Adriani - 03

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A propos, si tu as des nouvelles de notre pauvre Daniel, tu songeras à
m'en donner. J'ai pensé à lui, depuis deux jours, plus que je n'ai fait
peut-être en toute ma vie, grâce à une circonstance assez romanesque.
Tu te rappelles sa passion extatique pour la belle Laure, cette brune
pâle, qui, de sa petite loge d'avant-scène, ne jetait pas seulement un
regard sur lui et ne s'est jamais doutée qu'elle eût un adorateur sous
ses pieds. Il nous la faisait tant remarquer et il la célébrait d'une
façon si comique, qu'il fallait qu'elle fût belle comme trente houris
pour qu'il ne lui attirât pas nos moqueries; mais elle était
incontestable, et la poésie même de Daniel ne pouvait pas nous empêcher
de la regarder avec l'admiration désintéressée qui nous était commandée
par le destin.
Eh bien, imagine-toi qu'hier matin, en flânant dans la campagne, j'ai
découvert cette même Laure, toujours belle, mais veuve désespérée, et
volontairement cloîtrée dans une espèce de ruine, au fond des déserts
légèrement raboteux du Vivarais.
--Voilà, diras-tu, ce que c'est que d'épouser un marquis! Si elle eût
daigné s'informer de notre ami Daniel et le rendre heureux, elle ne
serait pas veuve. Il n'y a que les gens qui meurent d'amour et de faim
pour échapper à tous les dangers et devenir centenaires.
Je peux te dire pourtant, sans plaisanter, qu'elle m'a fait une
très-vive impression, cette pauvre désolée, car c'est ainsi qu'on
l'appelle dans le pays. Je ne crois pas qu'il y ait place pour le désir
de la possession, dans l'esprit de ceux qui la voient, sans être des
brutes, car autant vaudrait se fiancer avec la mort (moralement
parlant); mais c'est un beau personnage à étudier. Il vous émeut, il
vous remue comme une Desdemona rêveuse, comme une Ariane délaissée; et
je ne vois pas pourquoi, lorsque nous nous laissons aller à frémir ou à
pleurer devant des fictions de théâtre ou de roman, nous ne nous
intéresserions pas en artistes au chagrin d'une personne naturelle.
L'artiste n'est pas _ce qu'un vain peuple pense_. Il n'est ni blasé, ni
sceptique, ni moqueur quand il regarde au fond de lui-même. On croit que
nous ne pleurons pas de vraies larmes, nous autres, et que toute notre
âme est dans nos nerfs. Ils n'ont de l'artiste que le titre usurpé, ceux
qui ne sentent pas en eux un foyer de sensibilité toujours vive et
d'enthousiasme toujours prêt à flamber.
J'étais déjà au courant de l'histoire de son mariage et de son veuvage,
quand j'ai vu, hier matin, la belle désolée au soleil levant. Il n'y a
pas beaucoup de femmes qu'on puisse regarder à pareille heure sans en
rabattre. Celle-là y gagne encore: mieux on la voit, plus on trouve
qu'elle est bonne à voir. Et pourtant, c'est triste. Figure-toi, mon
ami, l'image de la douleur, le désespoir personnifié, ou, pour mieux
dire, la désespérance vivante, car il n'y a là ni larmes, ni soupirs, ni
cris, ni contorsions. C'est effrayant de tranquillité, au contraire.
C'est morne et incommensurable comme une mer de glace. Elle est toujours
habillée de blanc; c'est sa manière de continuer son deuil, qu'elle ne
veut pas rendre officiellement exagéré. Elle prétend ainsi ne le jamais
quitter sur ses vêtements ni dans sa vie, et s'arranger pour n'affliger
les yeux de personne. Je sais beaucoup d'autres choses sur elle, grâce
au babil d'une suivante vieillotte qui m'a pris en amour, Dieu sait
pourquoi.
Ce que mes yeux seuls m'ont appris bien clairement, c'est qu'elle est
frappée sans remède. Je craignais d'abord qu'elle ne fût folle; tu sais
ma terreur des fous! et, pendant quelques instants, je me suis senti
fort mal à l'aise; mais sa bizarrerie m'a paru très-compréhensible, et
même très-logique, dès que je me suis trouvé dans son intimité.
Car nous voilà très-liés en quarante-huit heures, et c'est si singulier,
qu'il faut que je te le raconte. Ça ne ressemble à rien de ce qui peut
arriver dans le monde auquel elle appartient et auquel j'ai appartenu;
et il faut une disposition exceptionnelle comme celle de son âme malade,
pour que notre connaissance se soit faite ainsi.
La suivante, Toinette, est dévouée à sa manière. A tout prix, elle
voudrait la distraire et la consoler, fallût-il la compromettre et la
perdre; mais, quand je serais d'humeur à profiter de ce beau zèle, une
vertu qui prend sa source dans le coeur même se défendrait, je crois,
sans péril, contre toutes les duègnes et toutes les sérénades de
l'Espagne et de l'Italie.
Ladite Toinette, lorsque sa maîtresse entra dans le jardin, où je
m'étais introduit sans préméditation grave, et où, depuis une heure,
nous parlions d'elle, courut à sa rencontre et parut vouloir lui faire
rebrousser chemin avant qu'elle me remarquât. Mais la dame est obstinée
comme l'inertie, et elle était déjà assez près de moi, lorsque je la vis
me chercher des yeux en disant:
--Ah! où donc? qui est-ce?
--C'est un voyageur, un Parisien, répondit l'autre: un ami du baron de
West, un homme _comme il faut_.
--Est-ce qu'il demande à me voir? reprit la désolée en s'arrêtant.
--Oh! non certes! Ce n'est pas une heure à rendre des visites.
--C'est vrai. Que veut-il donc?
--Il regardait les statues et il allait se retirer.
--Fort bien, qu'il les regarde.
--Il craindra sans doute d'être importun.
--Non; dis-lui qu'il ne me gêne pas.
Elle se trouvait vis-à-vis de moi; elle me fit un salut poli où il y
avait de la grâce naturelle, et rien de plus. Puis elle passa et
disparut derrière les arbres.
La Muiron me dit:
--Vous êtes content, j'espère; vous l'avez vue. A présent, vous allez
vous sauver.
Pourquoi me serais-je sauvé, puisqu'on me permettait de rester? Ce fut
la Toinette qui sortit du jardin ou qui feignit d'en sortir, curieuse
probablement de voir de quel air je regardais la belle Laure. Pendant
quelques moments, je crus me sentir sous son oeil d'Argus, clignant à
travers quelque bosquet. Mais je l'oubliai bientôt pour ne songer qu'à
regarder en effet sa maîtresse.
Quant à celle-ci, après avoir fait lentement le tour d'un carré de
verdure grillé par le soleil, elle revint s'asseoir sur un banc contre
un mur chargé de vignes, et si près de moi, si bien placée en profil,
qu'un sot eût pu croire qu'elle posait là pour se faire admirer.
Mais, malheureusement pour mon amour-propre, la vérité est qu'elle
m'avait déjà parfaitement oublié. Je pus donc me laisser aller à une
contemplation qui eût fait la béatitude ou plutôt la catalepsie de notre
ami Daniel.
Je n'étais pas tout à fait tranquille cependant. A la trouver si
absorbée, l'idée de la folie me revenait, et je craignais toujours de la
voir se livrer à quelque excentricité affligeante. Il n'en fut rien.
Elle resta presque un quart d'heure immobile comme une statue. Le soleil
montait, et, se faisant déjà chaud, tombait sur sa tête nue, sans
qu'elle prît garde à lui plus qu'à moi. Elle a toujours ces magnifiques
cheveux bruns touffus et bouffants qui font comme une couronne naturelle
à sa tête de Muse; mais ce n'est pas la Muse antique qui regarde et
commande: c'est la Muse de la renaissance qui rêve et contemple.
Elle a beaucoup souffert, sans doute, et la Muiron m'a dit qu'elle avait
été dangereusement malade pendant plus d'un an; mais la force et la
santé sont revenues. Le plus complet détachement de la vie a répandu sur
sa beauté, dont nous remarquions autrefois l'expression doucement
sérieuse, un sérieux encore plus doux. Cela est même très-étrange; elle
n'a pas l'air triste, elle a l'air attentif et recueilli, comme elle
l'avait en écoutant les symphonies de Beethoven. Mais il semble qu'elle
écoute encore une musique plus belle, et qu'elle soit recueillie dans
une satisfaction plus profonde. Elle a même pris un peu d'embonpoint qui
manquait aux contours de son visage et de son buste. Son teint est
toujours pâle, avec cette nuance légèrement ambrée qui exclut la pénible
idée d'une organisation trop lymphatique. Il y a encore du sang et de la
vie sous ce beau marbre. Ce qui paraît mort, bien mort, c'est la
volonté.
Pourtant l'expression du visage ne trahit ni la faiblesse ni
l'abattement. Cette âme n'est pas épuisée; elle s'attache à je ne sais
quelle certitude qui n'est certainement pas de ce monde.
Je remarquai aussi que, contre mon attente, il n'y avait ni désordre
dans sa chevelure, ni lâcheté dans sa mise. Sa robe et son peignoir de
mousseline étaient flottants et non traînants. Ses formes admirables
donnent à ses amples vêtements l'élégance chaste des draperies antiques.
Je n'avais jamais vu ses pieds ni remarqué ses mains. Ce sont des
modèles, des perfections. Enfin, c'est tout un idéal que cette femme.
Mais notre fou de Daniel avait raison de nous dire, dans son jargon, que
c'était un poëme pour ravir l'âme, et non un être pour émouvoir les
sens.
La vieille fille revint avec un thé sur un plateau. Elle approcha une
petite table verte et causa avec sa maîtresse un instant, pendant que je
me disposais à partir; mais j'étais emprisonné dans une sorte d'impasse.
Il me fallait traverser l'endroit même où déjeunait madame de Monteluz,
ou couper à travers les buissons, ce qui eût pu lui sembler
extraordinaire. Je pris le parti d'aller la saluer en me retirant; mais
elle m'arrêta au passage par une politesse qui me jeta dans le plus
grand étonnement.
Comme elle me rendait mon salut d'un air qui ne témoignait ni surprise
ni mécontentement, je me hasardai à lui demander pardon de mon
importunité. Je crus rêver quand elle me répondit sans embarras ni
circonlocution:
--C'est moi, monsieur, qui vous demande pardon de n'avoir pas fait
attention à vous; mais j'ai perdu ici l'habitude de me conduire en
maîtresse de maison. Cette habitation est si laide et si pauvre, que je
ne songe pas à en faire les honneurs. Je n'oserais pas non plus vous
inviter à partager mon maigre déjeuner; mais on s'occupe à vous en
préparer un meilleur.
J'eus besoin de me rappeler les coutumes hospitalières du pays pour ne
pas trouver cette brusque invitation déplacée. Je regardai la femme de
chambre, qui me fit rapidement signe d'accepter.
--Oui, oui, monsieur, s'écria-t-elle en me poussant un siége de jardin
vis-à-vis de sa maîtresse, je cours veiller à cela, et je reviendrai
vous avertir.
Et elle partit, légère comme une vieille linotte.
J'étais embarrassé comme un collégien. On a beau avoir de l'usage, on
n'est pas à l'aise dans une situation incompréhensible.
--Monsieur, me dit la belle désolée en me regardant avec un visible
effort d'attention, c'est bien impoli de vous avouer que je ne me
souviens pas du tout de vous. Ce n'est pas ma faute; j'ai fait une
grande maladie, j'ai oublié beaucoup de choses; mais la femme qui me
soigne, et qui est une amie pour moi bien plus qu'une servante, m'assure
que je vous ai vu, _autrefois_, chez ma tante, chez ma mère...
Ici, la conversation tomba, car je balbutiai je ne sais quoi
d'inintelligible, et madame de Monteluz pensait déjà à autre chose. Elle
n'entendit pas mes dénégations, qui n'étaient peut-être pas
très-énergiques. Je confesse que l'attrait de l'aventure me gagnait et
qu'en me scandalisant un peu, l'officieux mensonge de l'extravagante
Toinette ne me contrariait pas beaucoup.
Je regardais cette femme qui ressemblait à une somnambule et qui, après
l'effort d'une réception si gracieuse, était déjà à cent lieues de moi
et répétait: _Chez ma mère_, comme si elle se parlait à elle-même.
Il me fallut, pour deviner comment cette liaison d'idées, _ma tante, ma
mère_, la replongeait dans son mal, me rappeler qu'elle avait épousé le
fils de sa tante. Je vis qu'elle n'était point en tête-à-tête avec moi,
mais avec le spectre de son cher Octave, assis entre nous deux, et cette
découverte me mit tout à coup à l'aise en détruisant tout germe de
fatuité en moi-même.
Après une pause assez longue, elle me regarda d'un air étonné, comme une
personne qui se réveille, et me demanda si je demeurais loin.
--Mon Dieu, non, madame, répondis-je; je suis fixé pour quelques jours
seulement à Mauzères.
--Oui, c'est à deux ou trois lieues d'ici, n'est-ce pas? dit-elle
parlant par complaisance et sans savoir de quoi, car elle ne peut
ignorer que Mauzères soit à dix minutes de chemin de sa maison.
--C'est beaucoup plus près que cela, répondis-je en souriant.
Elle eut un imperceptible mouvement comme pour secouer sa tête
endolorie, afin d'en écarter l'idée fixe, et, reprenant la parole avec
une certaine volubilité, comme si elle eût craint d'oublier, avant de
l'avoir dit, ce qu'elle voulait dire:
--C'est vrai, dit-elle; le baron de West est mon proche voisin, à ce
qu'il paraît. Je ne le vois pas, et c'est uniquement par sauvagerie, par
inertie. Je sais que son caractère est aussi honorable que son talent.
On l'aime et on l'estime beaucoup dans le pays. Il est venu me rendre
visite; j'étais souffrante, je n'ai pu le recevoir; mais il a trop
d'esprit pour ne pas savoir qu'une personne comme moi est tout excusée
d'avance, et que, si je ne le prie pas de revenir, la privation est
toute pour moi et non pour lui.
--Je suis sûr, madame, que M. de West pense tout le contraire.
Elle ne répondit pas. Je vis qu'il lui était presque impossible de
soutenir une conversation, non qu'elle y éprouvât de la répugnance, mais
parce qu'elle avait perdu absolument l'habitude d'échanger ses idées. Je
me levai, très-peu désireux dès lors de profiter des bonnes intentions
de Toinette, qui me faisait jouer un personnage indiscret et importun.
Mais, en ce moment, la vieille folle arrivait et me criait d'un air
triomphant:
--Monsieur est servi! S'il veut bien me suivre... Je refusai. Madame de
Monteluz insista.
--Ah! monsieur, me dit-elle, ne m'ôtez pas l'occasion de réparer mes
torts envers M. de West en traitant son hôte comme le mien; vous me
feriez croire qu'il me garde rancune et qu'il vous a défendu de me les
pardonner en son nom.
Je suivis machinalement la Toinette. Il est bien certain que je mourais
de faim et de lassitude. Elle me conduisit dans un pavillon fort délabré
où il y avait deux chaises de paille, une table chargée de mets assez
rustiques et une vieille causeuse couverte d'indienne déchirée. Par
compensation, le vin du cru est bon et la vue magnifique.
La Muiron s'assit vis-à-vis de moi, en personne habituée à _manger avec
les maîtres_, et me fit les honneurs, tout en reprenant son bavardage.
J'appris d'elle qu'après la mort du cher Octave, _madame_ avait toujours
résidé près de sa belle-mère aux environs de Vaucluse, mais que ces deux
femmes, tout en s'estimant beaucoup, ne pouvaient se consoler l'une par
l'autre. La mère est une âme forte et rigide en qui la douleur s'est
changée en dévotion. Elle se soutient par la prière, par des pratiques
minutieuses; elle est toute à l'idée du devoir et du salut. Il paraît
que cela s'accorde en elle avec le goût du monde, qu'elle appelle
respect des convenances et nécessité du bon exemple. Autant que j'ai pu
en juger par les appréciations de la Muiron, qui est un peu folle, mais
pas très-sotte, madame de Monteluz, la mère, est un esprit assez froid
et absolu, qui, sans le vouloir, froisse l'extrême sensibilité de la
désolée, et qui commence à s'impatienter doucement de ne pas la trouver
plus résignée au fond de l'âme. De là un peu de persécution, tantôt à
propos de la religion, tantôt à propos de l'étiquette. La pauvre jeune
femme s'est trouvée mal à l'aise sous cette domination, qui ne gênait
pas seulement ses actions, mais qui voulait s'étendre sur ses sentiments
les plus intimes. Elle a emporté sa blessure dans la solitude,
prétextant une visite à je ne sais quels parents du haut Languedoc, et
des intérêts à surveiller. Elle est partie comme pour voyager et elle a
marché un peu au hasard. Elle a trouvé sur son chemin cette jolie petite
terre et cette vilaine petite maison, qu'un grand-oncle lui avait
laissées en héritage et qu'elle ne connaissait pas. Cette solitude lui a
plu. L'idée de ne connaître personne aux environs et de pouvoir se
laisser oublier là, a été pour elle comme un soulagement nécessaire,
après une contrainte au-dessus de ses forces. Elle y est depuis trois
mois et frémit à l'idée de retourner chez les grands-parents vauclusois.
Cette infortunée savoure l'horreur de son isolement et les privations
d'une vie de cénobite, comme un écolier en vacances savoure le plaisir
et la liberté. C'est l'officieuse Muiron qui, depuis ces trois mois,
s'est chargée de mentir en écrivant à la belle-mère que sa bru avait à
s'occuper de sa propriété du Temple, qu'elle s'en occupait, que cela lui
faisait du bien, ajoutant chaque semaine qu'elle en avait encore pour
une semaine. Mais toutes ces semaines tirent à leur fin, non pas tant
parce que la belle-mère s'inquiète là-bas, que parce que la Muiron
s'ennuie ici.
Pourtant, depuis deux jours, les choses ont changé de face comme je te
le dirai demain, car je m'aperçois que je t'écris un volume, qu'il est
tard, et que tu peux te reposer, ainsi que moi, sur ce premier chapitre.


IV

Suite de la lettre de d'Argères.
Août...
En voyant sur ma table toutes ces pages que je n'ai pas le temps de
relire, je me demande comment j'ai été si prolixe sur un sujet qui ne
t'intéresse sans doute nullement et qui ne saurait m'intéresser plus
d'un jour ou deux encore. J'ai envie de jeter tout cela au panier et de
reprendre ma lettre où je l'avais laissée avant de m'embarquer dans le
récit de cette aventure, si aventure il y a. Et, comme, au fait, il n'y
en a pas l'apparence, je peux continuer sans indiscrétion envers ma
belle désolée et sans crainte de te rendre jaloux de mon bonheur. Si je
t'ennuie, pardonne-le-moi en songeant que je suis seul dans une grande
maison silencieuse; que la soirée est longue, et que tu es la seule
victime que j'aie à immoler à mon oisiveté. D'ailleurs, mon récit va
s'augmenter d'une journée de plus, ce qui donne plus de consistance au
souvenir que je veux conserver de cette rencontre singulière, et le
moyen de le conserver, c'est de l'écrire, dussé-je, après l'avoir fini,
le garder pour moi seul.
Je _me suis laissé_, dans mon précédent chapitre, à table avec
mademoiselle Muiron. Bien que ses confidences eussent pour moi quelque
intérêt, je me trouvai insensiblement sur la causeuse plus disposé à
dormir qu'à l'écouter. Elle m'avait charitablement invité à fumer mon
cigare, assurant que sa maîtresse ne s'en apercevrait pas. Mes yeux se
fermèrent, et je m'endormis au léger bruit des assiettes et des tasses
qu'elle emportait avec précaution.
Quand je m'éveillai, il était au moins midi. La chaleur était
accablante; les cousins faisaient invasion dans mon pavillon, et, sauf
leur bourdonnement et les bruits lointains des travaux champêtres, un
profond silence régnait autour de moi. Je sortis, un peu honteux de mon
somme; mais je me trouvai complétement seul dans le jardin. Je pénétrai
dans la cour, pensant bien que madame de Monteluz m'avait assez oublié
pour qu'il ne fût pas nécessaire d'aller lui demander pardon de ma
grossière séance chez elle, et voulant au moins prendre congé de la
duègne. La cour était déserte, la maison muette. Je poussai jusqu'à la
basse-cour. Elle n'était occupée que par une volée de moineaux qui
s'enfuit à mon approche. Enfin, je trouvai une grosse servante au fond
d'une étable. Elle était en train de traire une vache maigre, et
m'apprit, sans se déranger, que madame devait être dans le petit bois,
au bout de la prairie, parce que c'était son heure de s'y promener; que
mademoiselle Muiron devait être chez le meunier, au bord de la rivière,
parce que c'était son heure d'aller acheter de la volaille. Quant au
jardinier, ce n'était pas son jour.
--Mais, si monsieur veut quelque chose, ajouta-t-elle d'un air candide,
je serai à ses ordres quand j'aurai battu mon beurre.
Je la chargeai de mes compliments pour mademoiselle Muiron, et je
revenais vers la maison, afin de reprendre le sentier qui conduit à
Mauzères, lorsque, par une fenêtre ouverte, au rez-de-chaussée, mes yeux
tombèrent sur un joli piano de Pleyel qui brillait comme une perle au
milieu du plus pauvre et du plus terne ameublement dont jamais femme
élégante se soit contentée. La vachère, qui m'avait suivi, portant son
vase de crème vers la cuisine, vit mon regard fixé avec une certaine
convoitise sur l'instrument, et me dit:
--Ah! vous regardez la jolie musique à madame! On n'avait jamais rien vu
de si beau ici, et madame musique que c'est un plaisir de l'entendre!
C'est mademoiselle Muiron qui a acheté ça à la vente du château de
Lestocq, pas loin d'ici. Elle a vu estimer ça comme elle passait en se
promenant; elle a dit: «Ça fera peut-être plaisir à madame.» Elle a mis
dessus, et elle l'a eu. Dame! elle fait tout ce qu'elle veut, celle-là!
Si vous voulez musiquer, faut pas vous gêner, allez, c'est fait pour ça.
Entrez, entrez! mademoiselle Muiron ne s'en fâchera pas, puisqu'elle
vous a fait déjeuner avec elle.
Là-dessus, elle poussa devant moi la porte du salon, qui n'était même
pas fermée au loquet, et s'en alla faire son beurre.
Je te disais, l'autre jour, que j'avais eu une jouissance extrême à
oublier tout, même l'art, ce tyran jaloux de nos destinées, ce mangeur
d'existences, ce boulet qui m'a longtemps rivé à mille sortes
d'esclavages; mais on boude l'art comme une maîtresse aimée. Il y a deux
mois que je n'ai rencontré que les chaudrons des auberges de la Suisse,
deux mois que je n'ai tiré un son de mon gosier, et, à la vue de ce joli
instrument, il me vint une envie extravagante de m'assurer que je
n'étais pas endommagé par l'inaction. J'entrai résolument, j'ouvris le
piano, et, tout naturellement, la première chose qui me vint sur les
lèvres fut le _Nessun maggior dolore_, que, la veille au soir, j'avais
entendu chanter de loin par la désolée, et qui a besoin de son
accompagnement pour être complet. Je le chantai d'abord à demi-voix, par
instinct de discrétion; mais je le répétai plus haut, et, la troisième
fois, j'oubliai que je n'étais pas chez moi et je donnai toute ma voix,
satisfait de m'entendre dans un local nu et sonore, et de reconnaître
que le repos de mon voyage m'avait fait grand bien.
Cette expérience faite, j'oubliai ma petite individualité pour savourer
la jouissance que ce court et complet chef-d'oeuvre doit procurer, même
après mille redites et mille auditions, à un artiste encore jeune. Je ne
sais pas si les vieux praticiens se blasent sur leur émotion, ou si elle
leur devient tellement personnelle, qu'ils exploitent avec un égal
plaisir une drogue ou une perle, pourvu qu'ils l'exploitent bien. Tu
m'as dit souvent, mon ami, que, devant un Rubens, tu ne te souvenais
plus que tu avais été peintre, et que tu contemplais sans pouvoir
analyser. Oui, oui, tu as raison. On est heureux de ne pas se rappeler
si on est quelqu'un ou quelque chose, et je crois qu'on ne devient
réellement quelque chose ou quelqu'un qu'après s'être fondu et comme
consumé dans l'adoration pour les maîtres.
Je ne sais pas comment je chantai pour la quatrième fois, ce couplet. Je
dus le chanter très-bien, car ce n'était plus moi que j'écoutais, mais
le gondolier mélancolique des lagunes sous le balcon de la pâle
Desdemona. Je voyais un ciel d'orage, des eaux phosphorescentes, des
colonnades mystérieuses, et, sous la tendine de pourpre, une ombre
blanche penchée sur une harpe que la brise effleurait d'insaisissables
harmonies.
Quand j'eus fini, je me levai, satisfait de ma vision, de mon émotion,
et voulant pouvoir les emporter vierges de toute autre pensée; mais, en
me retournant, je vis, dans le fond de l'appartement, madame de
Monteluz, assise, la tête dans ses mains, et la Muiron agenouillée
devant elle. Il y eut un moment de stupéfaction de ma part, d'immobilité
de la leur. Puis madame de Monteluz, la figure couverte de son mouchoir,
et repoussant doucement Toinette qui voulait la suivre, sortit
précipitamment.
--Mon Dieu, je lui ai fait peut-être beaucoup de mal? dis-je à la
suivante. Il me semble qu'elle pleure! Et pourtant elle aime cet air,
elle le chante!
--Elle le chante bien, répondit Toinette, mais pas si bien que vous, et
elle ne se fait pas pleurer elle-même. Vous venez de lui arracher les
premières larmes qu'elle ait répandues depuis sa maladie, et c'est du
bien ou du mal que vous lui avez fait, je ne sais pas encore; mais je
crois que ce sera du bien. Elle est grande musicienne, mais elle ne se
souciait plus de rien, et c'est par complaisance pour moi qu'elle chante
et joue quelquefois, depuis que j'ai introduit ici ce piano. Je me
figure qu'elle a besoin de quelques secousses morales, dût-elle en
souffrir, et que ce qu'il y a de pire pour elle, c'est l'espèce
d'indifférence où elle est tombée.
Je trouvai que la Muiron ne raisonnait pas mal pour le moment.
--Mais est-ce donc à cause de cela, lui demandai-je, que vous m'avez
retenu ici à l'aide d'un mensonge?
--Eh bien, oui, répondit-elle, c'est à cause de cela. J'ai vu que vous
étiez artiste musicien: que ce soit par état ou par goût, qu'est-ce que
cela fait? Et puis vous êtes aimable, vous êtes charmant, et, si madame
pouvait se plaire dans votre compagnie, ne fût-ce qu'une heure ou deux,
cela lui rendrait peut-être le goût de vivre comme tout le monde. Est-ce
donc un si grand sacrifice que je vous demande, de vous intéresser toute
une matinée à la plus belle, à la plus malheureuse et à la meilleure
femme qu'il y ait sur la terre?
Je fus touché de la sincérité avec laquelle cette fille parlait, et je
lui offris de chanter encore, dût madame de Monteluz revenir pour me
chasser. La Muiron m'embrassa presque et me dit:
--Tenez! si vous saviez quelque chose de beau que madame ne connût pas?
C'est bien difficile, mais si cela se rencontrait! Tout ce qu'elle sait
lui rappelle le temps passé. Une musique qui ne lui rappelerait rien et
qui serait bonne, car elle s'y connaît, ne lui ferait peut-être que du
bien.
Je chantai ma dernière composition inédite; une idée riante et champêtre
qui m'est venue en traversant l'Oberland, et dont je suis aussi content
qu'on peut l'être d'une idée qui a pris forme. Pour moi, les idées
_latentes_, si je puis parler ainsi, ont un charme que la réalisation
détruit.
Madame de Monteluz, qui s'était sauvée dans le jardin pour pleurer,
m'entendit. Toinette, qui s'inquiétait d'elle, et qui alla la trouver,
revint me dire qu'elle me demandait, comme une charité, de recommencer.
Quand j'eus fini, la désolée ne donnant plus signe de vie, je pris
définitivement congé de Toinette; mais je n'avais pas gagné le revers du
coteau, que Toinette me rattrapa.
--Je cours après vous pour vous remercier de sa part, me dit-elle. Elle
a tant pleuré, qu'elle n'a presque pas la force de dire un mot, et elle
a une douleur si discrète, qu'elle ne voudrait pas que vous la vissiez
comme cela. Elle dit que ce serait bien mal vous récompenser de ce que
vous avez fait pour elle, car elle pense que les larmes sont
désagréables à voir.
--Désire-t-elle que je revienne un autre jour?
--Elle n'a pas dit cela; mais elle a dit: «Ah! mon Dieu, c'est déjà
fini! quand retrouverais-je...?» Elle s'est arrêtée. Puis elle a repris:
«Dis-lui... Non, rien, rien, remercie-le; dis-lui que c'est bien bon de
sa part, d'avoir chanté pour moi! que je suis bien reconnaissante.» Je
vous le dis, monsieur, et vous vous en allez?
--Je reviendrai, Toinette!
--Quand ça?
--Quand faut-il revenir?
--Dame! le plus tôt sera le mieux.
--Eh bien, ce soir. Je ne me présenterai pas. Elle ne me verra pas. Je
lui épargnerai ainsi la fatigue de s'occuper de moi. Je chanterai dans
la campagne, à portée d'être entendu. Mais ne l'avertissez point. Je
crois que l'inattendu sera pour beaucoup dans sa jouissance.
--Ah! monsieur, s'écria Toinette, je voudrais être jeune et jolie pour
vous faire plaisir en vous embrassant!
Elle dit cela en rougissant sous son rouge, comme si elle se croyait
encore aussi appétissante que modeste, et se sauva comme si j'eusse été
d'humeur à la poursuivre.
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