Adriani - 12

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Excepté vous, le malheureux n'aimait plus rien ni personne. Il avait
peut-être raison! Il méprisait ses propres plaisirs et les payait
magnifiquement, sans y attacher aucun prix. Ce que je possède me vient
de lui. Eh bien, prenez tout ce qu'il y a ici. Je n'ai jamais su garder
l'argent; mais tout ce luxe, c'était à lui. Il ornait cette maison, non
pour m'être agréable, mais pour y rassembler ses amis et y causer
d'affaires en ayant l'air de s'y amuser. Bien que tout cela soit sous
mon nom, je crois, je sens que c'est à vous: vous le seul dépouillé que
j'estime et que je plaigne, car les autres le poussaient à sa perte, et,
après avoir excité et partagé sa fièvre, ils l'ont tous maudit et
abandonné. Vous, qui ne ressemblez à personne, restez ici, vous êtes
chez vous.
Valérie ajouta en pâlissant:
--J'en sortirai si vous l'exigez.
Adriani se savait aimé de Valérie. Il avait résisté à cette sorte
d'entraînement qu'un sentiment énergique, quelque peu durable qu'il
puisse être, exerce toujours sur un jeune homme. Il n'avait pas voulu
tromper Descombes, Valérie le savait bien; elle savait bien aussi qu'il
n'accepterait pas ses sacrifices, bien qu'elle en fît l'offre avec une
sincérité exaltée; mais ce qu'elle ne savait pas, c'est que le coeur
d'Adriani était mort pour les affections passagères.
--Vous ne pensez pas à ce que vous dites, ma pauvre enfant, lui
répondit-il avec douceur. En tout cas, ce serait trop tôt pour le dire.
N'attendrez-vous pas que ce malheureux, qui est là, soit sorti de votre
maison pour l'offrir à un autre?
--Ah! vous ne me comprenez pas, dit-elle, humiliée, et se hâtant de
faire, par amour-propre, encore plus qu'elle n'avait résolu d'abord;
vendons tout, prenez tout, et ne m'en sachez aucun gré; je serai
consolée si je vous sauve.
--Bien, Valérie! ayez de tels élans de coeur, et rencontrez un honnête
homme qui les accepte! mais je ne puis être cet homme-là.
--Mais qu'allez-vous devenir?
--Je m'engage à l'Opéra.
--Vous?
--Oui, moi, et dès aujourd'hui. Il le faut.
--Ah! je comprends; vous devez la somme. Eh bien, hâtez-vous: on est en
pourparlers avec Lélio. Attendez! oui, à cinq heures, Courtet viendra
ici. (Elle parlait d'un personnage des plus influents dans les destinées
du théâtre.) Il ignore, comme tout le monde, que Descombes était ici.
J'ai dû le cacher pour le soustraire aux poursuites et aux reproches. Eh
bien, je saurai où en sont les affaires qui vous intéressent.
Valérie n'ajouta pas qu'elle avait sur Courtet une influence d'autant
plus irrésistible qu'il la poursuivait depuis quelque temps et qu'elle
ne lui avait encore rien promis. Elle sentait bien qu'Adriani
rejetterait son assistance; mais elle crut devoir lui donner un conseil
qu'il reconnut très-sage.
--Gardez-vous de faire connaître votre position à ces gens-là, lui
dit-elle. Si vous voulez un engagement de cinquante ou soixante mille
francs, feignez de n'avoir pas le moindre besoin d'argent. Soyez
réellement propriétaire d'un château dans le Midi; que la faillite de
Descombes ne vous ait pas atteint. Je dirai que vous avez un million;
autrement, on vous offrira vingt mille francs. Il n'y a que les riches
qu'on paye cher, vous le savez bien.
Adriani promit de revenir à cinq heures. Il courut chez ses
connaissances pour s'informer de son côté, et cacha son désastre avec
d'autant moins de scrupule que c'était une tache de moins sur la mémoire
du pauvre Descombes. Il apprit avec terreur, chez Meyerbeer, que l'Opéra
avait fait choix de son premier ténor et que le traité devait être signé
dans la journée.
Il le fut, en effet, mais à sept heures, chez Valérie, entre le
directeur, que Courtet manda à cet effet, séance tenante, et Adriani,
pour trois ans, et moyennant soixante-cinq mille francs par année. Ce
que les influences les plus compétentes et les intérêts les plus
déterminants eussent pu débattre longtemps sans succès, comme de
coutume, l'ascendant d'une femme l'emporta d'assaut.
Valérie retint les deux administrateurs à dîner. Adriani voulait
s'enfuir.
--Restez, lui dit-elle. Demain, tout Paris saura que Descombes est mort,
et qu'il est mort chez moi. Dès que son pauvre corps sera enlevé,
j'avouerai la vérité. Jusque-là, je crains qu'on ne vienne me
tourmenter. J'ai eu soin de recevoir comme de coutume. Sa chambre était
assez isolée pour qu'on ne se doutât de rien; mais, aujourd'hui,
voyez-vous, la force me manque, j'ai froid, j'ai peur; je crains de me
trahir; je sortirai après dîner, je ne rentrerai que demain. Laisser un
mort tout seul pourtant! Je suis bien sûre que mes gens n'oseront pas
rester. S'il est seul, il faudra bien que je reste! Mais j'en deviendrai
folle... Ayez pitié de moi!
Adriani resta, et, quand il fut seul avec le corps de son malheureux
ami, il souffrit moins que pendant cet affreux dîner où il ne fut même
pas question d'art, mais d'affaires, de projets et de nouvelles du
monde. Il se jeta sur un divan et dormit pendant quelques heures. Il
s'éveilla au milieu de la nuit. L'appartement était complétement désert
et fermé. Des bougies brûlaient dans la chambre mortuaire, dont les
portes restaient ouvertes sur une petite galerie sombre remplie de
fleurs. Aucune cérémonie religieuse ne devait avoir lieu pour le
suicidé. Il avait formellement défendu qu'on présentât sa dépouille à
l'église, sachant qu'en pareil cas on nie le suicide pour fléchir les
refus du clergé, et voulant que personne ne pût douter du châtiment
qu'il s'était infligé à lui-même. Cependant Valérie, obéissant à ses
impressions d'enfance, avait placé un crucifix sur le drap blanc qui
dessinait les formes anguleuses du cadavre; mais aucune de ces prières
qui sont, à défaut de foi vive, le dernier adieu de la famille et de
l'amitié, ne troublait le morne silence de cette veillée funèbre.
Adriani pria pour l'infortuné comme il savait prier. Il eut vers Dieu
des élans de coeur véritables, des attendrissements profonds et des
effusions d'espérance, qui font, en somme, le résumé de toute invocation
sincère. Il avait cette superstition pieuse, et peut-être légitime, de
penser qu'une âme, qui s'en va seule dans la sphère inconnue aux
vivants, a besoin, pour rejoindre le foyer d'où elle est émanée, de
l'assistance des âmes dont elle se sépare ici-bas. Les rites des
religions ne sont pas de vains simulacres; les chants, les pleurs, toute
cérémonie qui accompagne la dépouille de l'homme d'une solennité
extérieure est l'expression de cette assistance au-delà de la mort.
Adriani sut gré à Valérie de lui avoir confié le soin de remplacer tout
ce qui manquait au suicidé. Une immense pitié, un pardon sans bornes
s'étendirent sur lui, et le coeur d'Adriani s'offrit à Dieu comme la
caution de la réhabilitation de l'infortuné dans un monde meilleur, ou
dans une série de nouvelles épreuves. Ce pardon, il le lui avait exprimé
à lui-même, mais ce n'était pas assez. Dans une nuit de recueillement et
de méditation, Adriani put s'interroger, se dépouiller, pour l'avenir
comme pour le passé, de tout levain d'amertume, et prononcer sur cette
tombe l'absolution complète que le prêtre n'eût pas osé accorder.
Puis, ranimé et fortifié par la conscience de sa grandeur d'âme, Adriani
se rattacha à sa propre destinée par le sentiment du devoir. Il se dit
que l'homme est condamné au travail, non pas seulement à celui qui amuse
et féconde l'esprit, mais encore à celui qui use et déchire l'âme. Il ne
se dissimula pas que la société devait tendre à rendre le fardeau plus
léger pour tous; que l'état parfait serait celui qui établirait un
équilibre entre le plaisir et la peine, entre le labeur et la
jouissance; mais, en face d'une société où trop de mal pèse sur les uns
et trop peu sur les autres, il comprit que le choix de l'âme fière et
courageuse devait être parmi les plus chargés et les plus exposés. Il
vit en face, sur les traits contractés et déjà hideux du spéculateur,
les traces du travail excessif, mais anormal, qui consiste à faire
servir d'enjeu, dans une lutte ardente et folle, l'argent, signe
matériel et produit irrécusable à son origine du travail de l'homme. Il
entoura d'une compassion tendre la mémoire de son ami; mais il condamna
son oeuvre, source d'illusions, d'orgueil et de démence, poursuite de
réalités qui sont le fléau du vrai, le but diamétralement opposé à la
destinée de l'homme sur la terre et aux fins de la Providence.
Et, quand il pensa à son amour, il se demanda s'il eût été digne d'en
savourer sans remords l'éternelle douceur. Il lui sembla que, pour
embrasser et retenir l'idéal, il fallait avoir souffert et travaillé
plus qu'il n'avait fait.
--Voilà pourquoi j'ai aimé Laure avec idolâtrie dès les premiers jours,
se dit-il: c'est qu'elle avait bu le calice de la douleur et que je la
sentais digne d'entrer dans le repos des félicités bien acquises; et
voilà aussi pourquoi elle ne m'a pas aimé de même; voilà pourquoi elle a
hésité, et pourquoi, malgré ses propres efforts, elle a été préservée de
ma passion. Je ne la méritais pas, moi qui n'avais cueilli dans la vie
d'artiste que des roses sans épines; je n'avais pas reçu le baptême de
l'esclavage; je ne m'étais en fait immolé à rien et à personne. Elle
sentait bien que je n'avais pas, comme elle, subi ma part de martyre et
que je n'étais pas son égal.
Il lui écrivit sous l'impression de ces pensées, et l'informa de toute
la vérité en lui disant un éternel adieu.
Là, son âme se brisa encore. Il ne reprit courage qu'en regardant encore
le front dévasté de Descombes et sa bouche contractée par le désespoir
jusque dans le calme de la mort.
--Allons, se dit-il, mieux vaut encore ma vie désolée pour moi seul, que
cette mort désolante pour les autres.
Il suivit seul le convoi de cet homme dont tant de gens recherchaient
naguère l'opulence, l'audace et le succès.
Puis il prit un jour de repos, et se prépara, par l'étude, à son
prochain début. La place était vide depuis un mois. On lui donnait
quinze jours pour être prêt à débuter dans _Lucie_.
Il dut pourtant s'occuper de régler sa position. Il était lié avec des
gens de toute condition, et dans le nombre il pouvait choisir le
capitaliste qui regarderait sa probité, son énergie et son talent réunis
comme une caution infaillible. Il s'adressa à celui dont il était le
mieux connu et le mieux apprécié, lui confia son embarras, et lui
demanda trois cent mille francs escomptés sur trois années de sa vie. On
refusa de saisir d'avance ses appointements; on se contenta de prendre
hypothèque sur Mauzères. La somme fut envoyée à M. Bosquet dans le délai
de la promesse qui lui avait été faite, et Adriani reçut, en échange,
ses titres de propriété sur la terre et châtellenie de Mauzères. Quand
cette affaire fut réglée, Adriani respira un peu, et se dit naïvement
qu'au milieu de son malheur son étoile ne l'abandonnait pas. Il ne
songea pas à se dire que, pour inspirer tant de confiance, il fallait
être, comme talent et comme caractère, aussi capable que lui de la
justifier.
Le jour du début arriva. Adriani était tranquille et maître de lui-même,
mais mortellement triste au fond du coeur. Il n'avait pas eu à organiser
son succès. La direction même n'avait pas eu lieu de s'en préoccuper. Le
monde entier, comme s'intitule la société parisienne, accourait de
lui-même, prévenu d'avance en faveur de l'artiste, résolu à le soutenir
en cas de lutte, curieux aussi de le voir sur les planches, et avide de
pouvoir dire, en cas de succès: «C'est moi qui le protége.» La jeunesse
dilettante qui envahit ce vaste parterre savait l'histoire d'Adriani, sa
récente fortune, sa ruine, sa résignation, sa conduite envers Descombes:
car, en dépit de tous ses soins, la vérité s'était déjà fait jour. On
connaissait donc son caractère, et l'on s'intéressait à l'homme avant
d'aimer l'artiste.
La musique de _Lucie_ est facile, mélodique, et porte d'elle-même le
virtuose. Un grand attendrissement y tient lieu de profondeur. Cela se
pleure plutôt que cela ne se chante, et, en fait de chant, le public
aime beaucoup les larmes. Adriani, dont les moyens étaient immenses, ne
redoutait point cette partition, et savait qu'il n'y avait pas à y
chercher autre chose que l'interprétation de coeur trouvée par Rubini.
Il savait aussi que le public de l'Opéra français exige plus le jeu que
le chant chez l'acteur, et ne comprend pas toujours que la douleur soit
plus belle dans l'âme que dans les bras. Quand Rubini pleure Lucie, la
main mollement posée sur sa poitrine, les gens qui écoutent avec les
yeux le trouvent froid; ceux qui _entendent_ sont saisis jusqu'au fond
du coeur par cet accent profond qui sort des entrailles, et qui, sans
imitation puérile des sanglots de la réalité, sans contorsion et sans
grimace, vous pénètre de son exquise sensibilité. C'est ainsi qu'Adriani
l'entendait; mais il était sur la scène du drame lyrique. Il lui fallait
trouver ce qu'on appelle, en argot de théâtre, des _effets_. Il le
savait, et il en avait entrevu de très-simples, que son inspiration ou
son émotion devaient faire réussir ou échouer. Ayant cherché dans le
plus pur de sa conscience d'artiste, il se fiait à sa destinée.
Il arriva donc à sa loge sans aucun trouble, et attendit le signal sans
vertige. L'homme qui a veillé avec toute sa capacité et toute sa volonté
à l'armement de son navire, s'embarque paisible et se remet aux mains de
la Providence, préparé à tout événement. Adriani était préservé par son
caractère, par son expérience, par sa tristesse même, de la soif de
plaire, de la rivalité de talent, de l'angoisse du triomphe, tourments
inouïs chez la plupart des artistes. Il ne voyait, dans le combat qu'il
allait livrer, que l'accomplissement d'un devoir inévitable, le
sacrifice de sa personnalité, de ses goûts, l'abnégation de son juste
orgueil et de sa chère indépendance. C'était bien assez de mal, sans y
joindre les tortures de la vanité.
Costumé, fardé, assis dans sa loge, entouré de ses plus chauds partisans
et de ses amis les plus dévoués, il était absorbé par une idée fixe.
--Adieu, Laure! adieu, amour que je ne retrouverai jamais! disait-il en
lui-même. Dans cinq minutes, quand le rideau de fausse pourpre aura
découvert mon visage, ma personne, mon savoir-faire, mon être tout
entier aux yeux de l'assemblée, ton ami, ton serviteur, ton amant, ton
époux ne sera plus pour toi qu'un rêve évanoui dont le souvenir te fera
peut-être rougir. Ah! puisse-t-il ne pas te faire pleurer! Puisses-tu ne
m'avoir pas aimé! Voilà le dernier voeu que je suis réduit à former!
On lui demandait s'il était ému, s'il se sentait bien portant, si son
costume ne le gênait pas, s'il n'avait pas quelque préoccupation dont on
pût le délivrer dans ce moment suprême. Il remerciait et souriait
machinalement; mais les questions qui frappaient son oreille se
transformaient dans sa rêverie. Il s'imaginait qu'on lui demandait:
«Est-ce que vous l'aimez toujours? Est-ce que vous ne vous en consolerez
pas? Est-ce que vous pouvez penser à elle dans un pareil moment?» Et il
répondait intérieurement: «Je suis sous l'empire d'une fatalité étrange;
je ne vois qu'elle, je ne pense qu'à elle, je n'aime qu'elle, et je ne
crois pas pouvoir aimer jamais une autre qu'elle.»
On l'appela. Le directeur le saisit dans l'escalier, lui toucha le coeur
en riant et s'écria:
--Tranquille tout de bon? C'est merveilleux! c'est admirable!
--Je le crois bien, pensa l'artiste en continuant à descendre, c'est un
coeur mort!
Cette idée remua et ranima tellement ce qu'il croyait être le dernier
souffle de sa vie morale, qu'il entra en scène sans se rappeler un mot,
une note de ce qu'il allait dire et chanter. Bien lui prit de savoir si
bien son rôle et sa partie, que les sons et les paroles sortaient de lui
comme d'un automate. Les premiers applaudissements le réveillèrent. Sa
beauté, son timbre admirable, la grâce et la noblesse de toute sa
personne, qui donnaient naturellement l'apparence de l'art consommé à
tous ses mouvements, ravirent le public avant qu'il eût fait preuve de
talent ou de volonté.
--Allons, se dit-il avec un amer sourire, mes amis sont là et souffrent
de me voir si tiède! Aidons-les à me soutenir. Et puis on me paye cher;
il faut être consciencieux.
Il fit de son mieux, et ce fut si bien, que, dès ses premières scènes,
son succès fut incontestable et de bon aloi.
--C'est enlevé, mon petit! lui dit gaiement quelqu'un du théâtre. Encore
un acte comme ça et feu Nourrit est enfoncé!
--Ah! tais-toi, malheureux! s'écria Adriani, qui avait connu et aimé
l'admirable et excellent Nourrit, et qui vit sa fin tragique et
déchirante repasser devant ses yeux comme l'abîme de désespoir où
s'engloutit parfois la vie des grands artistes.
Il trouva dans sa loge le baron de West, qui le serra dans ses bras en
pleurant.
--Je comprends tout, s'écriait le digne homme. C'est à cause de moi,
c'est pour moi que vous en êtes réduit là! Je ne m'en consolerais
jamais, si je n'étais sûr que c'est le dieu des arts qui l'a voulu, et
que vous tourniez le dos à la gloire en vous enterrant à la campagne.
Allons, vous chanterez mon opéra avant qu'il soit trois mois! Où
demeurez-vous, pour que j'aille vous exposer mon plan?
--Parlez-moi d'elle! s'écria Adriani. Où est-elle? Que savez-vous
d'elle? L'avez-vous aperçue? Savez-vous...?
--Quoi? qui, elle? Ah! oui... Mais non. Je ne sais rien, sinon qu'elle
n'a rien fait d'excentrique à propos de votre départ. On l'a vue dans
son jardin comme à l'ordinaire. Elle ne paraissait pas plus malade ni
plus dérangée d'esprit qu'auparavant. Attendez! oui, on m'a dit qu'elle
partait, qu'on faisait des emballages chez elle. Elle doit être
retournée à son rocher de Vaucluse. Le diable soit de cette veuve!
Comment! vous y pensez tant que ça!
--Quand avez-vous quitté Mauzères? reprit Adriani.
--Il y a trois jours. J'arrive il y a une heure, je vois votre nom sur
l'affiche, je crois rêver; je m'informe; je remets à demain le soin de
dîner, et me voilà, non sans peine; il y a un monde!...
--On ne vous a rien remis pour moi?
--Qui? où? Ah! là-bas? Mais non; je vous l'aurais dit tout de suite.
Est-ce qu'elle ne vous écrit pas?
Adriani quitta le baron. Laure n'avait pas répondu à sa lettre, et elle
retournait à Larnac.
--Que la volonté de Dieu soit faite! se dit-il. Elle ne m'aimait pas;
tant mieux.
Et cette heureuse solution lui arracha des larmes brûlantes.
--Monsieur a bien mal aux nerfs! lui dit Comtois, qui ne s'abaissait pas
au métier d'habilleur d'un comédien, mais qui, resté à son service par
attachement quand même, assistait à la représentation et venait le
féliciter. Ça ne m'étonne pas que monsieur soit fatigué; il est obligé
de tant crier! Tout le monde est très-content de monsieur. On dit que
monsieur a de l'_ut_ dans la poitrine; j'espère que ça n'est pas
dangereux pour la santé de monsieur? Mais, si j'étais de monsieur, au
lieu de boire comme ça une goutte d'eau dans l'entr'acte, je me mettrais
dans l'estomac un bon gigot de mouton et une ou deux bonnes bouteilles
de bordeaux pour me donner des forces.
L'air final fut chanté par Adriani d'une manière vraiment sublime.
C'était là qu'on l'attendait. Il y fut chanteur complet et acteur
charmant; sa douleur fut dans l'âme plus qu'au dehors; mais ses poses
étaient naturellement si belles et si heureuses, qu'on le dispensa de
l'épilepsie. Il ne cria pas, malgré l'expression dont se servait
Comtois; il chanta jusqu'au bout, et l'émotion produite fut si vraie,
que ses amis laissèrent presque tomber le rideau sans songer à
l'applaudir: ils pleuraient.
Aussitôt des cris enthousiastes le rappelèrent. Il y eut des dissidents,
sans nul doute; mais ceux-là ne comptent pas et se taisent quand la
majorité se prononce. Adriani fit un grand effort sur lui-même pour
revenir, de sa personne, recevoir l'ovation d'usage.
Il lui semblait que, jusque-là, il avait été _incognito_ sur le théâtre,
et qu'en cessant d'être le personnage de la pièce pour saluer et
remercier la foule, il recevait d'elle le collier et le sceau de
l'esclavage.
Aux premiers pas qu'il fit sur la scène pour subir son triomphe, une
couronne tomba à ses pieds. En même temps, une femme vêtue de rose et
couronnée de fleurs rentra précipitamment dans la baignoire
d'avant-scène, où, cachée jusque-là, elle n'avait pas été aperçue par
Adriani. Il ne fit que l'entrevoir en ce moment, et elle disparut comme
une vision.
--Je suis fou, pensa-t-il; je la vois partout! Une robe rose! des
fleurs! Elle ici! Allons donc, malheureux! Rentre en toi-même et ramasse
ce tribut de la première femme venue!
Il s'avança pourtant jusqu'à la rampe, au milieu d'une pluie de
bouquets, tenant machinalement la couronne, et plongeant du regard dans
la loge où ce fantôme lui était apparu; la loge était vide et la porte
ouverte.


XVI

Il fut arrêté quelque temps dans les couloirs intérieurs, après qu'on
eut baissé le rideau, par les félicitations de tout le personnel du
théâtre. La sympathie comme l'envie eurent pour lui d'ardents éloges:
l'envie, au théâtre, est même un peu plus complimenteuse que
l'admiration.
Comme il arrivait à sa loge, Comtois, d'un air radieux dans sa bêtise,
accourut à sa rencontre, en lui criant d'un air mystérieux:
--Monsieur, madame est là!
--Madame? dit Adriani, qui eut comme un éblouissement et fut forcé de
s'arrêter.
--Eh! oui, lui dit le baron accourant aussi; c'est inouï, mais cela est!
Ah! on vous aime, à ce qu'il paraît! Ce n'est pas étonnant! vous êtes si
beau! Ma foi, elle est diablement belle aussi; je ne la croyais pas si
belle que ça!
Adriani n'entendait pas le baron; il était déjà aux pieds de Laure. Mais
il fut forcé de se relever aussitôt: dix personnes, suivies de beaucoup
d'autres, faisaient invasion dans sa loge. Il était si éperdu, qu'il ne
savait pas qui lui parlait, ni ce qu'on lui disait. Il vit bientôt tous
les regards se porter sur Laure avec étonnement, avec admiration.
Elle était, en effet, d'une beauté surprenante dans sa toilette de
soirée. Les bras nus, le buste voilé, mais triomphant de magnificence
sous des flots de rubans, la tête parée de fleurs qui ne pouvaient
contenir sa luxuriante chevelure ondulée, la figure animée par une joie
sérieuse, le regard franc et tranquille, l'air modeste sans confusion et
l'attitude aisée comme celle de la loyauté chaste, elle semblait dire à
tous ces hommes curieux et charmés:
--Eh bien, voyez-moi ici; je ne me cache pas!
Toinette, en robe de soie et en bonnet à rubans, ressemblait assez à une
fausse mère d'actrice. Son embarras était risible et on chuchotait déjà
sur la belle maîtresse qu'Adriani venait d'acheter; on lui on faisait
compliment en des termes qui l'eussent exaspéré, s'il n'eût pas été
comme ivre, lorsqu'à une invitation de venir souper qui lui fut faite,
Laure se leva:
--Pardon, messieurs, dit-elle d'un son de voix qui arracha une
exclamation à plusieurs des dilettanti présents à cette rencontre, je
suis forcée de vous enlever Adriani. Nous sommes venues de loin pour
l'entendre et le voir. Il faut qu'il nous reconduise et qu'il soupe avec
nous.
Et, comme on souriait de la naïveté de cette déclaration, elle ajouta
d'un ton qui sentait, je ne dirai pas la femme du monde, mais la femme
haut placée par son éducation et ses moeurs:
--Nous sommes des provinciales et nous agissons avec la franchise de nos
coutumes. Nous en avons le droit vis-à-vis de lui.
--Oui, madame, répondit Adriani en baisant la main de Laure avec un
profond respect. Je suis bien fier de vous voir réclamer les droits de
l'amitié, et celle que vous daignez m'accorder est le seul vrai triomphe
de ma soirée.
Laure prit alors le bras du baron de West, et le pria de la conduire à
sa voiture, où elle attendrait qu'Adriani eût quitté son costume pour la
rejoindre.
Adriani se hâta, au milieu d'un feu croisé de questions.
--Cette dame, dit-il avec cet accent de conviction profonde qui impose
malgré qu'on en ait, c'est la femme que je respecte le plus au monde.
Son nom ne vous apprendrait rien. Elle est de la province, elle vous l'a
dit.
--Parbleu! dit le baron en rentrant, elle n'est pas venue ici en
cachette: vous pouvez bien dire qui elle est!
--Vous avez raison, dit Adriani, qui sentit qu'un air de mystère
compromettrait Laure, tandis que l'assurance de la franchise
triompherait des soupçons jusqu'à un certain point: c'est la marquise de
Monteluz.
--Laure de Larnac! s'écria une des personnes présentes. Je ne la
reconnaissais pas. Comme elle est embellie! Une personne qui chantait
comme aucune cantatrice ne chante! une musicienne consommée, là! un
talent sérieux! Je ne m'étonne pas qu'elle traite Adriani comme son
frère! Messieurs, pas de propos sur cette femme-là. Elle a aimé comme on
n'aime plus dans notre siècle, et son mari ne doit être jaloux de
personne, pas même d'Adriani, ce qui est tout dire.
--Mais elle est veuve! dit le baron.
--Vrai? Eh bien, puisse-t-elle vous épouser, Adriani! Je ne vous
souhaite pas moins, et vous ne méritez pas moins.
Adriani serra la main de celui qui lui parlait ainsi, et courut
rejoindre Laure.
--Où allez-vous? lui dit-il avant de donner des ordres au cocher.
--Chez vous, répondit-elle. J'ai bien des choses à vous dire; mais je ne
veux pas m'expliquer cela en courant, et je vous demande le calme d'une
audience.
Adriani était suffoqué de joie et parlait comme dans un rêve.
Il était logé, presque pauvrement, dans un local assez spacieux pour que
sa voix n'y fût point étouffée et brisée dans les études; mais il était
à peine meublé. Résolu à se contenter du strict nécessaire, afin de
s'acquitter plus vite et plus sûrement, il était installé, non comme un
homme qui doit dépenser, mais comme un homme qui doit économiser cent
mille francs par an.
Comtois, qui était réellement précieux comme valet de chambre, et qui,
sachant enfin les faits, ne pouvait plus refuser son estime à son
artiste, suppléait à cette sorte de pénurie volontaire par des soins et
des attentions qui marquaient de l'attachement et qui empêchèrent
Adriani de s'en séparer, bien qu'un domestique lui parût un luxe dont il
eût pu se priver aussi.
Grâce à Comtois, un ambigu assez convenable attendait Adriani à tout
événement. Il se hâta d'allumer le feu, car il faisait froid et
l'artiste souffrait de voir sa belle maîtresse si mal reçue.
--Vous me donnez une meilleure hospitalité, lui dit-elle, que celle que
je vous ai offerte au Temple dans les premiers jours.
Et, se mettant à table avec lui et Toinette, elle regarda avec
attendrissement la simplicité du service et la nudité de l'appartement.
--Je m'attendais à cela, dit-elle. C'est bien! Tout ce que vous faites
est dans la logique du vrai et du juste.
--Est-il vrai, s'écria-t-il, que vous...?
--Mangez donc, répondit-elle, nous causerons après. Et moi aussi, je
meurs de faim. Je suis arrivée ce matin, j'ai couru toute la journée,
savez-vous pourquoi? Pour arriver à ce joli tour de force de me faire
habiller à la mode en douze heures. Je voulais être belle et parée pour
avoir le droit de vous jeter une couronne et de me présenter dans votre
loge. N'est-ce pas la plus grande fête de ma vie, et n'êtes-vous pas
pour moi le premier personnage du monde?
--Et cette robe rose? dit Adriani en portant avec ardeur à ses lèvres un
des rubans qui flottaient au bras de Laure. Je ne vous ai jamais vue
qu'en blanc.
--Mon deuil est fini, dit-elle, et j'ai cherché la couleur la plus
riante pour vous porter bonheur.
Quand Toinette emporta le souper avec Comtois:
--Mais parlez-moi donc! dit Adriani à Laure; dites-moi si je rêve, si
c'est bien vous qui êtes là, et si vous n'allez pas vous envoler pour
toujours! Tenez, je crois que je suis devenu fou, que vous êtes morte et
que c'est votre ombre qui vient me voir une dernière fois.
--Adriani, répondit-elle, écoutez-moi.
Et, s'agenouillant sur le carreau avec sa belle robe de moire, sans
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