Elémens de la philosophie de Neuton: Mis à la portée de tout le monde - 03

Total number of words is 4726
Total number of unique words is 1129
39.8 of words are in the 2000 most common words
49.9 of words are in the 5000 most common words
55.2 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.

Voilà en général ce qui se passe dans les rayons réflechis à vos yeux,
& ce seul Principe, que l'angle d'incidence est toujours égal à l'angle
de réflexion, est le premier fondement de tous les mystères de la
Catoptrique.
MAINTENANT il s'agit de savoir, comment les lunettes augmentent ces
grandeurs & raprochent ces distances. Enfin pourquoi les objets se
peignant renversés dans vos yeux, vous les voyez cependant comme ils
sont.
[Explications géométriques de la vision.]
A l'égard des grandeurs & des distances, voici ce que les Mathématiques
vous en apprendront. Plus un objet fera dans votre œil un grand angle,
plus l'objet vous paraitra grand: rien n'est plus simple. Cette ligne
H. K. que vous voyez, à cent pas, trace un angle dans l'œil A. (figure
premiere); à deux cens pas, elle trace un angle la moitié plus petit
dans l'œil B. (figure seconde). Or l'angle qui se forme dans votre
_rétine_ & dont votre _rétine_ est la baze, est comme l'angle dont
l'objet est la baze. Ce sont des angles opposez au sommet: donc par les
premieres notions des Elémens de la Géométrie ils sont égaux; donc si
l'angle formé dans l'œil A. est double de l'angle formé dans l'œil
B., cet objet paraitra une fois plus grand à l'œil A. qu'à l'œil B.
[Illustration: _Pag. 69._]
Maintenant pour que l'œil étant en B. voye l'objet aussi grand, que le
voit l'œil en A., il faut faire en sorte que cet œil B. reçoive un
angle aussi grand que celui de l'œil A. qui est une fois plus près.
Les verres d'un télescope feront cet effet.
Ne mettons ici qu'un seul verre pour plus de facilité, & faisons
abstraction des autres effets de plusieurs verres. L'objet H. K.
(troisième figure) envoye ses rayons à ce verre. Ils se réunissent à
quelque distance du verre. Concevons un verre taillé de sorte, que ces
rayons se croisent pour aller former dans l'œil en C. un angle aussi
grand que celui de l'œil en A. alors l'œil, nous dit-on, juge par cet
angle. Il voit donc alors l'objet de la même grandeur, que le voit
l'œil en A. Mais en A. il le voit à cent pas de distance: donc en C.
recevant le même angle, il le verra encore à cent pas de distance. Tout
l'effet des verres de lunettes multipliez, & des télescopes divers, &
des microscopes qui agrandissent les objets, consiste donc à faire voir
les choses sous un plus grand angle. L'objet A. B. est vu par le moyen
de ce verre sous l'angle D, C, D. qui est bien plus grand que l'angle
A, C, B.
[Illustration]
Vous demandez encore aux règles d'optique, pourquoi vous voyez les
objets dans leur situation, quoiqu'ils se peignent renversez sur notre
rétine?
Le rayon qui part de la tête de cet homme A., vient au point inférieur
de votre rétine A. ses pied B. sont vus par les rayons B. B. au point
supérieur de votre rétine B. Ainsi cet homme est peint réellement la
tête en bas & les pieds en haut au fond de vos yeux. Pourquoi donc ne
voyez-vous pas cet homme renversé, mais droit, & tel qu'il est?
[Illustration]
Pour résoudre cette question, on se sert de la comparaison de
l'aveugle, qui tient dans ses mains deux bâtons croisez avec lesquels
il devine très-bien la position des objets.
[Illustration]
Car le point A., qui est à gauche, étant senti par la main droite à
l'aide du bâton, il le juge aussi-tôt à gauche; & le point B. que sa
main gauche a senti par l'entremise de l'autre bâton, il le juge à
droite sans se tromper.
Tous les Maîtres d'optique nous disent donc, que la partie inférieure
de l'œil rapporte tout d'un coup sa sensation à la partie supérieure
A. de l'objet, & que la partie supérieure de la rétine rapporte aussi
naturellement la sensation à la partie inférieure B.; ainsi on voit
l'objet dans sa situation véritable.
[Nul rapport immédiat entre les règles d'optique & nos sensations.]
Quand vous aurez connu parfaitement tous ces angles, & toutes ces
lignes Mathématiques, par lesquelles on suit le chemin de la lumiere
jusqu'au fond de l'œil, ne croyez pas pour cela savoir comment vous
appercevez les grandeurs, les distances, les situations des choses.
Les proportions géométriques de ces angles & de ces lignes sont
justes, il est vrai; mais il n'y a pas plus de rapport entr'elles &
nos sensations, qu'entre le son que nous entendons & la grandeur, la
distance, la situation de la chose entendue. Par le son, mon oreille
est frappée; j'entends des tons & rien de plus. Par la vûe, mon œil
est ébranlé; je vois des couleurs & rien de plus. Non-seulement les
proportions de ces angles, & de ces lignes, ne peuvent en aucune
maniere être la cause immédiate du jugement que je forme des objets;
mais en plusieurs cas ces proportions ne s'accordent point du tout avec
la façon dont nous voyons les objets.
[Exemple en preuve.]
Par exemple, un homme vu à quatre pas, & à huit pas, est vu de
même grandeur. Cependant l'image de cet homme, à quatre pas, est
précisément double dans votre œil, de celle qu'il y trace à huit pas.
Les angles sont différens, & vous voyez l'objet toujours également
grand; donc il est évident par ce seul exemple, choisi entre plusieurs,
que ces angles & ces lignes ne sont point du tout la cause immédiate de
la maniere dont nous voyons.
Avant donc de continuer les recherches que nous avons commencées sur
la lumiere, & sur les loix mécaniques de la Nature, vous m'ordonnez
de dire ici comment les idées des distances, des grandeurs, des
situations, des objets, sont reçues dans notre ame. Cet examen nous
fournira quelque chose de nouveau & de vrai, c'est la seule excuse d'un
Livre.
[Illustration]


[Illustration]
CHAPITRE SIXIE'ME.
_Comment nous connaissons les distances, les grandeurs, les figures,
les situations._

[Les angles, ni les lignes optiques, ne peuvent nous faire connaitre
les distances.]
COMMENÇONS par la distance. Il est clair qu'elle ne peut être apperçue
immédiatement par elle-même; car la distance n'est qu'une ligne de
l'objet à nous. Cette ligne se termine à un point, nous ne sentons donc
que ce point; & soit que l'objet existe à mille lieues, ou qu'il soit à
un pied, ce point est toujours le même.
Nous n'avons donc aucun moyen immédiat, pour appercevoir tout d'un coup
la distance, comme nous en avons, pour sentir par l'attouchement, si un
corps est dur ou mou; par le goût, s'il est doux ou amer; par l'ouïe,
si de deux sons l'un est grave & l'autre aigu. Il faut donc que l'idée
de la distance nous vienne par le moyen d'une autre idée intermédiaire:
mais il faut au moins que j'apperçoive cette intermédiaire; car une
idée que je n'aurai point, ne servira certainement pas à m'en faire
avoir une autre. Je dis qu'une telle maison est à un mille d'une
telle riviére; mais si je ne sai pas où est cette riviére, je ne
sai certainement pas où est cette maison. Un corps cède aisément à
l'impression de ma main; je conclus immédiatement sa mollesse. Un
autre résiste, je sens immédiatement sa dureté; il faudroit donc
que je sentisse les angles formés dans mon œil, pour en conclure
immédiatement les distances des objets. Mais personne ne s'avise de
songer à ces angles quand il regarde un objet. La plûpart des hommes
ne savent pas même si ces angles existent; donc il est évident que ces
angles ne peuvent être la cause immédiate de ce que vous connaissez
les distances.
[Exemple en preuve.]
Celui qui, pour la premiere fois de sa vie, entendroit le bruit du
Canon, ou le son d'un Concert, ne pourroit juger si on tire ce canon,
ou si on exécute ce concert à une lieue, ou à trente pas. Il n'y a
que l'expérience qui puisse l'accoutumer à juger de la distance qui
est entre lui & l'endroit d'où part ce bruit. Les vibrations, les
ondulations de l'air, portent un son à ses oreilles, ou plutôt à son
ame; mais ce bruit n'avertit pas plus son ame de l'endroit où le bruit
commence, qu'il ne lui apprend la forme du canon ou des instrumens de
Musique.
C'est la même chose précisément par rapport aux rayons de lumiere qui
partent d'un objet, ils ne nous apprennent point du tout où est cet
objet.
[Ces lignes optiques ne font connaitre ni les grandeurs ni les
figures.]
Ils ne nous font pas connaitre davantage les grandeurs ni même les
figures.
Je vois de loin une espèce de petite Tour. J'avance, j'apperçois, & je
touche un grand Bâtiment quadrangulaire. Certainement ce que je vois &
ce que je touche, n'est pas ce que je voiois. Ce petit objet rond qui
étoit dans mes yeux, n'est point ce grand Bâtiment quarré.
[Exemple en preuve.]
Autre chose est donc l'objet mesurable & tangible, autre chose est
l'objet visible. J'entends de ma chambre le bruit d'un carosse: j'ouvre
la fenêtre & je le vois; je descends & j'entre dedans. Or ce carosse
que j'ai entendu, ce carosse que j'ai vu, ce carosse que j'ai touché,
sont trois objets absolument divers de trois de mes sens, qui n'ont
aucun rapport immédiat les uns avec les autres.
Il y a bien plus: il est démontré, comme je l'ai dit, qu'il se forme
dans mon œil un angle une fois plus grand, quand je vois un homme à
quatre pieds de moi, que quand je vois le même homme à huit pieds de
moi. Cependant je vois toujours cet homme de la même grandeur: comment
mon sentiment contredit-il ainsi le mécanisme de mes organes? L'objet
est réellement une fois plus petit dans mes yeux, & je le vois une
fois plus grand. C'est en vain qu'on veut expliquer ce mystère par le
chemin, ou par la forme que prend le cristallin dans nos yeux. Quelque
supposition que l'on fasse, l'angle sous lequel je vois un homme à
quatre pieds de moi, est toujours double de l'angle sous lequel je le
vois à huit pieds; & la Géométrie ne résoudra jamais ce Problême.
[Ni la situation des objets.]
Ces lignes & ces angles géométriques ne sont pas plus réellement la
cause de ce que nous voyons les objets à leur place, que de ce que nous
les voyons de telles grandeurs, & à telle distance.
L'ame ne considere pas si telle partie va se peindre au bas de l'œil,
elle ne rapporte rien à des lignes qu'elle ne voit point. L'œil se
baisse seulement, pour voir ce qui est près de la terre, & se relève
pour voir ce qui est au-dessus de la terre.
Tout cela ne pouvoit être éclairci, & mis hors de toute contestation,
que par quelqu'aveugle-né, à qui on auroit donné le sens de la vûe.
Car si cet aveugle, au moment qu'il eût ouvert les yeux, eût jugé
des distances, des grandeurs & des situations, il eut été vrai que
les angles optiques, formez tout d'un coup dans sa rétine, eussent
été les causes immédiates de ses sentimens. Aussi le Docteur Barclay
assûroit après Mr. Loke (& allant même en cela plus loin que Loke) que
ni situation, ni grandeur, ni distance, ni figure, ne seroit aucunement
discernée par cet aveugle, dont les yeux recevroient tout d'un coup la
lumiere.
[Preuve par l'expérience de l'aveugle-né guéri par Chiselden.]
Mais où trouver l'aveugle, dont dépendoit la décision indubitable
de cette question? Enfin en 1729. Mr. Chiselden, un de ces fameux
Chirurgiens, qui joignent l'addresse de la main aux plus grandes
lumieres de l'esprit, ayant imaginé qu'on pouvoit donner la vûe à un
aveugle-né, en lui abbaissant ce qu'on appelle des cataractes, qu'il
soupçonnoit formées dans ses yeux, presqu'au moment de sa naissance,
il proposa l'opération. L'aveugle eut de la peine à y consentir. Il
ne concevoit pas trop, que le sens de la vûe pût beaucoup augmenter
ses plaisirs. Sans l'envie qu'on lui inspira d'apprendre à lire
& à écrire, il n'eût point desiré de voir. Il vérifioit par cette
indifférence, qu'_il est impossible d'être malheureux, par la privation
des biens dont on n'a pas d'idée_: vérité bien importante. Quoi qu'il
en soit, l'opération fut faite & réussit. Ce jeune homme d'environ
quatorze ans, vit la lumiere pour la premiere fois. Son expérience
confirma tout ce que Loke & Barclay avoient si bien prévu. Il ne
distingua de long-tems ni grandeur, ni distance, ni situation, ni même
figure. Un objet d'un pouce, mis devant son œil, & qui lui cachoit une
maison, lui paraissoit aussi grand que la maison. Tout ce qu'il voioit,
lui sembloit d'abord être sur ses yeux, & les toucher comme les objets
du tact touchent la peau. Il ne pouvoit distinguer ce qu'il avoit jugé
rond à l'aide de ses mains, d'avec ce qu'il avoit jugé angulaire, ni
discerner avec ses yeux, si ce que ses mains avoient senti être en
haut ou en bas, étoit en effet en haut ou en bas. Il étoit si loin de
connaitre les grandeurs, qu'après avoir enfin conçu par la vûe, que sa
maison étoit plus grande que sa chambre, il ne concevoit pas comment
la vûe pouvoit donner cette idée. Ce ne fut qu'au bout de deux mois
d'expérience, qu'il put appercevoir que les tableaux représentoient des
corps solides: & lorsqu'après ce long tatonnement d'un sens nouveau en
lui, il eut senti que des corps, & non des surfaces seules, étoient
peints dans les tableaux; il y porta la main, & fut étonné de ne
point trouver avec ses mains ces corps solides, dont il commençoit à
appercevoir les représentations. Il demandoit quel étoit le trompeur,
du sens du toucher, ou du sens de la vûe.
Ce fut donc une décision irrévocable, que la maniere dont nous voyons
les choses, n'est point du tout la suite immédiate des angles formés
dans nos yeux; car ces angles Mathématiques étoient dans les yeux de
cet homme, comme dans les nôtres, & ne lui servoient de rien sans les
recours de l'expérience & des autres sens.
[Comment nous connaissons les distances & les grandeurs.]
Comment nous représentons-nous donc les grandeurs & les distances? De
la même façon dont nous imaginons les passions des hommes, par les
couleurs qu'elles peignent sur leurs visages, & par l'altération
qu'elles portent dans leurs traits. Il n'y a personne, qui ne lise
tout d'un coup sur le front d'un autre, la honte, ou la colére. C'est
la Langue que la Nature parle à tous les yeux; mais l'expérience seule
apprend ce langage. Aussi l'expérience seule nous apprend, que quand un
objet est trop loin, nous le voyons confusément & faiblement. Delà nous
formons des idées, qui ensuite accompagnent toujours la sensation de la
vûe. Ainsi tout homme qui, à dix pas, aura vu son cheval haut de cinq
pieds, s'il voit, quelques minutes après, ce cheval comme un mouton,
son ame, par un jugement involontaire, conclud à l'instant ce cheval
est très-loin.
Il est bien vrai que, quand je vois mon cheval gros comme un mouton, il
se forme alors dans mon œil une peinture plus petite, un angle plus
aigu; mais c'est-là ce qui accompagne, non ce qui cause mon sentiment.
De même il se fait un autre ébranlement dans mon cerveau, quand je vois
un homme rougir de honte, que quand je le vois rougir de colére; mais
ces différentes impressions ne m'apprendroient rien de ce qui se passe
dans l'ame de cet homme, sans l'expérience dont la voix seule se fait
entendre.
Loin que cet angle soit la cause immédiate de ce que je juge qu'un
grand cheval est très-loin, quand je vois ce cheval fort petit; il
arrive au contraire, à tous les momens, que je vois ce même cheval
également grand, à dix pas, à vingt, à trente pas, quoique l'angle à
dix pas soit double, triple, quadruple.
[Exemple.]
Je regarde de fort loin, par un petit trou, un homme posté sur un
toit, le lointain & le peu de rayons m'empêchent d'abord de distinguer
si c'est un homme: l'objet me parait très-petit, je crois voir une
statue de deux pieds tout au plus: l'objet se remue, je juge que c'est
un homme, & dès ce même instant cet homme me parait de la grandeur
ordinaire; d'où viennent ces deux jugemens si différens?
Quand j'ai cru voir une statue, je l'ai imaginée de deux pieds, parce
que je la voiois sous un tel angle: nulle expérience ne plioit mon
ame à démentir les traits imprimés dans ma rétine; mais dès que j'ai
jugé que c'étoit un homme, la liaison mise par l'expérience, dans mon
cerveau, entre l'idée d'un homme & l'idée de la hauteur de cinq à
six pieds, me force, sans que j'y pense, à imaginer, par un jugement
soudain, que je vois un homme de telle hauteur, & à voir une telle
hauteur en effet.
[Nous apprenons à voir comme à lire.]
Il faut absolument conclure de tout ceci, que les distances, les
grandeurs, les situations, ne sont pas, à proprement parler, des choses
visibles, c'est-à-dire, ne sont pas les objets propres & immédiats de
la vûe. L'objet propre & immédiat de la vûe, n'est autre chose que la
lumiere colorée: tout le reste, nous ne le sentons qu'à la longue & par
expérience. Nous apprenons à voir, précisément comme nous apprenons à
parler & à lire. La différence est, que l'art de voir est plus facile,
& que la Nature est également à tous notre Maître.
[La vûe ne peut faire connaitre l'étendue.]
Les jugemens soudains, presque uniformes, que toutes nos ames, à un
certain âge, portent des distances, des grandeurs, des situations, nous
font penser, qu'il n'y a qu'à ouvrir les yeux, pour voir de la maniere
dont nous voyons. On se trompe; il y faut le secours des autres sens.
Si les hommes n'avoient que le sens de la vûe, ils n'auroient aucun
moyen pour connaitre l'étendue, en longueur, largeur, & profondeur; &
un pur Esprit ne pourroit jamais la connaitre, à moins que Dieu ne la
lui revelât. Il est très-difficile de séparer dans notre entendement
l'extension d'un objet d'avec les couleurs de cet objet. Nous ne voyons
jamais rien que d'étendu, & de-là nous sommes tout portez à croire,
que nous voyons en effet l'étendue. Nous ne pouvons guère distinguer
dans notre ame ce jaune que nous voyons dans un Louïs d'or, d'avec
ce Louïs d'or dont nous voyons le jaune. C'est comme, lorsque nous
entendons prononcer ce mot _Louïs d'or_, nous ne pouvons nous empêcher
d'attacher, malgré nous, l'idée de cette monnoye au son que nous
entendons prononcer.
Si tous les hommes parloient la même Langue, nous serions toujours
prêts à croire, qu'il y auroit une connexion nécessaire entre les
mots & les idées. Or tous les hommes ont ici le même langage, en fait
d'imagination. La Nature leur dit à tous: Quand vous aurez vu des
couleurs pendant un certain tems, votre imagination vous représentera
à tous, de la même façon, les corps auxquels ces couleurs semblent
attachées. Ce jugement prompt & involontaire que vous formerez, vous
sera utile dans le cours de votre vie; car s'il falloit attendre pour
estimer les distances, les grandeurs, les situations, de tout ce qui
vous environne, que vous eussiez examiné des angles & des rayons
visuels; vous seriez morts avant de savoir, si les choses dont vous
avez besoin, sont à dix pas de vous, ou à cent millions des lieues, &
si elles sont de la grosseur d'un ciron, ou d'une montagne. Il vaudroit
beaucoup mieux pour vous être nés aveugles.
Nous avons donc très-grand tort quand nous disons que nos Sens nous
trompent. Chacun de nos sens fait la fonction à laquelle la Nature
l'a destiné. Ils s'aident mutuellement pour envoyer à notre ame, par
les mains de l'expérience, la mesure des connaissances que notre état
comporte. Nous demandons à nos Sens, ce qu'ils ne sont point faits pour
nous donner. Nous voudrions que nos yeux nous fissent connaitre la
solidité, la grandeur, la distance, &c.; mais il faut que le toucher
s'accorde en cela avec la vûe, & que l'expérience les seconde. Si le
Pere Mallebranche avoit envisagé la Nature par ce côté, il eût attribué
moins d'erreurs à nos Sens qui sont les seules sources de toutes nos
idées.
Il est tems de reprendre le fil des découvertes de Neuton, & de rentrer
dans l'examen Physique & Mathématique des choses.
[Illustration]


[Illustration]
CHAPITRE SEPT.

_De la cause qui fait briser les rayons de la lumiere en passant d'une
substance dans une autre; que cette cause est une loi générale de la
Nature inconnue avant Neuton; que l'inflexion de la lumiere est encore
un effet de cette cause, &c._

NOUS avons déja vu l'artifice presque incompréhensible de la réflexion
de la lumiere, que l'impulsion connue ne peut causer. Celui de la
réfraction dont nous allons reprendre l'examen n'est pas moins
surprenant.
[Ce que c'est que réfraction.]
Commençons par nous bien affermir dans une idée nette de la chose
qu'il faut expliquer. Souvenons-nous bien, que quand la lumiere
tombe d'une substance plus rare, plus legére comme l'air, dans une
substance plus pesante, plus dense comme l'eau, & qui semble lui devoir
résister davantage, la lumiere alors quitte son chemin & se brise en
s'approchant d'une perpendicule, qu'on éleveroit sur la surface de
cette eau.
Mr. Le Clerc, dans sa Physique, a dit tout le contraire faute
d'attention. En son Livre cinq, chapitre huit: «Plus la résistance des
corps est grande, dit-il, plus la lumiere qui tombe dans eux s'éloigne
de la perpendicule. Ainsi le rayon s'éloigne de la perpendicule en
passant de l'air dans l'eau». Ce n'est pas la seule méprise qui soit
dans le Clerc, & un homme qui auroit le malheur d'étudier la Physique
dans les Ecrits de cet Auteur, n'auroit guère que des idées fausses ou
confuses.
Pour avoir une idée bien nette de cette vérité, regardez ce rayon qui
tombe de l'air dans ce cristal.
[Illustration]
Vous savez comme il se brise. Ce rayon A E. fait un angle avec cette
perpendiculaire B E. en tombant sur la surface de ce cristal. Ce même
rayon réfracté dans ce cristal, fait un autre angle avec cette même
perpendiculaire qui régle sa réfraction. Il fallut mesurer cette
incidence & ce brisement de la lumiere. Snellius trouva le premier
la proportion constante, suivant laquelle les rayons se rompent dans
ces différens milieux. On en fit l'honneur à Descartes. On attribue
toujours au Philosophe le plus accrédité les découvertes qu'il rend
publiques: il profite des travaux obscurs d'autrui, & il augmente sa
gloire de leurs recherches. La découverte de Snellius étoit alors un
Chef-d'œuvre de sagacité. Cette proportion découverte par Snellius est
très-aisée à entendre.
[Illustration]
[Ce que c'est que sinus de réfraction.]
Plus la ligne A. B. que vous voyez, est grande, plus la ligne C. D.
sera grande aussi. Cette ligne A. B. est ce qu'on appelle _sinus_
d'incidence. Cette ligne C. D. est le _sinus_ de la réfraction. Ce
n'est pas ici le lieu d'expliquer en général ce que c'est qu'un
_sinus_. Ceux qui ont étudié la Géométrie le savent assez. Les autres
pourroient être un peu embarassez de la définition. Il suffit de bien
savoir que ces deux _sinus_, de quelque grandeur qu'ils soient, sont
toujours en proportion dans un milieu donné. Or cette proportion est
différente, quand la réfraction se fait dans un milieu différent.
La lumiere qui tombe obliquement de l'air dans du cristal, s'y brise de
façon, que le _sinus_ de réfraction C. D. est au _sinus_ d'incidence A.
B. comme 2. à 3. ce qui ne veut dire autre chose, sinon que cette ligne
A. B. est un tiers plus grande dans l'air, en ce cas, que la ligne C.
D. dans ce cristal.
Dans l'eau cette proportion est de 3. à 4. Ainsi il est palpable que
le cristal réfracte, brise la lumiere d'un neuvième plus fortement que
l'eau. Il faut donc savoir que dans tous les cas, & dans toutes les
obliquités d'incidence possibles, le cristal sera plus refringent que
l'eau d'un neuvième. Il s'agit de savoir non-seulement la cause de la
réfraction, mais la cause de ces réfractions différentes.
[Idée de Descartes ingénieuse, mais fausse.]
[Le corps le plus solide n'est pas le plus réfractant.]
[Preuve.]
Descartes a trouvé, à son ordinaire, des raisons ingénieuses &
plausibles de cette proprieté de la lumiere; mais là, comme en tout
le reste, mettant son esprit à la place des choses, il a donné des
conjectures pour des vérités. Il a feint que la lumiere, en passant
de l'air dans un milieu nouveau, plus épais, plus compact, y passe
plus librement, y est moins retardée dans sa tendance prétendue au
mouvement, & _moins retardée_, disoit-il, _moins troublée dans un
milieu dense, comme le verre, que dans un milieu moins épais, comme
l'eau_. Nous avons déja vu combien il s'abuse en assûrant que la
lumiere n'a qu'une tendance au mouvement. Nous avons vu que les rayons
se meuvent en effet, puisqu'ils changent de place à nos yeux dans
leurs réfractions. Mais son erreur ici est encore assez importante:
il se trompe en croyant que les corps les plus solides sont toujours
ceux qui brisent le plus la lumiere, & qui lui ouvrent en la brisant
un chemin plus facile. Il n'est pas vrai que tous les corps solides
réfractent, brisent plus la lumiere absolument, que les corps fluides;
car quoiqu'en effet l'eau opére une réfraction moins forte, absolument
parlant, que le verre; cependant par rapport à sa densité, elle opére
une réfraction plus forte. Il est bien vrai que la lumiere se brise
environ un neuvième davantage dans le verre, que dans l'eau; mais si
la réfraction suivoit le rapport de la densité, elle devroit, dans le
verre, aller fort au delà d'un neuvième. Imaginez deux hommes, dont
l'un aura quatre fois plus de force, que l'autre. Si le plus fort
ne porte qu'un poids une fois plus pesant, il sera vrai de dire que
par rapport à sa force, il n'a pas, à beaucoup près, tant porté que
l'autre; car il devroit porter quatre fois davantage.
L'ambre opére une réfraction bien plus forte que le cristal, par
rapport à sa densité. Peut-on dire cependant que l'ambre ouvrira
un chemin plus facile à la lumiere, que le cristal? C'est donc une
supposition fausse: _que la lumiere se brise vers la perpendiculaire,
quand elle trouve un corps transparent plus solide qui lui résiste
moins, parce qu'il est plus solide_.
Remarquez que toute expérience & tout calcul ruïne presque toutes les
idées de Descartes, quand ce grand Philosophe ne les fonde que sur
des hypothèses. Ce sont des perspectives brillantes & trompeuses qui
diminuent à mesure qu'on en approche. Tous les autres Philosophes ont
cherché des solutions de ce Problême de la Nature; mais l'expérience a
renversé aussi leurs conjectures.
[Méprise des autres grands Géométres à ce sujet.]
Barrow enseignoit, après le Pere Deschalles, que la réfraction de
la lumiere, en approchant de la perpendicule, se faisoit _par la
résistance du milieu_; que _plus un milieu résistoit au cours de la
lumiere, plus cette réfraction devoit être forte_.
Cette idée étoit le contraire de celle de Descartes; elle prouvoit
seulement qu'on va à l'erreur par différens chemins. Ils n'avoient qu'à
voir les expériences; ils n'avoient qu'à mesurer les réfractions qui se
font dans l'esprit de vin, beaucoup plus grandes que dans l'eau; ils
n'avoient qu'à considerer qu'assûrément l'esprit de vin ne résiste
pas plus que l'eau, & que cependant il opére une réfraction une fois
plus forte, ils auroient corrigé cette petite erreur. Aussi le Pere
Deschalles avoue qu'il doute fort de son explication.
[Grande découverte de Neuton.]
Enfin Neuton seul à trouvé la véritable raison qu'on cherchoit. Sa
découverte mérite assûrément l'attention de tous les Siècles. Car
il ne s'agit pas ici seulement d'une proprieté particuliere à la
lumiere, quoique ce fût déja beaucoup; nous verrons que cette proprieté
appartient à tous les corps de la Nature.
Considerez que les rayons de la lumiere sont en mouvement, que s'ils
se détournent en changeant leur course, ce doit être par quelque loi
primitive, & qu'il ne doit arriver à la lumiere, que ce qui arriveroit
à tous les corps de même petitesse que la lumiere, toutes choses
d'ailleurs égales.
Qu'une balle de plomb A. soit poussée obliquement de l'air dans l'eau,
il lui arrivera d'abord le contraire de ce qui est arrivé à ce rayon
de lumiere; car ce rayon délié passe dans des pores, & cette balle,
dont la superficie est large, rencontre la superficie de l'eau qui la
soutient.
[Illustration]
[Attraction.]
Cette balle s'éloigne donc d'abord de la perpendiculaire B.; mais
lorsqu'elle a perdu tout ce mouvement oblique qu'on lui avoit imprimé,
elle est abandonnée à elle-même, elle tombe alors, à peu près suivant
You have read 1 text from French literature.
Next - Elémens de la philosophie de Neuton: Mis à la portée de tout le monde - 04