Propos de peintre, première série: de David à Degas - 03

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sa «tente orléaniste» pour reprendre aussitôt ses habitudes de chat
domestique. Il vivait pendant des mois sur ses souvenirs du
«vernissage». Fantin jugeait l'état de la société française d'après le
cinématographe qu'était pour lui «le Salon».
Malgré mon admiration pour Fantin-Latour, j'étais surtout attiré par
Édouard Manet; Edmond Maître m'avait fait connaître Renoir, Monet,
Cézanne, Degas, et j'étais surpris que, dans ses entretiens, Fantin,
l'ami et le contemporain de ces grands artistes, eût toujours des
réticences, et décochât des mots ironiques et sévères pour eux; Manet,
seul, était à l'abri des sarcasmes de Fantin. Manet demeurait le grand
peintre, et le gamin amusant auquel on pardonne des frasques; Manet
faisait rire Fantin.
D'autre part, Fantin parlait souvent d'un Lembach, d'un Leibl, d'un
Menzel, voire d'un Max Liebermann, parmi les étrangers; de Henner,
d'Harpignies, de Gustave Moreau, de Ribot, de tant d'autres exposants du
Salon des Champs-Élysées; et il me semblait qu'il les mît tous au même
rang.
A cette époque-là, les peintres avaient un amour de leur métier, qui ne
les empêchait pas de regarder, de s'intéresser et de rendre justice à
tout confrère auquel ils reconnaissaient une valeur. Degas, Manet,
visitaient aussi le Salon annuel avec soin, tout convergeait vers le
Salon; seuls s'en écartaient ceux qui, comme les impressionnistes,
essayèrent, étant déjà connus, d'y faire recevoir un tableau. Manet n'y
renonça jamais; sa plus grande joie eût été d'obtenir la médaille
d'honneur. Aussi, les membres du jury dont on se moquait entre soi,
avaient-ils malgré tout un prestige national.
Les séances de ce jury pour la préparation des «récompenses» à donner,
prenaient des semaines; on voyait ces messieurs, précédés de gardiens,
passer d'une galerie dans l'autre, les rideaux se refermaient à la porte
de la salle, une sonnette était agitée par le président. Ces formalités
étaient solennelles et des centaines d'artistes tâchaient d'apprendre
leur sort, par quelque employé du Ministère des Beaux-Arts; ils rôdaient
dans le Palais de l'Industrie, en attendant une médaille ou une «mention
honorable» qui leur assurât une année prospère.
On imagine difficilement aujourd'hui ce qu'il fallut d'audace au petit
groupe dit des _Impressionnistes_, pour exposer, à part, dans un
immeuble dont ils essuyaient les plâtres.
Cette audace inquiétait Fantin. Or, je ne sais encore si cet homme si
intelligent était sincère quand il traitait Renoir de «malade», les
impressionnistes de «dévoyés.» Il les tenait pour _immoraux_, il en
avait peur comme un homme chaste de la volupté. Je croirais plutôt qu'il
les aimait et qu'il se défendit de se le dire à lui-même.
Je rappelais, au commencement de cette étude, le désarroi d'avant 1914,
la rapidité avec laquelle se succédaient les théories d'art. On en était
à ce point où l'imitation de la nature était tenue pour «inartistique»,
le portrait peint, pour inférieur à la photographie, et aussi
commercial.
Or Fantin était _portraitiste_, un scrupuleux copiste de la nature; s'il
se plaisait à la peinture pour la peinture, il redoutait «les excès du
tempérament» disait-il avec ironie, et préféra l'asservissement du
réalisme, la soi-disant platitude du «rendu», aux extravagances
chromatiques, à la déformation de la ligne, à la recherche du ton rare,
et à «l'originalité obtenue coûte que coûte.»
Il aurait été fustigé par «la critique d'avant-garde», ne fût-ce son
passé de «raté»--disons mieux--de _méconnu_, et s'il avait eu une
clientèle d'Américains ou de personnages officiels.
Sa retraite farouche dans le vieil atelier dont il faisait lui-même «le
ménage»--ceci peut sembler ridicule, mais c'est exact--ajoutait à sa
légende, et rassurait ceux qui croient que le génie est réservé aux
humbles.
*
* *
Fantin Latour m'apparaît comme un saint ermite dans sa cabane, macérant
sa chair toujours tentée, s'imposant des privations; sa vertu ne
rassérénait pas son âme.
Craintif et jouissant de sa retraite, mari d'une femme supérieure,
elle-même peintre de mérite, Fantin avait des coutumes et des principes
de vie, qui expliquent son oeuvre, sans pareille à notre époque. Ce qui
l'a restreinte et atténuée, donne aussi à cette oeuvre sa signification
et son originalité. Fantin me fait penser à cette famille Milliet que
Péguy nous fit connaître dans les _Cahiers de la Quinzaine_.
Fantin s'instruisit lui-même auprès des Maîtres, sans passer par
l'école: rare et bon exemple pour les jeunes artistes d'aujourd'hui.
Tel, plus hardi que lui et de plus d'invention, aurait peut-être fait un
autre usage de la «Bible du Louvre.» Tout ce qu'il faut savoir, il le
savait. Ses copies sont des chefs-d'oeuvre. Sont-elles des copies? Il
s'y montre personnel, autant qu'ailleurs. Elles traduisent si librement
les originaux, tel est leur accent, qu'elles étaient reconnaissables
entre toutes et, dès les débuts de Fantin, recherchées par les amateurs.
Fantin sut réduire aux proportions d'un tableau de chevalet, tout en
leur conservant leur noble envergure, les somptueuses _Noces de Cana_.
Combien en fit-il de répliques? On les lui commandait, il les exécutait
dans la lumière insuffisante du Salon Carré. Si j'excepte les grands
morceaux de Delacroix d'après Véronèse, je ne sais rien qui soit d'une
pénétration plus aiguë. Véronèse, Titien, Rembrandt donnèrent à Fantin
d'autres occasions d'interprétation originale. Comprendre à ce degré un
chef-d'oeuvre, ajouter à une copie autant de soi-même, ne serait-ce
pas... égaler--selon la formule de Balzac? Tout au moins comme peintre
et technicien, Fantin est parmi les maîtres.
Fantin-Latour, nourri des ouvrages des maîtres anciens, si variés, si
stimulants, s'est arrêté trop tôt, en route. Il aurait pu être un
éducateur, un classique moderne, un représentant de la vraie tradition
perdue par l'académisme. Dans la première partie de sa carrière, quel
robuste et _raisonnable_ métier il avait à sa disposition! Au début,
l'influence du passé agit sur lui comme un tonique. Parmi ses camarades,
tous plus ou moins révolutionnaires,--peintres ou littérateurs--il se
laissa porter, un peu malgré lui, dans un magnifique mouvement
d'indépendance et de protestation contre l'École. Grâce à M. Lecoq de
Boisbaudran, ce professeur et guide clairvoyant, les élèves de l'atelier
Lecoq découvrirent tôt en eux-mêmes, et révèlent dans leurs ouvrages,
des dons individuels, qui parfois tardent à se produire, ou sont gâchés
par l'éducation.
Si la plupart des artistes de premier rang se développent et élargissent
leur vision à la mesure de leur expérience d'homme, d'autres s'épuisent
ou se dessèchent. Fantin portait en soi une faiblesse; pour la pallier,
une vie plus extérieure eût été nécessaire, avec moins de petites manies
bourgeoises. Sa peur des êtres vivants, sa «phobie» s'aggravèrent avec
l'âge.
Dès ses débuts, il se claquemure; ses deux soeurs sont presque les
seules femmes qu'il ne craigne pas de faire poser. Elles sont d'aspect
austère, d'un maintien chaste et prude, particulier à leur classe. Une
certaine suavité se dégage de toute leur personne. Elles étaient loin de
la société élégante et frivole que portraituraient les favoris du jour.
Paris ne présente plus aujourd'hui ces caractères tranchés qui faisaient
reconnaître à leur mise même, la classe des individus. Les grands
magasins de nouveautés allaient répandre dans tous les quartiers de la
ville, et en province, ces «confections», ces odieuses formes qu'impose
la rue de la Paix. Nos femmes furent, comme malgré elles, «tirées à
quatre épingles», coiffées d'absurdes chapeaux... La toilette féminine
prit bientôt pour idéal le journal de modes, ce qui expliquerait la
lamentable école de portraitistes dont la fin du XIXe siècle semble
avoir eu le privilège. Nulle distinction ni simplicité; une banale,
universelle élégance, tapageuse ou guindée, que «stylisèrent» les
impressionnistes en les outrant.
Où sont les berthes, les canezous, les guimpes et les rotondes, ou ces
cols rabattus des femmes de Fantin-Latour? Il assiste à la dégradation
progressive d'une beauté qui lui est chère, les modèles lui font défaut,
ou du moins il se l'imagine: de là une retraite anticipée du
portraitiste. Il prétexte d'une gêne devant les inconnues, pour refuser
les commandes. Très nerveux, facilement agacé par les conversations,
maniaque comme une vieille fille, la présence d'autrui le paralyse.
Toute personne étrangère à son petit cercle trouble l'atmosphère dans
laquelle il avait conçu et réalisé ses meilleurs morceaux. Marié, il ne
fit plus poser que sa femme et les membres de la famille de celle-ci,
les Dubourg, ou bien quelques artistes, ses amis. A part ceux-ci, je ne
citerai que Mme Léon Maître, Mme Gravier et Mme Lerolle, et ce furent là
des effigies assez froides et compassées.
Fantin était d'une maladresse attendrissante dans l'arrangement d'un
fond d'appartement et le choix d'une mise en scène. Ce réaliste
scrupuleux épinglait derrière le modèle un bout d'étoffe grise, ou
dressait un paravent de papier pour tenir lieu de boiseries! Dans
_Autour du piano_, dont Emmanuel Chabrier forme le centre, je me
rappelle la peine que prit Fantin pour donner quelque consistance au
décor. D'ailleurs ce tableau célèbre, excellent en quelques-unes de ses
parties, demeure comparable à une scène du musée Grévin. M. Lascoux, M.
Vincent d'Indy, M. Camille Benoît, sont des mannequins d'une mollesse et
d'une gaucherie d'attitude tout à fait surprenantes.
L'atelier de Fantin était éclairé comme celui d'un photographe de jadis.
Il ne savait pas varier ses effets, donner de l'imprévu à ces réunions
d'hommes que les Hollandais auraient baignées dans un clair-obscur. La
_famille Dubourg_, autre toile célèbre--à mon avis l'une des moins
bonnes de l'artiste--m'apparaît telle que si M. Nadar avait prié ces
braves gens de venir chez lui à la sortie de l'office divin, dans leurs
vêtements du dimanche. Le plafond de verre qui, d'un bout à l'autre de
l'atelier, jetait une lumière diffuse, amollissait les plans.
Fantin craignait trop peu la monotonie!
Il est deux exemples cependant de ce qu'il pouvait faire, quand le
hasard collaborait avec lui. Quelques Anglais qui s'adressèrent à ce
portraitiste peu sociable, avaient sans doute deviné que l'auteur des
«Brodeuses» saurait rendre leur caractère digne et sans prétention.
Je ne sais dans quelle occasion--sans doute par l'entremise d'Otto
Scholderer, établi en Angleterre,--l'avocat peintre-graveur Edwin
Edwards et sa femme, avaient été présentés à Fantin, qui alla même à
Londres et demeura chez eux: ce que dut être ce déplacement! Prendre le
bateau, traverser la Manche! Cependant il y retourna en 1884 et je l'y
rencontrai. Le premier voyage «au delà des mers» dut s'accomplir après
1870. Whistler et plusieurs artistes français, entre autres Alphonse
Legros, Cazin, Tissot, Dalou, s'étaient fixés en Angleterre depuis la
Commune de Paris. «Il est presque regrettable que Fantin n'ait pas pris
part aux événements de la Commune--disait un de ses amis--l'exil et la
lutte l'auraient peut-être renouvelé.»
Mr. Edwin Edwards occupait les loisirs de sa retraite à graver de sèches
mais curieuses vues de la Tamise, et il possédait une villa à la
campagne, où Fantin fut invité. Je ne sais si c'est là que fut exécuté
le double portrait, si ce fut dans la délicieuse lumière opaline de
Golden Square, ce coin vieillot que hante l'ombre de Dickens, ou dans
l'atelier de la rue des Beaux-Arts. C'était un fort beau couple, ces
Edwards. Ruth Edwards, les bras croisés, avec son visage sémite et
anglais, aux bandeaux de cheveux grisonnants, est debout, vêtue d'une
robe en gros tissu d'un indéfinissable gris bleu, dans le style de
Rossetti et des préraphaléites. A côté d'elle, assis, et regardant une
estampe, Mr. Edwards, avec sa barbe de fleuve, ses cheveux blancs de
père Noël. Cette toile, exceptionnellement savoureuse et forte,
appartient déjà à la National Gallery. Mrs. Edwards avait promis de
l'offrir à la «Nation» dès qu'elle le pourrait. L'épreuve était
redoutable pour notre compatriote et notre contemporain; mais ce morceau
tient sa place au milieu des chefs-d'oeuvre qui l'entourent et avec
lesquels il était digne de voisiner.
Une autre fois, Mrs. Edwards, qui avait pris l'autorité d'un marchand et
d'un impresario, lui fit entreprendre le portrait d'une jeune fille,
miss B... Après beaucoup de résistance, Fantin consentit à recevoir chez
lui cette étrangère, dont la vivacité et les libres allures
bouleversèrent le nº 8 de la rue des Beaux-Arts. Revêtue d'une longue
blouse de travail jaune, d'une cotonnade de William Morris, à menus
dessins ton sur ton, Fantin l'assit de profil, devant l'inévitable fond
gris. Elle regarde des crocus jaunes dans un verre et elle s'apprête à
les copier à l'aquarelle. Et ce fut là encore une grande réussite,
quoique le maître se fût mis à la tâche, furieux et contraint. De quelle
précieuse galerie il nous priva, en se répandant si peu au dehors!
Rappelons encore ce beau tableau un peu froid mais si intense: Mlle
Kallimaki Catargi et Mlle Riesner étudiant la tête en plâtre d'un des
esclaves de Michel-Ange, et un rhododendron aux sombres feuilles. Nous
sommes reconnaissants à ceux qui apprêtèrent pour Fantin un motif un peu
piquant; que ne furent-ils plus nombreux, ces «intrus» dont l'apparition
rafraîchit la vision du solitaire...
Ce bourgeois, casanier avec entêtement, se plaignait de toutes les
choses de chez nous: elles choquaient son esprit. Ses sympathies de
vieux romantique pour l'Allemagne s'accrurent dans une famille
française, mais germanique de tendances et d'éducation, où deux femmes
cultivaient par des lectures, de la musique et des discussions, les
penchants de Fantin. Ce n'était plus l'intérieur du père et des
soeurs--des «Brodeuses» à qui nous donnons le premier rang dans son
oeuvre--mais une sorte de petite Genève sectaire à l'entrée du Quartier
Latin, un oratoire protestant, jalousement clos, où l'activité
cérébrale, les passions allaient s'exaspérer. Alors, verrouillé chez
lui, Fantin traduisit par la peinture ses impressions littéraires et
musicales et, de plus en plus méthodique, quant à la forme, il nous
confia les secrets de son coeur, non plus en de savoureuses esquisses,
mais en des tableaux secs et conventionnels qui occupèrent la fin de sa
vie, pour la fortune future des marchands de la rue Laffitte, sinon pour
notre joie.
Les pommes, les pêches qui rappelaient, dans ses premières toiles, les
natures mortes de Chardin, devinrent des fruits en cire, d'une exécution
dure et mécanique. Mrs. Edwin Edwards en achetait par douzaines, qu'elle
lança plus tard sur le marché parisien, parmi les Harpignies et les
Boudin. Notre peintre, ainsi, entrait sur le marché.
D'assez bonne heure, Fantin avait fréquenté des littérateurs, comme
l'indiquent l'_Hommage à Delacroix_, et cette tablée de poètes du
Parnasse où le jeune Arthur Rimbaud appuie ses coudes de mauvais petit
drôle, près d'une brillante nature morte: deux ouvrages qui, avec
l'_Atelier de Manet_, aujourd'hui au Luxembourg, annonçaient un peintre
de la grande lignée hollandaise et flamande. L'exécution de ces «pages»,
comme l'on disait au temps d'Albert Wolff--est très variée: dans
l'_Hommage_, la pâte est transparente, légère, chaude et rousse. Dans
les deux autres, les têtes, très inégales de qualité, sont parfois
admirables, plus souvent creuses et de construction molle. On sent que
Fantin excellait surtout à «enlever» des morceaux, ne parvenant que
rarement à relier dans l'air, les uns aux autres, plusieurs personnages.
Telles quelles, ces «pages» appartiennent à l'histoire; elles sont très
précieuses, quels que soient le convenu des gestes et le morne des
expressions. C'est le temps du Parnasse, c'est l'enfance de
l'impressionnisme, heure significative dans le XIXe siècle. Fantin fut
lié avec ces hommes dont il nous importe tant d'avoir l'image qu'il
traça d'un pinceau souvent très fin, mais dénué de cette puissance dans
le modelé et le dessin, de cet accent, je dirais _caricatural_, d'un
Manet.
Fantin rendit l'aspect, le teint, les vêtements de ses amis, sinon toute
l'individualité de leur structure. Il devait être nerveux en leur
présence et ne pouvant ou ne voulant jamais «reprendre» un morceau;
tenant surtout à la fraîcheur de la pâte, il n'analysait pas toujours
suffisamment les physionomies, dans sa hâte de peindre et par peur de
fatiguer l'ami qui est sur la sellette. On dirait qu'il ne parlait pas à
son modèle; or, des séances de portrait ne sont fructueuses que si un
rapport intime s'établit entre le portraitiste et la personne
portraiturée.
Les séances de portrait sont épuisantes, si l'on n'a pas le goût de la
conversation, ou si les gens vous importunent par leur présence. Il eût
fallu que Fantin gardât toujours, auprès de ses semblables, un peu de
cette liberté qui lui avait permis de faire, comme nul autre, des fleurs
et des fruits, de la nature morte. Avec la même sûreté, semblent avoir
été conduits jusqu'au «rendu» intense et définitif de la vie,
quelques-uns de ses anciens portraits: les _Brodeuses_, le buste de Mlle
Fantin, quelques têtes du maître et les deux portraits de sa femme, dont
l'un est au Luxembourg, l'autre au musée de Berlin. Ces toiles, de la
plus heureuse venue, font penser au style soutenu et ample des
Vénitiens, à Rembrandt aussi, et atteignent le plus haut art du
portraitiste. Il suffirait de les avoir signées pour que Fantin méritât
la gloire. Le peintre s'y montre tel qu'il voulut être: d'un autre
temps, retardataire résolu, traditionnel et prudent, mais profondément
original et français.
Deux personnes aimées, silencieuses dans l'atmosphère chaude d'une
chambre toujours habitée, Fantin excelle à rendre leur pureté et leur
candeur moniale, se complaisant à les peindre comme des fleurs, dans des
conditions de sécurité et de paix domestique.
Ses groupes de littérateurs et d'artistes ne nous satisfont presque
jamais tout à fait. Il semble qu'il y ait eu un moment où Fantin, auprès
d'eux, souhaitât d'être seul, ne pouvant plus rendre, faute de
recueillement, ce qu'il voyait si bien quand il était à son aise et ne
ménageait pas le nombre de ses séances. Prises séparément, les têtes
d'Édouard Manet, de Claude Monet, de Renoir, d'Edmond Maître, de
Scholderer, dans l'_Atelier aux Batignolles_, sont des morceaux
superbes. Peut-on dire que la toile, dans son ensemble, ait une allure
magistrale?
Chaque fois que Fantin multiplie les figures, il pèche par la forme, non
qu'il ne pût copier exactement «un morceau», mais le dessin, le grand
dessin, n'est pas l'exactitude. La brosse qui remplit d'un bout à
l'autre la surface à couvrir, le pinceau d'un Franz Hals qui, dans
l'huile et la couleur, donne la ressemblance, comme par hasard, en
courant, sans application ni effort; la belle _facilité_ si décriée de
nos jours--celle de Rubens, de Van Dyck, de Velasquez, de Fragonard et
de Reynolds, voilà ce que Fantin n'eut jamais. Cette brillante
virtuosité que galvaudèrent des prestidigitateurs, à mesure que le
faux-semblant, l'adresse se substituaient à la science, personne ne la
possède plus.
Pour le public, l'aspect pauvre des toiles de Fantin, leur sécheresse,
leur froideur et leur nudité, signifièrent: grandeur, profondeur,
solidité. Plus ses fonds étaient tristes, ses figures rigides et les
modelés menus (portraits de M. Adolphe Jullien, de M. Léon Maître, de la
nièce de l'artiste), plus on admirait la manière «discrète» et «honnête»
de Fantin. C'est à des raisons «morales» que Fantin dut ainsi les
faveurs exceptionnelles d'un certain public grave et pédant; mais les
natures mortes et les fleurs, ainsi que les fantaisies mythologiques et
wagnériennes, n'étaient pas encore connues de cette clientèle.
Nous savons les milieux où sa réputation se forma et quelles personnes
souhaitèrent d'être peintes par lui. S'il eût accepté des commandes,
nous imaginons sans peine les modèles qui se fussent pressés à la porte
du portraitiste: je vois leurs redingotes noires; je vois les tailles de
ces dames, point belles, et vêtues d'un costume tailleur ou d'une robe à
demi décolletée «en coeur»; je les imagine tous figés, contre un fond de
terne boiserie grise;--vêtements sans attraits pour le coloriste, mais
tant de sérieux et de vertu dans ces visages graves!
S'ils avaient connu Fantin, combien n'eussent-ils pas été choqués par
son esprit paradoxal, son ironie! Comme la conversation du peintre et de
ces «intellectuels» eût été vite interrompue. Il eût tôt pris le
contre-pied des opinions émises par sa clientèle. Cet artiste
dédaigneux, avec ses subites boutades, était un bourgeois aussi, mais
point de ceux-là!
Étudiez le portrait de M. Adolphe Jullien: soigneusement dessiné, modelé
jusqu'à la fatigue, dans une lumière argentée, un monsieur est assis
comme il le serait chez Pierre Petit, une main appuyée sur une table
(dont le tapis est d'ailleurs bien joli), et l'autre main sur la cuisse.
Universitaire? ingénieur? magistrat? savant? On ne peut dire ce qu'il
est; mais c'est un homme _sérieux_.
Fantin vivait deux vies à la fois; la peinture les maintenait en
équilibre. Sa pensée se plaisait avec les philosophes, les poètes; les
lettres, la musique enrichissaient son cerveau qui était aussi actif que
son corps était lent. Dans son fauteuil d'acajou, assis comme un notaire
de province, près de l'abat-jour vert d'une lampe Carcel, il poursuivait
un rêve que ses compositions, d'inspiration poétique ou musicale, ne
traduisent qu'imparfaitement. Il donna rarement une forme digne de sa
pensée--par le pinceau ou le crayon lithographique--aux visions qui se
présentaient à lui pendant les lectures à haute voix, dans des soirées
de tête-à-tête, où son imagination s'exaltait, s'enflammait comme à
l'audition d'un opéra ou d'une symphonie. Mais sa main donnait à ses
visions la forme des êtres et des choses de ses entours, où il trouva
les éléments de ses tableaux de fantaisie. Ses paysages modérés, les
colonnades de ses temples, ses draperies, sortent des innombrables
cartons d'estampes, chaque jour feuilletés, étudiés amoureusement,
copiés même. Son type féminin, d'une beauté corrégienne, blonde, grasse,
ce visage d'un ovale plein, il l'a vu auprès de lui; ce sourire, cette
bouche, nous les retrouvons dans ses groupes de famille, chez certaine
dame à capote, à rotonde, qui boutonne un gant de «chevreau glacé». Ce
type est celui des chastes beautés que Fantin fait courir, au clair de
lune, dans les clairières, qu'il couche sur un nuage, enveloppées d'un
mol tulle. Il n'osait regarder que ses proches, parmi les vivants, et,
s'il rêvait de parcs et de bois, c'était des seuls qu'il connût: les
fonds des tableaux de maîtres...
Un grand peintre n'a pas, nécessairement, une culture universelle; il
lui manque le temps de se la donner, et son génie devine ce que les
autres apprennent. Si Fantin, dans la retraite qu'il avait choisie, fut
au courant des faits et gestes de chacun, des «potins» de Paris, il
n'est de grands problèmes auxquels il soit resté étranger. S'il sortait
à peine de chez lui, son information et sa culture étaient sans cesse
entretenues par ses «fidèles», par les revues et les livres qu'on lui
prêtait. Il supporta même certain niais fatigant et trop empressé, à
cause «des nouvelles» que lui apportait ce rat de coulisses et de salles
de rédaction. M. Chéramy, l'avoué, se faisait l'écho du boulevard, de
l'Opéra; chaque ami correspondait à une spécialité, répondait à un
besoin.
Parmi les plus assidus de la rue des Beaux-Arts, fut mon très cher
Edmond Maître, cet homme pâle et maigre qui écoute Chabrier au premier
plan du tableau _Autour du Piano_ et que l'on voit dans un coin de
l'_Atelier aux Batignolles_. Je ne puis séparer de celui de Fantin, le
nom de cet homme d'élite qui fut trop orgueilleux ou trop modeste pour
rien signer, et se borna à fréquenter les meilleurs d'entre les
peintres, les musiciens, les poètes, les philosophes de son temps, et
qui était consulté par eux. Pour avoir un avis, un éloge de lui, que
n'eût-on donné? Cet admirable esprit avait parcouru tous les domaines de
la connaissance. Il se contenta d'être un amateur et un dilettante et
avait tellement joui par l'exercice de sa pensée, et sa mémoire était si
riche, que, presque aveugle, il nous disait peu avant de mourir:
«Je voudrais que cela n'eût pas de fin, tant je me divertis de mes
souvenirs.»
Ce prophète est mort trop tôt; pendant vingt-cinq ans je l'entendis
prononcer des jugements sur les favoris et les dédaignés de l'art et de
la littérature: nul ne s'est prouvé faux par la suite. Edmond Maître
était le goût et l'intelligence mêmes; infaillible comme son ami
Baudelaire.
De la rue de Seine, où il demeurait, il se rendait souvent chez son
voisin, et celui-ci avait beaucoup profité des conversations si variées,
si solides, des vastes lectures d'Edmond Maître, son universel
dictionnaire, son bibliothécaire, l'intermédiaire entre le monde
extérieur et la maison de la rue des Beaux-Arts, qui devenait de plus en
plus ombrageuse. Pendant ses dix dernières années, Fantin ne pouvait se
décider à aller entendre, au théâtre ou au concert, les chefs-d'oeuvre
auxquels il était le plus sensible, et je me rappelle que, lors d'une
reprise des _Troyens_, place du Châtelet, malgré son désir de voir un
opéra qu'il chérissait entre tous, les billets pris, il ne se décida pas
à traverser la Seine, le soir. La nuit, le froid, la chaleur, la foule,
tout le troublait, dans la perspective de cette sortie inusitée. De
plus, l'état nerveux, la sensibilité de Fantin le rendaient positivement
malade, quand il éprouvait une violente émotion d'art. Certaine musique
le faisait pleurer, lui causait des crises de nerfs.
Il ne connut donc ses ouvrages favoris que par la lecture, le piano, ou
par des reproductions, si c'étaient des oeuvres plastiques. L'Italie, la
Hollande, l'Allemagne étaient trop loin, et le chemin de fer trop
dangereux pour tenter un voyage. A part Londres et Bayreuth--où il était
allé en 1875, pour les fêtes inaugurales,--Fantin s'était résigné à ne
rien voir de ce à quoi il songeait sans cesse, de ce qui stimulait sa
production quotidienne.
Les petites toiles qu'il empâtait, grattait, glaçait au médium Roberson,
étagées par deux et trois, l'une au-dessus de l'autre sur son chevalet,
sont comme les dialogues tenus par Fantin avec ses auteurs de dilection.
Il finit par prendre un tel goût pour ce travail de solitaire, qu'à la
longue, il se persuada qu'il y mettait l'essentiel, et renonça à «la
nature». Obstiné comme il était, ayant la sensation d'une sorte de
réserve du public et des artistes, quant à ses oeuvres d'imagination
pure, il se rebiffa et ne consentit plus à rien exposer, qui fût pris
sur le vif. Il donna encore un tour de clef, et sa porte ne s'ouvrit
plus que devant le marchand de tableaux Templaer et les quatre ou cinq
habitués du lundi.
Ce soir-là, de tradition, était consacré à ces «fidèles», pour qui
Fantin sortait lui-même commander un bon plat chez Chiboust, ou l'un de
ces gâteaux de Quillet, dont il était friand, mais qu'il redoutait comme
tant de choses. Edmond Maître me racontait les rites invariables de ces
réunions hebdomadaires, intimes et pourtant cérémonieuses, et je me
souviens du rôle muet de deux dames qu'il y rencontrait une fois la
semaine, qu'il reconduisit vingt ans de suite à l'omnibus vers neuf
heures et demie, et dont, par discrétion, il ne demanda jamais le nom ni
la condition. Fantin remettait à l'une d'elles le journal _le Temps_, au
moyen duquel il prenait soin de distraire la respectable femme, tandis
que s'échangeaient, entre les autres, des propos auxquels cette comparse
ne faisait jamais allusion et qu'elle ne paraissait point entendre.
Ce Parisien de Paris, attaché à tout ce qui est de Paris, ce prototype
du Français dénigrait la France, la disait pourrie, appelait de ses
voeux une «bonne correction», lui qui eût tant souffert de voir son
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