Adriani - 01

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ADRIANI
PAR
GEORGE SAND
NOUVELLE ÉDITION
[M. L.]
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1863
Tous droits réservés


OEUVRES
DE
GEORGE SAND
PARUES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY

ADRIANI. 1 vol.
LE CHATEAU DES DÉSERTES. 1 --
LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE. 2 --
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT. 2 --
CONSUELO. 3 --
LA DANIELLA. 2 --
LA DERNIÈRE ALDINI. 1 --
LE DIABLE AUX CHAMPS. 1 --
LA FILLEULE. 1 --
HISTOIRE DE MA VIE. 10 --
L'HOMME DE NEIGE. 3 --
HORACE. 1 --
ISIDORA. 1 --
JACQUES. 1 --
JEANNE. 1 --
LELIA. 2 --
LUCREZIA FLORIANI. 1 --
LES MAITRES SONNEURS. 1 --
LE MEUNIER D'ANGIBAULT. 1 --
NARCISSE. 1 --
LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE. 2 --
LE PICCININO. 2 --
LE SECRÉTAIRE INTIME. 1 --
SIMON. 1 --
TEVERINO.--LEONE LEONI. 1 --
L'USCOQUE. 1 --

OEUVRES DE GEORGE SAND
Nouvelle édition, format grand in-18.
ANDRÉ. 1 vol.
ANTONIA. 1 --
CONSTANCE VERRIER. 1 --
ELLE ET LUI. 1 --
LA FAMILLE DE GERMANDRE. 1 --
FRANÇOIS LE CHAMPI. 1 --
INDIANA. 1 --
JEAN DE LA ROCHE. 1 --
LETTRES D'UN VOYAGEUR. 1 --
LES MAITRES MOSAÏSTES. 1 --
LA MARE AU DIABLE. 1 --
LE MARQUIS DE VILLEMER. 1 --
MAUPRAT. 1 --
MONT-REVÊCHE. 1 --
NOUVELLES: La Marquise.--Lavinia.--Pauline.--Mattéa.--
Metella.--Melchior.--Cora. 1 --
LA PETITE FADETTE. 1 --
TAMARIS. 1 --
VALENTINE. 1 --
VALVEDRE. 1 --
LA VILLE NOIRE. 1 --

LAGNY.--Typographie de A. VARIGAULT.


A MADAME ALBERT BIGNON

Quand je commence un livre, j'ai besoin de chercher la sanction de la
pensée qui me le dicte, dans un coeur ami, non en l'importunant de mon
projet, mais en pensant à lui et en contemplant, pour ainsi dire, l'âme
que je sais la mieux disposée à entrer dans mon sentiment.
Vous qui avez exprimé sur la scène tant de fortes et touchantes nuances
de la passion, vous n'êtes pas seulement à mes yeux une artiste célèbre,
vous êtes, comme femme de coeur et de mérite, le meilleur juge des
sentiments élevés et chaleureux que je voudrais savoir peindre.
C'est donc à vous que je songe comme au lecteur le plus capable
d'apprécier la sincérité de mon essai, et d'y porter l'encouragement
d'une foi semblable à la mienne. Quand vous lirez ce roman, quand il
sera écrit, il est bien certain que l'exécution ne me satisfera pas, et
que, comme d'habitude, je n'aurai pas réalisé la conception qui
m'apparaît vive et riante au début. C'est pourquoi je veux vous en
dédier l'_intention_, qui en fera probablement toute la valeur.
Cette intention, la voici. Si je m'en éloigne, j'aurai mal rempli mon
but.
L'amour est l'intarissable thème qui a servi, qui servira toujours, je
crois, aux créations du roman et du théâtre. Pourquoi s'épuiserait-il?
Il y a autant de manières de comprendre et de sentir l'amour qu'il y a
de types humains sur la terre. L'amour du poëte, l'amour du savant,
l'amour du pauvre et celui du riche, celui de l'homme cultivé et celui
de l'ignorant, l'amour sensuel et l'amour idéaliste, tous les amours de
ce monde enfin ont chacun sa théorie ou sa fatalité.
Les belles âmes peuvent seules approcher de la plénitude des affections.
Je ne les crois pas tellement rares, que leur puissance paraisse
invraisemblable.
Cependant, on voit souvent, dans les romans, les grands amours naître
dans des types trop exceptionnels ou dans des situations trop
particulières. On n'admet pas souvent que l'homme vivant dans le monde
et jouissant de toute la manifestation de ses facultés, s'attache à un
sentiment unique. On choisit les _amoureux_ dans la classe des rêveurs,
des solitaires, des enthousiastes sans expérience, des natures
incomplètes ou excessives. C'est le scepticisme et la raillerie du
siècle qui causent souvent cette timidité d'auteur.
Surmontons-la, me suis-je dit, et osons croire ce que beaucoup de
sceptiques savent, ce que nous savions nous-même être vrai, au milieu et
en dépit des doutes chagrins de la jeunesse: c'est que l'amour n'est pas
une infirmité, l'amère ou la pâle compensation de l'impuissance
intellectuelle, de l'inaptitude à la vie collective et sociale. Ce n'est
pas non plus une virginité tremblante, un appétit violent qui se cache
sous les fleurs de la poésie. C'est bien plutôt une maturité jeune, mais
solide, de l'esprit et du coeur; une force éprouvée, une plage où les
flots montent avec énergie, mais qu'ils n'entraînent pas dans les
abîmes.
Quoi qu'il résulte de ce dessein, que ma plume le trahisse ou le
complète, sachez, noble et chère amie, que je l'ai formé en songeant à
vous.
GEORGE SAND.
Nohant, septembre 1853.


ADRIANI


I

Lettre de Comtois à sa femme.
Lyon, 12 août 18...
Ma chère épouse, la présente est pour te dire que j'ai quitté le service
de M. le comte. C'est un homme quinteux qui ne pouvait me convenir, et
je l'ai quitté sans regret, je peux dire. Il m'a fait une scène dans
laquelle il m'a dit des mots, et cherché de mauvaises raisons. Mais je
suis déjà replacé, et je n'ai pas été seulement une heure sur le pavé.
Dans l'hôtel où nous logions, il s'est trouvé un gentilhomme qui
cherchait un valet de chambre. Malgré que je ne le connaissais pas, et
que je n'avais pas le plus petit renseignement sur lui, je me suis
présenté pour voir au moins, à sa mine, si je pourrais m'en arranger.
Son air m'est revenu tout de suite, et il paraît que le mien lui a plu
aussi, car il s'est contenté de jeter les yeux dessus mon certificat en
me disant:
--Je sais que le comte de Milly faisait cas de vous et que vous vous
quittez à la suite d'une vivacité de sa part sur laquelle il ne veut pas
revenir. Il m'a dit que vous écriviez lisiblement, que vous mettiez
assez bien l'orthographe, et que vous aviez l'habitude de copier. Vous
me serez donc utile et je vous prends pour le prix qu'il vous donnait:
je ne me souviens plus du chiffre, rappelez-le-moi.
Là-dessus, me voilà engagé, car, puisque mon nouveau maître connaît mon
ancien, chose que j'ignorais, ça ne peut être qu'un homme comme il faut,
et, à sa garde-robe de voyage, éparpillée dans sa chambre, ainsi qu'à
ses bijoux et à la manière dont les gens de l'hôtel le servaient, j'ai
bien vite vu qu'il était passablement riche, ou qu'il savait vivre en
homme du monde. J'ai bien demandé aussi dans la maison; mais on m'a dit
qu'on ne le connaissait pas autrement, et qu'il se faisait appeler M.
d'Argères tout court.
Ça m'a bien un peu contrarié, parce que c'est pour la première fois que
je sers une personne sans titre. Mais j'ai dans mon idée que c'est une
fantaisie qu'il a peut-être de cacher le sien, car je me connais en gens
de qualité, et je t'assure que jamais je n'ai vu une plus belle tournure
et de plus jolies manières. En outre, il paraît très-doux et fait
l'avance de mes déboursés. Enfin, je pense que je n'aurai pas de
désagrément avec lui. Nous avons quitté Genève, et, à présent, nous
sommes à Lyon, d'où je t'écris ces lignes pour te dire que je me porte
bien et que je ne sais pas encore où nous allons. Tout ce que monsieur
m'a dit, c'est que nous serions à Paris dans deux mois au plus tard. Ne
sois donc pas en peine de moi, et écris-moi des nouvelles de nos enfants
et si tu es toujours contente de la maison où tu es. Je te ferai savoir
bientôt où il faut m'adresser ça. Je ne te donnerai pas grands détails,
mais tu les auras plus tard par mon journal, que j'ai toujours
l'habitude de tenir, jour par jour, pour mon amusement et pour l'utilité
de de ma mémoire.
Adieu donc, ma chère Céleste; je t'embrasse de toute l'amitié que je te
porte, ainsi que ta soeur et notre petite famille.
Ton mari pour la vie.
COMTOIS.

Journal de Comtois.
Lyon, 15 août 18...
Me voilà, comme dans un roman, au service d'un homme que je ne connais
pas du tout, et qui me mène je ne sais où. Monsieur ne reçoit pas de
lettres dont je puisse voir l'adresse. Il va les prendre lui-même à la
poste, bureau restant. Il sort et voit du monde dehors; mais il ne
reçoit personne à l'hôtel, et paraît très-occupé à lire ou à marcher
dans sa chambre, le peu de temps qu'il y reste dans la journée. Il se
nourrit bien; ses habits sont d'un bon tailleur, et il se chausse on ne
peut mieux. Il parle peu, et ne commande rien qu'avec honnêteté. Il ne
paraît pas porté à l'impatience, ni à aucun autre défaut, si ce n'est
que je lui crois peu d'esprit. C'est un fort bel homme, qui n'a pas plus
de vingt-cinq à trente ans. Il a la barbe et les cheveux superbes, et
prononce si bien, qu'on entend tout ce qu'il dit, même quand il parle
très-bas. C'est un grand avantage pour le service; mais il dit les
choses en si peu de paroles, qu'on voit bien qu'il manque d'idées.

19 août, Tournon.
Nous voilà dans une petite ville au bord du Rhône, soit que monsieur y
ait des affaires, soit qu'il lui ait pris fantaisie de s'arrêter ici.
Nous sommes venus par le vapeur. Monsieur y a causé avec des personnes
qui le connaissaient sans doute; mais, comme il faisait un grand vent,
je n'ai pu entendre comment et de quoi on lui parlait, à moins de
m'approcher avec indiscrétion, ce qui serait mauvaise société. J'ai vu
que les messieurs qui parlaient à monsieur étaient distingués. Je n'ai
pas pu me permettre de les interroger.
Monsieur m'a prié, ce soir, de lui faire du café. Il l'a trouvé bon et
s'est enfermé pour écrire ou pour lire, je ne sais pas.

20 août.
Me voilà toujours dans cette petite ville, attendant que monsieur soit
rentré. Il a pris un bateau ce matin, et j'ai entendu que c'était pour
une promenade. J'ai eu de l'humeur parce que, voyant que j'allais être
seul toute la journée et m'ennuyer dans un endroit qui n'est guère beau,
j'ai demandé à monsieur si nous y resterions longtemps.
--Pourquoi me demandez-vous cela? qu'il m'a dit d'un air indifférent.
Je me suis enhardi à lui dire que c'était pour pouvoir recevoir des
nouvelles de ma famille, et que, si je savais où nous allions, je
donnerais mon adresse à ma femme.
--Tiens, monsieur Comtois, qu'il a dit, vous êtes marié?
--Oui, monsieur le comte, que je me suis hasardé à lui répondre.
--Pourquoi m'appelez-vous _monsieur le comte_?
Et alors moi:
--C'est par l'habitude que j'avais avec mon ancien maître. Si je savais
comment je dois parler à monsieur...
--Et vous avez des enfants peut-être?
--J'en ai trois, deux garçons et une demoiselle.
--Et où est votre famille?
--A Paris, monsieur le marquis.
--Pourquoi m'appelez-vous _monsieur le marquis_?
--Parce que mon avant-dernier maître...
--C'est bien, c'est bien, qu'il a dit, je vous apprendrai où nous allons
quand je le saurai moi-même.
Là-dessus, il a tourné les talons et le voilà parti.
Je ne sais pas si c'est un original qui ne pense pas à ce qu'il fait, ou
s'il a eu l'idée de se moquer de moi, mais je commence à être inquiet.
On voit tant d'aventuriers sur les chemins, que j'aurais bien pu me
tromper sur sa mine de grand seigneur. Il faudra que je l'observe de
près. Ce n'est pas tant pour le risque à courir du côté des gages que
pour la honte d'être commandé par un homme sans aveu. Il y a du monde
fait pour commander aux domestiques, mais il y en a aussi qui
mériteraient de servir ceux qui les servent, et c'est une grande
mortification d'être dupé par ces canailles-là.

Mauzères, 22 août.
Nous voilà dans un joli château, ou plutôt une jolie maison de campagne,
chez un ami de monsieur, qui est auteur et baron. Ce n'est pas
très-riche, mais c'est confortable, comme disait mon milord, et la
manière dont on a reçu monsieur, ce soir, me raccommode un peu avec lui.
Il était temps, car il me donnait bien des doutes. Et puis c'est un
homme qui a l'esprit superficiel, qui n'a aucune conversation avec les
gens, et qui est si distrait par moments, que les talents qu'on a sont
en pure perte. Il n'y fait pas seulement attention, et sa politesse n'a
rien de flatteur.
Je n'ai pourtant rien pu savoir de lui par les gens de la maison. Ils
sont tous du pays et ne le connaissent pas. C'est, d'ailleurs, des gens
fort simples et sans éducation qui leur facilite de causer.
Je saurai demain à quoi m'en tenir, car je servirai à table. Ce soir,
j'avais un grand mal de dents, et monsieur m'a dit:
--Reposez-vous, Comtois.
C'est ce que je vas faire.

Narration.
L'espoir de M. Comtois fut trompé. Il servit à table le lendemain; mais
le baron de West s'était absenté. M. d'Argères n'avait pas l'habitude de
parler seul en mangeant: aussi Comtois ne fut-il pas plus avancé que le
premier jour.
Le baron de West était effectivement un littérateur assez distingué. Il
paraît qu'il regardait son hôte comme un excellent juge, car il le reçut
à bras ouverts et se fit une fête de le garder toute une semaine. Une
lettre reçue dès le matin du second jour le forçant d'aller passer
vingt-quatre heures à Lyon pour des affaires importantes, il lui fit
donner sa parole d'honneur qu'il l'attendrait et se constituerait maître
de la maison en son absence.
D'Argères ne se fit guère prier, bien qu'il ne fût pas étroitement lié
avec son hôte. Il savait qu'en usant et abusant au besoin de son
hospitalité, il pourrait toujours considérer le baron comme son obligé.
Le baron voulait lui lire un manuscrit, et l'on verra plus tard combien
il lui importait que d'Argères en goutât le fond et la forme, et
s'associât complétement à la pensée qui avait dicté cet ouvrage.

Lettre de d'Argères.
Château de Mauzères, par Tournon (Ardèche).
Mon bon camarade, sache enfin où je suis. J'ai bien employé mon temps de
repos et de liberté. J'ai parcouru la Suisse, j'ai gravi des glaciers,
je ne me suis rien cassé. J'ai laissé pousser ma barbe, je l'ai coupée;
je n'ai rien lu, rien écrit, rien étudié. Je n'ai pensé à rien, pas même
aux belles Suissesses, qui, par parenthèse, ne sont belles que de santé,
et montrent de grosses vilaines jambes au bout de leurs jupons courts.
Je suis revenu par Genève et Lyon. J'ai renvoyé Clodius, qui me volait;
j'ai pris un domestique qui ne fait que m'ennuyer par sa figure de
pédant. Je me suis mis en route pour la Méditerranée, et je m'arrête
chez notre baron, qui se trouve sur mon chemin. J'y suis seul pour le
moment, et je ne m'en plains pas. C'est toujours le plus galant homme du
monde; mais, quand il m'a parlé beaux-arts et qu'il m'a montré ses
cahiers, j'ai eu bien de la peine à cacher une grimace abominable. Il
faudra pourtant s'exécuter, entendre, juger, promettre. Ce ne sera
certainement pas mauvais, ce qu'il va me lire; mais ce serait du Virgile
tout pur, que ça ne vaudrait pas les arbres, le soleil, le mouvement,
l'imprévu, enfin le délicieux _rien faire_, si rare et si précieux dans
une vie agitée et souvent assujettie.
J'ai encore deux jours de répit, parce qu'il a été forcé de s'absenter,
et j'en vas profiter pour m'abrutir encore un peu à la chasse. Mais je
t'entends d'ici me dire: «Pourquoi chasser? pourquoi te donner un
prétexte, quand tu as le droit et le temps de battre les bois et de
t'égarer dans les sentiers?» Tu as bien raison. C'est lourd, un fusil,
et ça ne tue pas; du moins je n'en ai jamais rencontré un qui fût assez
juste pour moi. Peut-être qu'il y en a un dans l'arsenal du baron; mais
j'ai si peu de nez, que je ne saurais jamais mettre la main dessus.
Parlons de nos affaires. Tu placeras comme tu l'entendras, etc.
* * * * *
Nous supprimons cette partie de la lettre de d'Argères, qui ne contenait
qu'un détail d'intérêts matériels, et nous passons au journal de
Comtois.

Journal de Comtois.
Mauzères, 23 août.
J'éprouverai ici beaucoup d'ennuis si ça continue. Monsieur m'avait dit
qu'il me ferait copier, et il ne me donne rien à faire. Sans doute qu'il
a un emploi quelconque à Paris; mais, en attendant, il fait tout seul sa
correspondance, et, autant que j'en peux juger, elle n'est pas
conséquente. Il est fumeur et flâneur. Il a toujours l'air de rêver, et
je crois qu'il ne pense à rien. Il se sert lui-même, ce qui me donne
l'idée qu'il est égoïste et ne vent dépendre de personne. Le pays où
nous sommes est fort vilain. On y perd ses chaussures. C'est un désert
où il n'y a que des rochers, des bois, des eaux qui tombent des rochers,
et pas une âme à qui parler, car il règne dans le pays une espèce de
patois, et les gens sont tout à fait sauvages.
La maison est agréable et bien tenue. Le vin est rude. Le cocher est
très-grossier. M. de West est assez riche et fait des ouvrages pour son
plaisir. On dit qu'il y met beaucoup d'amour-propre. Sans doute que
monsieur se mêle d'écrire aussi, car le valet de chambre m'a dit que son
maître lui avait dit:
--Vous me donnerez des conseils.
Mais je ne crois pas monsieur capable d'écrire avec esprit. Il aime trop
à courir, et, d'ailleurs, il parle trop simplement.
C'est toujours un travers de vouloir écrire après M. Helvétius, M.
Voltaire et M. Pigault-Lebrun, qui ont fait la gloire de leur siècle.
Tout ce qui peut être écrit a été écrit par des gens très-illustres, et,
comme disait une dame de beaucoup de talent, dont je faisais les lettres
à ses amis, il n'y a plus rien de nouveau à imprimer. Au moins, si ces
messieurs s'occupaient de politique! C'est un horizon qui change et qui
vous présente toujours du neuf. Mais, pour juger la politique, il faut
aller à la cour, et je ne crois pas que monsieur soit assez considérable
pour y être reçu. Le mieux, c'est de cultiver la philosophie quand on a
le moyen. Ce serait mon goût, si j'avais des rentes, et si ma femme ne
dépensait pas tout.

Narration.
Pendant que M. Comtois regrettait de ne pouvoir être philosophe, son
maître se promenait. Il revenait, à l'entrée de la nuit, en compagnie
d'un garde-chasse qu'il avait rencontré et qui lui était fort utile pour
retrouver le chemin du manoir de Mauzères, lorsqu'en passant au bas d'un
petit coteau couvert de vignes, il remarqua une faible lueur qui
blanchissait ce court horizon.
--Est-ce la lune qui se lève? demanda-t-il à son guide.
Le guide sourit.
--Je ne crois pas, dit-il, que la lune se lève du côté où le soleil se
couche.
--C'est juste, dit d'Argères en riant tout à fait de son inattention.
Qu'est-ce donc que cette clarté?
--Ce n'est rien. C'est une maison qui est par là tout juste au revers du
coteau. C'est la maison de _la Désolade_.
--_La Désolade_? Voilà un nom bien triste.
--Dame! c'est un nom qu'on lui a laissé comme ça dans le pays, à cause
de la pauvre dame qui y reste. C'est une jeune femme très-jolie, ma foi,
qui a perdu son mari après six mois de mariage et qui ne peut pas se
consoler. Elle est malade et comme égarée par moments. On a même peur
qu'elle ne devienne folle tout à fait.
--Attendez! reprit d'Argères, qui, en suivant son guide sur le sentier,
s'était un peu rapproché de la demeure invisible, je crois que j'entends
de la musique.
Ils s'arrêtèrent et firent silence. Une voix de femme et un piano sonore
faisaient entendre quelques sons, emportés à chaque instant par la
brise. Dans les membres de phrase qui parvinrent à l'oreille exercée de
d'Argères, il reconnut l'air admirable du gondolier dans _Otello_:
Nessun maggior dolore, etc.
«Il n'est pas de plus grande douleur que de se rappeler le temps heureux
dans l'infortune.»
* * * * *
D'Argères, avec son air insouciant et son besoin momentané d'oublier
l'art, était artiste de la tête aux pieds. Il fut vivement impressionné
par ces trois circonstances: le nom de _Désolade_ donné à la maison ou à
la personne qui l'habitait, le choix de la chanson, et la voix, l'accent
de la chanteuse, qui, soit en réalité, soit par l'effet de la distance,
exprimaient avec un charme infini la plainte d'une âme brisée. Un moment
il faillit laisser là son guide et courir vers cette maison, vers cette
plainte, vers cette femme; mais il fut retenu par la crainte de voir une
folle. Il avait, pour le spectacle de l'aliénation, cette peur
douloureuse qu'éprouvent les imaginations vives.
D'ailleurs, il était harassé de fatigue, il mourait de faim.
--Et, après tout, se dit-il, je n'ai plus dix-huit ans pour rêver
l'honneur, souvent trop facile, de consoler une veuve inconsolable.
Il retourna donc au manoir très-philosophiquement. Néanmoins, il ne se
sentit plus disposé à interroger le garde-chasse. Il lui semblait que la
prose de ce bonhomme ferait envoler la rapide impression poétique qu'il
venait de recueillir.

Journal de Comtois.
24 août.
Monsieur est beau chanteur; car, en se couchant, il lui a pris fantaisie
de répétailler un air italien, qu'il dit, ma foi, aussi bien que les
bouffons du théâtre de Paris. Je lui en ai fait la remarque, ce qui
était un peu déplacé; mais c'était exprès pour voir si je le ferais
causer. Il m'a regardé comme si je le sortais d'un rêve, m'a ri au nez
et n'a pas lâché une parole. J'ai bien vu par là que monsieur est bête.


II

Narration.
D'Argères, s'étant beaucoup fatigué, et subissant les fréquentes
souffrances des organisations nerveuses, dormit peu et mal. Il eut un
rêve obstiné qui lui fit entendre à satiété la romance du gondolier, et
qui fit passer en même temps devant lui l'image, à chaque instant
transformée, de la _désolée_. Tantôt c'était un ange du ciel, tantôt une
péri, une fée ou un monstre.
Lassé de ce malaise, il se leva avec le jour et prit machinalement le
chemin de la maison dont il avait aperçu la lueur aux premières clartés
des étoiles.
--Je veux tâcher de savoir, se disait-il, si c'est vraiment une folle
qui chantait si bien. Dans ce cas, je m'éloignerai toujours de cet
endroit, je ne passerai plus par ce sentier. Je me suis toujours figuré
que la folie était contagieuse pour moi, et ce que j'ai éprouvé cette
nuit me fait croire que j'ai une prédisposition...
Il se trouva au sommet du coteau de vignes et au niveau du toit de la
maison, qui s'élevait, ou plutôt s'abaissait devant lui, sur les
terrains inclinés en sens contraire.
Le jour commençait à blanchir le paysage et mêlait ses tons roses aux
tons bleuâtres de la nuit. Les terrains environnants, largement arrosés
d'eaux courantes, exhalaient des masses de brume argentée qui donnaient
une apparence fantastique à toute chose. Les ondulations du sol,
exagérées par ces vapeurs flottantes, semblaient s'ouvrir en profondeurs
immenses, et, dans toutes ces formes douteuses, l'imagination pouvait
voir des lacs à la place des prairies, des précipices où il n'y avait
que de paisibles vallées.
Au premier abord, le site parut splendide à notre voyageur. En réalité,
c'était un ensemble de lignes douces et de détails charmants comme il
s'en trouve partout, même dans les pays les plus largement accidentés.
A mesure qu'on descend le Rhône, après Lyon, on parcourt une série de
tableaux d'une apparence grandiose. Des monts dont la situation au bord
des flots rapides, les formes hardies et les tons tranchés, tantôt
blancs comme des ossements polis, tantôt sombres sous la végétation,
augmentent l'importance et rendent l'aspect menaçant ou sévère; des pics
déchiquetés, couronnés de vieilles forteresses qui se profilent sur un
ciel déjà bleu et pur comme celui de la Méditerranée; des vallées
largement échancrées et qui s'abaissent majestueusement vers le rivage:
tout paraît imposant dans ce panorama du fleuve qui vous rapproche de la
Provence.
Mais, derrière cette ceinture de rochers, la nature, tout en conservant
dans son ensemble l'âpre caractère des bouleversements volcaniques,
offre mille recoins charmants où l'on peut vivre en pleine idylle; des
prairies verdoyantes, des châtaigniers aussi beaux que ceux du Limousin,
des noyers aussi ronds que ceux de la Creuse, enfin des pampres et des
buissons sous lesquels disparaissent les antiques laves et les sombres
basaltes dont le sol est semé.
Dans les vallées qui s'ouvrent sur le Rhône, passent des vents terribles
ou tombent des soleils brûlants; mais, à mesure qu'on remonte le cours
des rivières qui s'épanchent dans le fleuve, on s'élève, vers les
Cévennes, dans une atmosphère différente, et, en une journée de voyage,
on pourrait, du fleuve à la montagne, quitter une région brûlante pour
une tout à fait froide, et un soleil de feu pour des neiges presque
éternelles.
C'est entre ces deux extrêmes, dans une des plus fertiles parties du
Vivarais, que se trouvait notre voyageur, et le vallon qui s'offrait à
ses regards était riant et paisible. Pourtant, du point où il se
trouvait placé, outre les caprices de la brume qui transformait tous les
objets, les premiers plans conservaient le caractère étrange et rude qui
est propre aux lieux bouleversés par les premiers efforts de la
formation terrestre. Par un de ces accidents géologiques qui se
rencontrent souvent, le coteau des vignes se déchirait brusquement à son
sommet, et la maison de _la Désolade_, adossée à cette déchirure,
s'appuyait sur une terrasse naturelle de roches volcaniques assez
escarpée. Une pente rapide, semée de débris et, pour ainsi dire, pavée
de scories, conduisait de l'habitation à la prairie, traversée de
ruisseaux grouillants et semée de belles masses d'arbres. D'autres
vignobles garnissaient les coteaux environnants qui se relevaient vite
vers le nord et enfermaient le ciel dans un cadre d'horizons de peu
d'étendue. C'était une retraite naturelle et comme un grand jardin fermé
de grands murs, que cette vallée gracieuse, entourée de collines
riantes, dont les flancs abrupts se montraient pourtant çà et là sous la
verdure, et semblaient dire: «Restez ici, c'est un paradis, mais
n'oubliez pas que c'est une prison.»
Telle fut, du moins, l'impression de d'Argères, et la tristesse le
saisit au milieu de son admiration. L'aspect de la demeure située
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