Adriani - 11

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sur la terre. N'en ayez pas de scrupule: Mauzères vaut, en dehors de
votre position précaire et d'un moment de crise particulière à cette
province, trois cent mille francs.
--Sur l'honneur!
--Vous l'avez dit, cela me suffit sans aucun serment de votre part; je
ne vous interroge plus, je raisonne. Je dis donc que, dans deux ou trois
ans (avant peut-être), cet immeuble aura recouvré toute sa valeur. Je ne
serai donc point lésé, et le service que je vous rends peut être
considéré comme une simple avance de fonds. Aimez-vous cette résidence?
restez-y, et permettez-moi seulement de vous la solder et d'y demeurer
avec vous.
--Non, non, dit le baron. Je brûle de vivre à Paris; je me rouille, je
m'étiole ici. Oh! mes cinq mille livres de rente et Paris, voilà mon
rêve depuis dix ans!
Il y eut cependant encore un certain combat de délicatesse entre les
deux amis. Adriani insista si bien, que le baron céda et laissa voir
autant d'empressement pour vendre qu'Adriani en éprouvait pour acheter.


XIV

Dès le lendemain, Adriani et M. de West se rendirent à Tournon, chez M.
Bosquet, banquier et ami de celui-ci, qui, sur les preuves de
solvabilité que lui fournit l'artiste, et sur la caution morale du
baron, versa cent mille francs à ce dernier et s'engagea à satisfaire
tous ses créanciers dans la huitaine, à la condition _qu'il serait
subrogé dans leurs hypothèques sur la terre de Mauzères et dans le
privilége du vendeur_, au cas où les fonds d'Adriani ne lui seraient pas
encore remboursés.
Adriani était d'autant plus à même d'inspirer confiance entière, qu'il
présentait à M. Bosquet une lettre de Descombes, datée du 12 septembre,
et reçue à l'instant même, qui l'entretenait de sa situation financière
et se résumait ainsi (c'était la réponse à une lettre que nous n'avons
pas cru nécessaire de rapporter, dans laquelle Adriani, sans lui
indiquer le mode de placement de ses fonds, lui disait rêver
l'acquisition d'une maison de campagne):
«Te voilà à la tête de cinq cent mille francs, et tu n'as point de
dettes. Pour toi, c'est la richesse. Cependant, si tu étais tenté de
doubler, de tripler peut-être ton capital, je me ferais fort d'y réussir
avant peu de jours. Je résiste à la tentation devant ta philosophie et
tes rêves champêtres. Achète donc une Arcadie, si tu la trouves sous ta
main. Je tiendrai les fonds à ta disposition, à la première requête.»
Le soir, Adriani courut chez Laure. Elle ne s'était pas inquiétée de son
absence durant la journée. Il l'avait prévenue par un billet, sans lui
dire de quoi il était question; mais elle avait trouvé le temps
mortellement long, et elle se hâta de le lui dire avec la naïveté
joyeuse d'un malade qui annonce à son médecin les symptômes évidents de
sa guérison.
--Mauzères est à moi, lui dit Adriani en lui baisant les mains. Tant que
vous voudrez rester au Temple, et toutes les fois que vous y voudrez
revenir, je pourrai être là sous votre main, sous vos pieds, sans que
mon bonheur d'être votre esclave soit trahi par des invraisemblances de
situation.
Laure fut un instant partagée entre la reconnaissance et la crainte.
C'était presque un mariage que cet arrangement, et elle se reprochait
l'entraînement de la veille. Adriani la devina et se hâta de lui dire
que cette affaire était pour lui un sage placement, et qu'en outre elle
rendait un grand service à M. de West.
--Si mon voisinage venait à vous inquiéter, ajouta-t-il, je n'habiterais
jamais Mauzères sans votre ordre.
--Ah! mon ami, s'écria Laure en lui prenant les deux mains avec
effusion, vous m'aimez trop! Que ferai-je pour le mériter?

Journal de Comtois.
16 septembre 18...
Voilà bien des choses étonnantes. Mon artiste est riche. Il achète
Mauzères, il tire des mille et des cents de sa poche, et M. le baron de
West l'appelle son sauveur, quand il croit qu'on n'écoute pas ce qu'ils
disent. Je ne sais pas trop si je resterai ici, moi, au cas que M.
Adriani veuille y rester longtemps. Je ne déteste pas la campagne; mais,
comme dit le baron, on s'y rouille beaucoup. Il est vrai que M. Adriani
prendrait peut-être ma femme comme cuisinière et que je ferais élever
mes enfants dans la campagne, ce qui me ferait une économie. Mais il
faut voir comment ça tournera. Je ne peux pas croire qu'un artiste ait
gagné tant d'argent par des moyens naturels. Celui-là est bien gentil et
bien honnête homme, mais enfin ce n'est pas grand'chose.

Lettre de Descombes à Adriani.
14 septembre.
Je te disais, avant-hier, d'acheter ton Arcadie. Attends un peu; je
tiens une si magnifique opération, qu'il faudrait être insensé pour ne
pas t'y associer. Tu m'as dit de placer comme je l'entendrais, tout en
me défendant de chercher à t'enrichir davantage; mais il y a des coups
de fortune qui sont des placements si sûrs, que je me reprocherais
éternellement de ne t'avoir pas fait gagner cent pour cent quand je le
pouvais. Dors tranquille; demain ou après-demain, tu seras millionnaire.

Narration.
Adriani dormit tranquille, après toutefois avoir répondu, courrier par
courrier, à son ami, pour lui confirmer la nouvelle qu'il avait acheté à
Mauzères et qu'il avait disposé sur lui d'une somme de trois cent mille
francs, remboursable, dans la huitaine, à M. Bosquet, de Tournon. Son
premier avis, daté du 14 et parti de Tournon même, avait déjà dû
parvenir à Descombes au moment où il le lui réitérait.
Adriani, avec son désintéressement et sa libéralité, n'était pas une
tête faible comme il plaît aux gens avides de qualifier indistinctement
les caractères nobles et les imbéciles. Il s'était ruiné de gaieté de
coeur dans la première phase de sa jeunesse, mais non pas sans avoir
conscience de ses sacrifices. Il s'était jeté dans le plaisir, mais non
dans les vanités stupides qui ne sont pas le plaisir, et, s'il eût fait
ses comptes, il eût pu constater que ces entraînements avaient toujours
eu un but d'amour, d'amitié ou de charité, de poésie ou de confiance
chevaleresque, auprès duquel ses satisfactions matérielles n'avaient eu
qu'une faible part dans le désastre.
Il s'était rendu compte de ses risques, il les avait affrontés et subis
avec une philosophie enjouée. Il comprenait donc sa situation présente
et ne se serait pas exposé à un risque nouveau, du moment que sa
nouvelle fortune était à ses yeux un moyen de liberté dans le rêve de
son amour. Il ne s'effraya pas de la lettre de Descombes, et cependant
il se hâta de lui renouveler son injonction.
Il passa la journée du lendemain auprès de Laure. Elle était plus belle
que de coutume, et, en quelque sorte, radieuse. Chaque jour amenait un
progrès immense. Elle se décida à chanter avec lui, et ce fut un
ravissement nouveau pour l'artiste. Elle chantait, non pas avec autant
d'habilité, mais avec autant de pureté et de vérité qu'Adriani lui-même,
dans l'ordre des sentiments doux et tendres. Adriani savait à quoi s'en
tenir sur le mérite des difficultés vaincues. La plupart des cantatrices
de profession sacrifient l'accent et la pensée aux tours de force, et,
dans les salons de Paris ou de la province, la jeune fille ou la belle
dame qui a su acquérir la roulade à force d'exercice éblouit l'auditoire
en écrasant du coup la timide romance de pensionnaire.
A ces talents misérables et rebattus, Adriani préférait de beaucoup la
chanson de la villageoise qui tourne son rouet ou berce son poupon. Il
avait rarement éprouvé des jouissances complètes en écoutant les autres
artistes; il eût pu compter ceux qui l'avaient transporté par le beau
dans le simple, et par le grand dans le vrai. Il eut un de ces
transports de joie en découvrant chez Laure un instinct supérieur et des
facultés d'interprétation que les leçons avaient pu développer, mais non
créer en elle. Ce n'était pas la première élève de tel ou tel professeur
faisant dire, à chaque effort de la manière: «Je te reconnais, méthode!»
C'était une individualité adorable, qui s'était aidée de la connaissance
scientifique suffisante pour se produire vis-à-vis d'elle-même, dans sa
nature d'intelligence et de coeur; c'était une de ces puissances d'élite
que, dans toute une vie, l'on rencontre tout au plus deux ou trois fois,
pour vous faire entendre ce qu'on a dans l'âme.
Adriani fut heureux surtout de constater que cette individualité avait
dû comprendre la sienne propre, jusque dans ses plus exquises
délicatesses. C'est toujours une souffrance secrète pour un artiste que
de se voir admiré et applaudi sur la foi d'autrui, ou par rapport à
celles de ses qualités qu'il estime le moins. Jusque-là, il avait senti,
chez Laure, une intelligence éclairée par le coeur autant que par des
connaissances spéciales; mais il ne savait pas qu'un génie égal au sien
lui tenait compte de tous les trésors qu'il lui prodiguait dans le seul
but de la distraire et de lui être agréable. Il se vit apprécié comme il
ne l'avait jamais été par aucun public, et tout ce qu'il put lui dire
fut de s'écrier:
--Ah! j'ai trouvé ma soeur. Je deviendrai artiste! Quelles heures
délicieuses, quelles journées remplies, quelle fusion d'enthousiasme,
quelle identification d'expansion sublime rêva l'artiste en descendant
vers Mauzères par le sentier des vignes, au lever de la lune! Des
choeurs célestes chantaient dans les nuages pâles, et tous les échos de
son âme étaient éveillés et sonores.
Il trouva le baron occupé à ranger ses papiers et à faire son triage
définitif. Le brave homme était bien consolé de ne pouvoir intituler son
volume: _la Lyre d'Adriani_. Il rêvait de faire le livret d'un opéra.
--Quel dommage que vous soyez riche! dit-il à son hôte; vous seriez
premier sujet à l'Opéra, et quel rôle j'ai là pour vous!
Il touchait tour à tour son front et les feuilles volantes de son sujet
ébauché. Adriani tremblait qu'il ne voulût lui en faire part.
Heureusement, le baron n'avait pas cette détestable pensée.
--Nous en reparlerons quand vous viendrez à Paris, reprit-il; car vous
ne passerez pas l'hiver ici!
--Ce n'est pas probable, dit Adriani au hasard et pour le faire
patienter.
--Oui, oui, je vous communiquerai cela là-bas, et vous me donnerez
conseil. J'aurai préparé mon terrain. Je connais tout le personnel
administratif et artiste des théâtres lyriques; j'aurai un tour de
faveur quand je voudrai. Tenez, mon enfant, vous ne m'avez pas seulement
sauvé de ma ruine, vous avez fait ma fortune. Je périssais ici; forcé de
m'annihiler dans les soucis matériels, je n'avais plus d'inspiration!
Oh! ne dites pas le contraire! je le sais, je me connais, allez! Eh
bien, je vais refleurir au soleil de l'intelligence! Je ne suis pas fait
pour cette vie bourgeoise et rustique. Je me suis trompé quand j'ai cru
que la solitude et le soleil du Midi me seraient favorables. Je suis une
plante du Nord, moi, et je me sens étranger ici. Il me faut le
brouillard mystérieux et le tumulte harmonieux des grandes villes; il me
faut la conversation, l'échange des idées, les émotions vigoureuses de
l'art et les luttes de l'ambition littéraire. Vous verrez, vous verrez!
Débarrassé des sales paperasses d'huissier et de notaire, je vais
m'élancer dans ma sphère véritable. J'aurai du succès, et de la gloire,
et de l'argent! car il en faut, voyez-vous, pour soutenir la dignité de
l'art. Quand j'aurai fait gagner des millions aux entreprises
théâtrales, tous ces gens-là croiront en moi, et je pourrai tenter des
choses nouvelles, faire entrer le drame lyrique dans des voies
inexplorées. C'est une mine d'or que les cent mille francs que vous
m'avez mis là dans la poche, non pour moi, je n'y tiens pas, mais pour
le progrès du beau et pour l'essor de la Muse! D'ailleurs, j'en veux,
j'en dois gagner un peu pour moi aussi, de l'argent! Je n'oublie pas que
ceci est un prêt éventuel que vous m'avez fait. Si dans trois ans
Mauzères n'est pas en situation d'être vendu trois cent mille francs, je
vous le rachète au même prix, entendez-vous? J'exige qu'il en soit
ainsi!
Comtois écrivit à sa femme, entre autres renseignements:
«Ça ira bien si ça dure. _Il_ aurait l'intention de me mettre à la
tête de sa maison, et je ne serais plus valet de chambre, mais plutôt
économe. Ma foi, j'en ris, mais il paraît qu'il faut servir les
artistes pour faire son chemin.»
Le baron s'endormit en rêvant la gloire et la fortune, Adriani en rêvant
le bonheur et l'amour. A son réveil, l'artiste reçut des mains de
Comtois la lettre suivante de Descombes:
«Ton avis arrive un jour trop tard. J'ai tout risqué, tout perdu! Je
t'ai ruiné, j'ai ruiné mon père et moi! Mon père est parti; moi, je
reste. Oh! oui, je reste, va! Adieu, Adriani. Ah! tu avais bien
raison!...»
Adriani ouvrit en frémissant une autre lettre. Elle était d'une certaine
Valérie, maîtresse de Descombes.
«Accourez, monsieur Adriani. Il a pris du poison. On l'a secouru
malgré lui. Il vit encore, mais pour quelques jours seulement. Je l'ai
fait transporter chez moi, où je le tiens caché. Tout est saisi chez
lui. Venez, car il a toute sa tête et ne pense qu'à vous. Vous lui
procurerez une mort moins affreuse; car vous êtes grand et généreux,
vous, et il n'estime que vous au monde. Venez vite! on dit qu'il ne
passera la semaine.»
Adriani fut si accablé du malheur de son ami, qu'il ne songea pas
d'abord au sien propre. Il demanda sur-le-champ des chevaux, et, pendant
qu'on attelait, il courut au Temple. Ce fut seulement à moitié de sa
course qu'il se rendit compte du désastre qui l'atteignait. Il n'avait
rien dit au baron de ces horribles lettres. Personne n'avait pu lui
rappeler qu'il devait trois cent mille francs et qu'il ne lui restait
rien. Ce fut donc un nouveau coup de foudre qui, ajouté au premier,
l'arrêta, comme paralysé, au milieu des vignes.
--Mais je suis déshonoré et mort aussi, moi! s'écria-t-il. Descombes n'a
pas tué que lui-même: il a tué mon amour, mon avenir, ma vie! Que
vais-je devenir?
Il se laissa tomber sur le revers d'un fossé ombragé et se prit à
pleurer son espérance avec un désespoir d'enfant.
--Le malheureux, se disait-il, il a tué Laure aussi. Je l'avais presque
guérie, je l'aurais sauvée, et la voilà seule pour jamais. Qui l'aimera
comme moi, qui la convaincra comme j'aurais su le faire? Qui sera libre,
comme je l'étais, de lui consacrer des années de patience et toute une
vie de bonheur? Qui la comprendra? Qui lui pardonnera d'avoir aimé? Qui
la devinera et la jugera capable d'aimer encore? Oui, Laure est perdue,
car il faut qu'elle retombe dans son morne désespoir ou qu'elle accepte
l'amour d'un homme sans ressource et sans fierté: un homme taré par le
plus fatal hasard... un hasard auquel personne ne croira peut-être!...
Un banqueroutier, moi aussi!
Il se calma en arrêtant sa pensée sur ce dernier point. Personne ne
pouvait l'accuser d'avoir spéculé sur une prétendue fortune, puisqu'il
n'avait pas touché une obole pour son compte. Il lui serait facile de le
prouver. Le froid public, qui assiste en amateur aux désastres de la
réalité, rirait de son aventure. On dirait:
--Voilà un pauvre diable qui s'est cru seigneur, du jour au lendemain,
et dont le réveil est fort maussade.
Ce serait tout. Mais quel triste personnage allait jouer l'amant,
presque le fiancé de la jeune marquise! Comme on allait l'accuser de se
rattacher à elle pour réparer sa _débâcle_ par un _bon_ mariage! Quel
blâme, quelle ironie, la noble famille de Laure, la vieille marquise en
tête, allait déverser sur elle et sur lui! Sur lui, il pourrait aisément
braver ces orgueilleux provinciaux; mais l'humiliation et le ridicule
atteindraient la femme assez insensée pour s'attacher à un aventurier, à
un intrigant. Ce ne serait pas en des termes plus doux qu'on ferait
mention d'Adriani: il devait s'y attendre et s'y préparer.
L'idée lui vint que la terre de Mauzères n'avait pas fondu dans le
cataclysme, qu'elle était toujours là pour garantir le banquier de
Tournon et rendre au baron l'existence précaire, mais encore possible,
qu'il avait eue la veille; mais cette consolation ne tint pas contre la
réflexion. Le banquier avait prêté une somme double de la valeur
actuelle et peut-être future de l'immeuble. Il se repentirait amèrement
de sa confiance, et il exigerait du baron, comme une compensation encore
insuffisante, le remboursement des cent mille francs qu'il lui avait
versés. Le baron, chevaleresque à l'occasion, serait le premier à
vouloir s'en dépouiller. Ainsi, par le fait, le vendeur se trouverait
ruiné, et le prêteur encore lésé.
--Cette solution est impossible, pensa le malheureux artiste. Elle me
laisse odieux et honni; elle me fait lâche et coupable si, par mon
travail, je ne répare pas cette catastrophe.
Une fois sur ce terrain, Adriani ne pouvait se faire d'illusions sur les
moyens de regagner rapidement cette somme relativement immense. Il était
là dans sa partie et fort de sa propre expérience. La vie modeste et
facile du compositeur qui avait chanté _gratis_ sa musique n'avait plus
rien de possible. Il lui faudrait donner des concerts et courir le
monde, non plus en amateur, mais en homme qui spécule sur les amitiés et
les relations honorables formées en d'autres temps. Ce moyen lui parut
non-seulement gros d'humiliations, mais encore précaire. Il s'était
donné, prodigué généreusement. Bien peu de gens sont assez
reconnaissants pour payer, après coup, le plaisir qu'ils ont eu pour
rien. La moindre réclamation directe à cet égard serait odieuse à un
homme de son caractère. Les plus nobles virtuoses ne se dissimulent pas
qu'un concert est un impôt prélevé sur la bourse de chacune de leurs
connaissances et qu'il n'y faut pas revenir trop souvent, ou se résigner
à ne pas voir sourire tous les visages à la présentation des billets
qu'on n'ose pas refuser. D'ailleurs, Adriani ne savait pas et ne saurait
jamais organiser lui-même un succès rétribué. Fort peu de gens
comprennent et cherchent le génie; il faut les éblouir par une certaine
mise en scène pour les attirer. Le _pouf_ était aussi inconnu
qu'impossible à Adriani.
Une seule porte s'ouvrait devant lui, celle du théâtre. Là, le succès
est tout organisé d'avance, dans un but collectif, pour tout artiste
dont la valeur est cotée aux dépenses de l'administration. Là, en trois
ans, avec des congés, Adriani pouvait gagner trois cent mille francs,
car il pourrait aussi donner des leçons à un prix très-élevé, dès qu'il
serait popularisé; et, là seulement, il sortirait de la gloire à huis
clos qu'il avait préférée à l'éclat de la scène; là, enfin, il serait
exploité au profit d'une entreprise commerciale et n'appartiendrait
réellement au public que sous le rapport du talent. Ce n'est pas lui
directement qu'on viendrait payer à la porte. On y achèterait bien,
comme l'avait dit la vieille marquise, le droit de le siffler; mais, du
moins, il ne l'aurait pas vendu en personne et à son profit purement
individuel.
--Il en est temps encore! se dit-il; les offres qu'on m'a faites sont
toutes récentes: voilà mon devoir tracé. C'est la mort de l'artiste
peut-être, car ma vocation n'était pas là, mais c'est le salut de
l'homme.
Il se leva pour aller annoncer sa résolution à Laure.
--Elle me plaindra, pensait-il, mais elle m'encouragera. Elle comprendra
que mon honneur, ma conscience exigent que je m'éloigne, et peut-être
que...
Il s'arrêta glacé, atterré. Il se souvenait que Laure, en lui parlant
d'Adriani, alors qu'elle ne connaissait encore que d'Argères, avait fait
un grand mérite à l'artiste de n'avoir jamais voulu se vendre au public.
Lui-même ensuite s'en était vanté, et il avait été très-évident pour
lui, en plusieurs circonstances, que Laure éprouvait une véritable
répugnance pour la profession qu'il allait embrasser.
Cela tenait-il à un préjugé fortement ancré dans les moeurs de sa caste,
dans sa dévote famille particulièrement? Avait-elle sucé ce préjugé avec
le lait et le conservait-elle, à son insu, tout en méprisant les
préjugés en général? N'était-ce pas plutôt un résultat de son caractère
concentré, modeste, un peu sauvage, qui lui faisait regarder avec effroi
et dégoût les provocations du talent à l'applaudissement de la foule? Il
est certain qu'elle faisait mystère du sien propre, qu'elle adorait la
discrétion de celui d'Adriani vis-à-vis du vulgaire, et qu'elle lui
avait dit vingt fois, quand il s'était défendu d'égaler les grands
chanteurs de notre époque:
--Ah! laissez, laissez! des acteurs! Ils ont tout donné à tout
l'univers! Il ne leur reste plus rien dans l'âme pour ceux qui les
aiment!
Laure se trompait. Les vrais grands artistes ont en réserve des diamants
cachés, dont la mine est inépuisable; mais elle ne les avait pas assez
fréquentés pour le savoir, et elle était d'ailleurs disposée à une
tendre jalousie dans l'art comme dans l'amour.
Et puis, quelle lutte il lui faudrait engager avec sa famille pour
s'attacher à la destinée d'un comédien, puisque déjà elle était presque
maudite par sa belle-mère, pour s'être affectionnée envers le moins
comédien de tous les virtuoses! Ce ne serait plus le blâme de l'orgueil
nobiliaire: ce serait l'anathème religieux le plus absolu, le plus
foudroyant. Jamais il n'y aurait de retour possible. Qu'elle eût dit
d'un acteur: «Oui, je l'aime!» elle était pour jamais repoussée, seule
avec lui dans le monde.
--Elle est capable de ce sacrifice, pensa-t-il; mais sais-je si elle
m'aime? Et, si cela est, qu'ai-je fait jusqu'ici pour elle? Quel droit
ai-je acquis à son dévouement, pour aller le lui imposer? Non, si elle
me l'offrait en ce moment, je serais lâche de l'accepter. Si j'eusse été
engagé à l'Opéra, il y a trois semaines, aurais-je seulement la pensée
de m'offrir à elle pour me charger de sa destinée? Je me serais cru
imprudent d'y songer. Et à présent, de quel front irai-je lui dire: «Je
ne suis pas libre, je ne m'appartiens plus, je n'ai même pas de quoi
vous faire vivre de mon travail, puisque je suis esclave d'une dette
d'argent autant qu'esclave du public et du théâtre. Tout ce que je vous
ai affirmé est un rêve, tout ce que je vous ai promis est un leurre.
Suivez-moi, sacrifiez-moi tout; je n'ai aucune protection, aucune
indépendance, aucun repos, aucune solitude, aucune intimité à vous
donner en échange; je n'ai même pas cette pure et modeste gloire que
vous chérissiez. Venez, aimez-moi quand même, parce que je vous désire.
Soyez la femme d'un comédien!»
Toutes ces réflexions, toutes ces douleurs se succédèrent rapidement. Il
jeta un dernier regard sur les plus hautes branches du coteau, celles
qu'il connaissait si bien comme les plus voisines du Temple. Il arracha
une touffe de pampres, la froissa, la couvrit de baisers et la jeta
devant lui, s'imaginant que Laure y poserait peut-être les pieds; puis
il cacha son visage dans ses mains et s'enfuit comme un fou, retenant
les sanglots dans sa poitrine et s'étourdissant dans la fièvre de sa
course.
Il trouva la voiture prête dans la cour de son fatal château de
Mauzères, et Comtois, qui l'attendait, joyeux d'aller revoir _son épouse
et sa petite famille_. Il monta dans sa chambre et écrivit à la hâte ces
trois lignes:
«Laure, un de mes plus chers amis se meurt d'une mort affreuse. Il me
demande; je ne puis différer d'une heure, d'un instant. Je vous
écrirai de Paris; je vous dirai...»
Il n'en put écrire davantage; il effaça les trois derniers mots, signa,
et envoya un exprès. Puis il passa chez le baron, qui venait de
s'habiller et qui, pâle, tremblant, tenait un journal ouvert. Adriani
comprit qu'il savait tout. Le baron bégaya, n'entendit pas ce que lui
disait l'artiste, et, tout à coup, se jetant dans ses bras:
--Ah! mon pauvre enfant! s'écria-t-il, vous êtes perdu, et moi aussi!
Mais c'est ma faute!... Ah! les voilà, ces biens de la terre! Leur
source est impure et ils ne profitent pas aux honnêtes gens. Pourquoi
les poëtes et les artistes veulent-ils posséder! Leur lot en ce monde a
toujours été et sera toujours d'errer comme Homère, une lyre à la main
et les yeux fermés!
--Rassurez-vous sur votre compte et sur le mien, mon ami, répondit
l'artiste en l'embrassant. Mon désespoir est assez grand; ne l'aggravons
pas par de vaines craintes; vous n'êtes pas ruiné, ni moi non plus. Mon
avoir est resté intact. J'avais défendu au pauvre Descombes d'en
disposer.
--Non, vous dites cela pour rassurer ma conscience. Courons chez
Bosquet, et rendons-lui cet à-compte.
--Laissez donc! dit Adriani en remettant le portefeuille dans les mains
de son ami; je vous donne ma parole d'honneur que M. Bosquet sera soldé
dans huit jours et que je serai propriétaire de Mauzères comme vous de
vos cinq mille livres de rente. Allons, du courage! je verrai Bosquet en
passant à Tournon; je le tranquilliserai, s'il est inquiet. Achevez vos
emballages et venez me rejoindre à Paris. Je ne puis vous attendre un
seul jour: mon pauvre ami respire encore et m'attend. D'ailleurs, je
suis trop accablé pour être un agréable compagnon de voyage.


XV

Adriani partit les yeux fermés, non pas qu'il songeât au précepte du
baron, mais parce qu'il craignait de voir arriver Toinette ou Mariotte
par les vignes. Il trouva M. Bosquet atterré de la nouvelle de la
faillite Descombes, dont le contre-coup lui causait un assez grave
préjudice. C'était un homme impressionnable et encore inexpérimenté dans
les affaires. Il était si troublé, qu'il comprit peu ce que lui disait
son débiteur. Adriani n'eut donc pas de peine à le tranquilliser sur son
propre compte. Bosquet connaissait la probité du baron; il avait pris
hypothèque, et, quand il aurait dû perdre une cinquantaine de mille
francs sur la vente de Mauzères, il était de ceux qui croyaient aux
grands succès, partant aux grands profits littéraires de M. de West.
D'ailleurs, il venait de faire une perte beaucoup plus importante dans
la famille Descombes, une perte certaine. Celle qu'il risquait avec
Adriani était moindre et lui laissait de l'espoir. Elle ne l'émut pas
comme elle l'eût fait la veille, et, bien que l'artiste ne lui donnât
aucune garantie, il ne l'humilia par aucun doute blessant.
Le rapide voyage d'Adriani lui parut être un siècle d'angoisses et de
douleurs. La certitude d'être forcé de renoncer à Laure constituait à
elle seule une telle amertume, que le reste lui en paraissait amoindri.
Du moins, tout ce qui pouvait faire échouer ses projets de travail et de
réhabilitation ne se présenta pas trop à sa pensée. C'était bien assez
de pleurer le passé, sans se préoccuper de l'avenir. Tout était flétri
et désenchanté dans la vie morale et intellectuelle de l'artiste.
Il entra à Paris dans le brouillard gris du matin, comme un condamné qui
se dirige vers l'échafaud et qui ne voit pas le chemin qu'on lui fait
prendre. Il descendit chez Valérie. Descombes respirait encore, mais les
sourds gémissements de l'agonie avaient commencé. Il se ranima en
reconnaissant son ami et put lui dire à plusieurs reprises:
--Pardonne-moi! pardonne-moi!
Adriani réussit à lui faire comprendre, à lui faire croire que la somme
fatale n'avait pas été versée par Bosquet, et que sa ruine n'avait
aucune des conséquences funestes qui, sur toutes choses, tourmentaient
le moribond; mais le malheureux Descombes, tout en exhalant ses derniers
souffles, avait encore toute sa tête, toute sa mémoire. Il sentit
bientôt qu'Adriani le trompait pour le consoler.
--Généreux! lui dit-il avec un regard de douleur suprême.
Puis sa raison se perdit tout à coup; il cria des mots d'argot de la
Bourse, vit des chiffres formidables passer devant ses yeux, et
s'efforça de les effacer avec ses mains convulsives; puis il se prit à
rire, disant:
--La misère!... l'art!... Je suis peintre!...
Ce furent ses dernières paroles. Ses dents craquèrent dans d'affreux
grincements. Il expira.
Adriani demeura atterré auprès de ce lit de mort, qui était celui de sa
propre destruction morale. Valérie l'emmena dans son salon.
--Adriani, lui dit-elle, je suis consternée et navrée. Pourtant ma
douleur ne peut se comparer à la vôtre: Descombes ne m'a pas aimée.
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