-disant inattaquable. La peinture tendant de
plus en plus vers le système, j'entrevois la façon dont on va travestir
le solennel faiseur de discours, le rhéteur. Nous sommes toujours prêts
à créer de nouveaux malentendus, nous nous complaisons dans les
paradoxes. Les néo-impressionnistes vont réclamer David: ne riez pas!
Ils défendront David _stylisateur_. Attendons ces jeunes réformateurs à
ce qu'ils appellent _le tableau_, _la composition_, _la logique_ et
cætera et cætera... David et Poussin!
David fut d'une inconcevable indigence d'imagination. Sa vision de
l'antiquité n'a ni la grâce du XVIIIe siècle ni le piquant orientalisme
et la saveur archaïque--comme d'un primitif--de J.-D. Ingres.--David,
sans le soutien de la nature, dès qu'il doit _imaginer_, fait
banqueroute. Il lui fallut les pompes du Premier Empire, pour rassembler
et créer des chefs-d'oeuvre, tels que _Le Sacre_ et _La Distribution des
Aigles_. Comblé d'honneurs par Napoléon, on le sent trop heureux de
troquer la tunique du Romain contre les galons et le frac à
passementeries du fonctionnaire de l'Empire. Son pauvre esprit de
parvenu, brigueur, amoureux des grades, est plus à l'aise dans les
réalités de la gloire impériale que dans ses rêves et les visions
antiques. J'aime David quand il cesse de styliser consciemment, j'aime
le réaliste un peu terre à terre, mais vigoureux. Je l'aime quand il
n'arrange pas la nature, mais la copie avec cette belle naïveté lourde
de la plupart des bons artistes français. Ayant à peindre le tambour
Bara, que fait-il? D'après une jeune fille nue, il modèle comme un bon
élève une étude de chairs palpitantes (musée d'Avignon); pour _Le
Serment du Jeu de Paume_, il dessine soigneusement des académies
destinées à être ensuite revêtues de costumes historiques: à toutes les
étapes de sa longue carrière, le bon élève devenu professeur est là, qui
veille. David est consciencieux, sérieusement attelé à sa tâche comme un
brave ouvrier d'autrefois, dont il a le visage grave, l'expression dure
et tendue vers un seul objet. Ne discutons point avec lui, car il
n'admettra pas qu'il puisse se tromper. Oui, c'est le type éternel du
sectaire politicien, l'homme d'une seule idée à la fois--si naïf et si
faible, souvent, dans son idéalisme humanitaire de gros mangeur.
En visitant le Petit-Palais, mes souvenirs encore tout frais, je
comparais l'image de la Tricoteuse de Lyon avec celles que David nous a
laissées de lui-même: chez cette femme du peuple, et chez le Terroriste,
je vois surtout l'obstination et l'opiniâtreté. C'est bien cet homme
défiguré par une tumeur, qui dénonçait Mme Chalgrin au moment où il
croyait l'aimer.
N'a-t-il pas voulu faire détruire une madone de Houdon, laquelle eût été
brisée sans l'à-propos de la femme du statuaire, protestant que cette
Vierge était une Minerve? Houdon décapité, son oeuvre réduite en
poussière par David, David iconoclaste par passion politique: pourquoi
pas? Le culte de la Raison!
Mais ne nous rappelons que le grand peintre de visages. C'est dans le
portrait qu'il excelle. En présence du modèle, le théoricien s'anéantit,
il ne se croit plus obligé pour «être grec» comme il disait, de
supprimer l'expression; il redevient l'enfant aux yeux éveillés, que
doit être le portraitiste; et l'on peut être un magnifique artiste,
comme il le prouve, sans avoir le génie qu'implique l'oeuvre de pure
imagination.
Un ton gris, plat, que ce soit un ciel ou un mur, peu importe; sur ce
«fond» une personne vivante, que David fait comme sortir de la toile,
avec les plus simples moyens. Il «descend» sa figure, une fois la
silhouette indiquée d'un exact trait au bistre, peignant d'abord les
cheveux, puis le visage, les vêtements et enfin les mains un peu à la
manière de M. Vallotton: Un ouvrage mécanique de M. Vallotton, qui peut
s'arrêter quand bon lui semble, aller déjeuner, puis revenir à son
chevalet, et continuer sans nulle trace de la «reprise», sans
énervement. C'est mathématique, propre et très froid: du _style_ pour
les Indépendants. Pourquoi, néanmoins, ce métier impersonnel, mais si
sûr et si uniforme, peut-il recréer de la vie palpitante? Comment David
atteint-il à la plus grande beauté? A ce point de réalisation, n'est-ce
pas en somme du grand art, cette copie de la nature? Sans le savoir, il
arrive à David, au moment où il ne prétend rien prouver, de nous faire
penser à la statuaire antique dont il fait, ailleurs, du biscuit de
Sèvres. Aucun peplum, même d'_Andromaque_ ou des _Sabines_, n'a le style
de la robe à l'antique de la bonne grosse _Madame de Verninac_, ou de
l'admirable portrait de _Madame Récamier_; d'ailleurs une «préparation».
David eut plusieurs manières, correspondant aux régimes qu'il servit. Le
David ami de Marat découpe une silhouette comme avec une pointe sèche;
sous Napoléon, le courtisan s'étoffe un peu et voilà ces fortes
effigies, un peu comiques peut-être, de sa femme, sorte de Madame
Sans-Gêne, embarrassée dans la peluche incarnate, sous ses plumets de
cour; voici celles de la _Baronne Jeannin_ et de la _Baronne Meunier_,
les filles de l'artiste, car David est devenu père de ces grandes
pimbêches. En se haussant dans la société, il semble «engraisser» sa
pâte, s'amuser, la brosse en main. Voici l'ambitieux satisfait, qui a
rejeté bien loin sa vertu et qui abandonne ses principes. L'histoire
entière des premières années du XIXe siècle est lisible dans ces
portraits. L'âme du modèle se reflète dans le miroir de l'impassible
observateur.
Tout de même, un souffle héroïque fait claquer les drapeaux, les Aigles
impériales fulgurent dans le ciel d'orage; et ce souffle traverse
l'oeuvre du peintre qu'il anoblit. Après la Révolution, l'austère
politicien ne dédaigne pas de descendre dans le cirque où vont défiler
les cortèges et les chars dorés du nouveau monarque. Il tient son
sérieux, sous l'uniforme du courtisan. Il semble que la Légion
d'Honneur, l'Institut, tous les nouveaux titres aient été conçus et
décrétés pour récompenser le type de Français qu'incarne Louis David.
Oui, David est Français, jusqu'à nous troubler de le voir tel, ce grand
artiste, et ressemblant à tant d'autres que nous préférerions oublier.
Aussi bien, ses faiblesses peut-être autant que ses exceptionnels
mérites, servirent le chef d'école qu'il est si important qu'il ait été.
Ne lui devons-nous pas l'hommage de notre reconnaissance, plus que pour
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