Adriani - 05

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Il semblait alors qu'elle eût oublié qu'elle était chez elle, et qu'elle
s'imaginât que d'Argères était le maître de la maison et le propriétaire
du piano.
Cet état de choses insolite et bizarre dura plusieurs jours, pendant
lesquels d'Argères, attiré et retenu comme le fer par l'aimant, ne
rentra à Mauzères que contraint et forcé par l'heure et le sentiment des
convenances. Ce peu de jours, qui pouvait avoir dans l'esprit de la
désolée la durée d'un instant comme celle d'une sieste, suffit pour
créer à cette dernière une habitude, un besoin d'entendre d'Argères et
de l'apercevoir à chaque instant, besoin dont elle ne pouvait se rendre
compte, mais qu'elle éprouvait réellement, comme on va le voir.
Vers la fin de la semaine, comme M. Comtois écrivait sur son journal:
«Dieu merci, on s'en va! monsieur m'a dit de redemander ses cravates à
la lingerie,» d'Argères, se sentant gagner par un trouble intérieur
qu'il était encore temps de combattre par la fuite, résolut de ne plus
retourner au Temple et d'aller rejoindre, à Vienne, le baron, dont
l'absence menaçait de se prolonger.
En conséquence, il ordonna à l'heureux Comtois de faire sa malle pour le
lendemain matin, et il s'enferma pour écrire des lettres et mettre en
ordre ses papiers. Il crut devoir adresser à madame de Monteluz quelques
mots d'excuse pour la prévenir que des affaires imprévues l'empêchaient
d'aller prendre congé d'elle; mais il ne put jamais trouver l'expression
respectueuse sans froideur, et affectueuse sans passion. Il déchira
trois fois sa lettre, et il s'impatientait contre le problème qui
s'agitait en lui, lorsqu'on frappa à sa porte. Il cria: _Entrez_, et vit
apparaître Antoinette Muiron.
--Que diable venez-vous faire ici? lui dit-il avec l'espèce de dépit que
l'on éprouve à la pensée d'être vaincu fatalement par un faible
adversaire. Pourquoi quittez-vous votre maîtresse, qui est seule, ou pis
que seule, avec votre maritorne de laitière?
--Monsieur, répondit Toinette sans se troubler d'un accueil si maussade,
je ne suis pas inquiète de madame dans un moment plus que dans l'autre.
Elle n'est pas folle, comme il plaît à votre valet de chambre de le
dire: elle n'a jamais eu l'idée du suicide...
--Et que m'importe ce que pense mon valet de chambre? pourquoi
connaissez-vous mon valet de chambre? pourquoi venez-vous ici le
questionner?
--Je suis venue le questionner sur votre départ, parce que j'ai vu
tantôt dans vos yeux que vous ne vouliez pas revenir.
--Eh bien, après?
--Pourquoi partir demain, monsieur, puisque vous aviez encore une
semaine à nous donner?
--Et pourquoi rester, je vous le demande? La tristesse de madame de
Monteluz se communique à moi et me fait mal; je ne vous l'ai pas caché;
je ne peux en aucune façon l'en distraire...
--Ah! voilà où vous vous trompez, monsieur! Votre musique lui faisait
tant de bien!
--Ma musique, ma musique! Qu'elle prenne un chanteur à ses gages!
--Allons, dit la Muiron avec un sourire de triomphe, c'est un dépit
d'amoureux; je le savais bien!
--Eh bien, ce serait une raison de plus pour me sauver! Et vous qui me
retenez d'une manière si ridicule, pour ne rien dire de plus, quand vous
savez fort bien qu'il n'y a de danger que pour moi, je vous trouve
obsédante, folle, presque odieuse! N'avez-vous pas dit que ce serait
_tant pis pour moi_? Eh bien, allez au diable, et je dirai tant pis pour
vous!
Malgré sa douceur habituelle, d'Argères était irrité. La Muiron le
désarma en fondant en larmes.
--Oui, je suis folle, dit-elle, mais je ne suis pas odieuse! J'aime ma
maîtresse, et je la vois perdue si elle reste ainsi.
--Arrachez-la à cette solitude, dit d'Argères radouci; reconduisez-la
chez ses parents.
--Oui, monsieur, je le ferai; mais ce sera pire. Elle n'aura pas plus de
consolation, et on la tourmentera par-dessus le marché.
--Faites-la voyager!
--Oui, si elle y consentait; mais comment gouverner une personne qui
vous supplie de la laisser tranquille, comme un mourant supplierait le
bourreau de ne pas le torturer?
--Mais que puis-je à tout cela, moi? Rien, vous le savez de reste!
--Qui sait, monsieur? Vous l'avez fait pleurer; c'était déjà un grand
miracle. Depuis ce jour-là, elle est encore plus triste, c'est vrai;
mais elle est aussi moins abattue. Elle vous parle dix fois par jour,
tandis qu'elle passait des quarante-huit heures sans dire un mot. Elle
vous voit, elle vous entend.
--Pas toujours!
--Presque toujours! tandis qu'elle ne m'entendait ni ne me voyait la
moitié du temps. Enfin, elle est tourmentée aujourd'hui, ce soir
surtout; elle ne sait de quoi.
--Ce n'est pas de mon départ? Elle ne s'en doute seulement pas.
--Elle n'a pas remarqué votre manière de lui dire adieu, et pourtant
elle sent que vous la quittez. Quelque chose le lui dit. Elle croit que
ça ne lui fait rien, et ça lui fait du mal.
D'Argères sentit que Toinette était dans le vrai. Il se défendit de plus
en plus faiblement, et finit par prendre son chapeau pour la reconduire.
Dans le vestibule de Mauzères, ils virent Comtois en observation, qui
dit tout bas à Toinette avec un sourire horriblement sardonique:
--Eh bien, monsieur va voir votre malade?
--Oui, monsieur Comtois, répondit Toinette avec aplomb; ne savez-vous
pas que votre maître est médecin?
Comtois, tout étourdi de cette nouvelle, retourna dans l'antichambre et
écrivit sur son journal:
«Je m'en étais toujours douté, monsieur est un homme de peu: c'est un
médecin.»


VI

Narration.
La soirée était attristée par le vent et la pluie, et les sentiers
détrempés rendaient la marche difficile. D'Argères se persuada qu'il
n'accompagnait Toinette que par humanité, et ne parut se rendre à aucune
des raisons qu'elle employait pour retarder son départ. Quand ils furent
à la porte de l'enclos, une sorte de convention tacite les poussa à y
entrer ensemble, tout en parlant d'une manière générale de ce qui les
intéressait l'un et l'autre. Toinette se garda bien de lui faire
observer qu'il franchissait le seuil: il eût pu se raviser. D'Argères
n'eut garde de paraître s'apercevoir de sa distraction: il se serait dû
à lui-même de ne point faire un pas de plus.
Madame de Monteluz passait les soirées assise sur la terrasse: mais la
pluie l'avait fait rentrer. Ils la trouvèrent au salon, sur une chaise
de paille, morne, les bras croisés, les yeux fixés à terre; mais elle
tressaillit contre son habitude, en se voyant surprise, et, se levant:
--Ah! mes amis, s'écria-t-elle, vous ne m'aviez donc pas abandonnée?
Elle pressa la main de d'Argères d'une main tremblante et glacée, et
embrassa Toinette. Deux grosses larmes coulaient lentement sur ses
joues.
--Abandonnée! dit Toinette éperdue. Quelle idée avez-vous eue là! Moi,
vous abandonner!
--Je ne sais pas, répondit Laure, comme honteuse de son effusion, mais
j'ai cru...
Elle étouffa un nouveau tressaillement nerveux, et se rassit brisée.
--Qu'est-ce que vous avez donc cru? lui dit d'Argères, irrésistiblement
entraîné à plier les genoux près d'elle et à reprendre ses mains dans
les siennes.--Voyons, je vous le disais bien, mademoiselle Muiron, vous
avez eu tort de la laisser seule. Elle s'est effrayée de la nuit, de
l'isolement, du silence. Elle a eu froid, elle a eu peur.
Et d'Argères, prenant à Toinette le burnous de laine blanche qu'elle
apportait, en enveloppa Laure et laissa quelques instants ses bras
autour d'elle comme pour la réchauffer. Dans cette amicale étreinte,
l'artiste s'aperçut ou ne s'aperçut pas qu'il mettait toute son âme. Il
était vaincu par son propre entraînement; il ne songeait plus à
interroger le sphinx. Si la vie eût tressailli dans ce marbre, il ne
l'eût pas senti, tant il était agité lui-même. Il se trouvait envahi par
la passion, mais envahi tout entier, comme le sont les belles natures,
qui n'ont pas besoin de dompter leur ivresse, parce que leur amour est
tout un respect, tout un culte. Ceux-là seuls qui n'aiment pas
complétement craignent de profaner leur idole par quelque audace. Ils
sont impurs, puisqu'ils craignent de communiquer l'impureté.
D'Argères ne sentit rien de semblable au fond de sa pensée. Laure
restait dans ses bras, immobile et chaste, mais elle le regardait avec
un doux étonnement où n'entrait aucun effroi.
--Elle m'aimera, se dit d'Argères, si elle peut encore aimer; car je
l'aime, et, par là, je la mérite. Si elle m'aime, elle croira en moi,
elle m'appartiendra.
Dès ce moment, il fut calme. Laure n'avait peut-être pas senti son
étreinte, mais elle l'avait remarquée et ne l'avait pas repoussée. Elle
était à lui, sinon par l'amour, au moins par l'amitié, puisqu'elle avait
foi en lui. Étrangère aux alarmes d'une fausse pudeur, défendue de tout
danger auprès d'un homme de bien par la vraie pudeur de l'âme, elle
acceptait son intérêt et ses consolations sans les avoir provoqués
volontairement. Un sentiment noble, quel qu'il fût, ardent ou fraternel,
les unissait donc déjà, grâce aux souveraines révélations des grands
instincts. Aucune amertume, aucune feinte réserve, ne pouvait plus
trouver place dans leurs relations.
--Allez-vous-en, dit d'Argères à Toinette après qu'elle eut servi le
thé. Je veux lui parler.
--Comment! monsieur, dit Toinette effarée, je vous gêne?
--Oui, parce que vous ne me comprendriez pas. Je veux être seul avec
elle. Entendez-vous! je le veux.
Elle sortit consternée, se disant qu'elle avait amené le loup dans la
bergerie, et retombant dans une de ces alternatives où son caractère,
mêlé de poésie et de prose, la jetait sans cesse: oser et trembler.
D'Argères présenta le thé à madame de Monteluz; il la fit asseoir sur le
moins mauvais fauteuil qu'il put trouver; il lui mit un coussin sous les
pieds, et, s'y agenouillant:
--Faites un grand effort sur vous-même, lui dit-il sans préambule et
avec une conviction hardie. Écoutez-moi et répondez-moi.
Toujours étonnée, mais silencieuse, elle lui répondit avec les yeux
qu'elle s'y engageait.
--Qu'est-ce que vous avez cru, ce soir, en vous trouvant seule?
--Ai-je cru quelque chose?
--Oui, vous avez commencé cette phrase: «J'ai cru...» Il faut l'achever.
--Je ne me souviens plus.
--Souvenez-vous! dit d'Argères.
Elle ferma les yeux comme pour regarder en elle-même, puis elle lui
répondit:
--J'ai cru que j'étais complétement délaissée.
--Par qui?
--Par vous deux. Par vous, c'était tout simple, et je ne pouvais ni m'en
étonner ni m'en plaindre; mais par Toinette... je n'y comprenais rien...
Attendez! Oui, j'étais sous l'empire d'un mauvais rêve.
--Est-ce que vous avez dormi?
--Je ne crois pas. Je rêve aussi bien quand je suis éveillée que quand
je dors; et, d'ailleurs, je ne distingue pas toujours bien ma veille de
mon sommeil... Ah çà! ajouta-t-elle après une pause inquiète, est-ce que
vous ne savez pas que je suis folle?
--Pourquoi me retirez-vous vos mains? dit d'Argères frappé de son
mouvement.
--Parce que l'on ne s'intéresse pas aux fous, je le sais. Quelque doux
et soumis qu'ils soient, on en a peur. Si donc vous ne connaissez pas ma
situation, si Toinette ne vous a pas dit que j'étais une sorte d'idiote
tranquille, privée de mémoire et incapable de suivre un raisonnement, il
faut que vous le sachiez.
--Pourquoi?
--Parce que je vois bien que vous me portez un généreux intérêt, et que
je ne veux pas en usurper plus que je n'en mérite.
--Vous méritez tout celui dont je suis capable, si votre mal moral est
involontaire. Là est la question; confessez-vous.
--Me confesser? dit madame de Monteluz, dont la figure s'assombrit; et
pourquoi donc?
--Pour que je sache si je dois vous aimer.
--M'aimer! moi? s'écria-t-elle en se levant avec effroi. Oh! non!...
Jamais, personne, entendez-vous bien!
--Est-ce que vous croyez que je vous demande de l'amour? dit d'Argères.
Pourquoi cette frayeur?
--C'est une frayeur d'enfant imbécile, si vous voulez, dit-elle en se
rasseyant; mais, pour moi, le mot aimer est un mot terrible; et, quand
quelqu'un auprès de moi le prononce... Non! non! je ne veux pas
seulement que Toinette me dise qu'elle m'aime! Aimer un être mort, c'est
affreux! je sais ce que c'est!
--Alors, vous voulez seulement qu'on vous plaigne? Vous n'acceptez,
comme vous dites, que la pitié?
--Pourquoi la repousserais-je? C'est un bon, un divin sentiment, qui
fait encore plus de bien à ceux qui l'éprouvent qu'à ceux qui en sont
l'objet. Je sens cela en moi-même quand je m'aperçois que j'oublie mon
mal auprès des autres malheureux.
--Si vous connaissez encore la pitié, vous êtes encore capable d'aimer,
car la pitié est un amour.
--Un amour général qui ne s'attache pas à un seul être au détriment de
tous les autres. Voilà celui que j'accepte, et que je peux payer par la
reconnaissance.
--Cela est très-logique, dit d'Argères en souriant pour cacher l'effroi
que lui causait la fermeté de son accent; et, pour une personne idiote
ou folle, c'est assez puissant de raisonnement. Puisque vous êtes si
lucide, résumons-nous. Vous ne voulez pas être aimée à l'état
d'individu, mais secourue et consolée par des charités toutes
chrétiennes, parce que vous ne valez pas la peine qu'on se consacre à
vous en particulier. Pourtant, si Toinette s'absente une heure ou deux,
vous êtes inquiète, vous vous affligez.
--Oui, je suis faible, mais je ne suis pas injuste; je ne lui adresse,
ni des lèvres ni du coeur, aucun reproche.
--Mais pourtant sa vie entière est absorbée dans la vôtre, et vous
acceptez ce dévouement. Donc, vous pouvez faire exception à votre
rigidité d'abnégation en faveur de quelqu'un, et vous sentez bien que ce
quelqu'un vous aime.
--Ah! monsieur, même de la part de Toinette, qui m'a élevée, qui s'est
fait, de me soigner, une habitude impérieuse et un devoir jaloux, cela
me cause des remords. Vous avouerai-je...? Oui, vous voulez que je me
confesse! Eh bien, il y a des heures, des jours entiers où ce remords
est si poignant, où je suis si révoltée contre moi-même d'accaparer
ainsi, au profit de ma misérable demi-existence, le dévouement d'une
personne qui a le droit et le besoin d'exister pour elle-même; enfin, je
me fais quelquefois tellement honte et aversion, que j'ai des pensées de
suicide et que j'y céderais si je ne craignais de laisser des remords
imaginaires à cette pauvre fille. Alors, voyez-vous, il me prend des
envies sauvages de la fuir, de fuir tout le monde, de n'être plus à
charge à personne... Ah! si je savais un désert que je pusse atteindre
en liberté! Celui-ci m'a affranchi de la souffrance de mes proches; mais
déjà on me réclame, on me rappelle... et il n'est d'ailleurs pas assez
profond, puisque m'y voilà avec Toinette qui m'aime, et vous qui parlez
de m'aimer.
--Le raisonnement est inattaquable, pensa d'Argères, qui l'écoutait sans
dépit, parce qu'il voyait en elle une sincérité complète. Je ne vaincrai
pas sa douloureuse sagesse. Voyons si les entrailles sont muettes et si
tout instinct d'affection humaine est éteint pour jamais.
Il se leva en silence, lui baisa la main, et sortit. Toinette était sur
le palier, essayant de voir et d'entendre.
Il la repoussa avec autorité et resta quelques instants seul et attentif
au moindre bruit.
--Que Dieu me pardonne de la torturer peut-être! pensa-t-il en collant
son oreille à la porte. Ce sera son salut.
Il entendit enfin un brusque sanglot et rentra vivement. Laure s'était
laissée tomber assise sur ses genoux, les mains pendantes, les cheveux
dénoués, des larmes sur les joues, dans une attitude de Madeleine au
désert. Elle était si belle dans sa douleur, qu'il en fut ébloui. Il eût
osé baiser ses larmes s'il eût été certain, dans le premier moment, de
les avoir fait couler.
Mais le sphinx resta muet. Elle se releva précipitamment en voyant
d'Argères à ses côtés, et parut croire qu'elle s'était trompée en
pensant qu'il la quittait pour toujours.
--Que faisiez-vous là à genoux? lui dit tristement d'Argères un peu
découragé.
--Je priais, dit-elle.
--Et que demandiez-vous à Dieu?
--De vous donner du bonheur et de me faire bientôt mourir, répondit-elle
d'un ton de candeur angélique.
--Mourir! reprit d'Argères abattu. Oui, c'est le refuge des âmes glacées
qui ne veulent plus aimer.
--Dites qui ne peuvent plus! Écoutez, ne me croyez pas si lâche que de
ne pas avoir lutté. Ne me jugez pas comme fait ma belle-mère, qui me dit
que je nourris ma douleur parce que j'aime ma douleur. Non, non,
personne n'aime la souffrance! tous les êtres la fuient. J'ai voulu,
j'ai souhaité guérir; je le voudrais encore si j'espérais en venir à
bout. J'ai obéi à toutes les prescriptions physiques et morales. J'ai
écouté le prêtre et le médecin. J'ai recouvré la santé du corps, et
croyez bien que ce n'est pas sans peine et sans un mortel ennui que j'ai
pu suivre un régime et consacrer du temps à me cultiver comme une plante
précieuse, quand je me sentais pour jamais privée de soleil et de
parfums. On me disait: «Guérissez le corps, la santé morale reviendra.»
Quelle santé morale? La résignation? On en a de reste devant les maux
accomplis et sans remède. La soumission aux volontés de Dieu? Comment
pourrais-je me révolter contre ce qui m'a écrasée? Tenez, on succombe à
cette guérison-là. Elle s'est faite en moi, et pourtant j'entre toute
vivante dans les ténèbres de la mort. Je me porte bien et je perds mes
facultés. Ma volonté m'échappe, mes forces intellectuelles s'émoussent.
Je ne souffre même plus, je m'ennuie!
--Alors, dit d'Argères profondément attristé, vous ne voulez plus
lutter? Vous n'essayerez plus rien pour sauver votre âme?
--Je n'ai pas dit cela, reprit-elle, je ne le dirai jamais. Je crois à
la bonté sans bornes de Dieu; mais je crois aussi à nos devoirs sur la
terre. Jusqu'à mon dernier jour de lucidité, je me défendrai de mon
mieux contre les vertiges qui m'envahissent. Vous voyez bien que je le
fais; vous exigez que je parle de moi, et j'en parle! C'est pourtant la
chose la plus difficile et la plus pénible que je puisse me commander à
moi-même.
--Vous avez raison de le faire, et je ne veux pas vous en remercier. Ce
n'est pas pour moi que vous le faites: c'est pour vous; dites avec
vérité que c'est pour vous!
--C'est pour ma famille, qui est contristée, humiliée et scandalisée de
ma situation d'esprit; c'est surtout pour cette pauvre fille qui me
sert, qui ne m'a jamais quittée, qui a ses travers, je le sais, mais
dont l'affection et la patience effacent toutes les taches devant Dieu
et devant moi; c'est pour vous en cet instant! pour vous à qui je ne
veux pas léguer, pour remercîment de quelques jours de commisération,
l'exemple d'un abandon de moi-même, qui pourrait, si jamais vous êtes
malheureux, vous faire croire à l'abandon de Dieu envers ses créatures.
--Ainsi ce n'est pas pour vous-même?
--Pour moi?... Ah! monsieur, vous ne savez pas une chose effrayante...
Non, je ne veux pas vous la dire.
--Dites-la! s'écria d'Argères, dont la passion croissante s'armait d'une
volonté capable d'exercer une sorte d'ascendant magnétique.
--Eh bien, répondit-elle, le suicide moral a de plus grands attraits
encore que le suicide matériel, si on s'y laissait aller... Il y a dans
l'oubli de la réalité, dans le rêve du néant, dans le trouble de la
folie, un charme épouvantable qui semble parfois la récompense et le
soulagement promis aux violentes douleurs longtemps comprimées!
--Taisez-vous! dit d'Argères; cette pensée doit vous faire frémir. Elle
est impie; chassez-la de votre coeur à jamais; craignez qu'elle ne soit
contagieuse pour ceux qui vous comprendraient!
--Oui, vous avez raison! répondit-elle vivement en lui saisissant le
bras comme si elle eût craint, cette fois, de rouler dans un abîme
ouvert sous ses pieds. Vous avez raison! vous avez une âme vraiment
croyante, vous! vous me parlez comme un père... vous me faites du bien,
c'est là ce qu'il faut me dire! Et quoi encore? Parlez-moi, vous me
faites du bien!
--Si cela est, s'écria d'Argères en la saisissant dans ses bras et en
l'y retenant, vous êtes sauvée, je le jure devant Dieu! Restez là, sans
honte, sans crainte, et reposez cette tête malade sur un coeur plein de
jeunesse cl de force! Fiez-vous à moi qui ne vous demande rien et qui ne
pourrais rien vouloir de vous que ce que vous ne pouvez pas me donner,
une affection complète et absolue. Fiez-vous entièrement, Laure; je suis
trop fier pour songer à égarer l'esprit d'une femme comme vous; je me
respecte trop moi-même pour ne pas vous respecter. Votre pudeur alarmée
en ce moment me serait une injure mortelle. Écoutez-moi donc et
croyez-moi. Ce n'est pas moi, un inconnu, un passant qui vous parle:
c'est quelque chose qui est en moi et qui me commande de vous parler;
quelque chose de supérieur à votre volonté et à la mienne; c'est la voix
de l'amour même qui remplit mon sein et qui déborde, mais sans délire,
sans effroi, sans hésitation. Laure, je vous aime. Je pourrais vous
cacher que c'est une passion qui m'envahit, vous offrir seulement, pour
vous tranquilliser, une amitié douce et fraternelle. Je vous tromperais;
ce serait un plan de séduction, ce serait infâme. Il faut que vous
acceptiez mon amour pour accepter mon amitié, car l'amitié est dans
l'amour vrai, et, si l'un vous effraye, l'autre vous est nécessaire.
Vous voulez guérir, vous voulez ne pas perdre la notion de Dieu, ni le
titre sacré de créature humaine. Arrière donc l'abîme décevant de la
folie! Qu'il soit à jamais fermé! Oubliez que vous y avez plongé un
regard coupable. Ayez la volonté; respectez-vous, aimez-vous vous-même,
voilà tout ce que je vous demande, tout ce que je prétends vous
persuader en vous aimant. Ne vous inquiétez pas, ne vous occupez pas de
moi; ne voyez en moi que le médecin sérieux de votre noble intelligence
ébranlée. Je ne veux pas souffrir de mon rôle: j'ai la foi. Quand même
je souffrirais, d'ailleurs! Je ne suis pas sans courage, et je vous dis
pour vous rassurer: Sachez que je souffrirais davantage si je vous
quittais maintenant.
Il lui parla encore avec effusion et trouva l'éloquence du coeur pour la
convaincre. Elle l'écouta sans lui imposer silence, sans relever sa
tête, qu'il avait attirée sur son épaule, sans exprimer, sans ressentir
le moindre doute sur la sincérité et la force du sentiment qu'il
exprimait. Il y eut même un instant où, bercée par le son de sa voix,
elle ferma les yeux et l'entendit comme dans un rêve. D'Argères avait
gagné en partie la cause qu'il plaidait: elle avait foi en lui.
Mais elle ne pouvait retrouver si vite la foi en elle-même, et, se
relevant doucement, elle lui dit avec un sourire déchirant:
--Oui, vous êtes grand, vous êtes vrai, vous êtes jeune, pur et bon.
J'accepte de vous la sainte amitié; je voudrais pouvoir accepter le
divin amour! Eh bien, je me suis interrogée en vous écoutant, et chacune
de vos paroles m'a éclairée sur moi-même. Je ne peux pas accepter une si
noble passion, et, pour qu'elle s'efface en vous, pour que l'amitié
seule me reste, il faut que nous nous quittions pour longtemps. Vous
souffririez près de moi de me sentir indigne d'être si bien aimée. Oui,
oui! je sais ce que vous souffririez de la disproportion de nos
sentiments. Ah! ceux qui se laissent aimer...
--Que voulez-vous dire?
--Rien; ne m'interrogez pas; ne réveillons pas ma mémoire; ne songeons
pas trop non plus à l'avenir. J'ai peur de tout ce qui n'est pas le
moment où je vis. Je vis si rarement! En ce moment-ci, je vis, grâce à
vous; je crois au tendre intérêt, aux sollicitudes infinies, à l'immense
dévouement; cela suffit à me faire un bien immense. Soyez donc béni, et
que le côté le plus sublime de votre attachement pour moi soit satisfait
et récompensé. Je peux vous dire que je guérirai peut-être, ou tout au
moins que je veux, que je désire guérir. Voilà tout le baume que, quant
à présent, vous pouvez verser sur ma blessure. Davantage serait trop.
J'y succomberais peut-être. Je n'ai pas la force de regarder le ciel,
moi dont les yeux ne peuvent pas même supporter l'ombre. Je deviendrais
aveugle; j'éclaterais comme l'argile à un feu trop ardent. Quittez-moi,
et dites-moi seulement que ce n'est pas pour toujours! Toujours! c'est
une idée affreuse, c'est comme la mort! Quand j'ai cru, ce soir, que je
ne vous reverrais plus... je l'ai cru deux fois: d'abord dans une sorte
d'hallucination, pendant que Toinette s'était absentée, et puis tout à
l'heure avec une lucidité plus cruelle, quand vous êtes sorti... eh
bien, dans ma frayeur, je vous pleurais... car je vous aimais, et je
vous aime! oui, autant que je peux aimer maintenant! Ne vous y trompez
pas, c'est peu de chose, au prix de ce que vous m'offrez. C'est un
mouvement égoïste, comme celui de l'enfant qui s'attache à un secours,
sans être capable de rendre la pareille. Vous ne devez pas consacrer
votre vie, pas même une courte phase de votre vie, à un être frappé de
la plus funeste ingratitude, celle qui s'avoue et ne peut se vaincre.
Quand même vous en auriez l'admirable courage, je refuserais, moi! car
je me prendrais en horreur, et mon scrupule deviendrait intolérable.
Adieu, adieu! quittez-moi, oubliez-moi quelque temps; vivez! Si je
guéris, si je me sens renaître, ne fussé-je digne que de l'amitié que
vous m'aurez conservée, je vous la réclamerai. Vous êtes trop parfait
pour n'avoir pas inspiré déjà d'ardentes amours. Elles n'ont pourtant
pas été à la hauteur de votre âme, puisque vous n'avez aucun lien qui
vous ait empêché de m'offrir cette âme dévouée; mais c'est, dans votre
destinée, une lacune qui sera comblée promptement. Mal ou bien, vous
serez encore récompensé mieux que par moi, jusqu'à l'heure où vous
rencontrerez la femme entièrement digne de vous. Cette pensée ne trouble
pas l'espérance que je garde de vous retrouver, et d'être pour vous
quelque chose comme une soeur respectueuse et tendre.
Tel fut le résumé, souvent interrompu, des réponses de Laure. En la
trouvant si nette dans ses idées et si fortement retranchée dans une
humilité douloureuse, l'artiste s'affligea plus d'une fois, mais il ne
désespéra pas un instant. Il repoussait l'idée d'une séparation; il
refusait l'épreuve de l'absence. Il sentait bien que l'amour se
communique par la volonté. Si Laure n'était pas de ces organisations
débiles qui en ressentent et en subissent la surprise physique, elle
n'en était que mieux disposée à comprendre et à partager une passion
complète et vraie. C'était une femme dont il fallait d'abord posséder le
coeur et l'esprit. D'Argères n'était pas au-dessous d'une telle tâche.
Il ne voulut pas augmenter l'effroi qu'elle avait d'elle-même et promit
de se soumettre à toutes ses décisions; mais il demanda deux ou trois
jours avant d'en accepter une définitive, et il fut autorisé à revenir
le lendemain matin.


VII

Le même soir, en rentrant, d'Argères écrivit la lettre suivante:
«Laure, je suis bien heureux! vous croyez en moi. Vous n'avez admis
aucun doute sur ma loyauté. Vous m'avez rendu bien fier, bien
reconnaissant envers moi-même. Jamais je n'ai senti si vivement le prix
d'une conscience _sans peur et sans reproche_.
»Vous m'avez rempli d'orgueil pour la première fois de ma vie. Oui,
vraiment, voici la première fois que j'obtiens une gloire qui m'élève
au-dessus de moi-même. C'est que vous êtes une femme unique sur la
terre. Est-ce la nature ou la douleur qui vous a faite ainsi? Personne
ne vous ressemble. Vous subjuguez comme en dépit de vous-même. Vous
ignorez, non pas seulement la puérile coquetterie de votre sexe, mais
encore la légitime puissance de votre beauté physique et morale. Vous
êtes humble comme une vraie chrétienne, naïve comme un enfant, simple
comme le génie. Je ne sais encore quel génie vous avez, Laure: peut-être
aucun que le vulgaire puisse apprécier; mais vous avez celui de toutes
choses pour qui sait vous comprendre. Vous avez surtout celui de
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Next - Adriani - 06
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