Adriani - 10

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--Vous insulter, ma fille! Dieu m'en garde! Il n'y a rien là que de fort
naturel et même de légitime, quand un mariage bien assorti et d'un bon
exemple sanctionne nos désirs et termine les ennuis du veuvage. Mais
nous sommes coupables quand nous cédons à l'inquiétude des passions,
sans égard pour le respect que nous nous devons à nous-mêmes. Vous
seriez dans ce cas si vous me refusiez la promesse que j'ai réclamée de
vous tout à l'heure.
--Je vous la refuse encore.
--Vous y penserez cette nuit, et, demain, comme vos tantes de Roqueforte
et de Roquebrune viennent passer ici la journée avec leurs enfants,
j'espère que vous m'épargnerez la honte et l'embarras de leur présenter
M. Adriani.
--Et s'il en était autrement, madame? si je le leur présentais moi-même?
--Oh! libre à vous, ma fille! dit la marquise avec un sourire effrayant,
car c'était le premier depuis la mort de son fils, et il ressemblait à
une malédiction. Vous êtes maîtresse de vos actions, et je n'ai ni le
droit ni l'envie de vous imposer un deuil éternel. Vous le savez, je
suis désintéressée pour mon fils mort, comme je l'ai été pour mon fils
vivant. Mais, comme mes devoirs vis-à-vis du reste de ma famille
subsisteront tant que je serai de ce monde, il ne me convient pas de les
enfreindre pour vous faire plaisir. Aucune puissance humaine ne me
décidera à faire à mes parents l'affront de les éloigner d'ici, et la
pire des insultes serait de leur annoncer la possibilité de leur
alliance avec un chanteur. Vous y réfléchirez donc et vous choisirez. Ou
M. Adriani ne sera plus ici demain à midi, ou c'est moi qui sortirai de
votre maison pour n'y jamais rentrer.
Laure s'approcha de sa belle-mère, prit sa main et la baisa avec une
froideur égale à la sienne, en lui disant:
--Non, ma mère, vous ne sortirez pas d'ici; vous ne quitterez pas une
maison qui est devenue la vôtre, et où la tombe de votre fils vous
attache pour jamais.
Elle sortit sans s'expliquer davantage, passa dans sa chambre et écrivit
à Adriani:
«Partez, mon ami, pour que ma belle-mère ne parte pas. Je lui dois ici
le sacrifice de ma propre satisfaction. Mais je vous ai promis quelques
jours. Partez ce soir pour Mauzères, je partirai demain pour le Temple.»
Toinette porta ce billet à Adriani sans savoir ce qu'il contenait.
Adriani n'eut pas une hésitation, pas un doute. Il partit à l'heure
même, sans dire un mot. La marquise dîna de bon appétit. Ce fut toute la
satisfaction qu'elle exprima à sa belle-fille. Le lendemain, lorsqu'elle
s'éveilla (et elle était fort matinale), elle apprit que Laure et
Toinette étaient aussi parties dans la nuit, sans rien dire à personne.
La tante de Roqueforte et la tante de Roquebrune, la cousine de
Miremagne et le cousin de Montesclat arrivèrent fort exactement à midi,
avec une nuée de petits cousins bruyants et de petites cousines
endimanchées. Tout ce monde, qui accourait pour saluer le retour de
_madame Octave_, fut plus ou moins désappointé, mais surtout intrigué
d'apprendre qu'elle était déjà repartie. Dans un milieu moins intime, la
marquise eût pu expliquer ce mystère par la classique défaite des
affaires de famille; mais ni les Larnac ni les Monteluz ne pouvaient
avoir des intérêts cachés pour les deux ou trois cents personnes qui, de
près ou de loin, réclamaient leur confiance à titre de parents. La
curiosité des provinciaux est ardente et naïve. Accablée de questions,
la marquise prit le parti de dire ce qu'elle croyait, de bonne foi, être
la vérité.
--Écoutez, dit-elle, je ne peux ni ne veux vous tromper; mais, pour le
repos et la considération de la famille, il faut que ceci reste entre
nous et ne devienne pas la pâture du pays. Que le peuple et la
bourgeoisie croient donc que madame Octave a de graves affaires dans le
Vivarais. C'est un devoir pour vous tous de parler ainsi.
--Sans doute, sans doute, dit la tante de Roqueforte; nous comprenons
bien qu'il y a autre chose, et c'est...
--C'est ce qu'il y a de plus triste au monde, reprit la marquise. Ma
belle-fille est folle!
Là-dessus, elle raconta comme quoi, _sans motifs appréciables à la
raison humaine_, Laure, après être partie pour voyager, était revenue,
au moment où elle annonçait dans ses lettres l'intention de prolonger
son absence; comme quoi elle était arrivée, l'avant-veille, à Larnac,
avec l'intention apparente d'y rester, et comme quoi elle était repartie
au bout de vingt-quatre heures, sans s'expliquer aucunement.
--Tout me porte à croire, ajoutait la marquise, qu'elle a pris goût à sa
petite propriété dans l'Ardèche, et qu'elle a la fantaisie d'y faire
bâtir, pour passer les étés dans un climat moins chaud que le nôtre.
Dans tout cela, je ne vois rien à blâmer, sinon le silence qu'elle garde
sur ses projets; mais cela même ne saurait m'offenser, puisque la pauvre
créature ne sait pas trop elle-même ce qu'elle veut, et que l'air
distrait et presque égaré que vous lui avez vu par moments est
maintenant sa physionomie habituelle. J'attendrai de savoir où elle est
pour aviser à ce que je dois faire. Si son mal augmente au point que mes
soins lui soient nécessaires, je tâcherai de la ramener ici, ou bien je
la suivrai où elle souhaitera que je la suive. Me voilà donc parmi vous
comme l'oiseau sur la branche, et attendant, en ceci comme en toutes
choses, la volonté de Dieu!
Il ne fut point question d'Adriani. On sut, au bout de quelques jours,
qu'un inconnu avait fait une visite aux dames de Larnac; mais on
n'apprit sur cette visite rien d'assez particulier pour la faire
coïncider avec le départ subit de Laure. La marquise répondit, sur ce
point, de manière à écarter toute idée de rapprochement, et dit qu'elle
croyait avoir reçu ce jour-là les offres d'un commis-voyageur dont elle
ne savait même pas le nom.


XIII

Journal de Comtois.
Mauzères, 10 septembre 18...
J'avais bien raison de penser que j'aurais du désagrément avec mon
artiste. Ce n'est pas qu'il soit mauvais garçon: c'est, au contraire, un
bien bon enfant, et que je considère comme un vrai camarade. Mais tous
les artistes sont, ou des toqués ou des canailles. Le mien est dans les
toqués. Il me fait volter de Mauzères à Vaucluse, et de Vaucluse à
Mauzères, le temps de défaire sa valise, de brosser son habit et de
refaire sa valise. Par bonheur que je m'étais dépêché d'aller voir la
fontaine de M. de Pétrarque; sans quoi, je ne l'aurais pas vue. Si ce
n'est que je crois qu'il a de l'amitié pour moi, je me demanderais
pourquoi il me garde, car je ne lui sers qu'à le raser, et encore
faut-il que je le guette pour l'empêcher de se raser lui-même. Je pense
bien qu'il n'a pas toujours eu le moyen de se faire servir et qu'il n'en
a pas l'habitude. Mais il paraît bien qu'il a celle de courir et
d'échiner son monde, car je suis sur les dents, qui, par parenthèse, me
font toujours bien mal.

Narration.
Adriani reçut, à Valence, un nouveau billet de Laure.
«Ne soyez pas inquiet, lui disait-elle, je suis en route; mais la pauvre
Toinette a une de ces migraines violentes qui exigent vingt-quatre
heures de repos. Je la soigne, afin d'arriver plus vite. Je serai au
Temple mardi soir.»
Adriani avait donc trente-six heures d'avance sur Laure. Il les mit à
profit pour lui ménager une surprise. Il s'arrêta une matinée à Valence
et mit à contribution tous les magasins de la ville pour se procurer des
meubles, des rideaux, des vases d'ornement, des tapis, tout ce qu'il put
trouver de moins pacotille, dans la pacotille que Paris fournit à la
province. Comtois eut l'esprit de découvrir un _bric-à-brac_ où son
maître fit main basse sur d'assez belles choses. En cette circonstance,
Comtois, malgré son éternel mal de dents, sut se rendre utile. Il
marchanda, paya, fit emballer et charger les _colis_, et fit gagner
beaucoup de temps par l'ordre qu'il apporta dans ces détails. Adriani
voulait aussi des fleurs. Comtois courut d'un côté, tandis qu'il courait
de l'autre, et les pépiniéristes des faubourgs livrèrent des caisses
d'orangers et de grenadiers en fleurs, des lauriers-roses, des dahlias,
des héliotropes, des verveines, enfin ce qu'on peut trouver à peu près
partout maintenant, mais en assez grande quantité pour rajeunir l'aspect
du triste jardin du Temple.
Un bateau prit ce chargement, et Adriani gagna Tournon pour disposer
aussitôt les moyens de transporter par terre sans interruption.
Presque tout arriva sans encombre. L'artiste et son valet de chambre,
aidés d'ouvriers pris à la journée, arrangèrent à la hâte le pauvre
manoir dont Laure avait subi la laideur et l'incommodité avec tant
d'indifférence. Il y eut bien des rideaux trop longs, des tentures mal
ajustées, mais les murs noircis du rez-de-chaussée disparurent sous les
étoffes, et le carreau disjoint sous les tapis. Les orties, qui
croissaient jusqu'au seuil du vestibule, furent arrachées. Le sable
s'étendit partout aux abords de la maison. Les caisses d'arbustes furent
disposées en massifs d'un aspect agréable, les plates-bandes reçurent
les pots de fleurs. De grands vases de terre cuite, d'une forme assez
heureuse, meublèrent de fleurs les coins du salon et les embrasures des
fenêtres. Des candélabres et des lustres de même matière et d'une égale
simplicité, mais dont le ton de glaise se mariait bien aux guirlandes de
lierre qu'Adriani y enroula lui-même, prirent ce sentiment de la grâce
que l'artiste sait donner aux moindres choses. Enfin, dans l'espace d'un
jour, tout fut transformé comme par enchantement dans la demeure de
Laure, et les ouvriers furent congédiés au coucher du soleil, afin
qu'elle y trouvât la solitude et le silence qu'elle aimait.
Comtois resta le dernier pour épousseter, pour enlever les brins de
mousse et les feuilles de rose restées sur le tapis, pour allumer le feu
parfumé de branches résineuses, pour donner aux draperies le coup de
main du maître. Puis il se retira, assez satisfait des éloges d'Adriani,
pour aller coucher à Mauzères et y annoncer son maître, qui n'avait pas
encore pris le temps de s'y montrer. Pourtant Comtois, qui avait
l'habitude de se plaindre, se plaignit dans son journal, comme on l'a vu
au commencement de ce chapitre, d'être éreinté et de n'avoir rien à
faire. Il ne fit aucune mention des embellissements du Temple. Ayant
deviné très au-delà de la réalité, et commençant à ressentir pour _son
artiste_ une sorte d'attachement, il ne voulut pas gloser davantage sur
ses amours. En outre, Comtois comptait pour rien d'avoir travaillé comme
un nègre toute la journée, et ce qu'il appelait être utile à son maître
eût consisté, selon lui, en dorloteries à sa personne, accompagnées de
_conversations intéressantes_. La conversation était le rêve de Comtois,
et toute préoccupation contraire de la part de ses maîtres lui
paraissait constituer le délit d'ingratitude.
Quand Adriani se trouva seul dans le petit salon rajeuni et parfumé du
Temple, il essaya le piano, qu'il avait fait tirer de sa caisse et
replacer au centre de l'appartement. Le local était devenu moins sonore;
le chant, plus voilé, semblait plus intime et plus mystérieux. Puis,
accablé de fatigue, l'artiste se jeta sur une chaise dans un coin. Il ne
voulait pas fouler le premier divan de velours réservé à Laure. Il
regardait l'ensemble de son ornementation, que vingt bougies allumées
rendaient plus gaie. Il se rappelait le moment où il était entré en ce
lieu après la fuite de Laure, et, comparant l'effroi et la détresse
qu'il avait éprouvés à l'espoir et à la joie qu'il y apportait
maintenant, il regardait dans cette vie de quatre ou cinq jours comme
dans un rêve.
--Et si elle n'arrivait pas! se dit-il tout à coup; si c'était elle qui
fût malade!... un accident en voyage... non! mais la volonté de sa
belle-mère, des ménagements, des devoirs...
Il imagina tout, plutôt qu'un manque de foi; mais une terreur vague
s'emparait de lui à chaque minute qui s'écoulait. Enfin, vers neuf
heures, il entendit le roulement lointain d'une voiture. Il s'élança
dehors. Laure arrivait en effet. Elle avait trouvé, au relais de poste,
les mulets de sa ferme conduits par le vieux Ladouze, qu'Adriani avait
envoyé d'avance à sa rencontre pour la mener par la traverse inévitable.
S'il en eût eu le temps, Adriani aurait fait faire un chemin.
La surprise de Laure fut bien vive et bien douce quand elle vit le
miracle accompli dans sa demeure. Quelques jours auparavant, elle ne
s'en serait peut-être pas aperçue; mais elle vit tout par les yeux du
coeur. Aucune prévoyance, aucune recherche ne lui échappa. En entrant
dans le salon et en voyant le piano ouvert, elle chercha des yeux
l'enchanteur.
--Où est-il donc? s'écria-t-elle.
--Monsieur... monsieur chose? lui dit Mariotte, qui ne pouvait retenir
aucun nom; il était là tout à l'heure, et il a bien travaillé toute la
journée pour faire arranger tout ce que madame avait été acheter à la
ville. Il a dit bien des fois: «Tâchez que madame soit contente!» Il
s'est occupé de tout, même du souper qui attend madame; il m'a dit de ne
mettre que deux couverts et il est parti; mais voilà ce qu'il m'a donné
pour madame.
C'était un billet.
«Laure, lui disait-il, quand vous daignerez me recevoir, envoyez
Mariotte par le sentier des vignes.»
--Tout de suite, dit Laure à Mariotte, courez!--Et chère Toinette, mets
un troisième couvert.
Mariotte n'alla pas loin, Adriani attendait à l'entrée de la première
vigne. Il n'exigeait pas, dans sa pensée, d'être appelé si vite; mais,
du revers du coteau, il écoutait le doux bruit de l'arrivée de sa
maîtresse, et il contemplait avec délices la petite lueur que
l'éclairage de la maison faisait monter derrière les pampres noirs au
sommet du ravin. Il se rappelait que, si, le lendemain de son arrivée à
Mauzères, il n'eût remarqué cette lueur et demandé à un garde-chasse si
c'était le lever de la lune, il n'eût peut-être jamais connu Laure.
C'était la réponse de cet homme qui lui avait fait ralentir le pas et
entendre la voix pénétrante de la désolée.
Combien de fois, depuis, Adriani, en prenant ou évitant le sentier,
avait interrogé ce point rapproché de l'horizon, pour savoir si l'on
dormait ou si l'on veillait au Temple? Bien peu de fois en réalité,
puisque si peu de jours séparaient l'envahissement de cet amour de sa
première éclosion; mais ces jours d'enivrement sont si pleins, qu'ils
semblent résumer des siècles.
Jusque-là, la maison, peu éclairée, s'était signalée quelquefois à
l'approche d'Adriani par un reflet si faible que, pour des yeux
indifférents, il eût été insaisissable. En ce moment elle brillait comme
un phare, malgré les rideaux dont il l'avait en quelque sorte voilée;
mais le feu de la cuisine de Mariotte projetait sa lueur aux alentours,
et c'était comme un heureux présage dans le ciel, comme une fanfare de
vie dans l'habitation.
Adriani bondit de joie en voyant arriver Mariotte. Surprise dans
l'obscurité, elle poussa un cri si vigoureusement accentué, que Laure
l'entendit du salon, et, facilement frappée de l'attente de quelque
catastrophe comme celle qui lui avait enlevé Octave, elle sortit et
courut impétueusement à la rencontre d'Adriani.
C'était la première fois, depuis trois ans, qu'elle éprouvait une
émotion vive, produite par un fait extérieur, et que son corps engourdi
reprenait le mouvement de la course. Elle tomba essoufflée, tremblante,
dans les bras d'Adriani, mais rajeunie, en fait, de cent ans de langueur
qui s'étaient amassés sur sa tête.
Ce fut, relativement au passé, le plus doux moment de la vie de
l'artiste. Laure, revenue de son effroi, pleura, mais c'était de joie.
Elle entraîna d'un pas rapide Adriani au salon. Elle regarda et admira
tout naïvement, appuyée sur son bras, et s'extasiant comme eût fait une
provinciale, mais comprenant comme une artiste en quoi le goût avait
triomphé du manque d'éléments de luxe. Elle voulut voir aux flambeaux le
parterre improvisé autour de la maison, et, quand Mariotte annonça que
le souper était servi, elle admira encore toutes les petites merveilles
qui avaient rendu la salle à manger presque élégante et l'aspect de la
table moins cénobitique. Comtois avait dépisté, chez le bric-à-brac de
Valence, un service à peu près complet en vieille faïence ornée,
très-belle, et quelques autres objets provenant, selon toute apparence,
de la saisie ou du pillage de quelque mobilier seigneurial à l'époque
révolutionnaire. Mariotte avait lavé, frotté et un peu cassé toute la
journée. En somme, la petite salle était riante, éclairée, séchée. Des
bandes d'indienne à fleurs roses, attachées aux murs par quelques clous
plantés à la hâte dans les corniches, cachaient l'affreux papier jaune
d'ocre en lambeaux, et donnaient l'air de fraîcheur et de propreté qui
est, en somme, le seul luxe nécessaire.
C'était toute une révolution dans la vie d'une femme qui, naguère, n'eût
pas songé à faire replacer une vitre dont l'absence l'enrhumait à son
insu, que d'accepter avec plaisir ce retour aux délicatesses de la vie.
Les délicatesses de l'âme, dont celles de ce bien-être matériel étaient
l'expression, touchaient profondément aussi cette veuve dont l'époux
rude, lourd et stoïque, avait raillé et presque méprisé les tendres
prévenances. Adriani donnait à Laure le genre de soins qu'elle avait
offerts en vain à Octave. Il aimait donc comme elle comprenait qu'on dût
aimer.
Laure eut comme un attendrissement enjoué pendant le souper. Elle avait
l'esprit libre, aussi présent que si elle n'eût jamais senti les
atteintes d'une paralysie morale. Elle ne ressentait aucune fatigue de
son voyage. Cependant elle était réellement fatiguée, et, pendant le
dessert, la joue appuyée sur sa main, l'oeil appesanti sous ses longues
paupières, la bouche rosée et souriante, elle s'assoupit au son de la
voix d'Adriani, qui causait gaiement avec Toinette.
--Ah! mon cher enfant, dit la pauvre Muiron en baissant la voix, que de
folies vous nous faites faire! Mais aussi que de miracles vous savez
faire! Si la marquise nous voyait là, tous trois, je crois que ses
grands yeux d'émail nous changeraient en statues; mais, après tout, quoi
qu'elle dise et quoi qu'il arrive, j'ai tant de joie de voir ma Laure
guérie, que je danserais si je n'avais peur de la réveiller. Car elle
dort, monsieur! Et voilà une chose qui ne lui est pas arrivée depuis son
malheur, de s'assoupir avant trois ou quatre heures du matin! Si elle
dort toute une nuit, je dirai que vous êtes un magicien. Et voyez donc
comme elle est belle, comme elle a l'air heureux! Elle a sa figure
d'enfant. Elle était jolie comme cela dans son berceau. Ah! tenez, si
elle se met véritablement à vous aimer, vous serez bien tout ce qui vous
plaira, prince ou baladin: moi, je vous aimerai aussi de toute mon âme
pour me l'avoir sauvée.
La Muiron dit encore à Adriani bien des choses encourageantes. Elle lui
raconta que la marquise avait déjà maintes fois tourmenté Laure depuis
un an pour l'engager, non pas à se marier tout de suite, mais à en
accepter l'idée, et elle l'avait fait obséder des hommages de plusieurs
prétendants plus ou moins désagréables. Il y en avait pourtant deux
_fort bien_, disait Toinette: jeunes, riches, aussi beaux garçons
qu'Octave et plus civilisés. Laure avait été révoltée, indignée
intérieurement de leurs prétentions. Elle les avait découragés dès le
premier jour. Aussi, je désespérais de la voir jamais se consoler,
ajoutait Toinette; je me demandais quel _demi-dieu_ il fallait être pour
lui ouvrir les yeux, et, si vous y réussissez, je me dirai que vous êtes
un dieu tout entier.
Lorsque Toinette sut, peu à peu, l'histoire d'Adriani, elle ne combattit
plus ses espérances par d'inutiles appréhensions. Elle souhaita vivement
que les préjugés de la marquise fussent comptés pour rien, et son rôle
se concentra dans celui d'avocat et de panégyriste enthousiaste du jeune
artiste auprès de sa maîtresse.
Des jours heureux, mais trop vite troublés, se levèrent sur la destinée
d'Adriani. Laure lui avait fait promettre de ne lui adresser aucune
question sur l'avenir, pendant toute la semaine qu'elle venait lui
consacrer. Elle consentait à l'écouter plaider la cause de son amour, à
mettre à l'épreuve sa soumission et son dévouement de tous les instants.
Était-elle encore incertaine au dedans d'elle-même? Pouvait-elle
résister à tant d'éloquence vraie, à tant d'attentions exquises, à tant
de respects et de charmes d'intimité que l'artiste sut mettre au service
de sa passion? Et si elle n'y résistait plus intérieurement, si elle
prenait confiance en elle-même, si elle associait son avenir au sien,
pourquoi tardait-elle à le lui dire? Parfois Adriani, dont l'âme jeune
et bouillante avait peine à s'identifier aux accablements de cette âme
éprouvée, s'imagina que Laure obéissait à un instinct de coquetterie
légitime et retardait sa joie pour lui en faire sentir le prix. Il en
fut heureux et fier: cette douce et naïve fierté de Laure lui semblait
le réveil de la nature dans le coeur de la femme.
Mais il n'en était point encore ainsi. Laure était plus parfaite et
moins heureuse qu'elle ne semblait. Elle ne faisait ni désirer ni
attendre; elle attendait, elle désirait encore elle-même le réveil
complet de son être. Il y avait en elle une ténacité singulière et
difficile à vaincre, pour une situation donnée dans la vie morale.
Aveuglément dévouée dans ses affections, elle savait si bien ne pouvoir
plus se reprendre, qu'elle était réellement tremblante à la pensée de se
donner. Elle se faisait de l'amour partagé une si haute idée, qu'elle
avait comme une terreur religieuse à l'entrée du sanctuaire. Plus
jalouse d'elle-même qu'Adriani ne se sentait fondé à l'être, elle
craignait d'apercevoir dans ses souvenirs l'ombre d'Octave la disputant
à un nouvel amour. Et, comme chaque jour atténuait cette image pour
grandir celle d'Adriani, comme chaque point de comparaison était à
l'avantage triomphant et incontestable de ce dernier, elle se disait
que, plus elle attendrait, plus elle serait digne de lui. Elle eût
regardé comme un crime, envers cet amant si abandonné à son empire, de
récompenser tant de flamme pure par une tendresse équivoque ou
insuffisante.
--Non, non, lui dit-elle à la fin de la semaine promise, je ne veux pas
vous aimer à demi. Une passion qui n'est pas payée par une passion
équivalente est un supplice. A Dieu ne plaise que je vous le fasse
connaître! Attendons encore. Ne sommes-nous pas bien ici?
Adriani, qui craignait qu'elle ne parlât de séparation, la remercia avec
ivresse. Elle prit son bras et lui dit:
--Sortons de l'enclos; vous me l'avez fait si joli et si précieux, que
je m'y trouve bien; mais je me souviens maintenant de m'y être enfermée
volontairement par suite de je ne sais qu'elle manie monastique. Je veux
secouer toutes ces lâches fantaisies. Venez! nous prendrons possession
ensemble de ces collines où je ne me suis encore promenée qu'avec les
yeux.
En marchant, elle admira avec lui, au coucher du soleil, la beauté du
pays environnant, et, du sommet d'une éminence, elle vit les tourelles
de Mauzères.
--Cela me paraît bien joli, lui dit-elle, et c'est si près! Ah! pourquoi
cela n'est-il pas à vous! nous pourrions passer l'automne dans ce pays.
Nous nous verrions, comme à présent, tous les jours, sans scandaliser
personne, et je crois que nulle part ailleurs nous ne serions plus
libres. Je ne crains pas l'opinion, moi, et je saurais la braver s'il le
fallait; mais je n'aime pas les agressions inutiles et qui semblent
provoquer l'attention. Le bonheur n'est pas arrogant. Il sait bien qu'on
le jalouse et qu'il humilie ceux qui n'ont pas su le trouver. Le mien
aimerait à se cacher, non par lâcheté, mais par modestie.
--Mauzères sera à moi, se dit Adriani.
Dès le soir même, en se retrouvant auprès du baron, il amena la
conversation avec lui sur les agréments de sa propriété, feignant de
s'intéresser beaucoup aux questions agricoles et domestiques qui
partageaient sa vie avec le _commerce des Muses_. Le baron tira de son
sein un de ces problématiques soupirs qui n'appartiennent qu'aux
propriétaires, et lui dit:
--Hélas! mon ami, tout cela est bel et bon; mais le proverbe dit vrai:
«Qui a terre, a guerre!» Vous me croyez ici le plus heureux des hommes;
eh bien, si je trouvais de ma propriété ce qu'elle vaut (je ne dis pas
ce qu'elle m'a coûté en embellissements et réparations), je bénirais
l'acquéreur qui me débarrasserait de mes soucis.
Le baron hésita un peu avant de continuer; mais, voyant qu'Adriani
l'écoutait avec intérêt:
--Je vais vous confier ma position comme à un ami, lui dit-il: je dois
presque autant que je possède.
--Quoi! vous si sage? dit Adriani en souriant.
--Mon cher enfant, la poésie est un goût ruineux! Vous l'ignorez, vous
qui cumulez l'ode et le chant; mais sachez que les vers ne se vendent
point et que les succès purement littéraires coûtent à un homme la
bourse et la vie. Mes poëmes sont lus, mais si peu achetés, qu'il m'a
fallu faire tous les frais de publication, lesquels ne me sont jamais
rentrés. Je n'ai pas voulu, en les offrant aux éditeurs, mettre ma
renommée à la merci de leurs intérêts. J'ai beaucoup écrit, beaucoup
imprimé, ne m'inquiétant pas d'encombrer la boutique des libraires,
pourvu que la critique et le public fussent tenus en haleine, et que mon
nom se fît au prix de ma fortune. Je ne m'en repens pas. J'ai préféré
l'art à la richesse. N'ayant, Dieu merci, ni femme ni enfants, quel plus
noble usage pouvais-je faire de mes biens que de les répandre dans mon
Hippocrène? J'aimais aussi le commerce des lettrés. J'ai vécu à Paris,
j'ai ouvert un salon, j'ai donné des dîners, des soirées littéraires.
J'ai rendu des services aux artistes; j'ai voyagé pour retremper mon
inspiration et pouvoir chanter _ex professo_ les merveilles de la nature
et des antiques civilisations. Que vous dirai-je? on m'a cru riche parce
que j'ai mangé mon fonds avec mon revenu et que j'ai eu la libéralité
des vrais riches. Je n'avais pourtant qu'une fortune médiocre, et le peu
qui m'en reste est grevé d'hypothèques; je vis encore honorablement;
mais chaque année fait la boule de neige, et je serai bientôt forcé de
vendre Mauzères, qui est tout ce que j'ai, pour payer le capital et les
intérêts arriérés de mes dettes.
--Eh bien, vendez Mauzères sans attendre que le mal empire.
--Sans doute, sans doute! il faudrait le pouvoir!
--Qui vous en empêche?
--Ma fâcheuse position, qui est enfin connue dans le pays, et qui fait
qu'on attend le jour de l'expropriation pour acheter à meilleur compte.
Et puis la baisse de prix que des intempéries particulières et des
mortalités de bestiaux ont amenée dans nos localités et qui est si
considérable, que je me trouverais réduit à néant. Par exemple, Mauzères
vaut trois cent mille francs; je ne le vendrais peut-être pas cent
cinquante mille cette année. Je serais littéralement sans pain, puisque,
devant deux cent mille francs, je n'aurais pas même de quoi
désintéresser mes créanciers. C'est grave! je ne suis plus jeune, et,
s'il me fallait subir l'humiliation des poursuites, je me brûlerais la
cervelle.
--Ainsi, en vendant Mauzères aujourd'hui trois cent mille francs, si
cela était possible, vous auriez encore cent mille francs pour vivre?
--Je m'estimerais fort heureux; car, avec les intérêts, dont je paye
seulement une partie, je n'ai pas le revenu de cette somme.
--Eh bien, mon ami, voulez-vous me vendre Mauzères?
--A vous, mon cher Adriani? Non. Pour la moitié de la somme qu'il me
faudrait, vous trouverez, en ce moment, vingt propriétés dans ce
pays-ci, qui seront de la même valeur.
--N'importe, dit Adriani, j'aime Mauzères et je paye la convenance:
c'est rationnel et légitime.
--Vous me sauvez! s'écria le baron.
Mais il eut un scrupule d'honnête homme et se ravisa.
--Non, non, reprit-il, je ne dois pas vous laisser faire cette folie!
vous avez deux motifs pour la faire: votre amour d'abord, je le devine
de reste; et puis la généreuse idée de sauver un ami!
--Ce sont deux excellents motifs, et je n'en connais pas de meilleurs
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