Adriani - 07

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souffrante pour garder la chambre, elle si matinale et si active dans sa
lenteur inquiète. Peut-être aussi était-ce un symptôme rassurant pour sa
guérison morale. Le calme n'est-il pas la santé de l'âme?
Toinette, contre sa coutume, ne vint pas à la rencontre d'Adriani. Le
jardin était désert, la maison fermée. Il se hasarda à frapper
doucement: rien ne bougea. Il fit le tour et trouva toutes les portes,
toutes les fenêtres closes. Il chercha Mariotte, l'unique habitante des
bâtiments extérieurs. Elle battait son beurre avec autant de
tranquillité que le premier jour où il lui avait parlé.
--Madame n'est pas levée? lui dit-il.
--Pas que je sache, répondit-elle.
--Et Toinette?
--Ma foi, je ne l'ai pas encore vue. Faut qu'elle ait mal dormi, et
madame pareillement.
--Vous n'avez donc pas encore pu remettre ma lettre?
--Non, monsieur; la voilà avec votre louis d'or, sur le bord de l'auge à
ma vache. Prenez-les, puisque vous allez voir madame vous-même, et
peut-être avant moi.
Adriani reprit la lettre et laissa le louis.
--Eh bien, et ça? dit Mariotte.
--C'est pour vous.
--Pour moi? Tiens, pourquoi donc?
Adriani était déjà sorti du cellier et retournait vers la maison. Tout à
coup une idée le frappa. Il revint sur ses pas.
--Mariotte, dit-il à la fille au front bas, qui examinait son louis en
riant toute seule et très-haut, à quelle heure mademoiselle Muiron vous
a-t-elle donc remis cette lettre pour moi?
--Ma foi, monsieur, elle m'a réveillée au beau milieu de la nuit pour me
dire que, sitôt levée, il faudrait vous la porter. Je ne sais pas quelle
heure il faisait, mais le jour ne se montrait point du tout.
Adriani fut effrayé de cette circonstance. Ou Laure avait été grièvement
malade dans la nuit, ou le billet avait été écrit d'avance pour
retarder, pour éviter peut-être l'entrevue promise.
Il attendit deux mortelles heures dans l'enclos. Son inquiétude devint
de l'épouvante. Il entendit enfin du bruit dans la maison. Il chercha
une porte ouverte, et vit Mariotte sur celle de la cuisine. Elle riait
encore toute seule.
--Qu'avez-vous à rire? lui demanda-t-il; ne craignez-vous pas de
réveiller madame?
--Ah bah! fit la grosse fille; je la croyais levée. Est-ce que vous ne
l'avez pas encore vue? Est-ce qu'elle n'est point descendue au jardin?
--Non, j'en viens. Mais Toinette est debout, sans doute?
--Je ne sais pas.
--Avec qui parliez-vous donc tout à l'heure?
--Avec mes louis d'or, monsieur. Dame! on n'en a pas souvent six dans sa
poche. «C'est donc le rendez-vous des or! que je me disais. Madame qui
m'en fait donner cinq, cette nuit...»
--Elle vous a fait payer vos gages, cette nuit?
--Oh! bien plus que mes gages, qui sont de...
--N'importe. Comment vous a-t-on remis cela? à quelle heure?
--Quand je vous dis que je n'en sais rien. Il faisait nuit noire.
Mademoiselle Muiron m'a remis sa lettre pour vous, et puis elle a mis
cet or-là, qui était dans du papier, sur la chaise à côté de mon lit, en
me disant: «Mariotte, je viens de faire mes comptes. Je vous apporte
votre dû et un petit cadeau de madame, parce qu'elle a été contente de
vous.» Là-dessus, j'ai dit: «C'est bien,» et je me suis rendormie sur
l'autre oreille sans ouvrir le papier.
--Mais c'est un départ ou un testament! s'écria Adriani, à qui une sueur
froide monta au front.
Et il s'élança dans la maison.
--Ah! mon Dieu, monsieur, vous me faites peur! dit Mariotte en le
suivant. Est-ce que madame se serait fait mourir?
Adriani parcourut le rez-de-chaussée. Il trouva le salon comme il
l'avait laissé la veille. On ne l'avait pas rangé. Le coussin qu'il
avait placé lui-même sous les pieds de Laure était toujours près du
fauteuil, et le fauteuil près de la cheminée, où il avait fait brûler
les pommes de pin pour réchauffer l'atmosphère salpêtrée de
l'appartement. Le piano était ouvert. Les bougies avaient brûlé jusqu'à
la bobèche.
Mariotte avait été frapper à la chambre de Toinette. Personne n'avait
répondu. Elle y était entrée. Le lit était défait, les armoires ouvertes
et vides. Adriani, à cette nouvelle, envoya Mariotte frapper chez madame
de Monteluz. Même silence; mais Mariotte ne put entrer: on avait emporté
la clef de la chambre. Adriani, terrifié, enfonça la porte: même vide,
même désertion que chez Toinette.
--Où mettait-on les malles, les cartons de voyage? dit-il à la servante.
--Là, répondit-elle en entrant dans le cabinet. Ils n'y sont plus;
madame est partie!
Ce mot tomba sur le coeur de l'artiste comme une montagne. Il entendit
bourdonner dans ses oreilles comme un beffroi sonnant les funérailles
d'un monde écroulé. Il s'assit sur la dernière marche de l'escalier, la
tête dans ses mains, tandis que la paysanne insouciante se mettait à
balayer philosophiquement les corridors.


IX

Il nous est bien permis de soulever le voile qui couvrait les sentiments
intimes de notre héroïne. Mais, pour les faire bien comprendre, il faut
retracer brièvement l'histoire de ces mêmes sentiments avant l'époque où
Toinette raconta à d'Argères-Adriani les événements de la vie de sa
maîtresse.
Quand nous disons notre héroïne, c'est pour rester classique dans cette
très-simple histoire; car Laure de Larnac n'était rien moins que ce
qu'on entend, en général, par une nature d'héroïne de roman. Elle
n'était nullement romanesque, et l'imagination, qui jette dans les
aventures et dans la vie exceptionnelle, n'était pas le moteur de ses
volontés ni de ses actions.
Elle était cependant poëte, en ce sens qu'elle était toute poésie, et
Adriani avait trouvé le vrai mot pour la peindre: elle avait l'aspect
tranquille et puissant d'une muse rêveuse. Mais sa rêverie perpétuelle,
même dans le temps où elle vivait sans douleur, était une sorte d'extase
d'amour, une absorption constante dans la plénitude du coeur. Il est des
êtres ainsi faits, des êtres extraordinairement intelligents, qui ne
sont intelligents que parce qu'ils sont aimants. Constatons-le, au
risque de tomber dans l'esprit critique de notre siècle et de disséquer
un peu trop l'être humain: le sentiment et la pensée, l'affection, la
raison, l'imagination deviennent une seule et même faculté dans leur
action sur une âme saine; mais l'initiative appartient toujours à l'un
de ces principes, et, pour parler tout simplement, les plus belles
natures, selon nous, sont celles qui commencent par aimer, et qui
mettent ensuite leur sagesse et leur poésie d'accord avec leur
tendresse.
Laure, intelligente et forte, n'avait pas seulement besoin d'aimer.
Enfant, elle avait pleuré sa mère avec un désespoir au-dessus de son
âge. L'amitié de son cousin Octave, enfant comme elle, avait été son
refuge.
Elle l'avait chéri comme si l'esprit de cette mère eût passé en lui. De
là une habitude et une nécessité d'aimer Octave qui eurent quelque chose
de fatal et auxquelles les forces de la puberté ne changèrent et
n'ajoutèrent rien de sensible pour elle-même.
Qu'était-ce qu'Octave? Toinette l'avait dit: un enfant beau et bon, qui
aimait autant que cela lui était possible; mais ce possible pouvait-il
se comparer à la puissance de Laure? Nullement. La vie physique jouait
un rôle trop prononcé dans cette organisation de chasseur antique. La
divinité pouvait s'éprendre de lui, il l'admirait sans la comprendre. Il
était content d'être saisi et enlevé par elle; mais il restait chasseur.
Ce fut la légende d'Adonis, que la déesse ravissait la nuit dans ses
sanctuaires, mais qui, au lever du jour, retournait aux bêtes des bois:
«Et il y retourna si bien, comme disent les bonnes gens, qu'il y trouva
la mort.»
L'obstination de la préférence dont il fut l'objet s'explique par
l'absence. Laure, arrachée à son compagnon d'enfance, en fit un amant
dans son âme, dès qu'elle eut compris l'impossibilité sociale de se
consacrer à son _frère_, à moins qu'il ne devînt son époux. Elle
n'hésita pas un instant, et, jusqu'au jour de l'hyménée, elle ignora que
le rôle d'épouse ne fût pas identique à celui de soeur.
Les transports de la passion d'Octave, suivis d'invincibles accablements
d'esprit, eussent dû jeter quelque soudaine clarté dans l'esprit de
Laure. Elle ferma instinctivement les yeux, et son exquise chasteté ne
comprit jamais que l'amour des sens n'est qu'une des faces de l'amour.
Elle crut à une inégalité de caractère qu'elle accepta avec son
inaltérable douceur, résultat d'un magnifique équilibre dans sa propre
organisation. Mais, peu à peu, elle s'effraya mortellement de ces
lacunes dans les soins de son mari. Octave était une espèce de sauvage
inculte et _incultivable_. Les talents et l'intelligence de sa femme lui
inspiraient un respect naïf, une vanité de paysan qui écarquille les
yeux en voyant sa petite fille lire et écrire; mais il eût vainement
essayé de comprendre et de sentir; il n'essaya point.
Laure n'eut point le sot amour-propre de s'en trouver blessée. Quand
elle le voyait s'endormir auprès de son piano, elle continuait à le
contempler et jouait comme sur du velours, ou chantait de la voix d'une
mère qui berce son enfant. Si Toinette, qui était imprudemment
épilogueuse dans ses jours de gaieté, lui disait: «Hélas! madame, à quoi
bon avoir appris tant de belles choses?» elle lui répondait avec un
sourire d'ange: «Cela sert peut-être à lui donner de jolis rêves!» Mais
elle voyait bien que l'inaction était le supplice de son jeune mari, et
que, faute de pouvoir remplir, seulement une heure, une occupation
intellectuelle quelconque, il lui fallait remplir toutes ses journées de
mouvement et d'émotions physiques.
Soumis et dévoué d'intention, Octave eût sacrifié ses goûts à la société
de sa femme. Il le tenta même dans les premiers jours de leur union, en
la voyant étonnée jusqu'à la stupéfaction devant le besoin qu'il
éprouvait de la quitter; mais ce changement d'habitudes le rendait
malade. Il devenait bleu quand il n'était pas au grand air, et il n'y en
avait pas assez, même dans un jardin, pour nourrir ses vastes poumons.
Il lui fallait le vent de la course et le sommet des montagnes.
Le jour où, en le voyant partir aux premiers rayons du soleil, elle lui
dit le coeur serré: «Je ne te reverrai donc pas avant la nuit?» il
s'étonna de lui-même, et lui répondit:
--C'est vrai, au fait! Viens avec moi. Nous ferons une petite chasse
tranquille, et nous ne nous quitterons pas.
Pendant une semaine, Laure essaya de le suivre à cheval; mais elle
reconnut bientôt que, même en ne lui imposant pas la chasse tranquille,
même en supportant de la fatigue et affrontant des dangers, elle le
gênait sans qu'il s'en rendît compte. Le vrai chasseur aime à être seul.
Ses plus doux moments sont ceux où il quitte ses compagnons et savoure
ses périls, ses découvertes, ses ruses, son obstination, son adresse,
sans en partager avec eux l'émotion. Le chasseur le plus positif goûte
un charme particulier dans le mystère des bois, dans l'indépendance
absolue de ses mouvements, de ses fantaisies, de ses haltes. C'est son
art, c'est sa poésie, à lui.
Laure comprit cela et ne le suivit plus. Octave, que les cris étouffés
de sa femme retenaient au bord des abîmes, se sentit soulagé d'un grand
poids quand il put s'abandonner de nouveau à sa force, à son adresse et
à sa témérité peu communes. Laure ne songea pas seulement à lui adresser
un reproche: pourvu qu'il fût heureux, elle ne s'inquiétait pas
d'elle-même; mais elle sentit involontairement l'ennui et la tristesse
de l'abandon. Elle combattit cette langueur. Elle cultiva ses talents,
elle s'adonna aux soins de l'intérieur, elle s'initia même à ses
affaires, qu'Octave n'eût jamais su gouverner. Elle remplit ses journées
d'une activité qui eût préservé de la réflexion une tête plus vive, mais
qui ne put remplir le vide de son coeur. Il lui eût fallu la présence
assidue de l'être aimé. Elle avait passé avec courage loin de lui les
années de l'adolescence, aspirant avec une foi naïve à l'avenir qui la
réunirait à lui sans distraction, sans partage, sans défaillance de
bonheur. Elle avait quitté Paris et le monde avec joie, à l'idée de
s'absorber dans le calme des félicités infinies, et elle se trouvait
vivre en tête-à-tête avec une belle-mère qui l'estimait sans la
comprendre et qui l'honorait sans l'aimer. Madame de Monteluz, la mère,
était un de ces êtres froids, convenables, honnêtes, qui, par esprit de
justice, ne veulent pas troubler violemment le bonheur des autres, mais
qui, par insensibilité de caractère, ne peuvent ni l'augmenter ni en
adoucir la perte.
Laure était donc accablée d'un malaise moral dont elle ne se rendait pas
bien compte à elle-même. Octave ne s'en doutait seulement pas. Il
trouvait cette façon de vivre toute naturelle. Il avait été élevé par sa
mère dans l'idée que les hommes ne doivent pas encombrer la maison, et
que les femmes aiment à se livrer aux soins domestiques sans subir le
contrôle de ces désoeuvrés. Il faisait comme avait fait son père: il
vivait dehors pour ne pas gêner les femmes, et il ne pouvait se défendre
de les trouver gênantes à la promenade. Quand il ne chassait pas avec la
rage d'un Indien, il pêchait avec la patience d'un Chinois. Il avait des
chevaux à dresser, à panser, à contempler, de grands abatis d'arbres à
surveiller, opérations dont le bruit et le désordre étaient pour lui un
spectacle et une musique en harmonie avec la rudesse de ses organes. Au
retour de ces agitations, il adorait sa femme, mais il n'avait pas une
idée à échanger avec elle. Il fallait manger et dormir, deux grandes
opérations dans l'existence d'un homme si robuste. Les courts élans de
sa passion, qui était pourtant réelle, ne se traduisaient par aucune
délicatesse. C'était de la passion physique dans l'amitié. La tendresse
et l'enthousiasme lui étaient également inconnus.
Ces deux époux ne vécurent pas assez longtemps ensemble pour que la
femme arrivât à se dire qu'elle était malheureuse. Peut-être ne se le
fût-elle jamais dit: sa puissance d'abnégation, son instinct de fidélité
lui eussent fait accepter l'éternel veuvage d'un époux vivant. Quand ce
deuil devint celui d'un mort, elle ne se souvint pas de déceptions
qu'elle ne s'était point encore avouées; mais un fait subsista dans son
passé: c'est qu'elle n'avait connu ni l'amour ni le bonheur, et qu'elle
pleura naïvement des biens qu'elle n'avait jamais possédés.
L'amour d'Adriani lui apportait donc tout un monde de révélations
qu'elle n'avait pas pressenties. Par lui, elle pouvait être initiée à sa
propre énergie, qu'elle ignorait et qui avait toujours été refoulée en
elle par la crainte de faire souffrir Octave. Quand Octave l'avait vue
triste, il s'était affecté et effrayé jusqu'à en avoir des attaques de
nerfs, mais sans comprendre comment il avait pu être la cause de sa
tristesse. C'est Laure qui avait dû le rassurer, le consoler, l'égayer
et le presser de retourner à ses forêts et à ses étangs.
Adriani ne s'était pas senti inquiet du passé de Laure. Quelques mots
échappés à Toinette avaient suffi pour lui ôter tout sentiment de
jalousie à propos de l'époux regretté. Il comprenait fort bien qu'il ne
lui serait pas difficile d'aimer mieux et de donner plus de bonheur;
mais il fallait que Laure consentît à le mettre à l'épreuve, et là se
rencontra une résistance qu'il n'avait pas prévue si énergique dans une
âme si éprouvée et si fatiguée.
Nous croyons pouvoir affirmer cependant que ce désespoir de veuve, si
réel et si profond, que, par moments, il avait engourdi et menacé de
détruire chez Laure la raison ou la vie, ne prenait pas sa source dans
un regret des jours de son mariage. Ce qu'elle croyait regretter,
c'était bien le beau et bon jeune homme à qui elle s'était dévouée; mais
ce qu'elle regrettait effectivement, c'était le temps de ses propres
aspirations, de ses propres illusions. En perdant cet époux, elle avait
vu disparaître le but de quinze années d'existence; car, dès la première
enfance, elle s'était consacrée à lui; elle avait été séparée de lui
ensuite pendant huit années (de douze à vingt ans); c'était donc toute
une vie qu'elle avait vécu pour rien, et le coup qui l'accablait, au
début d'une vie nouvelle, lui fit croire qu'elle ne s'en relèverait
jamais. Elle se crut morte avec Octave; elle désira mourir pour le
rejoindre; elle regretta de ne pas succomber à son épouvante devant
l'avenir.
L'espérance est une loi de la vie, surtout dans la jeunesse. La perdre,
c'est un état violent qui ne peut se prolonger sans amener la
destruction de l'être ainsi privé du souffle régénérateur. C'était toute
la maladie de Laure, mais elle était grave.
La nature luttait pourtant, et l'amour inassouvi, l'amour latent, sans
but connu, sans désir formulé, couvait sous la cendre. Laure en était
arrivée au point de redouter sa propre douleur, et de désirer s'y
soustraire; mais elle croyait trouver le remède dans l'oubli; elle ne
voulait pas croire et elle ne savait pas, inexpérimentée et candide
qu'elle était, que l'amour est le seul bien qui remplace l'amour.
Elle s'efforçait donc d'anéantir en elle-même le sentiment de
l'existence réelle, et de se perdre dans le rêve de l'inconnu. Elle
regardait les nuages et les étoiles, plongée dans des aspirations
religieuses et métaphysiques qui la soutinrent pendant quelque temps;
mais l'âme humaine ne peut suivre impunément ces routes sans limites et
sans issue. Le catholicisme a écrit le mot _mystère_ au fronton de son
temple, sachant bien que, pour croire, il ne pas faut trop chercher. Le
ciel ne se révèle pas. Il s'entr'ouvre à l'espérance, à l'enthousiasme,
à la science, et se referme aussitôt, ou se peuple, à nos yeux éblouis
et trompés, de fantaisies délirantes. Laure sentit que ces
hallucinations la menaçaient. Épouvantée, elle en détourna ses regards
et retomba brisée sur la terre, convaincue qu'elle ne pouvait embrasser
l'infini, et que son organisation positive dans l'affection
(c'est-à-dire essentiellement humaine et par là excellente) s'y refusait
plus que toute autre.
Elle en était là quand elle vit Adriani. Son premier pas vers lui fut
une attention plus marquée qu'elle n'avait encore pu en accorder à aucun
homme depuis son malheur; le second pas fut l'admiration envers une
belle nature qui se révélait dans un talent sympathique; le troisième
fut la reconnaissance. Mais, quand elle vit l'amour face à face, elle en
eut peur comme d'un spectre, et, pendant que l'artiste lui écrivait une
lettre, qu'elle ne devait pas recevoir, elle lui écrivait celle qui
suit:
«Noble coeur, adieu! Soyez béni. Je pars! il faut que je vous quitte.
J'ai trop peur de prendre les consolations que je recevrais de vous pour
celles que je vous donnerais. J'aurais encore bien des choses à vous
dire de moi, ami! Pourquoi ne vous les ai-je pas dites tout à l'heure
quand vous étiez là? pourquoi ne me sont-elles pas venues? Voilà
qu'elles m'apparaissent comme des lumières vives. C'est sans doute
l'orgueil qui agissait en moi et m'empêchait de m'accuser tout à fait
devant vous! Oui, voilà le danger de ma situation: c'est de me laisser
enivrer par le sentiment que vous m'exprimez, au point d'en être vaine
et de vous cacher combien je le mérite peu. Eh bien, il faut que je me
punisse du passé et du présent, il faut que je vous dise tout.
»Vous m'aimez sans me connaître. Ce ne peut pas être ma personne qui
vous a charmé: vous avez pu aspirer sans doute aux plus belles, aux plus
aimables femmes de l'univers, et je ne suis plus que le fantôme d'un
être déjà très-ordinaire. Je n'ai eu qu'un motif d'estime envers
moi-même: je me croyais capable d'un grand, d'un éternel amour. Là était
mon erreur, là est aussi la vôtre. Vous vénérez en moi l'ombre d'une
puissance qui n'exista jamais. J'ai été au-dessous de mon ambition,
au-dessous de ma tâche. Ami, plaignez-moi, et ne n'admirez plus, vous
qui m'admiriez pour avoir su aimer! Je ne l'ai pas su, j'ai mal aimé!
»Oui, voilà mon histoire en deux mots. Je n'ai pas été pour l'homme qui
m'avait remis le soin de son bonheur la sainte, l'ange que je me
flattais d'être. Je n'ai pas su l'absorber en moi, parce que j'ai trop
souhaité de l'absorber. Ce n'est pas ainsi qu'on doit aimer; vous me le
prouvez bien, vous qui ne me demandez rien que de me laisser chérir!
Moi, j'aurais voulu qu'il m'aimât au point de s'ennuyer loin de moi. Ses
distractions, ses amusements n'étaient pas les miens. Si je l'avais osé,
j'aurais haï ses plaisirs que je ne partageais pas. Je ne le lui ai
jamais dit, je ne l'ai jamais dit à personne; mais où est le mérite du
silence? La soumission n'est là qu'un calcul d'intérêt personnel qui
consent à souffrir beaucoup pour ne pas risquer de souffrir davantage.
J'aurais craint que la plainte n'éloignât tout à fait de moi celui que
mon égoïsme eût voulu détacher de lui-même et anéantir à mon profit. Mon
coeur était lâche, il était mécontent, c'est-à-dire coupable. La
docilité extérieure n'est qu'un masque transparent: on n'est pas habile,
on n'est pas fort quand on n'est pas sincère. Faute de pouvoir ou de
savoir accepter les goûts d'Octave, je lui en gâtais la jouissance par
une tristesse mal déguisée parce qu'elle était mal combattue et jamais
vaincue. Deux ou trois fois j'ai inquiété son repos, effrayé la
conscience de son affection et fait couler ses larmes. Trois fois! oui,
en six mois d'union qui nous étaient comptés et dont j'aurais dû lui
faire un siècle, une éternité de joie sans mélange, je l'ai troublé et
affligé trois fois! Et le jour même... Il faut que j'aie le courage de
remuer ces souvenirs affreux, vous m'y forcez! Le jour même qui devait
nous séparer pour jamais, je le vis quitter mes côtés et s'habiller pour
sortir, sans avoir la force de lui dire un mot. Il faisait un temps
affreux. J'étais sottement offensée de ce qu'il affrontait les rigueurs
de l'hiver pour un but qui n'était pas moi. J'ai pris ensuite le chagrin
violent que j'avais ressenti dans ce moment-là pour un pressentiment.
C'en était un peut-être? C'est une dernière faveur du ciel, une dernière
bonté de Dieu envers nous, ces mystérieux avertissements qu'il nous
donne! Nous devrions les deviner et les suivre! Je ne pus démêler ce qui
se passait en moi. Je n'eusse rien empêché, je ne savais pas combattre
les désirs d'Octave; mais, au moins, je l'eusse embrassé une dernière
fois; il fût parti avec la conscience de mon amour.
»Je restai immobile, absorbée dans mon égoïste effroi de l'abandon. Il
se pencha vers moi pour m'embrasser: je fermai les yeux pour retenir mes
larmes, je feignis de dormir; je ne lui rendis pas sa dernière caresse.
On me l'a rapporté sanglant et déchiré, mort! mort sans que je lui aie
donné seulement l'adieu de chaque matin! mort sans que j'aie pu lui
pardonner le soir, dans un sourire, les angoisses journalières de mon
faible coeur! mort le jour même où, pour la première fois, mon âme
jalouse exhalait ce cri impie: «Il ne m'aime pas!» Ah! c'est là ce qui
l'a tué! Le doute est une malédiction, et la malédiction de l'amour
ouvre l'abîme des fatales destinées.
»L'infortuné! Ce n'était pas lui qui n'aimait pas, puisque sa conscience
était si tranquille. C'est moi, je vous l'ai dit, je vous le répète, qui
ai mal aimé!
»Vous le voyez, ma vie est un remords plus encore qu'un regret, et j'ai
si mal profité de mon bonheur, je l'ai tellement empoisonné par mes
muettes exigences, que ce n'est pas le passé que je pleure, c'est
l'avenir, que j'aurais pu consacrer à la tranquille félicité d'Octave,
et dont je lui avais déjà gâté les prémices.
»Je ne mérite donc pas d'être consolée; je ne le serais peut-être pas.
Je subis, dans l'horreur de ma solitude, une expiation inévitable. Elle
n'a pas duré assez longtemps; je ne suis point encore pardonnée, puisque
le bienfait de l'amour qui s'offre à moi, au lieu de me faire
tressaillir de joie, me fait reculer d'épouvante.
»Dans la première jeunesse, on croit pouvoir donner autant qu'on reçoit;
on ne s'inquiète pas du peu que l'on est et du peu que l'on vaut. Quand
on est vieilli et flétri comme moi par un châtiment céleste, on frémit à
l'idée de faire souffrir ce qu'on a souffert. Plus grand et meilleur que
moi, vous souffririez encore davantage. Plus attentif et plus réfléchi
qu'Octave, vous vous désabuseriez de moi, et, enchaîné peut-être par la
générosité, par le respect de vous-même, vous seriez le plus à plaindre
de nous deux.
»Tenez, le divin amour n'est fait que pour les belles âmes. La mienne
n'est pas un sanctuaire digne de le recevoir. Adieu, adieu! ne voyez
dans ma fuite qu'un hommage rendu à la grandeur de votre caractère et à
la noblesse de votre affection.
»Laure.»

Le vieux paysan qui combattait faiblement les envahissements de l'ortie
et du liseron dans le jardin du Temple, remit cette lettre à Adriani au
moment où il se levait, désespéré, pour fuir à jamais la maison
abandonnée. Avant de lire, Adriani interrogea le bonhomme; le message
lui avait été remis, sans aucune explication, par madame de Monteluz
elle-même, au moment où elle l'avait renvoyé du plus prochain relais de
poste. C'est lui qui l'y avait menée, ainsi que Toinette, avec ses
mulets. Il avait été appelé vers deux heures du matin par Toinette
elle-même, sa chaumière étant à une très-petite distance du Temple. Il
avait trouvé les malles faites, il les avait chargées sur la calèche, et
n'avait vu madame de Monteluz qu'au moment où elle y montait, et à celui
où elle en était descendue. Tout cela s'était passé sans que le rude
sommeil de Mariotte en fût troublé. Toinette avait chargé ce paysan de
garder la maison. Un arrangement antérieur avait confié à son fils la
régie du petit domaine. On ne savait pas quand on reviendrait, on ne
savait pas encore où l'on allait directement. Cela dépendrait des
lettres d'affaires que madame recevrait à Tournon. On descendrait
peut-être le Rhône en bateau, on remonterait peut-être par la route de
Lyon. Bref, cet homme ne savait rien, sinon, comme Mariotte, que _madame
était partie_. Il la regrettait; il disait que la bonne jeune dame était
bien un peu détraquée dans ses esprits, mais que jamais maîtresse plus
douce et plus généreuse n'avait parlé au pauvre monde.
Ce fut comme une oraison funèbre, car il ajouta:
--Je crois bien que nous ne la reverrons plus et qu'elle n'est pas pour
faire de vieux os. Elle a trop de mal dans son idée!
Adriani retourna au petit salon. Il se jeta sur le fauteuil où Laure
s'était assise la veille et dévora sa lettre. Il la commença avec
abattement; il la termina en la baisant avec transport. Quel plus doux
aveu pouvait-il recevoir que cette confession? De quel plus grand charme
Laure pouvait-elle se revêtir à ses yeux que de lui avouer, dans son
repentir naïf, et sans savoir ce qu'elle avouait, que sa conscience plus
que son coeur était fidèle à la mémoire d'Octave, et que ce coeur était
vierge d'un amour partagé, par conséquent d'un amour complet?
Adriani avait déjà pressenti qu'il n'avait pas à lutter contre un mort.
Il ne se trompa pas sur la véritable portée de cette lettre ingénue. Il
reconnut que l'urne pouvait être couronnée de fleurs et inaugurée par
lui, sans amertume, au seuil de son avenir. Laure perdrait ses remords
et se relèverait vis-à-vis d'elle-même le jour où elle saurait ce que
c'est que le véritable amour, et combien peu elle avait offensé Dieu en
le rêvant sur le coeur impuissant d'Octave.
Ainsi, en croyant décourager Adriani et l'éloigner d'elle, Laure avait
resserré le lien qu'elle voulait rompre. L'extrême candeur agit souvent
comme ferait l'extrême habileté. Elle obéit à la loi du vrai d'une
manière toute fatale. Si la ruse prend le masque de la loyauté, c'est
parce qu'elle sait bien que la loyauté est le seul pouvoir infaillible
sur les bons esprits.


X

Adriani fut dérangé dans de douces méditations par le vieux paysan qui
venait emballer le piano.
--Où vous a-t-on dit de l'envoyer? lui demanda-t-il.
--Nulle part, monsieur. On m'a commandé de ne pas le laisser à
l'humidité, de le mettre tout de suite dans sa caisse et de le tenir
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