Adriani - 04

Total number of words is 4664
Total number of unique words is 1630
38.9 of words are in the 2000 most common words
50.3 of words are in the 5000 most common words
56.9 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
Cette vieille écervelée me gâte un peu ma Desdemona. Mais, après tout,
ce n'est pas sa faute; je ne suis pas obligé d'embrasser la Muiron, et
au fond cette confidente de la tragédie a un très-bon coeur.
Je tins ma parole: je retournai au Temple à l'entrée de la nuit, non
sans être épié, je crois, par M. Comtois, mon valet de chambre, qui est
fort curieux et qui s'inquiète de mes moeurs. J'entendis madame de
Monteluz, qui avait retenu presque toute ma ballade, et qui en cherchait
la fin avec ses doigts sur le piano. Placé sous sa fenêtre, le long du
rocher, je la répétai plusieurs fois. On fit silence longtemps; mais
tout à coup je vis un spectre auprès de moi: c'était elle. Elle me
tendait les deux mains en me disant:
--Merci, merci! vous êtes bon, vous êtes vraiment bon!
Elle avait la voix émue; mais l'obscurité m'empêcha de voir si elle
avait beaucoup pleuré et si elle pleurait encore. Je ne distinguais
d'elle que sa taille élégante sous ses voiles blancs et le pâle ovale de
sa tête, penchée vers moi avec une bonhomie languissante.
--Je ne veux pas que vous vous fatiguiez davantage, me dit-elle d'un ton
presque amical. Venez vous reposer en jouant un peu du piano.
J'entendis alors la Muiron, dont l'ombre moins svelte se dessina
derrière la sienne, lui dire à demi-voix:
--Chez vous? à cette heure-ci? comme si elle eût été avide de constater
un fait acquis à sa politique.
--Eh bien, pourquoi pas? répondit madame de Monteluz.
--C'est à cause de ce que l'on pourrait dire, reprit Toinette, qui parla
encore plus bas et dont je devinai plutôt que je n'entendis
l'observation.
A quoi madame de Monteluz répondit tout haut:
--Je te demande un peu ce que cela peut me faire!
En même temps, elle passa son bras sous le mien et fit quelques pas
auprès de moi en remontant vers la maison.
--Prenez garde, madame! s'écria Toinette. Monsieur, soutenez madame.
En effet, le sentier était fort dangereux; je l'avais pris pendant le
crépuscule pour gagner un rocher isolé dont la situation hardie m'avait
tenté; mais la nuit s'était faite, et, pour regagner les terrasses du
jardin, il fallait côtoyer un petit abîme assez menaçant.
--Ne craignez rien pour moi, et regardez à vos pieds, me dit la désolée
en prenant les devants avec assurance. Muiron, prends garde toi-même.
--Vous me ferez tomber si vous faites vos imprudences! lui cria encore
la Muiron en s'attachant à moi avec frayeur. Voyez, monsieur, si ce
n'est pas déraisonnable! ça fige le sang! Ne passez pas par là, madame;
faisons le tour!
Madame de Monteluz ne semblait pas l'entendre. Elle franchit le pas
dangereux sans paraître y songer, et, tout étonnée ensuite de l'effroi
de la Muiron, elle lui dit:
--Mais de quoi donc t'inquiètes-tu? Tu sais bien que je n'ai plus le
vertige.
Mon ami, il y avait bien des choses dans ce peu de mots, et encore plus
peut-être dans ce _Qu'est-ce que cela peut me faire?_ qu'elle avait dit
auparavant. Pour une femme délicate, n'avoir _plus_ le vertige en
côtoyant les précipices, c'est ne plus se soucier de la vie. Pour une
femme pure, ne pas se soucier de l'opinion, c'est abdiquer ce que les
femmes placent au-dessus de leur vertu. Il y a là un abîme de dégoût de
toute chose, plus profond que ceux auxquels peut se briser la vie ou la
réputation.
Je me demandais, en marchant dans le jardin, silencieux à ses côtés, si
je devais me blesser du profond dédain pour ma personne que cette
confiance et cette aménité couvraient d'un voile si transparent. J'ai
été un peu gâté, tu le sais. J'ai failli devenir fat ou vaniteux au
commencement de ma carrière; tu m'as averti, tu m'as préservé...
Pourtant le _vieil homme_, ou plutôt le jeune homme reparaît apparemment
encore quelquefois. J'étais piqué, j'étais sot.
Quand nous rentrâmes dans la pièce que l'ancien propriétaire décorait
sans doute du titre usurpé de salon, la figure de madame de Monteluz me
frappa comme si je la voyais pour la première fois. Ce n'était plus la
même femme qui m'avait surpris et comme effrayé le matin. Elle avait
pleuré; ses beaux yeux limpides en avaient un peu souffert, mais toute
sa physionomie en était adoucie et embellie. Un voile de mélancolie
s'était répandu sur cette tranquillité sculpturale. Ce n'était plus la
mer éclatante et pétrifiée sous la glace, à laquelle je l'avais
comparée, c'était un lac bleu doucement ému sous les souffles plaintifs
de l'automne.
Je lui fis encore de la musique; elle me servit elle-même du thé avec
des soins charmants qui ne parurent plus lui coûter que de légers
efforts de présence d'esprit. Elle parla musique et peinture avec moi,
et les noms de plusieurs personnes connues d'elle et de moi dans l'art
ou dans le monde vinrent se placer naturellement dans notre entretien et
former un lien commun dans nos souvenirs. Elle me dit que j'étais un
grand artiste, me questionna sur mes études; mais, bien que Muiron, qui
ne nous quittait pas, en prît occasion pour essayer de m'interroger
indirectement sur ma position et mes relations, madame de Monteluz la
tint en respect par une discrétion exquise sur tout ce qui sortait tant
soit peu du domaine de l'art. Elle parut m'accepter de confiance.
Ma vanité se remit sur ses pieds. Je crus un moment avoir commencé
l'oeuvre de sa guérison; mais, en y regardant mieux, je vis que la grâce
de cet accueil n'était qu'un plus grand effort d'abnégation. Le peu de
curiosité qu'elle me témoignait, au milieu d'une admiration d'artiste
plus que satisfaisante pour mon amour-propre, était la plus grande
preuve possible de l'oubli, où, comme homme, je suis destiné à être
enseveli par elle.
En somme, c'est une femme ravissante, une nature adorable. Tu la
connais, si tu te souviens bien de sa figure, qui est le moule exact de
son esprit et de son caractère. C'est un esprit sérieux, c'est un
caractère angélique. On voit que cette bouche n'a jamais pu dire une
médisance, une méchanceté, une dureté quelconque. On sent que cette âme
n'a jamais admis la pensée du mal. C'est une musique que sa voix, et
toute la douceur, toute l'égalité de son âme, sont dans sa moindre
inflexion, dans sa plus insignifiante parole. Elle a pourtant la
prononciation nette et le _r_ un peu vibrant des femmes méridionales.
Mais une distinction à la fois innée et acquise efface ce que cette
habitude a de vulgaire et d'affecté chez les Languedociennes, pour n'y
laisser que ce qu'elle a d'harmonieux et de secrètement énergique. Je
n'osais pas la prier de chanter; ce fut Muiron qui s'en chargea, et
j'appuyai sur la proposition.
--Chanter après vous, me dit-elle, serait une grande preuve d'humilité
chrétienne, et je n'hésiterais pas si je le pouvais; mais, aujourd'hui,
non! je ne le pourrais pas! Un autre jour, si vous voulez.
--Un autre jour? lui dis-je en me levant. Il me sera donc permis de
venir vous distraire encore un peu avec mes chansons?
--Ai-je dit un autre jour? répondit-elle. C'est bien présomptueux! je
n'ose pas vous le demander.
--Eh bien, moi, lui dis-je, je le demande comme une grâce; mais, avant
tout, je tiens à ne pas tromper une personne dont je respecte la
tristesse, dont je vénère la confiance. Il y a eu malentendu entre
mademoiselle Muiron et moi, à coup sûr. Elle vous a dit que j'avais
l'honneur d'être connu de vous, puisque vous vous êtes accusée ce matin
d'un manque de mémoire. Mademoiselle Muiron s'est trompée absolument. Je
ne me suis jamais présenté dans votre famille, je ne vous ai jamais
rencontrée dans le monde, je ne vous ai vue qu'au Conservatoire, il y a
quatre ans, sans que vous ayez jamais fait la moindre attention à moi.
--Eh bien, répondit-elle avec une bienveillance nonchalante, c'est égal,
nous nous connaissons maintenant.
--Non, madame. Je crois que j'ai le bonheur de vous connaître, car il
suffit de vous voir...; mais...
--Eh bien, c'est la même chose pour vous, dit-elle en m'interrompant: il
suffit de vous entendre; vous avez l'esprit juste et le coeur vrai. Je
n'ai pas besoin d'en savoir davantage pour vous écouter avec sympathie.
--Alors, vous ne m'ordonnez pas, vous me défendez peut-être de vous dire
qui je suis? C'est le comble de l'indifférence.
Le ton un peu amer que, malgré moi, je mis dans ces paroles, parut la
frapper. Elle me regarda avec étonnement et jusque dans les yeux, avec
une absence de timidité qui était la suprême expression d'une totale
absence de coquetterie; puis elle me tendit la main avec une grande
franchise en me disant:
--Non, ce n'est pas de l'indifférence, c'est de la confiance, vous
l'avez dit. Si votre figure n'est pas celle d'un galant homme, je suis
devenue aveugle; si votre intelligence n'est pas supérieure, je suis
devenue inepte. De votre côté, vous ne m'avez pas regardée une seconde
sans voir que j'ai cent ans; vous n'êtes pas revenu, ce soir, chanter
exprès pour moi, sans m'apporter l'aumône d'une profonde pitié. Cela ne
m'humilie pas, vous voyez! je l'accepte, au contraire, avec une
véritable reconnaissance. Ne me dites pas qui vous êtes, et revenez
demain.
Muiron était bien désappointée de la première partie de cette
conclusion. Elle me suivit encore sous prétexte de me reconduire, et
finit par me dire naïvement:
--Eh bien, voyons, là, monsieur, puisque vous vouliez donner à madame
des éclaircissements sur votre position, donnez-les-moi; ce sera la même
chose!
--Non pas, mon aimable Toinette, lui répondis-je en riant; ma
_position_, comme vous dites, devient ici, grâce à vous, un secret que
je me ferais un devoir de révéler à votre maîtresse, mais que je me fais
un plaisir de vous taire.
--Monsieur s'amuse! dit-elle, à la bonne heure! Pourtant il a tort de me
traiter si mal. Il me met, moi, dans une position très-délicate.
--Où vous vous êtes jetée résolument vous-même.
--Plaignez-vous, ingrat! vous brûliez de voir madame, et vous voilà
accueilli par elle comme un ami.
--Vous errez, ma chère. Je ne brûlais pas de la voir et je ne suis pas,
et je n'aurai jamais le bonheur d'être son ami.
--Alors... vous nous quittez? vous ne reviendrez plus? dit-elle avec
effroi.
--Je reviendrai demain et je partirai après-demain. Bonsoir,
mademoiselle Toinette.
--Tenez, vous êtes amoureux, fit-elle entre ses dents en me tournant le
dos. Eh bien, puisque vous n'avez pas de confiance en moi, ce sera tant
pis pour vous!
Je la quittai sur cette belle conclusion, et je me moquai d'elle
intérieurement, car je jure...
* * * * *
Je ne sais pas pourquoi d'Argères ne jura pas. Il n'acheva pas sa
lettre, il ne l'envoya pas à son ami, il ne partit pas. Huit jours
après, il lui en envoya une plus concise que voici:


V

Lettre de d'Argères à Descombes.
Non, je ne t'oublie pas. Je t'ai écrit des volumes ces jours derniers.
Je les ai mis de côté pour t'en montrer l'_épaisseur_, comme pièces
justificatives de cette assertion. Mais je ne te les ferai pas lire. Au
commencement d'un amour qu'on ignore en soi-même, on est très-bavard.
Quand on se sent pris véritablement, on devient muet. Chez moi, ce n'est
pas consternation, c'est plutôt recueillement. Te voilà au fait. Je suis
sous l'empire d'une passion. Si elle était partagée, je ne te dirais
même pas ce qui me concerne. Elle ne l'est pas: donc, j'avoue que je ne
suis pas un amant heureux, mais que je suis cependant heureux de sentir
que j'aime.
Je m'arrête sur ces deux mots, car je vois à ta lettre, cher ami, que
tes esprits ont pris réellement un vol qui n'est pas le mien. Je dois te
sembler ridicule. Cela m'est égal; mais je ne voudrais pas te sembler
importun par mon indifférence à tes occupations. Tu te plains de n'être
plus artiste. Je n'en crois rien. Peut-on avoir goûté les suprêmes
jouissances de la vie et les dédaigner pour des jouissances vulgaires?
Non. La fièvre de spéculations qui te possède en ce moment n'est autre
chose elle-même qu'une fougue d'artiste. J'ai été surpris le jour où,
accrochant ta palette aux pauvres murailles de ton atelier, tu m'as dit:
--L'art, c'est la soif de tout. Il faut la richesse pour assouvir les
besoins que l'imagination nous crée!
Je t'ai répondu, il m'en souvient:
--Prends garde! la soif assouvie, il n'y a peut-être plus d'artiste.
--Eh bien, disais-tu, meure l'artiste et avec lui la souffrance!
Je t'ai combattu; mais j'ai apprécié ensuite ta situation et tes
facultés. Fils d'un riche et habile spéculateur, il y avait en toi des
tendances innées, une capacité non développée, mais certaine, pour la
spéculation. L'art t'avait séduit, il t'appelait de son côté. Tu avais
pris, dès l'enfance, dans la riche galerie de ton père, la compréhension
et l'enthousiasme de la peinture. Peut-être aussi mon exemple t'avait-il
influencé. Blâmé, repoussé de ta famille, réduit à souffrir des
privations que tu n'avais pas connues, tu as eu plus de talent que de
bonheur et tu t'es découragé, peut-être au moment de vaincre!
Réconcilié avec ton père à la condition que tu abandonnerais cette
carrière improductive pour le suivre dans la sienne, tu t'es jeté,
d'abord avec dégoût, et puis bientôt avec ardeur, dans les jeux de la
fortune. Tu as connu là de nouvelles émotions, plus vives, plus
absorbantes que les autres. Et maintenant, tu avoues que les jouissances
que la fortune achète ne sont rien et s'épuisent en un instant. Tu dis
que la jouissance est précisément dans le travail, l'agitation, les
transports qu'exigent et procurent les chances de gain et de perte. Je
te comprends, joueur que tu es! Impressionnable et avide d'excitations,
artiste en un mot, tu fais, de la spéculation, une espèce de passion que
tu pourrais appeler l'art pour l'art.
Te dirai-je que je souffre de te voir lancé dans cette arène brûlante?
J'aurais mauvaise grâce, quand c'est par toi que moi-même... Mais ce
n'est pas de moi qu'il s'agit. Je ne songe qu'au péril de ta situation.
Je ne m'occupe pas des chances de désastre: tu les supporterais
vaillamment dès que les catastrophes seraient un fait accompli, puisque
jamais ton honneur ne sera mis en jeu. Mais je songe, cher ami, à la
rapidité de ces existences fébriles, à l'énorme dépense de forces
qu'elles absorbent, à l'étiolement prématuré des facultés qui nous ont
été données pour un bonheur plus calme et des émotions mieux ménagées.
Je songe à ceux que nous avons vus briller et disparaître, blasés,
malades ou tristes, lassés ou éteints, au milieu de leur poursuite, et
jusqu'après avoir atteint leur but apparent, la richesse! Je reviens à
mon triste dire: la soif assouvie, l'artiste, l'homme, peut-être, sont
anéantis!
Je ne t'accorde pas encore que ce soit un mal consommé. Je suis loin de
le penser, et, puisque tu jettes ce cri d'effroi: «Je ne me sens déjà
plus artiste!» c'est que tu sens qu'il est encore temps de t'arrêter.
Permets-moi de croire que je t'y déciderai, et que j'aurai, à mon retour
à Paris, quelque influence sur toi: non pour te ramener, au grand
désespoir des tiens, dans le grenier où nous avons peut-être trop
souffert, mais pour te rendre au repos, aux plaisirs intellectuels, à la
vérité, à l'amour, que tu commences à nier! L'amour! arrête-toi devant
ce blasphème! Tu parles à un amoureux qui poursuit son idéal dans les
yeux d'une femme, comme tu poursuis le tien sur la roue de la fortune.
Cette déesse-là est aveugle comme Cupidon, et, en somme, nous marchons
tous deux dans les ténèbres; mais je crois mon but plus réel que le
tien, et les sentiers qui m'y conduisent sont bordés des fleurs de la
poésie.
Ne ris pas, mon cher Adolphe: j'ai presque envie de pleurer quand je te
vois railler nos rêves du passé et nos misères pleines d'espérance et de
courage.
Quant au principal objet de ta lettre, je te dis non; et mille fois
merci, mon ami. Je n'y tiens pas; je trouve que c'est assez. Pour rien
au monde je ne voudrais m'embarquer sur ces mers inconnues. Je dois, je
veux, avec toi, prêcher d'exemple.

Journal de Comtois.
Monsieur est, je le crains, un triste sire. Je ne sais pas encore ce
qu'il est, mais il s'en cache si bien, que ce doit être très-fâcheux.
Sitôt que je le saurai, je le quitterai. Le tout, c'est qu'il me ramène
à Paris; autrement, le voyage serait à ma charge.
J'ai fait la connaissance d'une voisine qui me désennuie un peu. C'est
la femme de charge d'une dame folle qui demeure tout près d'ici. Elle
s'appelle Antoinette Muiron, et a beaucoup de conversation et d'esprit.
Cette dame folle est riche et de grande maison, ce qui est cause que
monsieur voudrait profiter de ce qu'elle n'a pas sa tête pour l'épouser.
Mademoiselle Muiron ne dit pas la chose comme elle est, mais elle
s'inquiète beaucoup de savoir qui est monsieur, et je vois à son
tourment que les choses vont vite. Après tout, je ne peux rien lui
apprendre de monsieur, puisque je ne le connais ni d'Ève ni d'Adam; mais
le mal qu'il se donne pour épouser une folle prouve assez qu'il n'a ni
sou ni maille, et qu'il ne se respecte pas infiniment.
Mademoiselle Muiron est très-aimable, mais bien défiante, et, quand je
lui dis que sa maîtresse est aliénée, elle fait celle qui se moque de
moi; mais on ne m'attrape pas comme on veut, et je sais bien que cette
dame ne sort jamais, qu'elle ne reçoit personne, excepté mon maître,
qu'elle chante la nuit, et qu'elle est toujours habillée de blanc.
Monsieur flatte sa manie, qui est la musique, et, de chansons en
chansons, il la mettra dans le cas d'être forcée de l'épouser. Voilà son
plan, qui est bien visible, malgré qu'il s'en cache, même avec moi.

Narration.
Le lendemain de la journée que d'Argères avait racontée à son ami, récit
qui resta dans ses papiers, Laure de Monteluz, un instant secouée par
les larmes qu'avaient provoquées des chants véritablement admirables,
retomba dans son inertie, et d'Argères la trouva rentrée dans son marbre
comme une Galathée déjà lasse de vivre. Disons quelques mots de ce jeune
homme que Comtois et Toinette trouvaient si cruellement mystérieux.
Il avait eu ce qu'on appelle une jeunesse orageuse. Beau, intelligent,
richement doué, confiant, prodigue, impressionnable, il avait mangé son
patrimoine. Forcé de travailler pour vivre, il n'en avait pas été plus
malheureux. Malgré quelques douleurs et quelques traverses passagères,
tout lui avait souri dans la vie: l'art, le succès, le gain, les femmes
surtout. En cela son existence ressemblait à celle de tous les artistes
d'élite, de tous les hommes favorisés par la nature, accueillis et
adoptés par le monde.
Ce qui le rendait remarquable dans le temps où nous vivons, c'est
qu'après avoir usé et abusé d'une vie de triomphes et de plaisirs, il
était encore, à trente ans, aussi jeune de corps et d'esprit, aussi
impressionnable, aussi naïf de coeur, aussi droit de jugement que le
premier jour. C'était une si belle organisation, que nul excès n'avait
pu la flétrir au physique, nulle déception la déflorer au moral. Les
funestes enivrements qui dévorent tant d'existences vulgaires, et même
beaucoup d'existences choisies, n'avaient rien épuisé, rien terni dans
la sienne. Ceci est un phénomène que l'affectation du scepticisme rend
très-difficile à constater de nos jours, mais dont l'existence n'est pas
une pure fiction de roman. Il est encore de ces natures privilégiées
dont la virginité morale est inviolable et qui ne le savent pas
elles-mêmes.
D'Argères avait aimé souvent, et beaucoup aimé; mais, faute de
rencontrer sa _pareille_, il n'avait jamais été lié par l'amour. Il
avait souffert, il avait fait souffrir. Né pour être fidèle, il avait
été volage. Sincère, il avait trompé en se trompant lui-même sur la
durée et la portée de ses affections. Les amours faciles ne l'avaient
pas empêché d'être l'éternel amant du difficile. L'idéal remplissait son
âme sans l'attrister. Le positif avait accès dans sa vie sans la
dévorer. Tout entier à ce qui le passionnait, il regardait peu derrière
lui, devant lui encore moins. Pour le passé, il avait la générosité;
pour l'avenir, le courage des forts.
Cet homme, oublieux sans ingratitude, entreprenant sans outrecuidance,
ne se connaissait pas d'ennemis, parce qu'il n'enviait et ne haïssait
personne. Il aimait l'art avec son imagination et avec ses entrailles.
Il ne savait donc ce que c'est que la jalousie et les mille odieuses
petitesses qui désolent la profession de l'artiste.
Il aimait le monde et la solitude, l'inaction complète et le travail
dévorant, le bruit et le silence, la jouissance et le rêve. La
succession rapide de ses goûts et de ses changements d'habitudes pouvait
paraître du caprice et de l'inconséquence: c'était, au contraire,
l'effet d'une logique naturelle qui le poussait à se compléter par des
jouissances diverses.
Il aimait aussi les voyages. Il avait parcouru l'Europe, et, tout en
courant vite, tout en vivant beaucoup pour son compte, son grand oeil
bleu, qui voyait bien, avait embrassé, dans une appréciation juste, les
hommes et les choses. Cette expérience ne l'avait rendu ni amer ni
pessimiste en aucune façon. Les belles âmes ont une bonté souveraine qui
leur fait une loi facile de l'indulgence, une foi solide du progrès.
--Il faudrait être niais pour ne pas voir le mal, disait-il; il faut
être impitoyable pour le croire éternel.
D'Argères avait donc de grands instincts religieux. Il n'est guère de
véritable artiste sans spiritualisme sincère et profond. La foi de
l'artiste est même plus solide que celle du philosophe. Elle n'est pas
discutable pour lui, elle est son instinct, son souffle, sa vie même.
D'Argères était à la fois un grand esprit et un bon enfant. Il était
homme, et c'est avouer que l'insensibilité de cette belle Laure, qu'il
admirait trop pour ne pas l'aimer déjà un peu, lui fit éprouver, dans
les premiers moments, une certaine mortification intérieure; mais son
bon sens prit aisément le dessus et il se moqua de lui-même.
--Après tout, se dit-il, c'est moi qui ai voulu la voir, et, l'ayant
vue, c'est moi qui ai voulu me produire devant elle. Ses larmes et sa
confiance sont un payement fort honnête de mon petit mérite. Que me
doit-elle de plus?
Et puis, en la voyant si navrée et comme incurable, il se prenait d'une
tendre compassion pour elle. Il se reprochait généreusement de s'amuser
aux bagatelles de l'amour-propre, devant une souffrance si absolue et si
peu importune. Peut-on s'irriter contre le silence des tombes?
L'espèce de maladie ou plutôt de courbature morale qui pesait sur cette
femme amena entre elle et d'Argères une manière d'être assez inusitée,
et l'espèce d'abîme creusé entre eux par sa douleur fut précisément la
cause d'une sorte d'intimité étrange et soudaine. Il est très-certain
qu'à cette époque, sans avoir jamais eu aucun symptôme d'aliénation, la
veuve d'Octave ne jouissait pourtant pas d'une lucidité complète. Pour
avoir trop contenu les manifestations d'un désespoir violent, elle avait
pris une habitude de stupeur dont il ne dépendait pas toujours d'elle de
sortir. Plongée ou ravie dans des contemplations intérieures, tantôt
pénibles, tantôt douces, elle était devenue si étrangère au monde
extérieur, qu'elle n'avait pas toujours la notion du temps qui
s'écoulait et des êtres qui l'entouraient. Elle passa quelques jours
dans un redoublement de fatigue pendant lequel d'Argères resta des
heures entières à l'observer et à la suivre, tantôt de près, tantôt à
distance, sans qu'elle se rendît bien compte de sa présence. Elle le
salua plusieurs fois, comme si, à chaque fois, il venait d'arriver,
oubliant qu'elle l'avait déjà salué. Elle le quitta au milieu d'un
échange de paroles courtoises et revint, après avoir rêvé seule au bout
d'une allée, reprendre la conversation où elle l'avait laissée, sans
s'apercevoir qu'elle l'eût interrompue.
Dans d'autres moments, elle vint finir près de lui une réflexion ou une
rêverie qu'elle avait commencée en elle-même. Enfin, il y eut dans son
cerveau des lacunes qui permirent à ce jeune homme, déjà épris, de la
voir plus souvent et plus longtemps que les convenances ne semblaient le
permettre, et qui l'eussent compromise dans un pays moins désert, dans
une demeure moins isolée, et sous les yeux d'une personne moins dévouée
que Toinette.
Tant que d'Argères crut à l'impossibilité de devenir amoureux d'un
fantôme, il se laissa aller à l'espèce d'attrait curieux qu'il éprouvait
à l'observer.
Le piano était aussi pour quelque chose dans l'instinct qui l'entraînait
vers le Temple, et qui l'y retenait une partie de la journée. Il avait
l'âme pleine de pensées musicales qui recommençaient à le tourmenter et
dont il demandait à sa propre audition la sanction définitive. La
désolée l'écoutait de loin, voulant lui laisser toute liberté et ne pas
gêner les hésitations de sa fantaisie par une attente indiscrète. La
délicate réserve qu'elle y apporta fit croire parfois à l'artiste que sa
jouissance musicale était épuisée, et qu'elle devenait insensible à
cette distraction comme à toutes les autres. Il demanda à Toinette s'il
ne devenait pas plus ennuyeux qu'agréable. Celle-ci lui répondit qu'il
ne devait rien craindre: ou madame de Monteluz l'écoutait avec plaisir,
ou elle ne l'entendait pas du tout, car elle avait la faculté de
s'abstraire complétement.
Laure avait pris l'habitude de passer presque toute la journée en plein
air. La maison ne lui offrant aucune ressource de bien-être et
l'attristant sensiblement, elle cherchait le soleil, la vue des arbres,
et marchait lentement, mais sans relâche, sans jamais sortir de l'enclos
qui, tant jardin que bosquet et prairie, présentait, au revers de la
colline, un assez vaste parcours. Néanmoins, cette obstination
ambulatoire, cette inaction absolue, avec une physionomie absorbée,
étaient des symptômes effrayants que Toinette n'osait confier à
personne, et qui, augmentant avec la santé apparente de sa maîtresse,
lui faisaient perdre la tête aussi, et se jeter dans l'espoir d'une
aventure de roman, comme on s'attache à une ancre de salut.
D'Argères observait aussi ces symptômes avec une terreur secrète. Sa
répugnance pour les fous lui faisait croire que la belle Laure ne
pourrait jamais être à ses yeux qu'un objet de pitié; mais, par un
phénomène bien connu des imaginations vives, cette pitié et cet effroi
le fascinaient et s'emparaient de sa contemplation, de sa rêverie, de sa
pensée continuelle.
Il croyait l'oublier en faisant de la musique. La maison étant déserte
et l'hôtesse invisible, il s'installait devant le piano, où ses idées
les plus riantes prenaient, malgré lui, une teinte de sombre tristesse.
Il en était épouvanté, et voulait fuir la contagion qui semblait s'être
attachée à cette morne demeure, et même à cet instrument qui lui
semblait tout à coup humide de larmes ou brûlant de fièvre. Mais, tout à
coup aussi, la désolée passait à portée de sa vue, et il subissait
l'influence magnétique de sa marche lente et soutenue. Cette beauté,
extasiée dans un rêve d'infini, s'emparait de lui comme pour l'emporter
dans un monde inconnu, à travers des pensées sans issue et des énigmes
sans mot. C'était un sphinx qui, sans le regarder, sans le voir,
l'enlaçait irrésistiblement dans les spirales sans fin de sa promenade
fantastique.
Oppressé d'une angoisse terrible, l'artiste s'élançait dehors et
croisait les pas de la désolée comme pour rompre le charme. Elle se
réveillait alors et venait à lui d'abord sans le reconnaître; puis, son
regard étonné s'adoucissait, un faible sourire errait sur ses traits;
elle lui disait quelques mots sans suite, et, après quelques
tâtonnements de sa volonté pour rentrer dans le monde réel, elle lui
parlait avec une douceur pénétrante. Peu à peu, elle reprenait les
grâces de la femme, grâces d'autant plus persuasives qu'elles étaient
involontaires. Tantôt elle s'excusait de son manque d'égards, traitant
naïvement d'Argères comme un artiste religieusement ému traite un grand
maître; tantôt s'excusant de son indiscrétion et disant avec une
simplicité d'enfant:
--Restez, je m'en vas! Je n'écouterai plus, je me tiendrai bien loin!
You have read 1 text from French literature.
Next - Adriani - 05
  • Parts
  • Adriani - 01
    Total number of words is 4383
    Total number of unique words is 1504
    40.8 of words are in the 2000 most common words
    53.3 of words are in the 5000 most common words
    58.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 02
    Total number of words is 4608
    Total number of unique words is 1556
    41.4 of words are in the 2000 most common words
    52.4 of words are in the 5000 most common words
    58.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 03
    Total number of words is 4764
    Total number of unique words is 1581
    40.8 of words are in the 2000 most common words
    53.1 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 04
    Total number of words is 4664
    Total number of unique words is 1630
    38.9 of words are in the 2000 most common words
    50.3 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 05
    Total number of words is 4642
    Total number of unique words is 1487
    39.5 of words are in the 2000 most common words
    52.2 of words are in the 5000 most common words
    58.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 06
    Total number of words is 4810
    Total number of unique words is 1638
    38.6 of words are in the 2000 most common words
    50.3 of words are in the 5000 most common words
    55.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 07
    Total number of words is 4707
    Total number of unique words is 1593
    38.7 of words are in the 2000 most common words
    51.7 of words are in the 5000 most common words
    58.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 08
    Total number of words is 4613
    Total number of unique words is 1540
    38.8 of words are in the 2000 most common words
    51.0 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 09
    Total number of words is 4702
    Total number of unique words is 1565
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    49.9 of words are in the 5000 most common words
    55.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 10
    Total number of words is 4695
    Total number of unique words is 1652
    39.1 of words are in the 2000 most common words
    50.9 of words are in the 5000 most common words
    57.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 11
    Total number of words is 4685
    Total number of unique words is 1597
    38.6 of words are in the 2000 most common words
    50.4 of words are in the 5000 most common words
    55.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 12
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1639
    38.6 of words are in the 2000 most common words
    50.0 of words are in the 5000 most common words
    55.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Adriani - 13
    Total number of words is 2395
    Total number of unique words is 974
    44.4 of words are in the 2000 most common words
    54.5 of words are in the 5000 most common words
    59.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.