Adriani - 09

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vis-à-vis de vous peut-il se prolonger? Voulez-vous donc que, moi qui
n'ai qu'une vertu, celle de la franchise, j'accepte le personnage d'une
coquette, et que j'entretienne des espérances peut-être mal fondées?
Quittez-moi et donnez-moi du temps, voilà ce que je vous ai demandé, ce
que je vous demande encore.
--Et voilà, répondit Adriani avec impétuosité, ce que je ne peux pas
vous accorder, moi! Je sais très-bien contre quels souvenirs, contre
quels découragements j'ai à lutter pour vous vaincre. De loin,
j'échouerai à coup sûr. Mes lettres, en supposant que vous vous engagiez
à les lire, ne prouveront rien en ma faveur. Des paroles ne sont pas des
actions. Si vous me chassez, je suis perdu, je le sais; je suis maudit!
Adriani, à cette pensée, fut si fortement ému, que sa figure s'altéra et
que des larmes vinrent au bords de ses paupières; de vraies larmes
qu'une excitation volontaire n'arrachait pas au système nerveux d'un
artiste, mais qu'une douleur véritable répandait dans la voix et sur le
visage d'un homme, en dépit de lui-même.
Laure les vit, et l'effet en fut si soudain et si sympathique sur elle,
que ses yeux s'humectèrent aussi.
--Non, lui dit-elle, je ne veux pas que vous partiez triste; je ne veux
pas vous avoir rendu malheureux, ne fût-ce que passagèrement! Vous
resterez près de nous jusqu'à ce que je vous aie fait consentir à vous
éloigner sans amertume.--Toinette, va, je te prie, faire préparer la
chambre de M. Adriani. Je l'invite à passer quelques jours chez
moi.--Maman, ajouta-t-elle dès que Toinette fut sortie, je vous demande
pardon de prendre ce parti sans vous consulter. Il est des
circonstances, je le vois, où la conscience et le coeur sont d'accord
pour commander notre conduite, dût-elle ne pas être approuvée par les
êtres que nous respectons le plus. C'est à moi maintenant de vous
persuader humblement de penser comme moi sur le compte de l'_ami_ que
j'ose vous présenter de nouveau comme tel, et qui aspire à votre
bienveillance.
La marquise était si étourdie de ce qui se passait sous ses yeux,
qu'elle ne put d'abord trouver une parole. Tout son _usage_
l'abandonnait. Elle croyait rêver.
Elle connaissait Laure pour _entêtée_. C'est le mot que, depuis
l'enfance de sa pupille, elle appliquait, sans gaieté ni aigreur, à son
caractère. Le résultat de cette persistance dans les sentiments ayant
été un heureux mariage pour le fils de la marquise, celle-ci avait dû
reconnaître qu'elle ne regrettait pas d'avoir été _vaincue et dominée_
(c'est ainsi qu'elle parlait) par _cette petite fille_. Depuis la mort
d'Octave, l'accablement de Laure, également invincible, sa haine pour ce
que la marquise appelait le monde, surtout son absence récente, qui
ressemblait un peu à une révolte déguisée contre les habitudes de la
famille, avaient bien choqué les idées de la vieille dame; mais elle se
flattait de ramener sa bru à une soumission absolue, du moins en sa
présence. Elle fut donc abasourdie de la voir se fiancer, en quelque
sorte à sa barbe (elle en avait un peu), avec un inconnu, sans avoir
égard aux sages lenteurs et aux minutieuses enquêtes qu'elle se
réservait d'apporter, en obstacle ou en aide, dans tout projet de
mariage que Laure pourrait former.
--Vous avez été bien vite, en effet, ma chère Laure, dit-elle enfin d'un
ton d'autant plus aigre qu'il était plus réservé. Le parti très-étrange
que vous prenez de retenir monsieur, au risque de compromettre votre
réputation, est le fâcheux résultat d'imprudences commises sans doute
dans votre malheureux voyage. Il est trop tard assurément pour s'en
affliger, et je n'ai pas l'habitude de me faire persécutante sans
utilité. Puisque vous n'êtes plus parfaitement maîtresse de vos actions,
et que vous avez cru devoir témoigner à un tendre adorateur des
sentiments après l'aveu desquels il n'y a de possible que des
transactions, je dois baisser la tête en silence, et prier pour que
l'issue du roman soit heureuse pour vous, édifiante pour les autres.
Ayant ainsi parlé, et dit toutes ces choses dures d'une voix très-douce,
la dame se leva, salua Adriani, et quitta l'appartement avec
l'affectation d'une personne qui se sent de trop.
Il était temps qu'elle se retirât, elle l'avait senti elle-même en
voyant le feu de l'indignation monter au visage d'Adriani. Ce généreux
esprit se révoltait tout entier contre la sécheresse du coeur, et cette
dureté, presque insultante envers une femme aussi éprouvée que la pauvre
Laure, lui paraissait un crime. Même en dehors de son amour pour elle,
il eût éprouvé le besoin de la venger de ces froids sarcasmes. Quand la
marquise eut repoussé la porte sur elle, il était debout, l'oeil
menaçant, la bouche contractée par le dédain. Laure lui prit le bras
pour l'arracher à son anxiété.
--Eh bien, lui dit-elle en souriant, vous ne saviez pas ce qu'il fallait
braver pour approcher de moi, ici?
--Si, je le savais, répondit-il. Je suis venu quand même.
--Et vous resterez quand même.
--Non pas quand même, mais parce que. La vue de cette femme me fait
bénir ma persévérance, et elle m'explique tout. Ce n'est pas d'avoir
perdu Octave, c'est d'être restée sous le joug de sa mère, qui vous fait
désespérer de toutes choses et de vous-même. C'est là le souffle de mort
qui vous tuerait, et auquel mon influence et ma volonté doivent vous
soustraire.
--Pardonnez-lui, Adriani. Elle obéit à une croyance, et, d'ailleurs, ce
n'est pas le moment de la maudire: c'est à elle que vous devez d'être
ici pour quelques jours. Si je n'avais pas eu la certitude qu'en
apprenant qui vous êtes elle allait vous faire quelque affront, je ne me
serais pas départie si aisément de la conduite que je m'étais tracée
envers vous; mais j'ai pris les devants, en lui rappelant que je suis
ici chez moi et qu'elle n'en peut chasser personne.
--Qu'elle soit donc bénie, cette barre de fer qui vous enferme, mais qui
pliera ou se rompra devant vous, j'en fais le serment. Oublions-la pour
le moment, et laissez-moi vous parler de moi, à propos de ce que vous
venez de dire. Ce que je suis, je vois bien qu'elle ne le sait pas
encore; il est temps que vous le sachiez vous-même.
--Non, non! répondit Laure, j'en sais assez. Vous êtes l'admirable
Adriani dont la fierté et le désintéressement égalent le génie et
l'inspiration. Si vous avez, en effet, de la fortune (on m'avait dit le
contraire), laissez-moi l'ignorer ou ne l'apprendre que par hasard. Ah!
mon ami, croyez-vous que, si mon coeur se refuse à l'amour qui vous est
dû, l'obstacle soit en vous? Non, certes. Quelle que soit votre
condition dans la vie, je ne veux connaître de vous que vous-même.
--Eh bien, reprit Adriani, c'est de moi-même que je vous parlerai en
vous disant que je dois la fortune à des hasards, et non à des travaux
qui pourraient me distraire de vous.
Il raconta alors tout ce qui était contenu dans la lettre que nous avons
rapportée, et qu'il n'avait pu faire tenir à Laure.
Ils causaient ensemble depuis deux heures, lorsque Toinette revint dire
à la jeune femme que sa belle-mère désirait qu'elle voulût bien monter
dans sa chambre un instant.
--Qu'y a-t-il, Toinette? dit Laure en se levant. Est-on bien courroucé
contre nous?
--Hélas! oui, madame, répondit Toinette, qui avait les yeux rouges et
gonflés; madame m'a fait mille questions, et jamais juge criminel n'a
torturé de la sorte un témoin. Que pouvais-je lui répondre? Monsieur eût
bien mieux fait de me dire son secret. J'aurais pu présenter la vérité
dans son meilleur jour.
--Quel secret, Toinette? dit Adriani impatienté. De ce que je voyage
sous mon nom de famille pour éviter les importunités qui accablent un
artiste dont le pseudonyme est connu de tous les amateurs, et dont
heureusement la figure est moins connue que les ouvrages, doit-on
conclure que je rougis de ma profession? Est-ce là l'opinion de la
marquise? Prend-elle l'espèce de modestie, qui est le refuge de mon
indépendance de promeneur, pour une lâcheté d'imbécile?
--Je ne saurais vous dire ce qu'elle pense; mais votre nom d'Adriani l'a
intriguée. Elle a une mémoire désolante. Elle m'a demandé brusquement si
vous chantiez. J'ai répondu que c'est par la musique que vous aviez fait
connaissance avec nous. J'ai cru tout arranger en racontant la vérité,
moi! Elle s'est écriée: _C'est cela!_ Et, après m'avoir traitée comme
une intrigante, avec ses petites paroles pincées qui vous figent le
sang, elle m'a ordonné d'appeler madame.
--J'y vais, dit Laure tranquillement. Tu as bien fait d'être sincère,
Toinette.--Et vous, mon ami, ne soyez pas inquiet pour moi. J'ai
peut-être plus d'énergie qu'on ne m'en supposerait.
Laure trouva sa belle-mère à genoux sur un prie-Dieu. La chambre petite
et sombre qu'elle occupait au château de Larnac était pauvre, nue et
propre comme celle d'une religieuse. Jamais Laure n'avait pu la faire
consentir à prendre sa part dans le bien-être qu'elle avait apporté dans
la famille. Hautaine et stoïque, la noble dame couchait sur la dure, et,
autant par orgueil que par humilité, elle ne souffrait pas le velours
d'un coussin entre ses genoux et le bois de chêne de son prie-Dieu.
Elle ne s'était pourtant pas mise en prières dans ce moment par
ostentation ni par hypocrisie. Elle s'était sentie indignée, et elle
demandait à Dieu de n'en rien faire paraître. Sincère, mais complétement
inintelligente des délicatesses du coeur, elle croyait avoir remporté
une victoire décisive sur elle-même, quand, sans élever la voix, ni
ressentir la moindre accélération de son sang, elle avait réussi à
blesser avec préméditation la dignité ou la sensibilité d'autrui.
--Ma fille, dit-elle en se relevant, asseyez-vous, et veuillez m'écouter
avec sagesse. Vous avez apparemment, sur l'importance des distinctions
sociales, des idées qui diffèrent entièrement des miennes?
--Je crois que oui, en effet, chère maman, répondit Laure.
--Je m'en étais doutée quelquefois, reprit la marquise, surtout dans ces
derniers temps; mais l'éloignement que nous avons l'une et l'autre pour
toute espèce de discussion oiseuse nous a empêchées de nous bien
connaître jusqu'à ce jour, et je le regrette. J'aurais pu combattre en
vous des tendances dangereuses aux idées révolutionnaires de ce
malheureux siècle. J'aime à croire pourtant que ces tendances sont
combattues en vous-même par le sentiment de votre propre dignité, et
qu'en ajournant les espérances blessantes de M. Adriani, vous vous
rappelez _ce_ qu'il est et _qui_ vous êtes.
Elle fit une pause pour attendre la réponse de son interlocutrice, qui
avait pris, dès l'enfance, l'habitude de ne jamais l'interrompre. Laure
répondit en résumant, en quelques mots, sans réflexion aucune,
l'histoire qu'Adriani venait de lui raconter. Puis elle attendit à son
tour le jugement que porterait la marquise.
--D'après ce que vous me dites, répondit celle-ci, et je veux supposer
que M. d'Argères vous a bien dit la vérité, je vois qu'il mérite de
l'estime et des égards. Sa naissance, quoique sortable, à ce que je
crois, ne me paraît pas à la hauteur de la vôtre; sa fortune, si elle
est bien réelle, est supérieure à celle que vous possédez; mais je vous
estime assez pour croire que ce ne serait pas à vos yeux une
compensation suffisante. Cependant, j'admets les inclinations de coeur
qui font accepter sans rougir la richesse, bien que mon fils n'eût
jamais obtenu mon consentement pour vous épouser, si votre origine eût
été au-dessous de la sienne. Ce sont là, ma fille, des scrupules et des
convictions personnels que je ne prétendrais pas vous imposer, s'il n'y
avait pas d'autre obstacle entre vous et les projets inouïs de M.
d'Argères; mais il en existe un si réel, que je ne puis me dispenser de
vous en retracer l'importance. Vous savez, ma fille, que je n'ai pas la
sottise de mépriser les artistes, pas plus que je ne méprise aucune
condition honnête. J'ai connu, par rapport à vous, et je vous ai fait
connaître des musiciens renommés, entre autres M. Habeneck, qui était un
homme très-bien élevé, et qui, en vous donnant quelques leçons
d'accompagnement pour faire plaisir à votre maître de piano, n'a rien
voulu recevoir pour prix de sa peine. Cela m'a forcée à l'inviter à
dîner, et je ne l'ai pas regretté, en voyant qu'il ne _buvait pas_ comme
font la plupart des musiciens, et pouvait parler sur son art d'une
manière intéressante. Vous avez désiré qu'on fît de la musique chez
nous. J'y répugnais, parce que votre fortune, suffisante ailleurs, ne
nous permettait pas d'exercer à Paris une hospitalité bien convenable,
et que je craignais un air d'intimité de notre part avec des artistes.
J'ai cédé pourtant, et j'ai consenti à de petites réunions où des
musiciens choisis, s'attirant les uns les autres, sont venus procurer
aux personnes de votre société des moments agréables. J'ai eu tort
certainement, si vous avez pu conclure de là que ces artistes étaient
vos égaux. Je suis répréhensible de n'avoir pas prévu que cette idée
germerait tôt ou tard dans une tête que je ne savais pas aussi exaltée
qu'elle l'était, ou qu'elle l'est devenue. Mon but était, d'abord, de
satisfaire vos goûts et d'y employer des revenus qui étaient vôtres;
ensuite, de vous faire briller dans un monde d'élite, où vos talents et
votre beauté pouvaient vous mettre à même de vous établir plus
avantageusement, pécuniairement parlant, que vous n'avez voulu le faire.
J'étais, je suis toujours une provinciale, moi; je n'en rougis pas, bien
au contraire! Mais je voulais faire de vous une Parisienne, afin de
n'avoir pas à me reprocher de vous avoir tenue dans un milieu où l'amour
de mon fils vous devînt une sorte de nécessité. Eh bien, ma chère Laure,
toutes mes précautions ont été déjouées par vous. D'abord, vous avez
épousé mon fils; ensuite, vous avez cru qu'il vous était possible de
vous remarier avec un artiste. Voyons, n'est-ce pas pas là votre pensée
dans ces derniers temps?
--Je sais, maman, répondit Laure, que je voudrais en vain modifier vos
idées sur l'inégalité des conditions. Je ne l'entreprendrai pas.
Incapable de modifier les miennes, mon respect pour vous m'ordonne de me
taire quand vous avez prononcé.
--Alors, vous pensez vous retrancher peut-être sur ce que M. d'Argères
n'est pas ce qu'on appelle un artiste? Vous l'essayeriez en vain, ma
très-chère. Des malheurs que je ne suis pas très-disposée à plaindre,
puisqu'il avoue avoir perdu sa fortune en dissipations de jeune homme,
l'ont réduit volontairement à subir cette dégradation. Je dis
volontairement, parce que vous prétendez que sa famille lui a offert une
pension pour l'y faire renoncer. J'ai une médiocre opinion, je vous le
confesse, d'un homme qui blesse ouvertement celle de ses parents, et je
préférerais beaucoup pour vous M. d'Argères ruiné, mais fidèle aux
convenances de sa caste, que M. Adriani enrichi par le hasard et
illustré par son savoir-faire. Je sais que nous avons eu, dans
l'émigration, de très-grands seigneurs réduits à faire usage de leurs
talents d'agrément en pays étranger. C'est par nécessité qu'ils ont pris
ce parti, et ils sont bien excusés par la persécution révolutionnaire;
mais, dans le cas de votre M. d'Argères, il n'en est point ainsi. C'est
son goût qui l'a poussé au travail, et le travail ne dégrade pas
l'homme, mais il le déplace à jamais. M. d'Argères a cessé d'exister
pour ses pairs le jour où il a laissé imprimer, sur une affiche de
concert ou de spectacle, le nom d'Adriani, et à paraître de sa personne
devant des spectateurs payants. Vous pensez qu'il n'a jamais monté sur
les tréteaux? Vous vous trompez, et sa mémoire le trompe lui-même. Je me
suis parfaitement rappelé tout à l'heure la manière dont notre
grand-cousin, M. de Montesclat, nous parla de lui, il y a environ trois
ans, à son retour de Paris. Lui aussi se pique de flonflons, et il nous
dit qu'il n'avait rien entendu de plus parfait dans son voyage qu'un
certain Adriani qui avait chanté, je ne sais plus sur quel théâtre, au
bénéfice de je ne sais plus quoi... Attendez! c'était au bénéfice des
réfugiés italiens. Oui, c'est cela. Triste prétexte ou triste motif, ma
fille, qui prouverait que ce monsieur a des opinions fort contraires à
celles de votre monde!
La marquise parla encore longtemps sur ce ton et démontra par _a_ plus
_b_ qu'un homme, livré à la critique, l'était à l'insulte: en quoi elle
ne se trompait pas beaucoup: mais, comptant pour rien, ignorant même
tout à fait ce que les vocations vraies ordonnent aux artistes de savoir
souffrir, elle fit de subtiles distinctions entre l'honneur du
gentilhomme, qui peut demander raison à un malotru, et celui de
l'artiste, qui ne peut faire tirer l'épée à toute une salle, et qui,
pour recevoir l'aumône des applaudissements, s'expose de gaieté de coeur
à l'outrage des sifflets. Enfin, elle fut logique à son point de vue,
diserte à sa manière, et conclut en suppliant sa belle-fille de lui
faire un serment sur l'Évangile: c'est qu'elle renverrait _l'artiste_ le
lendemain, après lui avoir ôté radicalement la prétention d'être son
mari.


XII

Comme toutes les personnes réfléchies, qui discutent intérieurement,
Laure ne discutait jamais en paroles. Elle laissa couler ce flot de
réprobation sur la tête d'Adriani, auquel elle s'identifiait dans le
sentiment de la résistance; puis, sommée de promettre, elle refusa
nettement.
--Non, maman, dit-elle, jamais! Dans la crise de mes plus mortelles
douleurs, j'ai failli former des voeux qui maintenant détruiraient vos
craintes, mais qui me causeraient des remords. J'aurais volontiers juré,
dans ces moments-là, de n'aimer plus jamais; à présent, je ne suis pas
sûre de ne point aimer. Tant que cette affection sera incertaine et
incomplète, je suis résolue à éloigner l'homme qui me l'inspire; mais,
si, après avoir essayé tour à tour l'effet de sa présence et de son
absence, je me sens capable de m'attacher à lui, certaine de ne
rencontrer jamais un plus digne objet, j'obéirai à mon coeur. Ce sera
pour moi la volonté de Dieu; car, loin d'avoir à me combattre jusqu'à
présent, je ne fais autre chose que de lui demander le bienfait de la
vie, et, si l'amour triomphe de mon abattement, je le recevrai comme on
reçoit la grâce. Voilà ma pensée, voilà mes résolutions; je ne vous
tromperai jamais. Daignez ne voir aucune résistance personnelle contre
vous dans cette résistance de tout mon être à vos opinions.
--Laure! Laure! s'écria la marquise, plus émue qu'elle ne l'avait jamais
été dans une querelle, vous brisez votre vie et la mienne!
Il y avait une sorte de douleur dans son accent. Laure en fut touchée,
et, se jetant à genoux devant elle, elle lui prit les mains:
--Ma chère tante, lui dit-elle, revenant par instinct à l'habitude de
ses jeunes années, ne me retirez pas votre sollicitude, quelque indigne
que je vous paraisse. Dieu m'est témoin qu'en vous combattant je vous
respecte...
--Ah! vous ne m'avez jamais aimée! dit la marquise surprise par un
sentiment de tristesse.
Mais ce fut un éclair rapide; elle reprit, avec la froideur de
l'insinuation obstinée:
--Si vous aviez le moindre attachement pour moi, vous renonceriez à des
chimères plutôt que de m'affliger ainsi!
--Oui, oui, dit la jeune femme toujours à ses pieds, je renoncerais à
des chimères; mais à une certitude, je ne le dois pas. Écoutez-moi comme
une mère; ce sera la première fois de ma vie que j'aurai essayé de vous
attendrir, et, si j'échoue, je n'aurai rien à me reprocher. Vous ne me
connaissez pas, vous ne m'avez jamais connue, ou bien c'est vous qui
n'aimez pas vos enfants et qui ne pouvez sacrifier aucun de vos
principes austères à leur bonheur, à leur existence. Ce n'est point un
reproche que je vous adresse; vous avez la grandeur d'une mère
spartiate!...
--Dites d'une mère chrétienne, répliqua la marquise. Celle des
Macchabées vit torturer ses fils et leur prêcha la vraie foi jusque dans
les bras de la mort.
--Eh bien, connaissez mes souffrances et voyez mon agonie, répondit
Laure avec force; vous ajouterez cette palme à vos triomphes, si vous
restez indifférente et inébranlable. Je me meurs, ma mère, je m'éteins,
je deviens folle ou idiote, si quelqu'un ne me sauve et ne m'impose, par
sa foi et sa volonté, l'amour que je n'ai plus la force de trouver en
moi-même. J'ai trop souffert, voyez-vous! j'ai souffert depuis mon
enfance. Vous n'avez jamais voulu vous douter de cela, vous qui ne
pouvez pas souffrir! Vous n'avez jamais vu que je mourais, enfant, de la
mort de ma mère. Jamais vous n'avez eu une larme pour celle qui était
votre soeur, et cette insensibilité ou cette force faisait de vous, à
mes yeux, un objet d'épouvante, une puissance incompréhensible. Quand
vous me faisiez dire mes prières, à genoux devant vous, comme m'y voilà
encore, les sanglots m'étouffaient. Vous preniez mon mouchoir, vous le
passiez rudement sur ma figure inondée, et vous me disiez:
»--Ne pleurez pas, enfant; c'est mal, puisque votre mère est au ciel!
»Vous aviez raison; mais les enfants ont besoin de tendresse. C'est leur
religion, à eux, et vous m'eussiez fait plus de bien en me pressant sur
votre coeur et en mêlant une de vos larmes aux miennes, qu'en brisant
mes genoux et en écrasant ma sensibilité dans la prière. Vous n'avez
jamais eu pour moi la douce assistance de la pitié, plus féconde,
croyez-moi, que les remontrances du courage. On ne fortifie qu'en
aidant, en prenant sur soi une part du fardeau des affligés. Vous me
laissiez tout porter en me criant:
»--Délivre-toi toi-même!
»Oh! jamais une caresse! jamais une plainte! Aussi n'étais-je pas
exigeante en fait de commisération, et, quand Octave me disait: «Viens
jouer, ma _pauvre_ Laure!» je le suivais sans résistance et je
renfermais ma tristesse pour ne pas la lui faire partager. Tout est là,
voyez-vous! Quand on est aimant, on ne trouve sa propre énergie que dans
le désir de complaire aux autres. Abandonné à soi-même et certain de
souffrir seul, on succombe! Quand on a bien reconnu que les
encouragements de la froide raison n'expriment que l'impatience et la
lassitude de voir souffrir, on apprend à se contenir, on prend
l'extérieur de la résignation, et on se dévore soi-même. Voilà ce que
vous avez fait de moi! un être tranquille et silencieux, qui vit au
dedans et qui est forcé d'éclater ou de périr. Et, pendant mon long
amour pour Octave, n'avez-vous pas travaillé sans relâche à m'ôter le
seul rêve de bonheur auquel je me fusse attachée? C'est votre résistance
qui a fait la force et la durée de cet amour. Pendant mon union avec
lui, vous m'avez vue souffrir d'une terreur affreuse; quelquefois j'ai
osé vous dire:
»--Je crois qu'il ne m'aime pas!
»Il m'aimait pourtant, mais il n'était pas tout entier à l'affection, et
la vie d'intérieur lui était impossible. C'est vous qui l'aviez formé à
ce mépris du foyer domestique, ne redoutant pour lui aucun danger,
n'admettant pas que la société d'un fils ou d'un époux fût nécessaire à
sa mère ou à sa femme! Mes inquiétudes pour sa vie vous faisaient
sourire, et, quant à celles qui avaient son amour pour objet, vous me
répondiez:
»--Il n'a point de maîtresse ailleurs; il a des principes religieux;
donc, il vous aime, et, si vous n'êtes pas heureuse, c'est que vous
rêvez des sentiments romanesques que n'admet point la sainteté du
mariage.
»Eh bien, vous êtes peut-être dans la réalité, vous avez peut-être
l'appréciation juste de la fatalité qui préside aux destinées humaines!
Mais vous acceptez son arrêt sans effort, et, moi, je ne le peux pas;
non, tenez, ma mère, je ne le peux pas! Je ne vous demandais plus qu'une
chose: c'était de me laisser pleurer mon mari toute seule, là, dans un
coin, de savourer ma douleur jusqu'à ce qu'elle fût épuisée. Vous ne
l'avez pas voulu. Dès le lendemain d'une catastrophe effroyable, vous
m'avez reproché d'être sourde aux compliments de condoléance de votre
innombrable famille. Il fallait, au retour de la cérémonie funèbre,
faire les honneurs d'un repas: votre famille avait faim! Puis, tous les
jours, des visites du matin jusqu'à la nuit! Il fallait écouter ces
odieuses questions de l'oisiveté curieuse ou de la pitié sans
délicatesse, entendre vos parents se faire les uns aux autres le récit
de l'événement, l'horrible description des blessures!... Vous pouviez
affronter tout cela et dire à toutes choses: «La volonté de Dieu soit
faite!» Moi, je fuyais, je m'enfermais, j'étouffais mes cris. Toinette
m'a gardée, évanouie ou égarée, des nuits entières. Et, quand je me
traînais dans votre salon, vous ne me pardonniez pas une distraction,
une méprise de nom ou de personne, qui ne pouvait être taxée
d'impolitesse que par des amis sans coeur et des parents sans
entrailles.
»Eh bien, vous m'avez réduite à un tel état de contrainte morale, que je
me suis sentie, un jour, abrutie et comme retombée en enfance. C'est
alors que je me suis éloignée de vous pour respirer, pour tâcher de
reprendre mes esprits. Je n'avais pas de but devant moi; je m'en allais
au hasard. J'ai trouvé sur mon chemin une pauvre maison bien laide qui
m'appartenait, où j'avais le droit de m'appartenir moi-même, de
m'enfermer, de me faire oublier. L'amour d'un homme généreux et tendre
est venu m'y trouver. J'ai cru que je ne pourrais y répondre. Par
respect pour lui, je suis venue reprendre ma chaîne, croyant qu'il
m'oublierait. Il m'a suivie, il est là, il dit que je l'aimerai, il veut
que je l'aime. Il attendra que je le connaisse, que je l'apprécie; il
accepte toutes les épreuves, tous les retards, et je le repousserais
sans l'entendre! et je renoncerais à ma dernière chance de salut!
Pourquoi? Pour ne pas choquer des préjugés que je ne partage pas? Vous
vous trompez cependant en croyant que je suis infatuée d'idées nouvelles
et que je porte de l'exaltation dans ma résistance. Hélas! est-ce que
j'ai des idées, moi? Est-ce que, élevée comme je l'ai été, et ne vivant
d'ailleurs que pour Octave, je me suis jamais demandé ce que c'était
qu'une mésalliance? Jamais je n'ai si bien compris l'injustice et
l'erreur des opinions que vous défendez, que depuis une heure que je
vous écoute. Je ne les eusse peut-être jamais réprouvées si mon coeur,
qui s'éveille et s'agite, ne me faisait entendre des vérités plus
persuasives, plus chrétiennes et plus humaines que les vôtres. Vous me
croyez impie! Non, ma mère, je ne suis pas impie. Je crois autant que
vous à la loi de l'Évangile, mais je la comprends autrement. J'y vois
une doctrine pleine de tendresse, de dévouement et d'humilité, qui
m'ordonne d'aimer autrement qu'en vue des vanités et des ambitions de ce
monde.
Laure s'arrêta, épuisée, et chercha dans les yeux de sa belle-mère
l'émotion qui remplissait son âme et sa voix. Elle n'y trouva qu'une
incrédulité profonde, une sorte de raillerie muette qui était l'athéisme
du fanatisme. Qu'on nous passe cette antithèse, paradoxale en apparence.
Le fanatique n'aime Dieu qu'en Dieu et en dehors de l'humanité. Il
oublie ou il ignore que nous sommes tous formés de son essence, animés
de sa vie, et que, compter pour rien nos malheurs et nos droits, c'est
remettre le _Christ en croix_ dans la personne de l'humanité.
La marquise ne répondit à aucun des reproches de sa belle-fille. Elle
n'en tint aucun compte. Elle les accepta même comme des éloges, comme
une justice qui lui était rendue. En les lui adressant, Laure savait
bien qu'elle n'en serait pas blessée.
Elle n'avait pas non plus espéré la fléchir: elle la connaissait trop
bien. Elle avait voulu s'expliquer, se formuler une fois pour toutes.
La marquise se leva et la laissa à genoux. Laure dut se relever
d'elle-même sans avoir obtenu la plus légère marque de tendresse ou
d'indulgence.
--Vous êtes fort éloquente, ma fille, dit la marquise, et je comprends
le prestige que vous pouvez exercer sur des imaginations vives; mais la
mienne n'est pas de ce nombre, et je ne prends pas le réveil de vos sens
pour un besoin tout à fait divin de votre âme.
--Assez, madame, assez! dit Laure indignée. Ne m'aimez pas, j'y consens;
mais ne m'insultez pas, je ne le mérite point.
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